D.R. BELAIR - RTMKB

 

Voltaire à l'âge de vingt-quatre ans.

VOLTAIRE

PAR

ÉMILE FAGUET

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

I
— L'homme
II
— « Son tour d'esprit »
III
— Ses idées générales
IV
— Ses idées littéraire
V
— Son art littéraire
VI
— Son art dans les « genres secondaires »
VII
— Conclusion

I

L'HOMME

Je suppose en 1817 un vieil émigré sortant d'une représentation du Bourgeois gentilhomme, et je l'entends dire : « C'est une très jolie satire. Elle me rappelle M. de Voltaire, comte de Tournay. » — Le propos est injurieux ; mais il y a du vrai. Voltaire est avant tout un bourgeois gentilhomme français du temps de la Régence, devenu très riche, un peu audacieux, très impertinent, et gardant tous ses défauts d'origine et d'éducation. — Seulement c'est un bourgeois gentilhomme très spirituel, ce qui fait qu'il n'a pas eu tous les ridicules, et très intelligent, ce qui fait qu'il a mis un grand talent au service de ses préjugés et a tenu par là une très grande place dans le monde intellectuel.

« Ce que j'aime dans les artistes, c'est qu'ils ne sont pas des bourgeois », dit la bourgeoise Michaud dans Le Buste d'Edmond About. Ce qui distingue d'abord le bourgeois, c'est qu'il n'est pas un artiste. Voltaire n'a pas été artiste pour une obole. Ce qui distingue encore le bourgeois, c'est qu'il n'est pas philosophe. Les hautes spéculations le rebutent. Voltaire n'a aucune profondeur ni élévation philosophique, et la synthèse lui est interdite. Il est évident qu'il ressemble peu à Platon, et nullement à Malebranche. — Ce qui marque encore, sans doute, le bourgeois, c'est qu'il est peu militaire. Voltaire a une peur naturelle des coups, et n'a rien d'un chevalier d'Assas, ni même d'aucun chevalier.

Ce qui achève de peindre le bourgeois, c'est qu'il est éminemment pratique. Voltaire est un homme d'affaires de génie, et le sens du réel est son sens le plus développé et le plus sûr, en quoi est une partie de sa valeur, qui est grande. Voltaire est un bourgeois qui a vingt ans en 1715, qui est très ambitieux, très actif, fait sa fortune en quelques années, n'a plus besoin que de considération, la cherche dans la littérature parce qu'il sait qu'il écrit bien, n'a point d'idées à lui, ni de conception artistique personnelle, ni même de tempérament artistique distinct et tranché à exprimer dans ses écrits ; mais qui se sait assez habile pour mettre en belle lumière pendant soixante ans, s'il le faut, les idées courantes, et produire des oeuvres d'art distinguées selon les formules connues. Ce n'est pas un monument à élever ; c'est une fortune littéraire à faire. Il la fera, comme il a fait l'autre, avec beaucoup de suite, d'ardeur et de décision.

Et il aura toute sa vie les défauts du bourgeois français. Sans être précisément cruel, et même tout en ne détestant point donner quand on le regarde, il sera bien dur pour les petits, et bien méprisant pour la « canaille » ; persécuteur, quand il pourra persécuter avec une « suite enragée », comme disait de Saint-Simon le duc d'Orléans. On le verra poursuivre un Rousseau, qui ne lui a rien fait, que lui dire une sottise, avec un acharnement incroyable, le dénoncer comme ennemi de la religion, et, à ce titre, au moment où le malheureux est déjà proscrit et traqué partout, crier qu'il faut « punir capitalement un vil séditieux » (Sentiment des citoyens, 1764), ce qui est un peu fort peut-être dans la bouche d'un adversaire de la peine de mort.

On le verra, incapable de pardon, dénoncer de Brosses comme un voleur à toute l'Académie française, dans vingt lettres furibondes, parce qu'il a eu un procès de marchand de bois avec de Brosses ; tempêter contre Maupertuis par delà le tombeau, vingt ans après la mort du pauvre savant, dans toutes les lettres qu'il écrit à Frédéric ; ne jamais manquer de réclamer les galères, la Bastille et le Fort-l'Évêque contre tous les Fréron, Coger, Desfontaines ou La Beaumelle qui le gênent. La prison pour qui l'attaque sera toujours tenue par lui comme son droit strict. Jamais l'idée de la liberté de penser contre lui n'a pu entrer dans son esprit. Ses amis, sur tous les tons, lui disent : « Laissez cela ; dédaignez. Si vous croyez que cela vaille la peine.... » Il ne veut rien entendre. Il n'a ni le détachement du philosophe, ni l'élévation du vrai artiste. Il ne songe qu'à écraser ce qui, étant au-dessous de lui, ne l'adule pas.

En revanche, il ne songe qu'à aduler ce qui, à quelque titre que ce soit, est au-dessus. Empereurs, impératrices, rois, princes, grands-ducs, ducs, maîtresses des rois, et que ce soit Catherine II, Pompadour, Frédéric ou Du Barry, pour ceux-là les apothéoses sont toujours prêtes, et de ceux-là les familiarités, même meurtrissantes, toujours bien reçues. Frédéric l'a traité comme un valet ; mais à celui-ci on pardonne, « et la moindre faveur d'un coup d'oeil caressant nous rengage de plus belle. » — « Il fut donné à celui-ci de tromper les peuples » ; mais non point de prévaloir contre les rois. — Richelieu ne lui paye point les intérêts de son argent, et lui joue d'assez mauvais tours. Mais que voulez-vous qu'on dise à « un homme qui parle de vous dans la chambre du roi », si ce n'est merci ? — Mme du Deffand lit Fréron avec délices et daube Voltaire avec complaisance. Mais une marquise, et qui reçoit si bonne compagnie, et qui a si grande influence ! On n'en sera que plus galant avec elle. Nul homme n'a reçu de meilleure grâce les petits coups de pied familiers des puissances. C'est même alors qu'il est tout à fait charmant, et spirituel. Car « l'esprit est une dignité », — qui supplée à l'autre.

C'est même alors qu'il devient meilleur. Il ne veut pas recevoir la souscription de Rousseau à sa statue. Dix fois Dalembert lui écrit : « Mais si ! cela fait honneur à Rousseau de souscrire. Cela vous fera honneur de pardonner, et d'accepter. » La raison de sentiment le touchant peu ; il redouble de colère. Mais Dalembert s'avise de lui écrire : « Rousseau, quoique exilé, se promène dans Paris la tête haute. Jugez s'il est protégé ! » Voltaire n'insiste plus. Il n'a point pardonné Mais il s'adoucit. Il est des cas où il sait se vaincre. Il a le mépris pour le vaincu devant le vainqueur. Rien ne lui a plus agréé que le partage de la Pologne, parce que c'est une belle manifestation de la force, et il en félicite Catherine de tout son coeur. La prise de la Silésie est une chose aussi qui a son charme ; il prémunit Frédéric contre les remords qu'il en pourrait avoir : « Qu'avez-vous donc à vous reprocher ? ... Vous vous sacrifiez un peu trop dans cette belle préface de vos Mémoires... N'aviez-vous pas des droits très réels ? .... Je trouve Votre Majesté trop bonne... » — Sire, dit le renardt vous êtes trop bon roi.

Avec cela, la prudence étant une vertu bourgeoise, il est très prudent. Il l'est jusqu'à l'anonymat perpétuel et le pseudonymat obstiné. Tous ses ouvrages sont des lettres anonymes, à moins qu'ils ne soient signés de noms qui ne sont pas le sien. Du reste, sauf, je crois, la Henriade et sauf, j'en suis sûr, le poème de Fontenoy, il les a tous démentis. Cela ne lui coûte pas, parce que le contraire pourrait lui coûter. Se démentir et mentir, c'est à quoi une bien grande partie de sa vie est occupée. Combler Maffei de compliments sur sa Mérope, et cribler la Mérope de Maffei d'épigrammes dans un ouvrage pseudonyme ; dire à Mme de Luxembourg qu'il n'a jamais dénoncé Rousseau ; à l'Académie française qu'il a passé sa vie à chanter la religion chrétienne, et à l'univers entier qu'il n'a jamais écrit le Dictionnaire philosophique ; conseiller le mensonge aux autres comme une chose qui va de soi, et écrire à Duclos : « Diderot n'a qu'à répondre qu'il n'a pas écrit les Lettres philosophiques et qu'il est bon catholique ; il est si facile d'être catholique ! » ; ce sont là des jeux pour Voltaire. — Ce ne lui sont pas même des jeux. C'est sans effort. Voltaire ment comme l'eau coule. Il est menteur à ce point que la notion du mensonge lui est étrangère. Il est tout à fait stupéfait qu'on lui reproche ses pasquinades et ses tartuferies, comme, par exemple, d'offrir le pain bénit et de communier solennellement dans son église. Puisque c'est utile ; puisqu'il y aurait danger à ne pas le faire ; puisqu'on le chasserait (car il a toujours peur) lui, pauvre vieillard ruiné et sans asile dans toute l'Europe ! Ce n'est qu'un acte de haute philosophie pratique.

Et il s'admire dans sa sagesse, dans cette vie si bien conduite, troublée quelquefois par le noble souci de plaire au « Trajan » de Versailles ou au « Salomon » de Potsdam, et le désagrément de n'y pas réussir ; mais habile en somme et avisée et qui finit bien, et qui finit tard.

Il a été doux envers la mort des autres ; il a écrit le 27 janvier 1733 : « J'ai perdu Mme de Fontaine-Martel : c'est-à-dire que j'ai perdu une bonne maison dont j'étais le maître et quarante mille livres de rente qu'on dépensait à me divertir.... Figurez-vous que ce fut moi qui annonçai à la pauvre femme qu'il fallait partir.... J'étais obligé d'honneur à la faire mourir dans les règles.... Je lui amenai un prêtre.... Quand il lui demanda si elle était bien persuadée que Dieu était dans l'Eucharistie, elle répondit : « Ah ! oui ! » d'un ton qui m'eût fait pouffer de rire dans des circonstances moins lugubres ». — Il voit arriver sa propre mort avec une gaîté moindre ; mais il lui fait encore bonne figure. Il regarde ce peuple de laboureurs et d'artisans qu'il a créé autour de lui, ces beaux domaines, ces fabriques, cette ville florissante qui est son oeuvre, et son rempart. Il fait du bien en s'enrichissant et en criant qu'il se ruine. Ce sont trois jouissances. Il écrit pour deux ou trois innocents condamnés, ce qui restitue sa popularité, satisfait ses rancunes contre la magistrature, lui sera compté par la postérité comme s'il n'avait fait autre chose de toute sa vie, et ce qui, du reste, est très bien. C'est une conscience qu'il se fait sur le tard, et une estime de soi qu'il se ménage au dernier moment, et certes, c'est la seule chose qui lui manquât encore. Il est complet désormais ; le bourgeois s'est épanoui en gentilhomme terrien, en grand seigneur attaché au sol, bienfaisant et protecteur, ce qui vaut mieux, il le fait remarquer, et il a raison, que de courre la pension et le cordon à Versailles.

Il joue ce rôle, comme tous les rôles, « en excellent acteur », mais un peu en acteur, avec une insuffisante simplicité. Quand il communie à son église, c'est par intérêt, c'est par malice et pour faire une niche à l'évêque d'Annecy ; c'est aussi pour s'établir dans le personnage de seigneur, et pour haranguer avec dignité, comme c'est son « privilège », ses « vassaux », à l'issue de l'office.

C'est une belle vie et une belle fin. Il ne lui a manqué qu'une solide estime publique : « Je n'ai jamais eu de popularité, s'il vous plaît, disait Royer-Collard, dites un peu de considération ». Pour Voltaire, ç'a été l'inverse. Ne nous y trompons point. Il a occupé et charmé le monde, il ne s'en est pas fait respecter. Cette « royauté intellectuelle », de Voltaire, n'est qu'une jolie phrase. Ses contemporains l'admirent beaucoup et le méprisent un peu. Diderot le méprise même beaucoup, et évite de lui écrire. Duclos se tient sur la réserve et le tient à distance. Dalembert le rudoie durement, à l'occasion, et les occasions sont fréquentes, et d'un ton qui va jusqu'à surprendre. Quant à Frédéric, il ne semble tenir à écrire à Voltaire et lui dire des douceurs, que pour en prendre le droit de le fouetter, de temps à autre, du plus cruel et lourd et injurieux persiflage qui se puisse imaginer. M. Jourdain a eu de durs moments ; Roscius a été bien vertement sifflé dans la coulisse ; mais qu'importe quand on est applaudi sur le théâtre ? — Des rois, des princes lui écrivent amicalement, sans doute. Je ferai simplement remarquer qu'autant en advint à l'Arétin, et si l'on examine d'un peu près, on verra que c'est pour les mêmes motifs, et qu'entre l'Arétin à Venise et Voltaire à Ferney il y a des analogies.

C'était un homme très primitif en son genre : il ignorait la distinction du bien et du mal profondément. C'était le coeur le plus sec qu'on ait jamais vu, et la conscience la plus voisine du non-être qu'on ait constatée. Il se relève par d'autres côtés, et nous finirons par le trouver moins noir que je ne le fais en ce moment ; parce que l'intelligence sert à quelque chose. Mais le fond du caractère est bien là. Il est peu sympathique et singulièrement inquiétant.

II

SON TOUR D'ESPRIT

Un parfait égoïsme, beaucoup d'intelligence et beaucoup d'esprit se trouvent réunis dans un homme. Que va-t-il sortir de là ? Un grand ambitieux ou un grand curieux, ou les deux ensemble. Voltaire a été l'un et l'autre. — De l'ambitieux qui voulut être ministre, diplomate, et même homme de guerre, du moins par ses inventions de ses « chars assyriens », nous ne parlerons pas. Pour curieux, éternel et universel curieux, c'est la définition même de Voltaire. D'autres ont un génie de persuasion, un génie d'émotion, un génie de peinture, un génie d'exaltation ou de mélancolie, ou de vérité ou de logique. Voltaire a un génie de curiosité. Ce qu'il veut, après tout avoir, peut-être avant, c'est tout savoir. Je ne fais pas l'énumération ; il faudrait aller de l'agronomie à la métaphysique en passant par la musique et l'algèbre, et remplir des pages. Il a touché absolument à toutes choses. Faire le tour de son temps, savoir où en est le monde, tout entier, à l'heure où l'on y passe, ç'a été le rêve de quelques hommes d'audaces, très rares, et ç'a été son effort, et presque son succès. — Seulement, d'abord il était pressé ; ensuite il vivait en un temps où, déjà, ces tentatives étaient condamnées à être vaines ; et enfin il n'aimait pas. — Il n'aimait pas ; il était égoïste, et voilà pourquoi ce génie universel a été étroit ; universel par dispersion, étroit, borné et sans profondeur sur chaque objet. Pour comprendre à fond quelque chose, — que vais-je dire là, et qui peut rien comprendre à fond ? — pour pénétrer seulement assez loin dans une étude, la première condition est le détachement, le renoncement, l'oubli de soi. Voltaire est superficiel parce qu'il est incapable de dévouement. Il y a un dévouement intellectuel, un amour passionné pour les idées, une joie profonde à sentir qu'on n'est plus soi-même, mais l'idée qu'on a eue, et qui à son tour vous possède, une abolition de l'égoïsme dans l'ivresse d'embrasser ce que l'on croit être le vrai. Songez au bonheur sensuel (ce sont ses expressions) que Montesquieu éprouve à chérir les théories qui enchantent son esprit, à jouir pleinement et infiniment de sa « raison, le plus noble, le plus parfait, le plus exquis de tous les sens ». Certes, en de pareils moments, les plus voluptueux qui soient ici-bas, le détachement, pour un homme comme lui, est absolu, le renoncement parfait et facile, la personnalité délicieusement oubliée et détruite ; — et ce sont ces moments que Voltaire n'a jamais connus.

La curiosité n'y suffit point, quoique, déjà, ce soit une très haute distinction. Il y faut davantage ; et c'est à ce degré que Voltaire ne s'est pas élevé. Il s'éprend des idées avec avidité, non avec enthousiasme ; il a du plaisir à penser, non du bonheur ; et toutes les idées l'attirent et aucune ne le retient, et, partant, il sera tour à tour, très vivement et courtement séduit par l'une, et, sans s'en apercevoir, par la contraire ; et de chacune il aura saisi vite et un instant connu, non le fond et l'intimité, mais les brillants dehors, les abords attrayants, presque l'apparence seule, et les contours légers qui la dessinent. — Superficiel parce qu'il est étroit, étroit parce qu'il est égoïste, c'est bien l'homme ; avec quelle légèreté gracieuse, quel élan preste et précis, quel investissement rapide et vif, à la française et en conquérant qui ne fonde pas de colonies, mais laisse partout son nom éclatant et sonore, je le sais ; mais enfin à la course, et avec des oublis, des contradictions, des efforts inutiles, des distractions, et peu de résultats.

Car enfin il a tout regardé, tout examiné, et rien approfondi, ce semble ; et qu'est-il ?

Est-il optimiste ? Est-il pessimiste ? — Croit-il au libre arbitre humain ou à la fatalité ? Croit-il à l'immortalité de l'âme, ou à l'âme purement matérielle et mortelle ? — Croit-il à Dieu ? Nie-t-il toute métaphysique et est-il un pur agnostique, ou ne l'est-il que jusqu'à un certain point, c'est-à-dire est-il encore métaphysicien ? — En histoire est-il fataliste, ou croit-il à l'action de la volonté individuelle sur le cours des destinées ? — En politique est-il libéral ou despotiste ? — En religion, oui, même en religion, est-il abolitioniste radical, ou abolitioniste modéré, c'est-à-dire encore, non pas certes religieux, mais conservateur du culte ? — Je défie qu'on réponde par un oui ou par un non bien tranché sur aucune de ces affaires, et, selon la question, on sera plus rapproché du non que du oui, ou du oui que du non, et sur certaines à égale distance de l'un et l'autre ; mais jamais, si l'on est sincère, on ne pourra adopter la négative certaine ou l'affirmative absolue, et, si on le relit, s'y tenir.

Non pas qu'il soit sceptique, ou qu'il soit « dilettante ». Il aime à croire, et il prend les idées au sérieux ; il est convaincu, et il est pratique. Ce qu'il dit, il le croit toujours, et ce menteur effronté dans la vie sociale est un sincère dans la vie intellectuelle. Et ce qu'il croit, il le croit jusqu'aux résultats, inclusivement ; il désire qu'il passe dans l'opinion des hommes, et de leurs opinions dans leurs actes ; il veut ce qu'il pense, ce qui en fait le contraire du dilettante, qui pense ce qu'il veut. Tout à l'opposé du sceptique il a conviction facile ; et tout à l'opposé du dilettante il a la conviction impérieuse et visant à l'acte. Seulement ses convictions sont multiples, fugaces, contradictoires et aussi inconsistantes qu'elles sont sûres d'elles-mêmes. Il est de ceux dont on a dit qu'ils changent souvent d'idée fixe. Reprenons, en effet, et examinons dans le détail.

Est-il optimiste ? J'ai deux lecteurs : l'un certainement va me répondre oui, l'autre non, selon le livre de Voltaire, Mondain ou Candide, qui l'aura le plus frappé. Voltaire trouve le monde mauvais (Candide), et la société bonne (Mondain) ; ou le monde bon (Histoire de Jenni), et la société mauvaise (Dictionnaire philosophique, « Méchants »). Il veut que l'homme se trouve heureux (Mondain) et il veut qu'il se méprise (Marseillais et Lion). Très souvent vous le prenez pour un pur Condorcet, optimiste béat qui touche de la main le progrès et la réalisation prochaine de toutes les promesses du progrès. Il vous dira : « J'ose prendre le parti de l'humanité contre ce misanthrope sublime (Pascal) ; j'ose assurer que nous ne sommes ni si méchants ni si malheureux qu'il le dit... » Et ceci est la tradition de Vauvenargues et le pressentiment de Condorcet, et la transition de l'un à l'autre. — Il vous dira : « C'est une étrange rage que celle de quelques messieurs qui veulent absolument que nous soyons misérables. Je n'aime point un charlatan qui veut me faire accroire que je suis malade pour me vendre ses pilules. Garde la drogue, mon ami... » Et ceci est contre Jean-Jacques, ou Pascal, et dit dans la crainte que le pessimisme ne conduise à la religion, comme à ce qui le justifie à la fois, et le répare. — Il vous dira : « L'homme n'est point né méchant ; il le devient, comme il devient malade... Assemblez tous les enfants de l'univers ; vous ne verrez en eux que l'innocence, la douceur et la crainte... L'homme n'est pas né mauvais : pourquoi plusieurs sont-ils infectés de cette maladie, c'est que ceux qui sont à leur tête étant pris de cette maladie, la communiquent au reste des hommes... » Et voilà du pur Rousseau, l'homme né bon et perverti par l'état de société, et corrompu par ses gouvernements, et Voltaire va écrire l'Inégalité parmi les hommes.

— Et c'est Candide qu'il a écrit, et il vous dira, ailleurs même que dans Candide : L'homme est fou ; « historien, je m'amuse à parcourir les petites maisons de l'univers. » Le monde est un gouffre : « Ubicumque calculum ponas, ibi naufragium invenies. Le monde est un grand naufrage. La devise des hommes est sauve qui peut ! » Et dans ses moments de pessimisme il est le plus désespéré et le plus désespérant des pessimistes ; et si dans le poème sur le Tremblement de terre de Lisbonne il laisse une place encore, restreinte et précaire, à l'espoir (Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion ; tout sera bien un jour, voilà notre espérance), dans Candide éclate et largement et longuement se déploie le pessimisme absolu, celui qui n'admet ni exception, ni espoir, ni plainte même et blasphème, forme encore, sans le vouloir, de la prière, et partant de l'espérance ; ni recours à l'avenir humain, ni recours à l'avenir céleste, ni recours à rien, sinon à la résignation muette, qui n'est que le désespoir, bien plus, qui est comme la lassitude du désespoir.

Est-il déterministe, ou croit-il au libre arbitre humain ? J'en suis aux questions où chez lui les plateaux de la balance sont dans le plus parfait équilibre. Il est impossible de savoir ici de quel côté je ne dis pas il penche, mais il serait disposé à pencher. Tout au plus pourrait-on dire, et nous le verrons plus tard, qu'en avançant dans la vie il semble avoir plus incliné du côté du déterminisme. En attendant, pendant cinquante ans, il vous dira, très pratique, et très préoccupé du danger qu'il y aurait pour l'homme à se croire esclave de la force des choses : « Nier la liberté c'est détruire tous les liens de la société humaine. » — « Je vous demande comment vous pouvez raisonner et agir d'une manière si contradictoire, et ce qu'il y a à gagner à se regarder comme des tourne-broches lorsqu'on agit comme un être libre. » — « Le bien de la société exige que l'homme se croie libre ; je commence à faire plus de cas du bonheur de la vie que d'une vérité. » — Et il vous dira, bon logicien : une seule action libre « dérangerait tout l'ordre de l'univers.... Si un homme pouvait diriger à son gré sa volonté, il pourrait déranger les lois immuables du monde. Par quel privilège l'homme ne serait-il pas soumis à la morne nécessité que tout le reste de la nature ? » La liberté n'est précisément que l'illusion que nous en avons, illusion qui nous est nécessaire, comme d'autres, et qui nous maintient dans l'état où nous devons être pour ne pas mourir : « La liberté dans l'homme est la santé de l'âme. »

Mais l'âme, elle-même, qu'est-elle donc ? Une entité, un être en nous qui nous dirige, nous abandonne, et nous survit ? Non, et dans cette négation il n'a pas varié. L'âme pour lui est matière pensante, faculté donnée à la matière humaine pour se conduire, comme elle en a d'autres pour se développer et se soutenir. — Mais survit-elle à la matière qui se dissout ? Est-elle immortelle ? Eh non, puisqu'elle n'est qu'une faculté d'une matière essentiellement périssable. Et il insiste cent fois sur cette considération.

— Mais si l'âme n'est pas immortelle, il n'y a ni peine ni récompense par delà le tombeau ? Qu'importe, reprend Voltaire : « On chantait publiquement sur le théâtre de Rome : Post mortem nihil est.... » et ces sentiments ne rendaient les hommes ni meilleurs ni pires. « Tout se gouvernait, tout allait à l'ordinaire.... » — Il importe infiniment, réplique Voltaire, et dans le même ouvrage (Dictionnaire philosophique) ; je tiens essentiellement à l'âme immortelle parce qu'il n'est rien à quoi je tiens plus qu'à l'Enfer : « Nous avons affaire à force fripons qui ont peu réfléchi ; à une foule de petites gens, brutaux et ivrognes, voleurs. Prêchez-leur, si vous voulez, qu'il n'y a pas d'enfer, et que l'âme est mortelle. Pour moi je leur crierai dans les oreilles qu'ils sont damnés s'ils me volent. » — Et, donc, en style élevé : « Oui, Platon, tu dis vrai, notre âme est immortelle ! »

Dieu est-il ? Dieu n'est-il point ? Ici c'est l'affirmative qui saute aux yeux d'abord, dans Voltaire, et, tout compte fait, c'est à elle qu'il a toujours aimé à revenir. Mais son idée de Dieu est telle que, sans interprétation abusive et sans chicane, elle ne suggère que l'athéisme. Sa conception de Dieu conduit, d'un seul pas, à le nier, et il est étonnant qu'à croire ainsi en Dieu, il n'ait pas lui-même conclu qu'il n'y en avait point. — Son idée de Dieu est d'une part un expédient, et d'autre part, elle est toute disciplinaire, et d'autre part tout en l'air et ne tenant à rien qui la soutienne. Il voit Dieu comme un architecte qui a fait le monde, comme un « horloger » dont l'horloge où nous sommes prouve l'existence. Quand il veut prouver Dieu, il jette un regard rapide sur le monde, y trouve de « l'art », dit que « tout est art dans l'univers » (Histoire de Jenni), et déclare qu'il y a un grand artiste. — Mais son raisonnement repose sur des prémisses qu'il a mis tous ses soins à ruiner d'avance. Passer sa vie, ou à bien peu près, à montrer que l'horloge est dérangée et n'a jamais été réglée ; et d'autre part, quand l'idée de l'horloger lui vient à l'esprit, vite s'appliquer à admirer l'horloge, c'est à la fois démontrer Dieu, et démontrer qu'on n'y croit point. C'est plaider pour Dieu en prenant à l'inverse les arguments mêmes dont on s'est servi pour lui faire procès. Ce serait perfide si ce n'était léger, et cela va contre le but, puisque cela va par le chemin qu'on prend d'ordinaire pour s'en écarter. C'est dire : Je crois en Dieu. Voir ma conception du monde. — Vous vous y reportez et vous la trouvez athéistique.

Cela revient à dire que Voltaire n'a pas l'idée de Dieu présente à son esprit d'une manière constante. Il n'y croit que quand il veut le prouver. Un pessimiste qui croit en Dieu tire l'idée de Dieu du pessimisme même. Le pessimiste qui, quand il songe à enseigner Dieu, reconstruit rapidement un système optimiste, c'est un homme qui ne croit en Dieu que tant qu'il l'enseigne.

L'idée de Dieu, d'autre part, dans Voltaire, est toute disciplinaire. Il tient à un Dieu « rémunérateur et vengeur ». Dieu est pour lui un service auxiliaire et supérieur de la police : « Il ne faut point ébranler une opinion si utile au genre humain. Je vous abandonne tout le reste.... » — « Mon opinion est utile au genre humain, la vôtre lui est funeste.... » — « Ah ! laissons aux humains la crainte et l'espérance ! » — « Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. » Dalembert et Condorcet tiennent des propos irréligieux à sa table. Il renvoie les domestiques : « Maintenant, Messieurs, vous pouvez continuer. Je craignais seulement d'être égorgé cette nuit.... » (Mallet-Dupan témoin oculaire, Mercure Britannique) — Mille autres traits ; car c'est à cette idée qu'il s'attache de toutes ses forces. Or il n'y en a pas de plus athéistique ; car si elle prouvait quelque chose, elle prouverait que Dieu est une invention de la peur, un artifice humain, un expédient social, un instrument de gouvernement, une mesure de salubrité, bref un mensonge utile. Mille athées ont pris immédiatement l'argument de Voltaire pour prouver l'absence réelle de Dieu ; et il est bien vrai que dire que si Dieu n'existait pas on l'inventerait, c'est dire qu'on l'invente.

C'est dire qu'on l'invente, surtout quand, comme Voltaire, on écrit cent volumes où rien ne mène à lui, ni ne l'inspire, ni ne le suppose, et où au contraire tout, sauf strictement les pages où il est question de lui, l'élimine ; où ce qui frappe le plus c'est l'effort incessant pour écarter le surnaturel de l'histoire, du monde et de l'âme. — C'est ce qui me faisait dire que chez Voltaire l'idée de Dieu est « en l'air » et ne tient à rien. Elle est une exception à son positivisme habituel. Elle est, aux regards du pur logicien, comme un repentir, une timidité, ou une étourderie. — Et précisément l'idée de Dieu est la seule qui ne soit rien si elle n'est pas tout, et celui-là prouve mieux qu'il la possède qui n'en parle jamais, mais dont les idées générales, toutes et chacune, s'y rapportent, et seraient inintelligibles s'il ne l'avait pas. — Par où on revient bien à dire que, comme presque toutes les idées de Voltaire, l'idée de Dieu est une idée qu'il croit avoir, et non une idée dont il a pris la pleine possession. C'est un des besoins de ses passions qu'il prend pour une conception de son esprit. Il est théiste comme nous verrons qu'il sera monarchiste, et exactement pour les mêmes causes. Sa religion est une suggestion de ses terreurs et une forme de sa timidité.

Et tout cela se tiendrait encore, satisferait à peu près l'esprit, aurait l'air du moins d'être raisonné, si Voltaire se donnait pour un homme qui connaît son impuissance métaphysique, s'il s'avouait « agnostique » et déclarait modestement ne point pouvoir pénétrer le secret des choses. Il le fait souvent, reconnaissons-le, pour l'en louer. Mais son agnosticisme, comme le reste, est vacillant, intermittent et contradictoire. Souvent il proclame qu'il y a un inconnaissable qui nous dépasse et que nous tâchons en vain à atteindre. Plus souvent il s'y élance avec une audace étourdie, et bâcle une métaphysique comme une tragédie contre Crébillon. Son esprit, vulgaire en cela, il n'y a pas d'autre mot, et semblable aux nôtres, n'avait pas besoin de certitude permanente et soutenue et qui se soutint ; et avait besoin de certitudes d'un jour et d'une heure, d'une foule de certitudes successives, qui au bout d'un demi-siècle formaient un monceau de contradictions. Nous en sommes tous là, je le sais bien ; et c'est ce que je dis, et qu'on est un homme comme nous quand on en est là.

Il en va parfaitement de même pour lui en histoire, en politique, en morale, en questions religieuses proprement dites. Est-il un pur positiviste en morale ? Il semble que oui ; il semble que non. Il semble que oui : il repousse de toutes ses forces les idées innées. L'homme, animal plus compliqué que les autres, mais seulement plus compliqué, est guidé par les instincts divers dont le jeu assure sa conservation, et il n'y a en lui rien de plus. Donc point de lumière spéciale, surnaturelle, qui nous distingue des autres êtres animés. Donc point de loi morale, ce semble ; car la loi morale nous distinguerait du monde, nous donnerait un but en dehors du but commun, qui n'est que persévérer dans l'être. Point de loi morale ; car ce but autre que celui de persévérer dans l'être, ce n'est pas le monde (qui n'a pas d'autre but que le vouloir vivre) qui pourrait nous l'enseigner ; — et il faudrait supposer qu'il nous est enseigné par une idée innée, par une révélation, à nous particulière, choses que nous nions qui existent. — Point de loi morale.

— Si ! il y en a une, et Voltaire fait une exception en sa faveur. Pour elle, il supposera une idée innée, une manière de révélation. Dieu a parlé. « Il a donné sa loi » ; il « jeta dans tous les coeurs une même semence » ; il a mis la conscience en l'homme comme un flambeau. Qu'on ne dise point que la conscience est un effet de l'hérédité, de l'éducation, de l'habitude et de l'exemple, elle est bien un ordre de Dieu à notre âme, non une invention humaine. Et voilà la loi morale établie, et une idée théologique, un minimum, si l'on veut, d'idée théologique admis par Voltaire (Poème sur la loi naturelle.).

— Mais cette loi morale, quelle est-elle ? La même à Rome qu'à Athènes, comme dit Cicéron, universelle et constante dans l'humanité. Montrez-moi un peuple où le meurtre, le vol et l'injustice soient honorés ! — Fort bien, et Voltaire répète cela mille fois ; mais jamais il ne va plus loin. La loi morale, pour lui, c'est ne pas commettre l'injustice. Or définir la loi morale ainsi, c'est la restreindre ; et la restreindre ainsi, voilà que c'est encore la nier. Car si la morale n'est que l'idée qu'il ne faut pas vivre à l'état barbare, il n'est pas besoin d'une loi pour la fonder ; elle n'est que l'instinct social, l'instinct de conservation chez un être fait pour vivre en société ; l'instinct de persévérance dans l'être, chez un animal qui, s'il ne vivait pas en société, ne vivrait plus. Dire : les hommes n'ont jamais cru qu'ils dussent se détruire les uns les autres, ce n'est donc pas dire autre chose que : les hommes ont toujours vécu en société ; ce qui ne signifie pas autre chose que : l'homme existe. — Ce n'est pas en tant que résistant à la mort sociale que la morale est une morale, c'est à partir du moment où, le trépas social conjuré, elle va plus loin. Ce n'est pas quand elle dit : ne tue point ! qu'elle est une morale ; car ne tue point indique seulement que l'homme a envie de vivre ; c'est quand elle dit : donne, dévoue-toi, sacrifie-toi. Alors, seulement alors, elle est autre chose qu'un instinct, n'est pas enseignée par la nécessité d'être, ne dérive point de nos besoins mêmes, et semble être une véritable révélation. L'instinct social embrasse et comprend toute la justice, la morale commence à la charité. — Or c'est où elle commence que Voltaire n'atteint pas ; et voilà qu'après l'avoir niée par ses principes généraux, puis avoir un instant cru l'apercevoir et la proclamer, il se trouve enfin qu'il ne l'a pas connue.

En histoire Voltaire est-il fataliste, providentialiste ou spiritualiste ; je veux dire croit-il à une simple série de chocs et de répercussions de faits les uns sur les autres sans qu'aucune intelligence se mêle à leur jeu et sans qu'ils aient aucun but ? — ou croit-il qu'il s'y mêle, ou plutôt que les embrasse une intelligence universelle, les guidant vers un but connu d'elle, inconnu d'eux ? — ou croit-il qu'à cette mêlée des événements se surajoutent et s'appliquent, les ployant, les redressant, les dirigeant, en partie au moins, l'esprit humain, l'intelligence indépendante, la volonté éclairée ?

Pour ce qui est du providentialisme, la réponse est aisée : Voltaire le repousse absolument. C'est contre « l'homme s'agite, Dieu le mène » ; c'est contre le Discours sur l'histoire universelle, c'est contre toute l'idée chrétienne sur l'histoire qu'a été écrit l'Essai sur les moeurs, plus les vingt ou trente petits livres où Voltaire a indéfiniment et cruellement réédité l'Essai sur les moeurs. Ecarter le surnaturel de l'histoire, c'est l'effort tellement incessant de Voltaire qu'on peut quelquefois le prendre pour toute son oeuvre et y trouver l'idée maîtresse de sa vie intellectuelle, qui en réalité n'en a pas eu. S'il croit en Dieu (et il croit qu'il y croit), à coup sûr l'idée de la Providence lui est étrangère absolument, et radicalement odieuse. Il l'a combattue en tous ses livres, et particulièrement, en ses livres d'histoire, avec la dernière énergie.

Et remarquez ce détail. Tout le monde a observé le goût qu'il a pour montrer les grands événements comme des effets de petites causes. Ce goût n'est pas autre chose qu'une forme de ce penchant plus général à écarter le surnaturel de l'histoire. Vous qui aimez à voir dans la série des faits historiques l'effet et le développement de grandes causes très générales, ne voyez-vous point que vous mettez, sans y prendre garde peut-être, des desseins, des plans, ce qui revient à dire des idées, quelque chose d'intellectuel enfin, dans la marche de l'humanité ? Vous y voyez des lois. Mais une loi est une idée, et une idée suppose un esprit. Un esprit pensant l'histoire, avant qu'elle commence, pour lui donner sa loi de direction, c'est un Dieu. Vous êtes, sans y songer, au même point de vue, ou de quoi s'en faut-il ? que Bossuet écrivant son Histoire universelle. — Direz-vous que cette loi que vous voyez dans l'histoire suppose un esprit en effet, mais ne suppose que le vôtre ; que c'est vous qui la faites après coup ? Alors elle n'est qu'un expédient, elle n'a pas de réalité objective, elle n'est pas en effet dans l'histoire, et vous n'y croyez pas. Mieux vaudrait ne pas l'énoncer, puisqu'elle n'est qu'un mensonge d'art. Ou vous croyez à des lois réelles, c'est-à-dire à intention, plan, direction, but que vous n'inventez pas, que vous retrouvez et démêlez à travers les faits ; et alors vous êtes encore, bon gré mal gré, dans un reste de conception théologique ; — ou vous devez ne voir dans l'histoire qu'une mêlée confuse de chocs et de contre-chocs sans but, sans plans, sans lois, sans signification, et comme un tourbillon d'atomes dans le hasard.

Le meilleur moyen, en matière d'histoire, de combattre et d'extirper le surnaturel, c'est donc de montrer qu'elle est absurde, qu'elle ne porte la marque d'aucune intelligence, que les révolutions des empires y dépendent d'un verre d'eau qui tombe, d'un nez trop court, d'un grain de sable, — et c'est ce que Voltaire a aimé à faire. Il se rencontre ici avec Pascal, parce que l'athéisme se rencontre toujours avec Pascal, là où Pascal n'en est qu'à la première partie de son argumentation.

Voltaire est donc radicalement hostile à toute idée de providence dans l'histoire. Est-il donc pur positiviste, pur fataliste ? Il devrait l'être. S'il n'y a pas de lois historiques, ne voyons dans l'histoire que le hasard, agglomérations fortuites, dissolutions sans causes, ou ayant pour causes des riens, grands souffles, sautes de vent, remous. Mais il aime trouver l'intelligence dans les objets de son étude, et si d'intelligence générale il n'en voit pas dans l'histoire, il se plaît à y contempler des intelligences particulières. Il est, du moins il veut être, spiritualiste en histoire. Il attribue une immense importance aux hommes d'action, aux rois, aux grands ministres, aux gouvernements. Nous avons vu de lui cette idée curieuse, par où il rejoignait Rousseau, que l'homme est né bon et que de méchants gouvernements l'ont perverti. Les gouvernements ont cette force. Ils pétrissent les hommes. Ils les corrompent parfois, souvent ils les rendent excellents. L'histoire est le domaine et la matière de la volonté de quelques-uns. Idée importante dans Voltaire. Nous la retrouverons dans ses goûts politiques. Voilà pourquoi il a tant aimé les grands princes et a aimé à les voir plus grands qu'ils n'étaient. César, Louis XIV, Pierre le Grand, Frédéric, Catherine, ce sont les héros de sa pensée. C'est que ce sont eux qui ont fait l'histoire, ou qui la font, les démiurges de l'humanité. Il le croit ainsi, et aussi que lui-même en est un. C'est même un peu pour ceci qu'il croit cela.

Seulement voici l'intelligence qui reparaît dans l'univers. Elle reparaît au pluriel. Elle n'est pas universelle ; elle est fragmentaire ; elle éclate ici et là dans une tête élue ; mais elle existe ; et désormais elle va embarrasser Voltaire presque autant que l'autre. Son fond d'aristocratisme et de monarchisme va gêner son fond de positivisme et de fatalisme. Il s'arrête donc, le hasard, va-t-on lui dire ; son empire est donc suspendu par une grande intelligence unie à une grande volonté, par un grand esprit qui s'élève, fixe le chaos flottant, a un plan, commence un dessein ? L'histoire est donc le hasard traversé de temps en temps par le génie ? Voilà la providence générale remplacée par des providences particulières, le monothéisme historique remplacé par un polythéisme historique. — Voltaire a été, j'avais tort de dire embarrassé, il ne l'est jamais. Il a été partagé sur cette affaire, comme il l'est toujours. Il a beaucoup donné au hasard, il a donné beaucoup au génie. Il est fataliste ; et il est spiritualiste, dans le sens que j'ai donné à ce mot. Il parcourt les petites maisons de l'humanité ; puis tout à coup salue un grand aliéniste, qui quelquefois n'est qu'un chirurgien. Cela, un peu arbitrairement, et attribuant à un « petit fait » un grand événement dont il pourrait faire remonter la cause à un grand homme. Il passe d'un système à l'autre. Son histoire en devient comme bariolée. Tantôt elle n'est, comme il y tient, qu'un état de moeurs, coutumes, usages, croyances, superstitions, manies d'un peuple en un temps ; tantôt elle est, comme il y tient aussi, ramassée autour d'un grand prince, et, pour ainsi dire, en lui. — Curieux esprit, souple et fuyant, insaisissable, clair à chaque page, et, les cent volumes lus, laissant l'impression la plus confuse !

En politique que nous enseigne-t-il ? Libéralisme ou despotisme ? Plus celui-ci que celui-là, sans doute, mais encore les deux. Il n'a pas laissé de donner dans l'optimisme (nous l'avons vu) et par conséquent dans le libéralisme de son temps. Il n'a pas laissé de croire l'homme bon, capable de progrès par l'intelligence et le « lumières ». Il le dit, quelquefois : « Non, Monsieur, tout n'est pas perdu quand on met le peuple en état de s'apercevoir qu'il a un esprit. Tout est perdu au contraire quand on le traite comme une troupe de taureaux. Croyez-vous que le peuple ait lu et raisonné dans les guerres civiles de la Rose rouge et de la Rose blanche, dans les horreurs des Armagnacs et des Bourguignons, dans celles de la Ligue ? ... » On pourrait trouver quelques passages de ce genre dans ses ouvrages. Il aimait même à prononcer le mot de liberté. On ne combat point une autorité, sans se persuader à soi-même qu'on est libéral. Or il combattait énergiquement l'autorité religieuse. — Mais il est difficile de savoir ce qu'il entendait par ce mot de liberté. Toutes les formes du libéralisme, c'est-à-dire, sans doute, de quelque chose s'opposant à l'omnipotence de l'État, lui sont odieuses. Il a détesté les Parlements, les États généraux et la liberté de la presse. On peut citer, de la Henriade, une jolie définition, et élogieuse, du gouvernement parlementaire anglais ; mais s'il faut prendre la Henriade pour autorité en matière politique, on y trouve aussi cette jolie épigramme contre le gouvernement par les assemblées :

De mille députés l'éloquence stérile
Y fit de nos abus un détail inutile :
Car de tant de conseils l'effet le plus commun,
Est de voir tous nos maux sans en soulager un.

Pour dire tout un peu courtement, mais assez juste, Voltaire ne s'est pas appliqué à la politique. Il y entrait peu, et ne la goûtait pas. Il n'en a pas les premières notions. Il n'a exactement rien compris à l'Esprit des lois, et il fallut lui faire remarquer que le Contrat social était quelque chose. Quand il prétend réfuter, en passant, Montesquieu, il est un peu ridicule. Il observe que le gouvernement turc n'est point si despotique qu'on le veut bien dire, puisqu'il est tempéré par les janissaires. Il le dit sérieusement ; c'est à ces hauteurs qu'il s'élève. Incertitude, ici comme partout, mais surtout moitié ignorance, moitié mépris. Voltaire en science politique n'a absolument rien à nous apprendre.

En questions religieuses, enfin, il sait ce qu'il veut, sans doute. Il faut reconnaître que la guerre au surnaturel a été sa grande tâche, et préférée. Sa conception de l'histoire intellectuelle de l'humanité est celle-ci :

Antiquité : point de surnaturel ; un merveilleux d'imagination inventé par les poètes, utile aux beaux-arts, et parfaitement inoffensif ; tolérance absolue ; liberté de conscience indiscutée ; sauf les guerres de conquête, paix profonde ; bonheur. — Christianisme : apparition de la croyance au surnaturel dans le monde. Dès lors « les deux puissances », la spirituelle et la temporelle ; monde déchiré, guerres pour des idées, et pour des idées qu'on ne comprend pas, persécutions, oppressions, assassinats, bûchers, barbarie, enfer sur la terre. — Temps modernes : expulsion du surnaturel, « écrasement » d'une des puissances, omnipotence de l'autre, retour à l'antiquité, paix, bonheur.

Voilà, certes, qui est faux, sans doute, mais qui est net. C'est une conception d'ensemble qui est claire, c'est une idée générale qui est précise, chose si rare dans Voltaire. Cela se tient, cela fait corps ; Victor Hugo en fera de beaux poèmes toute sa vie ; cela enfin peut se soutenir. — Eh bien ! il ne l'a pas soutenu. La conclusion c'est : « écrasons l'infâme ! » et il a dit mille fois « Ecrasons l'infâme ! » ; mais il a dit assez souvent de ne pas l'écraser. Il veut le maintien, non pas seulement de l'idée de Dieu, comme nous l'avons vu, mais de la religion pour la foule. « Il faut une religion pour le peuple », le mot fameux est de lui. Il faut une religion pour la canaille, « qui sera toujours la canaille, et qui ne sera jamais éclairée », etc. — Ici la contradiction est énorme en raison même de la hardiesse de l'affirmation de tout à l'heure, maintenant démentie. S'il est vrai, non d'une vérité de théorie, de spéculation et de souper, mais vrai historiquement et dans le réel, que les hommes, les hommes en chair, les hommes qui vivent et souffrent, ont reçu un accroissement de souffrance du christianisme et des notions trop subtiles et dangereuses pour eux à manier qu'il apportait — ce que j'admets qu'on peut prétendre — si cela est vrai, ou si l'on en est convaincu, il ne s'agit pas de réserver cette vérité à une aristocratie de beaux esprits, et d'en écrire des Ingénus ; il faut sauver ces hommes qui pâtissent et les arracher à leur torture. — Dire : il faut un Dieu... pour le peuple, ce n'est pas trop loyal ; mais j'admets cela. Dieu consolateur vague, Dieu rémunérateur et punisseur lointain, que vous n'y croyiez guère et que vous vouliez que les simples y croient, c'est un dédain, peut-être une pitié : ce n'est pas une cruauté. — Mais dire : l'histoire, la réalité terrestre, est atroce à partir du Christ ; il convient qu'elle cesse pour nous ; et il nous est utile que pour les humbles elle continue ; c'est cela qui est monstrueux.

Et ce n'est pas monstrueux, parce que c'est de Voltaire. Il est trop léger pour être cruel. Il dit des choses énormes en pirouettant sur son talon. Mais il est admirable pour se contredire ; pour aller d'un bond jusqu'au bout d'une idée et d'un autre élan jusqu'au bout de l'idée contraire ; pour être inconséquent avec une souveraine intrépidité de certitude ; pour être athée, déiste, optimiste, pessimiste, audacieux novateur, réactionnaire enragé, toujours avec la même netteté de pensée et de décision d'argument, toujours comme s'il ne pensait jamais autre chose, ce qui fait que chaque livre de lui est une merveille de limpidité, et son oeuvre un prodige d'incertitude. Ce grand esprit, c'est un chaos d'idées claires.

III

SES IDÉES GÉNÉRALES

Ce qu'il y a au fond de tout cela, c'est l'égoïsme, comme je l'ai dit, l'égoïsme vigoureux, et exigeant, devenant toute une philosophie. A se placer à ce point de vue les contradictions disparaissent. Les besoins ou les goûts de M. de Voltaire sont la mesure de toutes ses idées, les créent, les déterminent, et font qu'elles concordent. C'est un grand bourgeois ; il est riche, il aime le monde, le luxe, les arts, les conversations libres entre « honnêtes gens », le théâtre, et la paix sous ses fenêtres. Tout ce qui contribuera à ces goûts ou concordera avec eux sera vrai, tout ce qui les contrariera sera faux. — Comme il n'a pas d'imagination, il n'a pas beson de merveilleux, et de surnaturel ; donc il n'y a pas de religion. — Comme il a de la curiosité, qu'il aime le théâtre, et qu'il n'est pas très rigoureux sur la règle des moeurs, il n'aime guère une religion hostile à la curiosité, au spectacle et au libertinage ; donc il ne faut pas de religion. — Comme il aime que le peuple le laisse tranquille, il aime tous les freins qui peuvent contenir le peuple ; donc il faut une religion. — Comme il déteste les guerres civiles, il a horreur de ce qui en a excité et qui peut en déchaîner encore ; donc il ne faut pas de religion, etc. — Le principe est constant, ce n'est pas sa faute si les conséquences sont contradictoires.

Comme il est grant bourgeois, à demi gentilhomme et né dans un siècle où cette classe peut parvenir à tout, il n'est nullement adversaire de l'aristocratie dont il sent qu'il est ; de la monarchie qui ne laisse pas de s'être faite à demi bourgeoise. Remarquez que Louis XIV est son Dieu, pour les mêmes raisons qui empêchaient Saint-Simon d'aimer Louis XIV. Ce qu'il aime, c'est « ce long règne de vile bourgeoisie » (Saint-Simon), où Colbert, Louvois et Chamillart sont ministres, Molière, Boileau et Racine favoris. Remarquez que Louis XV et Louis XVI sont rois de la noblesse beaucoup plus que Louis XIV, et que c'est pour cela qu'il les aime moins. Remarquez qu'il se préparait à écrire une réfutation de Saint-Simon, alors récemment connu, quand il est mort.

Quant à la démocratie, pourquoi l'aimerait-il ? Il la prévoit niveleuse, et il est riche ; peu littéraire, ou ayant tendresse pour la littérature médiocre, et il est un fin lettré ; bruyante, et il chérit la paix ; aimant mieux les phrases que l'esprit, et il est spirituel et « n'a pas fait une phrase de sa vie ». — Et certes, mieux vaut entrer dans une aristocratie de gouvernement despotique, c'est-à-dire ouverte au talent, à la richesse et aussi à la flatterie, qu'être englouti dans une démocratie peu clairvoyante sur ces divers genres de mérite. — Donc Louis XIV, Catherine, Frédéric s'il avait bon caractère, Louis XV s'il voulait ressembler à Louis XIV. Donc il faut une aristocratie sous un despote, une aristocratie dont un despote ouvre les rangs pour qui lui plaît. — Mais point de corps privilégiés, point de parlements, point de clergé autonome, ni « deux puissances », ni « trois pouvoirs ». A quoi serviraient-ils qu'à être des obstacles au gouvernement personnel, sans profit appréciable pour un homme comme M. de Voltaire ; et dès lors que signifient-ils ? Point d'aristocratie indépendante, sous aucune forme. Montesquieu est à peu près inintelligible.

Cette inaptitude radicale à sortir de soi est tout Voltaire. Elle fait son caractère, elle fait sa conduite, elle fait sa politique ; mais, vraiment, elle fait aussi son histoire et sa philosophie. Elle devient, en considérations historiques, en philosophie, bref en idées générales, une manière d'anthropomorphisme un peu naïf, un peu étroit et à courtes vues, qui est bien curieux à considérer. L'homme est anthropomorphiste naturellement, fatalement, par définition, et presque par tautologie, parce qu'il est homme. Il ne peut s'empêcher, ni de se regarder comme le centre de l'univers, et son but et sa cause finale ; — ni de se tenir pour le modèle de l'univers, ne réussissant jamais à rien voir dans le monde qu'il ne suppose constitué comme lui. — Voltaire lui-même a bien spirituellement indiqué cette tendance primitive et inévitable de l'esprit humain. Une taupe et un hanneton causent amicalement dans le coin d'un kiosque : « Voilà une belle fabrique, disait la taupe. Il faut que ce soit une taupe bien puissante qui ait fait cet ouvrage. — Vous vous moquez, dit le hanneton ; c'est un hanneton tout plein de génie qui est l'architecte de ce bâtiment. » Nous sommes tous hannetons et taupes en cette affaire. Seulement nous le sommes plus ou moins selon, je le répète, que nous avons une plus grande ou moindre puissance de détachement. Le lien entre le caractère et l'intelligence est là plus, intimement plus, qu'ailleurs. Voltaire, extrêmement personnel, est anthropomorphiste essentiellement. Il n'a pas assez réfléchi sur les propos de son hanneton.

L'anthropomorphisme, en question d'histoire, consiste principalement à croire que les hommes ont toujours été tout pareils à ce que nous les voyons, et à ce que nous sommes nous-mêmes. Voltaire a dans son personnalisme cette source d'erreurs. Toutes les fois que dans l'histoire quelque chose s'écarte de la façon de penser et de sentir d'un Français de 1740, et particulièrement de la façon de penser et de sentir de M. de Voltaire, il crie ; « c'est faux ! » tout de suite. — « A qui fera-t-on croire ? ... », « Comment admettre ? ... », « Il n'y a pas lieu de croire ? ... » sont les formules favorites de son Essai sur les moeurs. A qui fera-t-on croire que le fétichisme ait existé sur la terre ? A qui fera-t-on croire qu'il y ait eu souvent des immoralités mêlées aux cultes religieux ? A qui fera-t-on croire que le polythéisme ait été persécuteur ? A qui fera-t-on croire que Dioclétien ait fait couler le sang des chrétiens ? « Il n'est pas vraisemblable qu'un homme assez philosophe pour renoncer à l'Empire l'ait été assez peu pour être un persécuteur fanatique. » — C'est surtout ce grand fait de gens qui ne sont pas des chrétiens persécutant ceux qui ne pensent pas comme eux qui est pour Voltaire un scandale de la raison, et par conséquent une impossibilité, et par conséquent un mensonge. Ce qu'il voit dans l'histoire moderne, c'est des guerres religieuses entre chrétiens ; donc il n'y a jamais eu de guerres religieuses qu'entre chrétiens ; la persécution est de l'essence du christianisme, a été inventée par lui, et avant lui n'existait pas, et après lui n'existera plus. Le polythéisme a été tolérant, le christianisme oppresseur, la philosophie sera bienfaisante, et voilà l'histoire universelle. Le polythéisme a été tolérant et doux. Qu'on ne parle à Voltaire ni des sacrifices humains de Salamine, ni de la loi d'asébeia comportant peine de mort, ni d'Anaxagoras, ni de Diogène d'Apollonie, ni de Diagoras de Mélos, ni de Prodicus, ni de Protagoras, ni de Socrate. Il ignore, ou il atténue. Dans sa chaleur indiscrète à atténuer les choses, il en arrive même à manquer d'esprit. Sans doute Socrate a bu la ciguë. Mais Jean Huss, Monsieur ! Jean Huss a été brûlé. « Quelle différence entre la coupe d'un poison doux, qui, loin de tout appareil infâme et horrible, laisse expirer tranquillement un citoyen au milieu de ses amis, et le supplice épouvantable du feu... ! » Entendez-vous l'accent de M. Homais ? — Qu'on ne parle pas à Voltaire des persécutions subies par les chrétiens pendant quatre siècles, parfois sous les meilleurs empereurs. Ceci précisément devait l'avertir que c'est chose naturelle aux hommes de tuer ceux qui ne pensent pas comme eux ; il n'en tire que cette conclusion que les persécutions n'ont pas existé. Il les nie, ou les réduit à bien peu de chose, ou les explique par des motifs politiques, ou, le plus souvent, les passe absolument sous silence. Que des hommes qui ne sont ni jansénistes ni jésuites aient fait couler le sang de leurs adversaires, n'est-il pas vrai que cela ne s'est jamais vu ? C'est impossible ! Evidemment. Donc c'est l'histoire qui se trompe.

A ne voir ainsi que l'homme de son temps, c'est sur l'homme que Voltaire se trompe. Il ne peut atteindre jusqu'à cette idée que les hommes ont toujours eu et auront toujours le besoin d'assommer ceux qui pensent autrement qu'eux, et que pour eux les plus grands crimes ont toujours été et seront toujours les crimes d'opinion. Chaque grande idée générale qui traverse le monde donne seulement matière à ce besoin impérieux de l'espèce. Aucune ne le crée, chacune le renouvelle. Avant le christianisme, le polythéisme a proscrit cruellement, meurtrièrement le monothéisme sous forme philosophique d'abord, sous forme chrétienne ensuite ; et le christianisme vainqueur a persécuté le paganisme ; et les sectes chrétiennes se sont proscrites les unes les autres ; et voilà que le christianisme détruit par vous, vous croyez l'intolérance exterminée du monde, ne sachant pas prévoir, comme vous ne savez pas voir juste dans le passé, et ne vous doutant point qu'après vous l'on va s'assassiner pour des idées comme auparavant ; que, seulement, les théologiens seront remplacés par des théoriciens politiques, et le crime d'être hérétique par celui d'être aristocrate.

Cette étroitesse d'esprit va plus loin. Elle s'applique à l'histoire naturelle comme à l'histoire. Comme Voltaire est incapable de sortir des idées de son temps pour comprendre le passé historique, tout de même il est incapable de dépasser l'horizon de son siècle pour comprendre ou imaginer le passé préhistorique. Les théories de Buffon paraissent extravagantes. Quoi ! La mer couvrant la terre tout entière, les Alpes sous les eaux ; il en reste des coquillages dans les montagnes ! Quelle plaisanterie ! — On lui montre les fossiles. Il ne veut pas les voir. Laissez donc : ce sont des coquilles de saint Jacques jetées là par des pèlerins revenant de Terre Sainte. — Et cet autre, avec sa génération spontanée et ses anguilles nées sans procréateurs ! Ce n'est pas même à examiner. — Et cet autre qui croit à la variabilité des espèces, et que les nageoires des marsouins pourraient bien être devenues avec le temps des mains d'hommes de lettres et des bras de marquise. Quels fous ! — Investigations curieuses pourtant, hypothèses fécondes dont un renouvellement de la science, et un peu de l'esprit humain, pourra sortir, et que, là-bas, un Diderot accueille avec attention, examine avec ardeur, homme nouveau, lui, vraiment moderne, donnant le branle à la curiosité publique, et, ce que vous n'êtes en rien, précurseur.

C'est encore à ce penchant anthropomorphiste, infirmité essentielle de tout homme, je l'ai accordé, mais chez Voltaire plus grave que chez d'autres, que se rattache toute sa philosophie. Ne croyez pas que, quand il passe de l'optimisme au pessimisme, il devienne si différent de lui-même. Il reste au fond identique à soi. Optimiste il l'est à la façon d'un homme du XVIIe siècle, et avec, les arguments de Fénelon. Voyez-vous ces montagnes comme elles sont bien disposées pour la répartition des eaux en vue de la plus grande commodité l'homme... (Voir dans Fénelon la première partie du Traité sur l'existence de Dieu.) Un monde créé pour l'homme, un Dieu pour créer et organiser le monde au profit de l'homme, l'homme centre du monde et but de Dieu, donc sa cause finale, donc sa raison d'être, voilà l'univers. Pour un contempteur de la Bible, en n'est pas de beaucoup dépasser la Bible (Dissertation sur les changements arrivés dans notre globe. ).

Et quand il est pessimiste, c'est le même système à l'inverse, mais le même système. C'est un pessimisme d'opposition dynastique. Il consiste à accuser Dieu de n'avoir pas atteint son but. « Vous avez crée l'homme, comme c'était votre devoir. Mais vous n'avez pas assez fait pour l'homme. Il se trouve insuffisamment bien. Il n'a pas lieu d'être content de vous. Au moins il faudra réparer. Vous lui devez quelque chose. » — Double aspect de la même idée, optimisme ou pessimisme anthropomorphique, dans les deux cas proclamation des droits de l'homme sur le créateur ; croyance à Dieu, si vous voulez ; créance sur Dieu serait, je crois, mieux dit.

Tout son « cause-finalisme », auquel il tient tant, se ramène à cela. Il est le sentiment énergique qu'un immense effort des choses a été accompli pour nous contenter ou pour nous plaire ; qu'il a atteint quelquefois ce but si considérable ; que le monde est à peu près digne de nous ; que pour cette raison nous devons le trouver intelligent, que le monde reconnu intelligent s'appelle Dieu. — Mais aussi cet universel effort n'a pas laissé d'être maladroit ; nous mesurons ses maladresses à nos souffrances et les lacunes du monde à nos déceptions ; nous trouvons l'univers habitable, mais défectueux, donc intelligent mais capricieux ou étourdi, et sans refuser notre approbation, nous retenons quelque chose de notre respect. — Comme le paganisme est bien le fond ancien et toujours prêt à reparaître de la théologie humaine, et comme c'est bien la religion vraie des hommes, même très intelligents, quand on creuse un peu, qu'un commerce familier avec la divinité, dans lequel on la craint, on l'admire, on la querelle, et l'on doute un peu qu'elle nous vaille !

Voilà donc, à ce qu'il paraît, un esprit assez étroit, dispersé et curieux, mais superficiel et contradictoire, quand on le presse et qu'on le ramène, sans le trahir, il me semble, aux deux ou trois idées fondamentales qui forment son centre ; très peu nouveau, assez arriéré même, répétant en bon style de très anciennes choses, sensiblement inférieur aux philosophes, chrétiens ou non, qui l'ont précédé, et ne dépassant nullement la sphère intellectuelle de Bayle, par exemple ; surtout incapable de progrès personnel, d'élargissement successif de l'esprit, et redisant à soixante-dix ans son credo philosophique, politique et moral de la trentième année.

Prenons garde pourtant. Il est rare qu'on soit intelligent sans qu'il advienne, à un moment donné, qu'on sorte un peu de soi-même, de son système, de sa conception familière, du cercle où notre caractère et notre première éducation nous ont établis et installés. Cette sorte d'évolution que ne connaissent pas les médiocres, les habiles, même très entêtés, s'y laissent surprendre, et ce sont les plus clairs encore de leurs profits. Je vois deux évolutions de ce genre dans Voltaire. Voltaire est un épicurien brillant du temps de la Régence, et l'on peut n'attendre de lui que de jolis vers, des improvisations soi-disant philosophiques à la Fontenelle, et d'amusants pamphlets. C'est en effet ce qu'il donne longtemps. Mais son siècle marche autour de lui, et d'une part, curieux, il le suit : d'autre part, très attentif à la popularité, il ne demandera pas mieux que de se pénétrer, autant qu'il pourra, de son esprit, pour l'exprimer à son tour et le répandre. Et de là viendra un premier développement de la pensée de Voltaire. Ce siècle est antireligieux, curieux de sciences, et curieux de réformes politiques et administratives. De tout cela c'est l'impiété qui s'ajuste le mieux au tour d'esprit de Voltaire, et c'est ce que, à partir de 1750 environ, il exploitera avec le plus de complaisance, jusqu'à en devenir cruellement monotone. Quant à la politique proprement dite, il n'y entend rien, ne l'aime pas, en parlera peu et ne donnera rien qui vaille en cette matière. Restent les sciences ef les réformes administratives. Il s'y est appliqué, et avec succès. Il a fait connaître Newton, très contesté alors en France et que la gloire de Descartes offusquait. Il aimait Newton, et n'aimait point Descartes. Le génie de Newton est un génie d'analyse et de pénétration ; celui de Descartes est un génie d'imagination. Descartes crée son monde, Newton démêle le monde, le pèse, le calcule et l'explique. Voltaire, qui a plus de pénétration que d'imagination, est très attiré par Newton. Il a pris à ce commerce un goût de précision, de prudence, de sang-froid, de critique scientifique qu'il a contribué à donner à ses contemporains et qui est précieux. Sa sympathie pour Dalembert et son antipathie à l'égard de Buffon, sa réserve à l'égard de Diderot viennent de là. Et s'il n'est pas inventeur en sciences géométriques, ce qui n'est donné qu'à ceux qui y consacrent leur vie, son influence y fut très bonne, son exemple honorable, son encouragement précieux. Comme Fontenelle, comme Dalembert, il maintenait le lien utile et nécessaire qui doit unir l'Académie des sciences à l'Académie française.

En matière de réformes administratives il a fait mieux. Il a montré l'impôt mal réparti, iniquement perçu, le commerce gêné par des douanes intérieures absurdes et oppressives, la justice trop chère, trop ignorante, trop frivole et capable trop souvent d'épouvantables erreurs. Je crains de me tromper en choses que je connais trop peu ; mais il me semble bien que je ne suis pas dans l'illusion en croyant voir qu'il a deux élèves, dont l'un s'appelle Beccaria et l'autre Turgot. Cela doit compter. J'insiste, et quelque admiration que j'aie pour un Montesquieu, quelque cas que je fasse d'un Rousseau, et quelque estime infiniment faible que je fasse de la politique de Voltaire, je le remercie presque d'avoir été un théoricien politique très médiocre, en considérant que négliger la haute sociologie et s'appliquer aux réformes de détail à faire dans l'administration, la police et la justice, était donner un excellent exemple, presque une admirable méthode dont il eût été à souhaiter que le XVIIIe siècle se pénétrât. Ici Voltaire est inattaquable et vénérable. C'est le bon sens même, aidé d'une très bonne, très étendue, très vigilante information. Ici il n'a dit que des choses justes, dans tous les sens du mot, et tel de ses petits livres, prose, vers, conte ou mémoire, en cet ordre d'idées, est un chef-d'oeuvre.

Je vois une autre évolution de Voltaire, celle-là intérieure (ou à peu près), intime, et qu'il doit à lui-même, au développement naturel de ses instincts. C'est un épicurien, c'est un homme qui veut jouir de toutes les manières délicates, mesurées, judicieuses, ordonnées et commodes, qu'on peut avoir de jouir. Donc il est assez dur, nous l'avons vu, assez avare ( « l'avarice vous poignarde », lui écrivait une nièce), et la charité n'est guère son fait. Cependant le développement complet d'un instinct, dans une nature riche, intelligente et souple, peut aboutir à son contraire, comme une idée longtemps suivie contient dans ses conclusions le contraire de ses prémisses. L'épicurien aime à jouir, et il sacrifie volontiers les autres à ses jouissances ; mais il arrive à reconnaître ou à sentir que le bonheur des autres est nécessaire au sien, tout au moins que les souffrances des autres sont un très désagréable concert à entendre sous son balcon. Pour un homme ordinaire cela se réduit à ne pas vouloir qu'il y ait des pauvres dans sa commune. Pour un homme qui a pris l'habitude d'étendre sa pensée au moins jusqu'aux frontières, cela devient une vive impatience, une insupportable douleur à savoir qu'il y a des malheureux dans le pays et qu'il serait facile qu'il n'y en eût pas. Voltaire, l'âge aidant, du reste, en est certainement arrivé à cet état d'esprit, et je dirai de coeur, si l'on veut, sans me faire prier. Les pauvres gens foulés d'impôts, tracassés de procès, « travaillés en finances » horriblement, lui sont présents par la pensée, et le gênent, et lui donnent « la fièvre de la Saint-Barthelemy », cette fièvre dont il parle un peu trop, mais qui n'est pas, j'en suis sûr, une simple phrase. — Et l'on se doute que je vais parler des Calas, des Sirven et des La Barre. Je ne m'en défends nullement. Oui, sans doute, on en a fait trop de fracas. On dirait parfois que Voltaire a consacré ses soixante-dix ans d'activité intellectuelle a la défense des accusés et à la réhabilitation des condamnés innocents. On dirait qu'il y a couru quelque danger pour sa vie, sa fortune ou sa popularité. On sent trop, à la place que prennent ces trois campagnes de Voltaire dans certaines biographies, que le biographe est trop heureux d'y arriver et de s'y arrêter ; et l'effet est contraire à l'intention, et l'on ne peut s'empêcher de répéter le mot de Gilbert :

Vous ne lisez donc pas le Mercure de France ?

Il cite au moins par mois un trait de bienfaisance.

Oui sans doute, encore, cette pitié se concilie chez Voltaire, et au même moment, et dans la même phrase, avec une dureté assez déplaisante pour des infortunes identiques : « J'ai fait pleurer Genevois et Genevoises pendant cinq actes... On venait de pendre un de leurs prédicants à Toulouse ; cela les rendait plus doux ; mais on vient de rouer un de leurs frères (A Dalembert, 29 mars 1762.) » Oui, sans doute, encore, il y a, dans ces belles batailles pour Calas, Sirven, La Barre et Lally, beaucoup de cet esprit processif qui était chez Voltaire et tradition de famille et forme de sa « combativité ». Il a été en procès toute sa vie et contre tel juif d'Allemagne, ce qui exaspère Frédéric, et contre de Brosses, et contre le curé de Moëns ; et s'il y a dix mémoires pour Calas, il y en a bien une vingtaine pour M. de Morangiès, lequel n'était nullement une victime du fanatisme. — N'importe, c'est encore un bon et vif sentiment de pitié qui le pousse dans ces affaires des protestants, des maladroits ou des étourdis. Pour Calas surtout, le parti qu'il prend lui fait un singulier honneur ; car, remarquez-le, il sacrifie plutôt sa passion qu'il ne lui cède. Ses rancunes auraient intérêt à croire plutôt à un crime du fanatisme qu'à une erreur judiciaire, sa haine étant plus grande contre les fanatiques que contre la magistrature. Il hésite, aussi, un instant ; on le voit par ses lettres ; puis il se décide pour le bon sens, la justice et la pitié. Ce petit drame est intéressant.

On le voit, d'une part sous l'influence de son temps, d'autre part moitié influence de son temps, qui fut clément et pitoyable, moitié propre impulsion et développement, dans une heureuse direction, de ses instincts intimes, Voltaire, par certaines échappées, s'est dépassé, ce qui veut dire s'est complété. Une partie de son oeuvre de penseur est sérieuse, c'est la partie pratique et actuelle ; une partie (trop restreinte) de son action sur le monde est bonne, ce sont des démarches d'humanité et de bon secours. « J'ai fait un peu de bien, c'est mon meilleur ouvrage », est un joli vers, et ce n'est pas une gasconnade.

Mais quand on en revient à l'ensemble, il n'inspire pas une grande vénération, ni une admiration bien profonde. Un esprit léger et peu puissant qui ne pénètre en leur fond ni les grandes questions ni les grandes doctrines ni les grands hommes, qui n'entend rien à l'antiquité, au moyen âge, au christianisme ni à aucune religion, à la politique moderne, à la science moderne naissante, ni à Pascal, ni à Montesquieu, ni à Buffon, ni à Rousseau, et dont le grand homme est John Locke, peut bien être une vive et amusante pluie d'étincelles, ce n'est pas un grand flambeau sur le chemin de l'humanité.

Quand, tout rempli depuis bien longtemps de ses pensées et s'assurant sur une dernière lecture, récente, attentive et complète de ses ouvrages, on essaye de se le représenter à un de ces moments où l'homme le plus sautillant et répandu en tous sens, et rimarum plenissimus, s'arrête, se ramène en soi et se ramasse, fixe et ordonne sa pensée générale et s'en rend un compte précis, voici, ce me semble, comme il apparaît. — Positiviste borné et sec, impénétrable, non seulement à la pensée et au sentiment du mystère, mais même à l'idée qu'il peut y avoir quelque chose de mystérieux, il voit le monde comme une machine très simple, bien faite et imparfaite, combiné par un ouvrier adroit et indifférent, qui n'inspire ni amour ni inquiétude et qui est digne d'une admiration réservée et superficielle. — Conservateur ardent et inquiet, il a horreur de toute grande révolution dans l'artifice social et même de toute théorie politique générale et profonde ayant pour mérite et pour danger de pénétrer et partant d'ébranler, en pareille matière, le fond des choses. — Monarchiste ou plutôt despotiste, il ne trouve jamais le pouvoir central assez armé, ni aussi assez solitaire, ne le veut ni limité, ni contrôlé, ni couvert ni appuyé d'aucun corps, aristocratie, magistrature ou clergé, qui ait à lui une existence propre. — Antidémocrate et anti populaire plus que tout, il ne veut rien pour la foule, pas même (il le répète cent fois), pas même l'instruction ; et, par ce chemin, il en revient à être conservateur acharné, même en religion, voyant dans Dieu tel qu'il le comprend, et dans le culte, et dans l'enfer, d'excellents moyens, insuffisants peut-être encore, d'intimidation. — Et ce qu'il rêve, c'est une société monarchique dans le sens le plus violent du mot, et jusqu'à l'extrême, où le roi paye les juges, les soldats et les prêtres, au même titre ; ait tout dans sa main ; ne soit pas gêné ni par États généraux ni par Parlement ; fasse régner l'ordre, la bonne police pour tous, la religion pour le peuple, sans y croire ; soit humain du reste, fasse jouer les tragédies de M. de Voltaire et mette en prison ses critiques. Il se fâche contre les philosophes de 1770 quand ils « mettent ensemble » les rois et les prêtres. Pour les rois, non, s'il vous plaît ! « Il ne s'agit pas de faire une révolution comme du temps de Luther ou de Calvin, mais d'en faire une dans l'esprit de ceux qui sont faits pour gouverner. » Son idéal, c'est Frédéric II ; non pas encore : Frédéric accueille et recueille les Jésuites ; son vrai idéal, c'est Catherine II. La société qu'il a rêvée c'est celle de Napoléon Ier.

Et ce système est un système. C'est celui de Hobbes. Seulement Voltaire est trop léger pour avoir en soi, ou pour atteindre, du système qu'il conçoit ou qu'il caresse, la substance et le fond. Il n'appuie sur rien les constructions légères de sa pensée. Positiviste, il n'a pas l'essence du positiviste ; monarchiste, il n'a pas la raison d'être du monarchiste ; antidémocrate, sans être sérieusement aristocrate, il n'a pas les qualités patriciennes ; et, conservateur, il n'a pas les vertus conservatrices.

Positiviste, il ne sait pas que l'essence du positivisme c'est une qualité, très religieuse, quoi qu'elle en ait et très grave, qui est l'humilité ; que le positiviste sincère est surtout frappé des bornes étroites et des voûtes affreusement basses et lourdes qui limitent et répriment notre misérable connaissance ; qu'il dit : « Bornons-nous, puisque nous sommes bornés ; sachons ne pas savoir, puisqu'il est si probable que nous ne saurons jamais ; à l'ama nesciri de l'Imitation ajoutons aude nescire » ; — et que c'est là une disposition d'esprit plus respectueuse du grand mystère que toute téméraire affirmation, puisqu'elle le proclame. — Voltaire, lui, ne s'humilie point, croit savoir (le plus souvent du moins) et tranche lestement. Il est positiviste assuré et audacieux, avec un petit déisme très positif aussi, sans aucun mystère, dont on fait le tour en trois pas, dont il est fâcheux aussi qu'il ait besoin comme instrument de terreur, et qui au défaut d'être un peu naïvement positif, joint celui d'être trop pratique. Il n'a pas le positivisme sérieux et réfléchi qui s'arrête au seuil du mystère, mais précisément parce qu'il y est arrivé.

Monarchiste, il n'a pas la raison d'être du monarchiste, qui n'est autre chose que le patriotisme. Le monarchisme, quand il est profond, est un sacrifice. Il est l'immolation du droit de l'homme au droit de l'État pour la patrie. Il part de cette conviction que la patrie n'est pas un lieu, mais un être, qu'elle vit, qu'elle se ramasse autour d'un coeur ; et que ce coeur, s'il n'est pas un Sénat éternel, doit être une famille éternelle, une maison royale, une dynastie ; que cette maison est le point vital du pays, languissant parfois (et alors malheur dans le pays, mais respect encore et fidélité au trône : ce ne sera qu'une génération sacrifiée à la perpétuité du pays) ; puissant parfois et vigoureux et alors gloire dans la nation et élan nouveau vers l'avenir ; mais toujours conservateur du pays, en ce qu'il en est la perpétuité, et parce qu'un pays n'est autre chose qu'un être perpétuel et fidèle à sa propre éternité. — Cette conception est absolument inconnue de Voltaire ; il est monarchiste sans être dynastique, il est monarchiste sans être patriote, d'où il suit qu'il n'est monarchiste que par instinct banal de conservation. Il est si peu monarchiste dans le sens profond du mot qu'il change de roi ; il est si peu patriote qu'il change de patrie. Son indifférence pour le pays dont il est, est telle qu'elle a étonné même ses contemporains. Elle est telle qu'elle le rend inintelligent même au point de vue pratique, ce qui peut surprendre. Agrandissement de la Prusse, débordement de la Russie, suppression de la Pologne, les Russes à Constantinople, voilà sa politique extérieure, cent fois exposée. C'est toujours la France amoindrie qu'il semble rêver. — Ce n'est pas qu'il lui en veuille précisément. Il n'en tient pas compte. Que d'énormes monarchies, qui ne risquent pas d'être catholiques et qu'il espère naïvement qui seront « philosophiques », se forment dans le monde, il lui suffit. C'est le plus remarquable cas, non de colère blasphématrice contre la patrie, ce qui serait plus décent, mais d'indifférence à l'endroit du pays, qui se soit vu.

Antidémocrate, il l'est, sans être patricien. Ce n'est pas le mépris du peuple qui fait le vrai aristocrate, c'est la certitude que le peuple est incapable de gouverner ses affaires, et que, par conséquent, il faut se dévouer à lui. Voltaire a le mépris sans avoir le dévouement. Il n'a que la plus mauvaise moitié de l'aristocrate. Il veut tenir la foule dans l'ignorance et l'impuissance, et c'est un système qui peut se défendre ; mais il ne tient à aucune aristocratie éclairée, organisée et pouvant quelque chose dans l'État, de quoi étant adversaire, il devrait être démocrate ; et Rousseau est plus logique que lui. Mais tout ce qui n'est pas monarchie pure, et que ce soit démocratie, ou aristocratie, ou gouvernement mixte, lui est antipathique. On s'attendrait, puisqu'il est si personnel, et puisque c'est notre ridicule à tous de tenir pour le meilleur l'état où nous serions les personnages les plus considérables, qu'il rêvât une aristocratie philosophique et un gouvernement des « hautes capacités » et des « lumières ». Nullement. Diderot y songe plus que lui. C'est même une chose monstrueuse pour lui que « l'Église » ait pu être jadis un « ordre » de l'État. Cela dérange sa conception de l'État. Cependant, si l'Église a été un ordre. C'est qu'elle était en ces temps-là la corporation des capacités. — Mais la vraie idée aristocratique est totalement étrangère à ce contempteur du peuple. Il n'est aristocrate que par négation.

Et il n'est conservateur que par timidité. Le conservatisme sérieux et fécond n'est pas la peur de l'avenir ; c'est le respect du passé. C'est une sorte de piété filiale. C'est le sentiment que le passé a une vertu propre, que les institutions du passé sont bonnes, même quand elles sont un peu mauvaises, comme maintenant dans la nation l'idée de la continuité des efforts, de la longueur de la tâche, et de la patience commune. La tradition, c'est la solidarité des hommes d'aujourd'hui avec les ancêtres, et par là c'est la patrie agrandie, dans le temps, de tout ce qu'elle retient et vénère du passé. — Et cela est vrai que le passé a une vertu, sans avoir été si vertueux quand il était le présent ! Comme d'un père mort un fils ne garde en mémoire, très naturellement et sans effort, que ce qu'il avait d'excellent, et comme ce souvenir devient en lui un viatique et un principe d'énergie morale ; de même un peuple dans les institutions qu'il garde de ses ancêtres ne trouve, naturellement, qu'une image épurée de ce qu'ils étaient, qui lui devient un réconfort et un idéal. Montaigne gardait dans son cabinet les longues gaules dont son père avait accoutumé de s'appuyer en marchant, et certes, je voudrais qu'il les eût gardées même si son père s'en fût servi quelquefois pour le fustiger. — Voltaire n'a point ce genre de piété. Il est homme nouveau essentiellement ; et il n'a aucune espèce de respect. Il n'est conservateur que parce qu'il se trouve à peu près à l'aise dans la société telle qu'elle est. Il est conservateur par appréhension beaucoup plus que par respect. Il est conservateur beaucoup moins des souvenirs que des défiances, et beaucoup plus des remparts que du Palladium. — Il n'y a pas â s'y tromper : l'humanité qu'il a rêvée serait l'humanité ancienne, seulement un peu, je ne veux pas dire dégradée, un peu déclassée ; et la société qu'il a rêvée serait la société ancienne un peu nivelée, aussi comprimée. Ce serait quelque chose comme l'Empire sans gloire. Ce serait un état social parfaitement ordonné et odieux.

On ne le voit pas si déplaisant que cela, à le lire de temps en temps. Non certes, d'abord parce qu'il est plaisant, et spirituel et causeur aimable, ce qui sauve tout, surtout en France ; ensuite parce qu'il a beaucoup de bon sens, et que ses idées de détail sont très justes, très vraies, très pratiques, et excellentes à suivre. Le Voltaire négatif, le Voltaire prohibitif, le Voltaire qui dit : « Ne faites donc pas cela », est admirable. S'il s'était borné à répéter : « Ne brûlez pas les sorciers ; ne pendez pas les protestants ; n'enterrez pas les morts dans les églises ; ne rouez pas les blasphémateurs ; ne questionnez pas par la torture ; n'ayez pas de douanes intérieures ; n'ayez pas vingt législations dans un seul royaume ; ne donnez pas les charges de magistrature à la seule fortune sans mérite ; n'ayez pas une instruction criminelle secrète, à chausse-trapes et à parti pris (*) ; ne pratiquez pas la confiscation qui ruine les enfants pour les crimes des pères ; ne prodiguez pas la peine de mort (il a même plaidé une ou deux fois pour l'abolition) ; ne tuez pas un déserteur en temps de paix, une fille séduite qui a laissé mourir son enfant, une servante qui vole douze serviettes ; soyez très propres ; faites des bains pour le peuple ; n'ayez pas la petite vérole ; inoculez-vous » ; — s'il s'était borné à répéter cela toute sa vie avec sa verve et son esprit et son feu d'artifice perpétuel, et à faire une centaine de jolis contes, je l'aimerais mieux. Mais le fond des idées est bien pauvre et le fond du coeur est bien froid. Ce qu'il paraît concevoir comme idéal de civilisation est peu engageant. Le monde, s'il avait été créé par Voltaire, serait glacé et triste. Il lui manquerait une âme. C'est bien un peu ce qui manquait à notre homme.

(*) Une fois même, il a demandé le jury (ce qui est étrange de la part d'un homme qui n'a jamais manqué, dans les affaires d'Abbeville et de Toulouse, d'accuser surtout la population, responsable des décisions que ses cris imposaient aux juges) ; mais ce n'est qu'une de ses « humeurs » et boutades.

IV

SES IDÉES LITTÉRAIRES

Il en est des idées de Voltaire sur l'art comme de ses autres idées. Elles paraissent contradictoires et incertaines au premier regard : elles le sont en effet ; et elles se ramènent à une certaine unité en ce qu'elles sont uniformément assez justes, très étroites et peu profondes. — Au premier abord il paraît tout classique. Il arrive à la vie littéraire au moment d'une grande croisade des « modernes », et il prend parti contre les modernes avec décision. Il défend, contre Lamotte, Homère, la tragédie en vers et les trois unités ; il défend, contre Montesquieu, la poésie elle-même qu'il sent méprisée par le raisonnement, la didactique, la science sociale et le jeu des idées pures. Nul doute n'est possible sur ses intentions. On est en réaction, autour de lui, contre tout le XVIIe siècle ; il veut, lui, que l'on continue le XVIIe siècle, que l'on rime plus que jamais, et que, plus que jamais, on fasse des tragédies, des odes et des poèmes épiques. Il en fait, pour donner l'exemple, et ramène vivement son siècle, qui sans lui, certainement, s'en écartait, à la littérature d'imagination.

Et, sur cela, vous croyez qu'il est ancien, à la façon d'un Racine, d'un Boileau, d'un Fénelon et d'un La Bruyère, ou, ce qui est mieux encore, un ancien avec de vives clartés et très heureux reflets des littératures modernes, comme un La Fontaine. Nullement. Il n'a guère perdu une occasion de mettre le Tasse et l'Arioste au-dessus d'Homère, de profiter malignement des maladresses d'Euripide et de taquiner Homère sur ce qu'il a parfois de primitif et d'enfantin. Pindare pour lui n'existe pas, à quoi l'on peut mesurer le chemin parcouru en arrière depuis Boileau. La tragédie française est incomparablement supérieure à la tragédie grecque. Aristophane n'est qu'un plat bouffon, indigne d'intéresser un moment les honnêtes gens ; Virgile, très supérieur à Homère du reste, a surtout des qualités de belle composition et d'ordonnance. Bref, Voltaire est un classique qui ne comprend à peu près rien à l'antiquité. Il est curieux, quand on lit Chateaubriand, de reconnaître à chaque page que, du révolutionnaire et du classique conservateur, c'est le révolutionnaire qui a le plus vivement, le plus puissamment, le plus complètement, le sens de l'antiquité.

C'est que Voltaire, en cela comme en toute chose, n'a pas le fond. C'est comme son originalité. Il est classique en littérature comme il est conservateur ou monarchiste en politique, sans savoir ce que c'est qu'un classique, non plus que ce que c'est qu'un conservateur. En cela, comme en autre affaire, c'est aux formes et à l'extérieur des choses qu'il s'attache. Le goût classique, pour lui, ce n'est pas forte connaissance de l'homme, passion du vrai et ardeur à le rendre, imagination énergique et mâle associant l'univers à la pensée de l'homme et peuplant le monde de grandes idées humaines devenant des dieux et des cieux, sensibilité vraie et forte née de la conscience profonde des misères et des grandeurs de notre âme — et, parce que tout cela est bien compris et possédé pleinement, et, pour que tout cela soit bien compris des autres, clarté, ordre, harmonie, proportions justes, marche droit au but, ampleur, largeur, noblesse. Non ; l'art classique n'est pour lui que clarté, ordre, netteté, ampleur et noblesse, sans le reste ; et c'est ce qui est saisir la forme, la bien voir même, avec justesse et sûreté, mais ne pas soupçonner le fond ; et c'est tout Voltaire critique.

Un certain modèle de bon ton, de justesse d'idées et de justesse de proportions dans les oeuvres, d'élégance, de distinction et de noblesse, voilà ce qu'il a vu, et certes il n'a pas eu tort de le voir, dans le siècle de Louis XIV. Avec son manque de profondeur, et d'imagination, et de sensibilité, c'est tout ce qu'il pouvait voir, et il s'en est fait une poétique, qui est bonne, qui est saine, qui est incomplète et qui est tout ce qu'il y a au monde de plus stérile. C'est, si l'on veut, un assez bon acheminement. « Il faut avoir passé par là », ou plutôt on peut avoir passé par là. Ceux qui y restent n'ont rien compris au fond des choses.

Il y est presque resté. Aussi, appliquant ce cadre étroit aux grandes oeuvres de la grande littérature classique pour les mesurer, on peut juger ce qu'il en laisse de côté ou en proscrit. De la Bible il ne reste rien (Boileau la comprenait) ; de l'antiquité grecque les deux tiers, au moins, tombent ; et Homère lui est, à l'ordinaire, un prétexte à parler de l'Arioste. Sophocle reste : il est noble, il est mesuré, il est harmonieux ; mais il est religieux, il est philosophe, il est grand créateur d'âmes, il est grand poète lyrique, et Voltaire s'en est peu aperçu. De l'antiquité latine ne restent guère que Virgile et Horace, Horace surtout.

Appliqué même au XVIIe siècle, le cadre est étroit. Pascal n'est pas compris, du moins celui des Pensées. C'est que Pascal, sans qu'on s'occupe ici ni du philosophe ni du théologien, est le plus grand poète, peut-être, du XVIIe siècle.

Où le critérium adopté par Voltaire a des effets bien curieux, c'est dans les questions de « bon goût » proprement dit et de bienséance. Le grand défaut des auteurs du XVIIe siècle, pour Voltaire, est d'avoir trop souvent manqué de noblesse. Bossuet est quelquefois bien familier dans ses Oraisons funèbres, et la « sublimité » de ces beaux ouvrages en est « déparée » (Temple du goût.). Comparez le portrait si correct et bien compassé de la reine d'Egypte dans le Séthos de l'abbé Terrasson et le portrait de Marie-Thérèse dans Bossuet : « vous serez étonné de voir combien le grand maître de l'éloquence est alors au-dessous de l'abbé Terrasson. » (Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l'éloquence dans la Langue française. — Caractères et portraits.). La Fontaine est charmant ; il a un « instinct heureux et singulier » et fait ses fables « comme l'abeille la cire » ; mais que de trivialités quelquefois, que de « bassesses », que de « négligences » et que d' « impropriétés » ! Surtout il est regrettable qu'il n'ait « ni rime ni mesure ». — Il n'y a pas jusqu'à ce bon Rollin qui n'ait donné dans le familier. Dans un passage sur les jeux scolaires, il ose nommer la « balle », le « ballon » et le « sabot » ; et ce sabot ne saurait se souffrir. — Sait-on bien que Racine lui-même n'est pas constamment élégant ? Il y a dans le second acte d'Andromaque des « traits de comique » qui sont absolument insupportables dans une tragédie. Ah ! quel dommage !

Voltaire n'a pas cessé d'avoir de ces singulières délicatesses et de ces étranges dégoûts. En littérature aussi c'est un gentilhomme, certes, mais trop récemment anobli, et il est plus intraitable qu'un autre sur la noblesse.

Avec sa vive sensibilité, je voudrais pouvoir dire « nervosité » d'homme de théâtre, il a reçu comme le coup et la secousse de Shakespeare, pendant son séjour en Angleterre, et il a crié en France la gloire du grand tragique. — Pourquoi cette croisade furieuse, tout à la fin de sa carrière, contre l'auteur d'Othello ? C'est qu'on est l'auteur de Zaïre, sans doute ; c'est aussi que le goût intime reprend le dessus ; et que le goût intime consiste dans les qualités de forme infiniment préférées au fond. Le goût de Voltaire c'est le goût de Boileau devenu beaucoup plus étroit et beaucoup plus timide et beaucoup plus superbe. Prenez ce qui est comme l'enveloppe de la poétique du XVIIe siècle : trois unités, distinction rigoureuse des genres, noblesse de ton, merveilleux, éloquence continue, toutes choses qui sont des effets de la conception artistique du grand siècle, et non cette conception même ; et cette sorte d'enveloppe et d'écorce, désormais sans substance et sans sève, prenez-la pour l'art lui-même ; ayez cette illusion ; vous aurez celle de Voltaire, et l'explication, du même coup, de ce qu'il y a, manifestement, d'artificiel, de sec, d'inconsistant et de creux dans l'art de Voltaire et de son groupe.

Et aussi ce soutien et cet appui dont s'aidaient les hommes du XVIIe siècle, l'imitation de l'antiquité, destituez-le de sa force de sa vertu première, réduisez-le à n'être plus un art de penser comme les anciens, et un commerce perpétuel avec eux, et une puissance de renouvellement par leur exemple ; réduisez-le à n'être plus qu'un instinct et une habitude d'imitation, et un procédé d'ouvrier avisé et habile ; et un procédé s'appliquant aux modèles les plus différents, à Virgile comme à Camoëns, à Arioste ainsi qu'à Shakespeare : et s'appliquant, encore, à des modèles qui sont déjà en partie des imitations, c'est-à-dire aux oeuvres du XVIIe siècle : vous avez un autre aspect de l'art poétique et un autre secret de la façon de travailler de Voltaire ; et vous arrivez, par tout chemin, à vous convaincre que cet art est l'art, moins le fond de l'art.

Est-ce là tout ce qui constitue le goût littéraire de Voltaire ? Non pas ! N'oublions jamais, en parlant d'un homme, la qualité maîtresse, petite ou grande, qui fait son originalité. L'originalité de Voltaire, c'est son instinct de curiosité. C'est par là que, de tous côtés, il échappe à ses faiblesses. Une partie du rôle littéraire de Voltaire, c'est d'avoir résisté à la réaction contre le XVIIe siècle, et d'avoir soutenu que le XVIIe siècle était grand ; mais une autre partie de son rôle, c'est d'avoir fureté partout. Si étroit d'esprit qu'on puisse être accusé d'être, on ne va point partout sans en rapporter quelque chose. Il sait beaucoup d'histoire, de littérature, d'histoire de moeurs. Cela fait que son goût, étroit pour nous, est quelquefois plus large que celui de ses contemporains. Il les redresse, à la rencontre, fort heureusement. S'il trouve des enfantillages dans Homère, tel des hommes de son temps y trouvait des grossièretés qu'il ne tient pas pour telles. « Peut-on supporter, disait-on autour de lui, Patrocle mettant trois gigots de mouton dans une marmite ? ... » — « Eh ! mon Dieu, répond Voltaire, c'est que vous n'avez rien vu. Charles XII a fait six mois sa cuisine à Demir-Tocca, sans perdre rien de son héroïsme. » — « Pourquoi tant louer la force physique de ses héros ? Cela n'est pas du ton de la cour. » — « Non, mais avant l'invention de la poudre, la force du corps décidait de tout dans les batailles. Cette force est l'origine de tout pouvoir chez les hommes ; par cette supériorité seule les nations du Nord ont conquis notre hémisphère depuis la Chine jusqu'à l'Atlas. »

Voilà à quoi sert de savoir quelque chose. De ses excursions à travers toutes les littératures à peu près, et toutes les histoires, Voltaire a rapporté de quoi tempérer quelquefois ce que son esprit avait naturellement d'impérieux dans la soumission. D'Angleterre il tient un demi-shakespearianisme, qui, au moins, nous le verrons, doit diversifier ses procédés d'imitation. De ses Italiens il tient un certain goût de fantaisie folle qui l'écartera par moments (mais beaucoup trop) de son ferme propos de noblesse académique dans l'art. De ses Espagnols, qui n'ont que de l'imagination, comme il n'en a pas, il ne tire rien. Mais, tout compte fait, sa critique, quoique en son fond plus étroite que celle de Boileau, a quelques échappées, pour ne pas dire hardiesses, et quelques saillies, assez heureuses. Il a loué éternellement Quinault, il est vrai, et c'est un crime, et sans excuse, car tout ce qu'il en cite à l'appui de sa louange est d'une platitude incomparable ; mais il a inventé Athalie, et c'est une gloire. C'est qu'il était homme de théâtre, grand premier rôle de naissance, et que la grandeur du spectacle le ravissait. Il a, plus tard, vingt fois, démenti cet enthousiasme, en faisant remarquer combien Athalie est d'un mauvais exemple. C'est qu'il est monarchiste et anticlérical ; mais ces vingt passages, on ne veut pas les lire, et on a raison.

En somme, il aimait passionnément la littérature, ce qui est très bien, sans la bien comprendre, ce qui est étrange. Cela tient à ce qu'il n'était pas poète et à ce qu'il se sentait très bon écrivain. Cette complexion mène à étre un ouvrier infiniment adroit et prestigieux, qui, sans bien sentir l'art, se donne, et même aux autres, l'illusion qu'il est un artiste.

V

SON ART LITTÉRAIRE

J'ai commencé l'étude de Voltaire artiste par l'étude de Voltaire critique. Ce n'est pas sans raison. Je crois en effet que l'art dans Voltaire n'est guère que de la critique qui se développe, et qui se donne à elle-même des raisons par des exemples. Il y a des hommes de génie qui se transforment en critiques, pour leurs besoins, et alors ils donnent comme règle de l'art la confidence de leurs procédés. Tels Corneille et Buffon. Il y a des hommes de goût, de finesse, d'intelligence qui sont critiques de naissance, qui disent : « ce n'est pas comme cela qu'on fait un ouvrage ; c'est comme ceci » ; et qui ajoutent, le moment d'après, ou l'année suivante : « et je vais le montrer, en en faisant un ». On reconnaît généralement les premiers à ce qu'ils ne s'adonnent qu'à un genre d'ouvrages, et ensuite prescrivent des règles d'art qui ne s'appliquent bien qu'à ce genre-là. Tels Buffon et Corneille. On reconnaît généralement les autres à ce qu'ils ont des idées de critique sur tous les genres d'ouvrage, et s'aventurent à composer des oeuvres à peu près de tous les genres. Tels Marmontel, Laharpe, à cent degrés plus haut tel Voltaire. — Seulement Voltaire, outre ce talent ou plutôt cette souplesse à transformer sa critique en exemples agréables, qu'il prend et donne pour des modèles, a un talent original, et peut-être deux. Il a un génie de curiosité, et c'est ce qui en fera un bon historien ; il a un génie de coquetterie, de bonne grâce, d'habileté à bien faire les honneurs de lui-même, et c'est ce qui en fera un conteur, un rimeur de petits vers charmants, et un épistolier des plus aimables.

Commençons par ceux de ses ouvrages où l'inspiration n'est que de la critique qui s'échauffe.

Ce sont ses poésies, ses tragédies, ses comédies. Ils ont deux défauts, dont le premier est précisément d'être nés d'une idée et non d'un transport de l'âme tout entière, de l'intelligence et non de tout l'être, et par conséquent de rester froids ; dont le second, conséquence du premier, est d'être presque toujours des oeuvres d'imitation ; car la critique qui invente ne peut guère être que de l'imitation qui se surveille, et qui surveille son modèle, de l'imitation avisée qui corrige ce qui redresse, mais de l'imitation encore.

C'est là les caractères essentiels de tous les grands ouvrages artistiques de Voltaire. De quoi est née la Henriade ? Du traité sur le poème épique qui l'accompagne, soyez-en sûrs. Le traité a été fait après ; mais il a été pensé avant. Voltaire s'est dit : « Homère brillant, mais diffus et enfantin ; Virgile élégant, mais souvent froid, avec un héros qu'on n'aime point ; Lucain déclamateur, mais vigoureux, « penseur », éloquent, bon historien. Ce qu'il faut dans un poème épique, c'est un héros sympathique une histoire vraie et grande, des pensées philosophiques, des discours brillants, un peu de merveilleux, car vraiment Lucain est trop sec, mais un merveilleux civilisé, moderne et philosophique, et des vers d'une prose solide et serrée, comme : « Nil actum reputans si quid superesset agendum », et je songe à une Henriade. » — Et la Henriade a vu le jour. C'est un poème très intelligent.

Non pas, sans doute, d'une intelligence très profonde et très pénétrante des vraies conditions de l'art, lesquelles se sentent, plus qu'elles ne se comprennent. Ici la création est la mesure juste du sens critique, et l'invention juge la théorie. Voltaire se trompe, encore ici, sur le fond des choses, qu'il n'atteint pas. Il prend la galanterie pour l'amour, l'allégorie pour le merveilleux et l'histoire pour l'épopée. Mais dans les limites d'une intelligence qui fut toujours fermée aux trois ou quatre conceptions supérieures de l'âme humaine, la Henriade est un poème très intelligent. — Je comprends qu'elle laisse froid, je ne comprends pas qu'elle ennuie. C'est de l'histoire anecdotique très amusante. Le sens critique que l'a conçue ; mais le génie de curiosité l'a exécutée. Il y a là des portraits bien faits, des scènes bien racontées, et des « États de l'Europe en 1600 » rédigés en prose admirable, précis, ramassés et clairs, qui feraient très grand honneur à des manuels d'histoire pour homme du monde. — Comment il faut lire la Henriade ? Posément, sans anxiété et sans transport (elle le permet), en saisissant bien ce qu'il y a dans chaque vers d'allusion à une foule d'événements, et en lisant surtout les notes de Voltaire, qui éclairent les allusions et complètent le cours. Et lue ainsi, elle est un vif plaisir de l'esprit dans une grande tranquillité du coeur et un grand calme de l'imagination. On y voit presque toute l'histoire de France, surtout ce que Voltaire en aime, dans la belle lumière d'un jour clair et un peu frais : Saint Louis, François Ier, les Valois, Henri IV et ce cher siècle de Louis XIV prolongé quelque peu jusqu'à Voltaire lui-même. La curiosité a dicté ces pages, a dicté ces notes, et elle se satisfait à les lire. C'est le poème le plus distingué, le plus judicieux et le plus utile qu'on ait écrit en France depuis Mézeray.

La Pucelle est moins amusante. On peut même dire qu'elle est illisible. C'est un poème plaisant, à qui il manque d'être comique. Ces personnages burlesques font des sottises qui ne font point rire. Faut-il écrire un très grand mot en parlant de la Pucelle ? N'importe ; je dirai que c'est parce que Voltaire manque de psychologie. Ce ne sont point les aventures où des hommes sont engagés qui sont bouffonnes par elles-mêmes ; ce sont les travers par où les hommes se jettent dans des aventures désagréables, ou par où ils les subissent de mauvaise grâce, ou par où ils les rendent plus humiliantes encore et les prolongent ; ce sont ces travers qui piquent notre malignité et la chatouillent. Ne comparez pas à Don Quichotte, mais seulement à Ragotin, pour sentir tout de suite où est le fond vrai d'un roman comique ou d'un poème burlesque. Ce fond n'existe aucunement dans la Pucelle. Ce ne sont qu'inventions de petits faits grotesques ; on dirait les imaginations d'un collégien vicieux. Pour comprendre que cet énorme amas d'ordures ait plu aux contemporains, il faut avoir lu tous les romans froidement lubriques du temps ; et pour ce qui est de comprendre que Voltaire ait pu les entasser, par poignées, pendant à peu près toute sa vie, il faut y renoncer absolument. Cela confond.

Ce qu'on en pourrait distraire, ce serait quelques-uns de ces avant-propos ou billets au lecteur qui sont placés en tête de chaque chant. Il y en a de très jolis. Le Voltaire des petits vers et des petites lettres s'y retrouve. Il a bien fait d'emprunter ce procédé a l'Arioste.

Son goût pour l'histoire se retrouve encore dans cet ouvrage pour laquais. Il a trouvé le moyen d'y dérouler toute l'histoire de France depuis Charles VII jusqu'au système de Law inclusivement. Ce n'est pas le plus mauvais endroit. Cela rappelle un peu la Ménippée. Mais c'est sans doute assez parlé de la Pucelle.

C'est dans ses tragédies qu'on voit le mieux à quel point l'art de Voltaire est une critique qui cherche à se transformer en invention. La tragédie de Voltaire est sortie de la théorie de Voltaire sur la tragédie. C'est une date importante pour l'étude de la critique dramatique en France. Voltaire admire les Grecs, leur préfère Corneille, lui préfère Racine, et croit qu'après Racine, il n'y a qu'à imiter Racine en le corrigeant. Que manque-t-il à Racine ? C'est de cette question et de la réponse qu'il y croit pouvoir faire, que toute la tragédie de Voltaire est née, à bien peu près. Il manque à Racine de l'action. Il manque à Racine du spectacle. Deux pièces hantent sans cesse la pensée de Voltaire : Rodogune et Athalie. L'action de Rodogune ajoutée au théâtre de Racine, voilà la perfection ; et Voltaire l'atteindra, et il l'a atteinte, comme tous ses contemporains, on peut le voir par les lettres de Dalembert et de Bernis, en sont persuadés.

Au fond, cela voulait dire que Voltaire ne comprenait pas le théâtre de Racine. Malgré son adoration pour Racine et ses superbes mépris pour Corneille, Voltaire, qui se croit novateur, est beaucoup plus rapproché de Corneille que de Racine. Le théâtre français pour lui est un recueil « d'élégies amoureuse » ; c'est un riassunto di elegie e epitalami. Qu'est-ce à dire ? Que, comme tous les critiques depuis 1700 jusqu'à 1850 environ, il trouve Racine « tendre », ce qui est la plus incroyable méprise littéraire qui se soit vue depuis Hésiode. Ces propos amoureux des héros de Racine, où, sous les politesses et les grâces du langage, il ne s'agit que d'assassinat, de suicide, de mort, de fureur et de folie, et au bout desquels, invariablement, et comme conséquences fatales, arrivent en effet, en réalité, assassinats, suicides et « grandes tueries » et folies furieuses ; ces propos, Voltaire les prend pour des madrigaux et de langoureuses fadeurs. Donc il faut... les supprimer, et les remplacer par des incidents. Remplacer la psychologie tragique de Racine, qui « fait longueur », par des incidents, « parce que toutes les tragédies françaises sont trop longues » : voilà le dessein et l'effort de Voltaire.

Or remplacer le détail psychologique, qui est tout Racine, par un détail matériel, on a dit que c'était créer le mélodrame ; mais on a oublié que Corneille l'avait créé. Il y a un Corneille, vraiment grand tragique et vrai précurseur de Racine, qui est un psychologue un peu gauche, mais puissant ; c'est celui que les écoliers connaissent ; c'est celui qui a créé les âmes d'Auguste, de Polyeucte, de Pauline, de Camille, de Chimène et de Viriate ; mais il y a un Corneille moins connu, qui a écrit quarante mille vers peu lus de nos jours et qui a bâti trente mélodrames, dont quelques-uns, comme Attila, sont inintelligibles, dont quelques-uns, comme Nicomède, Rodogune, Don Sanche d'Aragon, sont très amusants, pleins d'action, d'incidents, d'entreprises, de méprises, de surprises et de reconnaissances. C'est ce théâtre-là que Voltaire a inventé. Sauf vers la fin de sa vie, et dans sa décadence lamentable, il n'a pas inventé autre chose.

Et ce n'était pas maladroit, Racine étant très présent aux mémoires, Corneille, le Corneille mélodramatiste du moins, beaucoup moins familier aux esprits, Racine n'étant pas très imitable, et Corneille, quand il n'est qu'habile, pouvant être vaincu en habileté. — Tant y a que c'est là ce que Voltaire a fait, avec une application soutenue et une honorable dextérité. Prendre un sujet de Racine, ou un sujet de Corneille aussi, quelquefois de Shakespeare, et le traiter en mélodrame, sans psychologie, sans peinture des variations et des démarches compliquées des sentiments, avec beaucoup de petits faits formant intrigue, c'est où il s'est montré ouvrier habile et souvent heureux. C'était « dépasser » Racine en marchant à reculons ; ce n'était peut-être pas donner un théâtre nouveau à la France : il est vrai que c'était lui en rendre un.

Il a repris deux fois le sujet d'Athalie, et deux fois il a comme noyé la tragédie dans un mélodrame. Sémiramis c'est Athalie sans Joad, et sans Athalie (avec un peu d'Hamlet rudimentaire). Joad y est réduit à rien. Voltaire n'a pas compris que Joad est le caractère le plus profond et le plus intéressant du théâtre de Racine, et qu'une Athalie sans Joad est bien amoindrie ; et c'est une Athalie moins Joad qu'il écrit. Ajoutez que sa reine Sémiramis est une Athalie singulièrement obscure, à peu près indéfinissable et presque inintelligible. Mais en revanche que de spectres, que d'incestes, que de parricides, que de fratricides, et quelle « méprise » !

Mahomet, c'est Athalie, et cette fois avec Joad comme personnage principal. Mais Mahomet est un Joad sans profondeur, et comme sans ressort intime. Ce n'est pas plus Mahomet qu'un ennemi quelconque de Zopire. C'est un scélérat ; ce n'est pas un fanatique. C'est un ambitieux qui sait faire tuer son rival, ce n'est pas un « séducteur » d'âmes qui crée autour de lui des dévouements aveugles et forcenés. — Il n'y a qu'une chose qu'on ne comprenne pas, c'est son influence sur Séide. Figurez-vous un Joad dont on ne pourrait pas comprendre l'ascendant sur Abner. C'est le fond des choses qui manque. Mais l'aventure, sauf une maladresse ou deux, est bien menée, et l'intérêt de curiosité bien ménagé.

Mérope c'est Andromaque ; mais le procédé est le même que ci-dessus. Dans Racine, dès le premier acte, Andromaque est placée entre Pyrrhus et Astyanax à sauver. Qu'elle se décide ! Et la décision doit ne se produire qu'au dénouement. Racine ne craint pas de laisser Andromaque pendant cinq actes en cet état d'incertitude, parce qu'il sait que cette incertitude est toute la pièce, parce qu'il sait aussi que, des mouvements divers d'une âme pressée entre deux devoirs, il saura faire toute une pièce, et que c'est son art même. — Que Voltaire est plus prudent ! Ce n'est qu'après trois actes qu'il mettra Mérope dans cette situation. Le reste sera incidents, méprises invraisemblables, complication étrange, bizarre (et intéressante du reste) de menus faits, de péripéties et de coups de théâtre qui supposent une combinaison bien extraordinaire de circonstances et une bonne volonté un peu forte du parterre. — La convention propre au mélodrame, c'est la naïveté du spectateur.

Zaïre, c'est Othello avec beaucoup de Mithridate ; mais tirer de la jalousie seule cinq actes de tragédie, pour Voltaire ce n'est pas du théâtre. Que Zaïre ait perdu son frère, ait perdu son père, et retrouve son père et retrouve son frère et qu'il y ait « reconnaissance » et qu'il y ait « méprise » ; voilà du théâtre ! Pendant le temps que prennent ces choses, on n'est pas forcé d'avoir du génie.

Alzire c'est Polyeucte, un Polyeucte d'Ambigu. Que Polyeucte ait épousé une fille recherchée autrefois par Sévère, et que Sévère revienne tout-puissant, voilà une « situation piquante », comme dit Voltaire. Mais elle n'est pas assez piquante. Il y faut plus de complication. Supposez que Polyeucte ait un père qui a été sauvé jadis par Sévère. Supposez que Sévère ait été persécuté par Polyeucte. Supposez que Polyeucte ignore que son père a été sauvé jadis par Sévère. Supposez que Sévère ignore que Polyeucte est le fils de l'homme qu'il a sauvé. Vous avez le point de départ d'Alzire et vous voyez combien de méprises et de brusques révélations et de beaux coups de théâtre vous pouvez attendre. — Quant à Pauline entre Polyeucte et Sévère, c'est chose moins importante et qui pourra être considérablement abrégée, et qui le sera ; n'en faites aucun doute. Par exemple, Alzire demandera à Guzman la grâce de Zamore, c'est-à-dire à l'homme qui l'aime la grâce de l'homme qu'elle aime. Main elle n'osera pas le faire longuement. Trois phrases, une réticence, et c'est fini. Et quand elle se retrouve avec sa confidente, elle dira : « J'assassinais Zamore en demandant sa vie ! » Mais voilà précisément la scène qu'il fallait faire ! Elle est contenue dans ce vers. Il fallait tout un long combat où Alzire, s'avançant, reculant, revenant par détours, tirant parti de l'amour qu'elle inspire en tremblant de révéler celui qu'elle ressent, compromettant Zamore en le défendant trop, et vite, quand elle s'en aperçoit, se faisant douce à Guzman pour regagner le terrain perdu ; laissant voir au spectateur ses sentiments vrais sous les évolutions tantôt habiles, tantôt moins adroites de sa stratégie pieuse, nous donnât tout un tableau riche et varié des agitations de son coeur. — Seulement, cela, c'eût été du Racine. Voltaire ne peut qu'indiquer d'un mot ce dont Racine fait tout un acte. Ce vers de tout à l'heure, c'est une note de critique intelligent au bas d'une page de Racine.

Irène c'est le Cid ; mais, comme dans Mérope, Voltaire n'aborde la véritable tragédie qu'au troisième acte. Figurez-vous un Cid qui, au lieu d'un acte de prologue, en aurait deux et demi. Les deux amants séparés par un crime ne sont séparés par ce crime qu'à la fin du troisième acte. Et ces deux amants, Corneille, naïvement, les fait se parier sans cesse, sachant que le drame est dans ce qu'ils pourront se dire, et se taire ; Voltaire, prudemment, les empêche le plus possible de se parler. Le spectateur ne demande qu'à les voir l'un en face de l'autre, et il ne les voit jamais que séparément.

L'impuissance psychologique éclate, en ce théâtre, dans la composition et la contexture de tous les ouvrages. Les plus brillants, comme Tancrède, sont fondés, non sur l'analyse des sentiments de l'âme humaine, mais sur une méprise initiale que tous les personnages font des efforts inouïs pour prolonger. Les héros de Voltaire sont des hommes chargés par lui de ne se point connaître contre toute apparence, et de retarder de toutes leurs forces pendant quatre ou cinq actes le moment de la reconnaissance. Ils y mettent un zèle admirable. — Ces tragédies sont tellement des mélodrames qu'elles commencent déjà à être des vaudevilles. On sait qu'entre le mélodrame moderne et le vaudeville, il n'y a aucune différence de fond. L'un ont fondé sur une ou plusieurs méprises, l'autre sur un ou plusieurs quiproquos. Et la méprise n'est qu'un quiproquo triste et le quiproquo qu'une méprise gaie, et les personnages du mélodrame doivent se prêter complaisamment à la méprise, et les personnages du vaudeville s'ajuster de leur mieux au quiproquo. Les tragédies de Voltaire ont déjà très nettement ce caractère. Combien le chemin est étroit en même temps que sinueux, que doit suivre docilement Mérope, sans faire un pas à droite ou à gauche, pour en arriver à lever le poignard sur la tête de son fils avec un reste de vraisemblance ; on ne l'imagine pas si l'on n'a point le texte sous les yeux. C'est ce que les auteurs de petits théâtres appellent « filer le quiproquo. » Il y avait déjà quelque chose de cela dans don Sanche d'Aragon. Voltaire est un élève de ce Corneille inférieur à lui-même qui a mis beaucoup de comédie d'intrigue dans un grand nombre de ses tragédies.

L'esprit qui règne dans ces ouvrages d'imitation, et qui en a fait en partie le mérite aux yeux des contemporains et qui, pour nous, est au moins important à considérer en ce qu'il marque fortement la distance entre le XVIIIe siècle et le XVIIe, c'est un esprit de compassion, de ménagement pour les nerfs et la « sensibilité » des spectateurs. C'est un esprit, et je ne dis que la même chose en d'autres termes, d'optimisme relatif, qui porte Voltaire à ne pas présenter les héros tragiques ni comme trop épouvantables, ni comme trop malheureux. Il adoucit très « philosophiquement », et comme il convient en un siècle de « lumières », l'âpre et rude tragédie antique, acceptée le plus souvent par Corneille, et que Racine, quoi qu'en pense Voltaire, n'a nullement (ce serait peut-être le contraire) amollie et énervée. — La tragédie était un spectacle de terreur et de pitié fait pour intéresser, avant tout ; mais aussi, un peu, pour faire réfléchir l'homme sur l'affreuse misère de sa condition, sur tous les crimes et malheurs que, soit l'immense hasard où il est jeté, soit les redoutables forces aveugles, désordonnées et folles qu'il porte en son coeur, peuvent lui faire commettre, ou subir. A ce compte on sait si Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakespeare, Corneille souvent, Racine toujours, entendent bien ce que c'est qu'une, tragédie. — Voltaire l'entend aussi ; mais il aime à adoucir les choses. L'épicurien reparaît ici. Voltaire n'a rien de féroce. Il n'est pas « Crébillon le barbare ». Il veut que les grands crimes soient commis, puisqu'il en faut dans les tragédies ; mais il aime qu'ils soient commis par mégarde. Il a pleuré bien des fois (on le voit par une dizaine de passages de ses dissertations et de ses lettres) sur cette pauvre Athalie si méchamment mise à mort par Joad. Il s'étonne que Joad ne laisse pas Eliacin s'en aller avec Athalie et devenir son fils adoptif ; ce qui arrangerait tout. Voyez-vous l'homme qui ne se représente pas les grandes passions furieuses et absorbantes, ambition ou fanatisme, et qui, partant, ne se fait pas une idée vraie de la tragédie.

Aussi, quand il en fait une, il tempère et il biaise. Sémiramis sera tuée par son fils, mais par méprise, et à cause de l'obscurité qui règne dans ce maudit caveau. C'est Assur qu'Arsace croyait tuer. Il pourra se consoler. — Clytemnestre sera tuée par Oreste, mais dans la confusion d'une mêlée ; c'est Egisthe qu'Oreste cherchait de son poignard. Il pourra s'excuser auprès des Furies. Notez qu'il n'a tué Egisthe lui-même que parce qu'Egisthe voulait le faire mourir. Il était dans son droit ; il faut qu'il soit dans son droit. Voilà la tragédie philosophique.

Cela est curieux en soi, et ensuite en ce qu'il contribue à expliquer la dernière manière de Voltaire tragique, ou plutôt une manière que, sans abandonner l'autre, Voltaire a prise souvent vers la fin de sa carrière. — Reconnaissons que, vers la fin, assez souvent, Voltaire n'imite plus. Il invente. Il imagine des romans philosophiques vertueux, auxquels il donne le nom de tragédie. Ce sont l'Orphelin de la Chine, les Scythes, et les Guèbres, et les Lois de Mînos. Ce sont des histoires attendrissantes, destinées à faire aimer la justice, l'humanité et la tolérance, racontées très lentement, sous forme de dialogue, en vers. Au fond, ce sont des Bélisaîres. Le mélodrame s'est dégagé peu à peu de la tragédie et maintenant se présente à l'état pur. Il s'insinuait précédemment, dans une carapace de tragédie classique ; en gardait les formes extérieures ; sous cette enveloppe multipliait les complications et les rouages, et faisait du tout une tragédie à quiproquos. Maintenant il se montre à nu, simple histoire édifiante et un peu fade, propre à inspirer à ceux qui la liront un peu de vertu bourgeoise, et n'est plus qu'un roman-feuilleton. L'alexandrin seul reste encore comme marque traditionnelle d'une vieille maison.

Cette transformation de la manière dramatique de Voltaire est due à deux causes. D'abord elle est, comme je viens de dire, une évolution naturelle : le mélodrame a pris conscience de lui-même, a grandi, et a brisé sa chrysalide ; ensuite Voltaire a suivi son temps. Autour du lui le mélodrame, tout franc, et sans mélange de vieille tragédie, s'est produit et développé, avec La Chaussée, plus tard avec Diderot et avec Sedaine. Voltaire a d'abord raillé ce genre de tout son coeur ; puis, après deux ou trois variations successives, n'aimant pas à être en minorité, il s'est habitué à ce genre et a fait des comédies sur ce modèle ; et enfin il en arrive à y plier sa tragédie elle-même. Remarquez que dans sa correspondance, à deux ou trois reprises, il finit par donner à ses Scythes leur véritable nom ; guéri de ses vieilles répugnances, il les appelle « un drame » ; et il a raison. Au fond sa tragédie n'avait jamais été autre chose ; seulement il a mis cinquante ans à s'en apercevoir.

Ces pièces, comme tous les ouvrages d'imitation, sont écrites dans une langue qui n'est ni mauvaise ni bonne, qui est indifférente. C'est une langue de convention. Elle n'est pas plus de Voltaire que de Du Bellay ; elle est de ceux qui font des tragédies en 1750. — Il est étonnant, même, à quel point elle ne rappelle aucunement la langue de Voltaire. Elle n'est pas vive, elle n'est pas alerte, elle n'est pas serrée, elle n'est pas variée de ton. Elle est extrêmement uniforme. Une noblesse banale continue, et une élégance facile, implacable, voilà ce qu'elle nous présente. L'ennui qu'inspirent les tragédies de Voltaire vient surtout de là. On souhaite passionnément, en les lisant, de rencontrer une de ces négligences involontaires de Corneille, ou un de ces prosaïsmes voulus de Racine, que Voltaire lui reproche. On souhaite un écart au moins, ou une faute de goût. On ne trouve, pour se divertir un peu, que quelques rimes faibles, nombre de chevilles, et quelquefois la fausse noblesse ordinaire tournant décidément à l'emphase, ce qui amuse un instant. — Disons aussi qu'on peut rencontrer deux ou trois tirades véritablement éloquentes. Celle de Luzignan dans Zaïre est célèbre. Elle est justement célèbre. Voltaire est incapable de poésie ; il n'est pas incapable d'éloquence. Il y en a quelquefois dans la Henriade ; il y en a quelquefois dans les Discours sur l'homme, qui sont décidément ce que Voltaire a fait de mieux en vers. Voltaire est capable de s'éprendre d'une idée générale jusqu'à l'exprimer avec vigueur, avec ardeur, ce qui donne le mouvement à son style, et avec éclat. Les tragédies de Voltaire sont des mélodrames entrecoupés de « Discours sur l'homme » ; on en peut détacher d'assez belles dissertations, comme celle d'Alzire sur la tolérance. C'est butin tout prêt pour les « morceaux choisis » ; et c'est bien le péché de Voltaire, d'avoir, dans ses oeuvres d'art, travaillé pour les morceaux choisis, et peut-être avec intention.

On a félicité Voltaire d'avoir « agrandi la géographie théâtrale », c'est-à-dire d'avoir pris ses sujets en dehors de l'antiquité, et, indistinctement, dans tous les temps et tous les lieux, moyen âge, temps modernes, Europe, Asie, Afrique, Amérique, Extrême Orient, etc. — Puis on le lui a reproché, en faisant remarquer combien ses Assyriens, Scythes, Guèbres, Chinois et chevaliers du moyen âge ressemblent à des Français du XVIIIe siècle, et que, par conséquent, ce grand progrès est bien illusoire. C'est la « couleur locale » qu'il fallait donner au théâtre si l'on faisait tant que d'y introduire tantôt des turcs et tantôt des mandarins. — Le reproche fait à Voltaire d'avoir manqué de couleur locale me touche infiniment peu. Il n'y aura jamais au théâtre de couleur locale. On appelle couleur locale ce qui distingue tellement une nation de celle dont je suis, que je ne le comprends pas, que je n'arrive à le comprendre qu'après mille patients efforts. Par définition cela est impossible à mettre au théâtre, — ou, si on l'y met, sera perdu, ne pouvant pas être compris vite, — ou, si on l'explique longuement, fera du drame la plus ennuyeuse des conférences. En d'autres termes, à quelque point de vue qu'on se place, il n'en faut point. S'il est vrai qu'un Japonais insulté s'ouvre le ventre pour venger son injure, à voir cela en scène je ne serai point touché, n'y comprenant rien ; ou si on me renseigne par un cours sur les moeurs japonaises, je m'ennuierai. — Si Joad m'intéresse, au contraire, c'est que (sauf quelques détails très rapidement jetés, et qui, dans cette mesure, piquent ma curiosité, et me dépaysent juste assez pour m'amuser) Joad n'est pas un prêtre juif, formellement, exclusivement ; c'est un prêtre chef de parti, comme moi, homme du XVIIe siècle, sortant du XVIe, j'en connais vingt. Voilà la mesure.

Il n'y a donc pas à en vouloir à Voltaire de n'avoir point fait des Assyriens vraiment Assyriens et des Chinois vraiment Chinois.

Mais, à ce compte, a-t-il donc en tort de sortir du domaine consacré de l'antiquité ? — Je dis encore non. La vraie couleur locale n'est pas chose de théâtre ; mais dépayser un peu le spectateur, sans prétendre à plus, je l'ai dit, cela n'est point mauvais. Cela le réveille, le dispose bien, fait qu'il ouvre les yeux, condition nécessaire pour bien écouter, localise son attention ; rien de plus ; mais c'est la fixer. Racine sait bien ce qu'il fait en nous parlant du labyrinthe au début de Phèdre, du sérail au début de Bajazet, de l'Euripe au début d'Iphigénie, et du Temple au début d'Athalie. Passé le premier acte, sa tragédie pourrait, à bien peu près, se passer à Paris : c'est l'histoire d'une femme amoureuse ou d'un prêtre conspirateur ; on n'a pas besoin de savoir l'histoire ou la géographie pour la suivre ; mais l'impression première était utile. — Voltaire, avec moins de talent, a fait de même, et il a eu raison. De vraie couleur locale il n'en a point mis ; le minimum, je dirai presque la petite illusion nécessaire, ou agréable, de couleur locale, il l'a donnée.

Il l'a rendue plutôt, et c'est là son mérite. Rappelez-vous que, de son temps, on était, sur ce point, en arrière de Bajazet, et de Corneille. On n'osait plus s'écarter de l'antiquité grecque et latine : « C'est au théâtre anglais que je dois la hardiesse que j'ai eue de mettre sur la scène les noms de nos rois et des anciennes familles du royaume. » — « L'auteur de Manlius prit son sujet de la Venise sauvée, d'Otway. Remarquez le préjugé qui a forcé l'auteur français à déguiser sous des noms romains une aventure connue, que l'Anglais a traitée naturellement sous des noms véritables... Cela seul en France eût fait tomber sa pièce. » — Voltaire n'a point élargi le domaine tragique, il a tout simplement varié les sujets ; il n'a point, et pour bonne cause, inventé la couleur locale, mais il a affranchi le théâtre de la routine gréco-romaine. C'était un progrès, en ce sens que c'était une excitation. Ce n'était point ouvrir une source ; mais c'était stimuler l'attention du public, l'imagination des auteurs. De là, bien plus que de Shakespeare, est venu plus tard le théâtre romantique. Les drames romantiques de 1830 sont des tragédies de Voltaire enluminées de métaphores. Et si ce n'est pas un très grand service rendu à la littérature française d'avoir, en revenant à Don Sanche, conduit à Hernani, c'en est un de n'en être pas resté a Manlius.

Les comédies de Voltaire ressemblent à ses tragédies de la dernière manière, et peuvent être un des chemins qui l'y ont amené. Ce sont de petits contes moraux, ou de petites nouvelles sentimentales. Un roman conté lentement et solennellement, en dialogue, en alexandrins, c'est, le plus souvent, une tragédie de Voltaire ; un conte déduit lentement, en dialogue, en vers de dix syllabes, une comédie du Voltaire n'est jamais autre chose. Pour faire lire et un peu goûter les tragédies de Voltaire, je dis quelquefois : « Sachez les lire en prose. Abstraction faite du vers, elles intéressent. » Je dirai des comédies : « Lisez-les comme des contes. prises ainsi, elles sont intéressantes. » Il n'y a nulle psychologie, nulle peinture des caractères, et presque (et cela étonne) nulle observation même des petits travers et ridicules courants. Mais ce sont de jolies petites histoires. La Prude est un conte charmant. La suite et l'enchaînement des scènes, les entrées et les sorties, la forme dialoguée elle-même, ce semble, sont un peu des gènes pour Voltaire, et il court moins lestement que dans un conte proprement dit ; mais le conte est fait cependant, et il est agréable. La verve, l'invention facile de petites aventures amusantes est là, comme par-dessous, un peu offusquée et refroidie ; mais on la retrouve. On voudrait que cela fût raconté, tout simplement.

L'Enfant prodigue est de même, et aussi Nanine. Ce n'est jamais dramatique, et ce n'est jamais en scène. On ne voit jamais les forces diverses du petit drame former rouage, peser l'une sur l'autre, s'engrener, et se froisser de plein contact. Dans un Tartufe écrit par Voltaire, Tartufe serait hypocrite de son côté, et Orgon crédule du sien. Ils ne se rencontreraient point. Dans un Avare écrit par Voltaire, Harpagon sérait avare en a parte, et Frosine intrigante en monologue. Ils ne se heurteraient guère.

Et, d'autre part, le relief manque ; ce qui fait qu'une scène, même à la lire, s'arrange d'elle-même pour le théâtre et s'y ajuste, y est vue s'y posant et s'y mouvant, a la vie scénique, en un mot, chose plus facile à sentir qu'à définir ; cela fait défaut à Voltaire bien plus dans ses comédies que dans ses tragédies. Des contes, rien de plus ; un conte moitié sentimental, moitié satirique comme l'Ecossaise ; un conte sentimental et moral comme Nanine, sorte d'Ami Fritz plus romanesque ; un conte vertueux et « attendrissant », dans le goût de La Chaussée, comme l'Enfant prodigue, mais toujours des contes, où le fait, d'une part, l'intention morale, de l'autre, font l'intérêt. Mais en matière de comédie ce sont justement ces deux choses-là qui sont d'un intérêt médiocre. — C'est dans son théâtre comique que l'impuissance psychologique de Voltaire et son impuissance à créer des êtres vivants éclatent le plus, sans doute parce que c'est dans le théâtre comique que les qualités ou de créateur ou d'observateur pénétrant sont le fond de l'art.

Toutes les grandes formes de l'art, Voltaire s'y est donc essayé, toujours avec un demi-succès, pour les mêmes causes pour lesquelles il a touché a toutes les grandes idées sans les approfondir. Il n'était pas capable de détachement ; et c'est l'honneur des grands artistes que la même vertu leur soit essentielle et nécessaire qu'aux grands penseurs, et c'est l'honneur des grands penseurs que la même vertu leur soit essentielle et nécessaire qu'aux grands artistes. Aux uns comme aux autres, avec une personnalité puissante et exceptionnelle, il faut la faculté de sortir de soi. Aux grands penseurs il faut la puissance de s'éprendre des idées et de les aimer pour elles-mêmes sans considération de ce qu'elles peuvent avoir d'utile ou de nuisible à notre parti ou notre fortune ; — aux grands artistes il faut la connaissance de l'homme, qui ne s'acquiert qu'en observant les autres avec impartialité, détachement très difficile ; ou en s'observant soi-même sans complaisance, détachement plus rare encore ; — et il leur faut la sensibilité vraie qui est pitié de frère et non d'épicurien aristocrate ; — et il leur faut l'imagination ardente qui est plein oubli de soi-même et ravissement à la poursuite du beau. C'est cette puissance de s'arracher à soi qui a toujours manqué à Voltaire, soit comme penseur, soit comme poète, et c'est pour cela qu'il n'a atteint les sommets d'aucun art, comme il n'a touché le fond de rien. — Et comme nous avons vu qu'il a été conservateur sans les vertus conservatrices, déiste sans comprendre l'idée de Dieu, monarchiste sans entendre le principe monarchique, et ainsi de suite ; il a été poète, aussi, sans le fond et la source vive de la poésie. Du reste, privé de ces hautes facultés qui font l'homme supérieur, n'y ayant d'homme supérieur que celui qui d'abord est supérieur à lui-même, on peut encore être un homme curieux, intelligent et spirituel, ce qui suffit aux genres dits secondaires, et c'est ce que Voltaire a été, et c'est dans ces genres qu'il a excellé.

VI

SON ART DANS LES « GENRES SECONDAIRES »

Voltaire est agilité d'esprit, par soif et véritable besoin de connaître. Parmi toutes ses petitesses, c'est sa noblesse et sa distinction. Sans avoir le plein dévouement au vrai, il en a le goût. Quand ses passions ordinaires ne traversent et ne contrarient pas celle-là, il est très beau d'ardeur et d'impétuosité, et de patience même, à la recherche. Ses livres d'histoire lui font grand honneur. Ce qu'ils ont qui les recommande le plus, c'est d'avoir été refaits chacun dix fois. Les nouveaux renseignements, sans relâche cherchés, sans humeur accueillis, sans impatience enregistrés, trouvent indéfiniment leur place dans ces volumes. Voltaire aime cette enquête sur le monde, qu'il s'est proposée de très bonne heure, comme sûr d'une longue existence et d'une inépuisable puissance du travail. Il la poursuit toujours, à travers ses erreurs, ses colères et ses désespoirs. C'est la partie vraiment glorieuse de sa vie. On aime à croire qu'il s'y reposait et s'y épurait. A coup sûr il s'y plaisait. Si l'Essai sur les moeurs sent trop le pamphlet, et souvent inquiète et parfois irrite, le Siècle de Louis XIV et Charles XII et Pierre le Grand sont des oeuvres de conscience, d'exactitude et de grand talent.

Et sans doute, reprenant mes considérations générales, je pourrais bien dire qu'ici encore la pénétration de Voltaire a ses limites ordinaires ; que, si bien informé des choses de l'Europe moderne, le mouvement général de l'histoire de l'Europe moderne lui échappe ; que sa politique est bornée comme elle est peu généreuse ; que l'écrasement des petits par les colosses ayant pour résultat dans l'avenir la pesée, redoutable et ruineuse pour tous, des colosses les uns sur les autres, il ne l'a pas vu venir, ou s'y est résigné bien complaisamment, ou l'a souhaité ; que, comme le pressentiment de l'avenir, le sentiment du passé parfois lui fait défaut ; que l'âme du XVIIe siècle français, si près de lui, à savoir la grandeur morale, le haut idéal et l'ardent patriotisme, est chose dont il ne s'aperçoit guère. — Mais j'aime mieux voir de quel soin minutieux il poursuit le menu détail instructif, le trait de moeurs caractéristique et curieux, de quel art aussi il fait revivre avec une sympathie vraie ce siècle de ses prédécesseurs qu'il admire au moins pour sa gloire littéraire et artistique. Il n'y a de patriotisme, en tout Voltaire, que dans le Siècle de Louis XIV ; mais vraiment, ici, il y en a. — Et, peut-être on me dira que Voltaire est bien adroit, et que le Siècle de Louis XIV écrit à Berlin était une jolie parade à l'adresse de ceux qui l'appelaient « le Prussien », une rentrée éventuelle bien ménagée, et un bon passeport de retour ; mais j'aime mieux me figurer l'homme qui a été Français au moins en ceci que personne ne fut jamais plus Parisien, sentant, une fois en sa vie, l'amour du pays lui venir au coeur au moment où le sol natal lui manque ; et, par le soin qu'il prend de dresser un monument à l'honneur de sa patrie, se consolant, ou se châtiant, de l'avoir quittée.

On lira toujours les livres d'histoire de Voltaire, parce que la qualité maîtresse de l'historien, comme l'a dit Thiers, c'est l'intelligence, et que — sauf cette intelligence générale, étendue, pénétrante, qui saisit les lois d'existence et de développement de l'humanité, qui est celle d'un Montesquieu, et qui suppose l'esprit philosophique — Voltaire a toutes les lumières, toutes les agilités, toutes les adresses, et toutes les prudences et tous les scrupules de l'intelligence. — On les lira toujours, parce que le mérite essentiel de l'histoire est la clarté, et que Voltaire est souverainement clair et limpide. — On saura toujours que le tableau de l'Europe depuis le XVe siècle dans l'Essai sur les moeurs est un chef-d'oeuvre, et que les récits du Siècle de Louis XIV et de Charles XII sont incomparables de vivacité, de verve et de lumière.

On reprochera toujours à ces livres d'être insuffisamment composés. Sauf Charles XII, parce que Charles XII est un pur récit, ces ouvrages ne sont jamais construits, aménagés et ramassés autour d'une idée centrale qui les commande et les soutienne. Ils commencent, finissent, et recommencent. On l'a dit du Siècle ; on ne l'a pas dit assez de l'Essai, si admirable par endroits. L'Essai est souvent indéfinissable. Est-ce de la philosophie de l'histoire ? Est-ce de l'histoire anecdotique ? C'est de la philosophie de l'histoire intermittente, et de l'histoire sautillante et saccadée. C'est une étude sur « l'esprit et les moeurs » qui s'oublie elle-même à chaque instant, et laisse la place à l'histoire proprement dite, incomplète du reste, ou au désordre tumultueux des petits faits amusants et des anecdotes satiriques. A tout prendre, c'est un joli chaos. Le livre fermé, cherchez à en retrouver ou rétablir la ligne générale et le dessin.

C'est le défaut suprême de Voltaire, comme aussi de tout son siècle. Jusqu'à Rousseau et Buffon, ce qu'on voit qui a été perdu dans les choses de lettres, c'est le sentiment du rythme. Les ouvrages ne sont plus harmonieux. L'Esprit des Lois ne l'est pas. Les ouvrages de Diderot ne le sont jamais. Les romans du XVIIIe siècle sont invertébrés. Les livres de ces hommes sont sans rythme, leur art est sans loi secrète, leurs oeuvres ne sont pas des concerts, parce que leurs pensées sont toujours un peu des aventures. Ils n'ont pas de juste ordonnance dans leurs écrits, parce que, si intelligents qu'ils soient, ils sont toujours un peu déséquilibrés.

La curiosité est une muse, la coquetterie en est une autre. On devrait les grouper toutes deux autour du médaillon de Voltaire. Voltaire est un éternel désir de plaire parce qu'il est un insatiable besoin de jouir ; et au souci de plaire il a donné tout ce qu'il ne donnait pas à la curiosité, et la coquetterie a fait la moitié de son talent, a fait même son talent le plus original, le plus pur et le plus sincère. Ici les choses sont à l'inverse de ce que nous avons vu jusqu'ici : son égoïsme, la tyrannie que le moi exerce sur lui ne limite plus son talent ; elle le sert. Car si le détachement est une condition du grand art, la forte attache à soi-même est une condition du petit ; ou plutôt les hommes ont eu l'instinct et ont pris l'habitude d'appeler grand art celui qui suppose et qui exige le détachement, et art inférieur, ou genres secondaires, ceux qui permettent à l'auteur de ne pas cesser de songer à soi. C'est dans ces genres que Voltaire a eu tout son jeu et tout son succès. Il a été excellent et charmant en tout ouvrage où il faisait les honneurs de sa propre personne, divinement accommodée. Le conte en prose, la nouvelle en vers, le billet en vers, la lettre en prose, ou en prose et vers, sont vraiment son domaine, son domaine au sens précis du mot, sa maison parée et brillante, où il vous reçoit avec mille grâces. — Qu'est-ce qu'un conte pour Voltaire ? Une causerie où le principal personnage est l'auteur, une anecdote bien dite par le maître de maison accoudé à sa cheminée, et où ce qui intéresse ce n'est ni le héros ni l'aventure, mais les réflexions, les digressions, les intentions et les malices. On sait que Voltaire n'aime pas les romans anglais, ni en général les romans. Cela est bien naturel. Un vrai romancier est un être assez singulier qui rencontre un homme dans la rue, s'intéresse à sa façon de marcher et le suit toute sa vie, pour raconter aux autres ce qu'était cet homme et quelle était sa manière de penser et de sentir. Voltaire n'a point un tel goût d'observateur. Ce qu'il aime c'est le conte ou la nouvelle servant d'un cadre agréable à une pensée satirique ou malicieuse de M. de Voltaire.

Ainsi ne lui ferai-je point ce reproche que les personnages de ses petites histoires n'existent pas plus, existent moins encore, que ceux de ses tragédies ou comédies. Il le sait bien, et qu'il n'a pas fait de vrais romans, ni créé de caractères, non pas même mitoyens, comme celui d'un Gil Blas. Un roman de Voltaire est une idée de Voltaire se promenant à travers des aventures divertissantes destinées à lui servir et d'illustrations et de preuves. C'est un article du Dictionnaire philosophique conté, au lieu d'être déduit, par Voltaire. — Et c'est pour cela qu'il est exquis ; c'est Voltaire lui-même, mais moins âpre et moins irascible, au moins dans la forme, qui s'arrange et s'attife, et se compose une physionomie et un sourire, et glisse ses épigrammes, au lieu d'asséner ses violences, avec un joli geste, adroitement, nonchalant, de la main. Quand on ferme un de ces petits livres, on n'a vécu ni avec Zadig, ni avec Candide, mais avec Voltaire, dans une demi-intimité très piquante, qui a quelque chose d'accueillant, de gracieux et d'inquiétant.

Ses billets et ses lettres sont de même. Voyez comme c'est bien la coquetterie qui est la région moyenne où Voltaire se trouve le plus à l'aise. Dans l'attaque il est grossier, et ses épigrammes sont bien loin de valoir ses madrigaux. Rien ne dégoûte plus que ses factums de poissarde contre les Desfontaines, les Fréron, les Nonotte, les Pompignan même et les Maupertuis. On a beaucoup trop dit que la haine l'a bien servi ; et je plains un peu ceux qui prennent dans celle partie des papiers de Voltaire l'idée qu'ils se font de l'esprit. — Et d'autre part l'amour, l'amitié l'inspirent assez mal. Il y est froid, bref, ou hyperbolique. Il n'a pas le ton. — Et encore la louange décidée, déchaînée et à corps perdu lui sied très peu. Frédéric et Catherine ne peuvent s'empêcher de lui dire : « Laissez-nous donc tranquilles avec vos éternels Salomon et Sémiramis. » — Mais ses simples « amabilités » sont ravissantes. Quand il a à faire sa cour à une grande dame, à un grand seigneur, ou à Dalembert ; quand il a à obtenir quelque chose, ou à rappeler quelqu'un au souvenir de lui, ou à se faire pardonner, ou à se faire aimer un peu et un peu craindre, ou à ménager et circonvenir une jeune gloire qui perce, il a des ressources infinies de séduction, de finesse, de délicatesse même, de bonne humeur, de malice qui se montre juste assez pour qu'on voie qu'elle se cache. C'est là qu'il a mis tout son esprit, qui fut le plus prompt, le plus éclatant, le plus souple aussi et le plus sûr de lui qui fût jamais. C'est un délice que la première lettre à Rousseau (avant toute brouille) sur le discours des Lettres et des arts. Jamais on n'a contredit avec tant de bonne grâce, loué avec plus de malignité badine, et salué avec plus de correction à la fois digne, sympathique et impertinente. On sent là, qui se dissimule, rentre au moment qu'elle sort, et ne laisse luire qu'un éclair, une épée souple, étincelante et effilée, à poignée de nacre. — Sa lettre à l'abbé Trublet entrant à l'Académie est une petite merveille de gentillesse narquoise, d'espièglerie élégante et fine, qui n'oublie rien, pardonne tout et force, quoi qu'on en ait, à pardonner et oublier. On croit voir des mains de fée légères, adroites et fortes, roulant un enfant dans un réseau de soies chatoyantes et solides, en le caressant.

Ce sont là ses prestiges et ses merveilles. Il a enchanté bien des hommes qui ne l'estimaient guère. Il a été miraculeux dans l'usage des dons secondaires de l'esprit. Une suprême adresse lui a manqué, qui eût été de se restreindre à ces genres qui ne demandent que le talent adroit et spirituel. Les Discours sur l'homme ; un Dictionnaire philosophique moins prétentieux, et ne touchant point aux grandes questions ; les Contes et nouvelles ; de petits vers inimitables ; cinq ou six bons livres d'histoire sans prétendue philosophie de l'histoire ; un peu de science intelligemment vulgarisée ; des conseils de bon sens à des contemporains sur l'équité, l'humanité et la tolérance : il aurait pu se borner à cela, et il eût été ce qu'il est, le plus grand des Fontenelle, sans prêter à la critique, parfois au ridicule, parfois à un peu de mépris. — Il s'est un peu trompé sur lui-même. Il faut bien, sans doute, que l'intelligence elle-même nous soit un instrument d'erreur parmi tous les autres ; elle nous trompe en se trompant sur elle : parce qu'elle comprend tout, elle se croit créatrice en toutes choses. Il n'y a guère de critique qui n'ait un moment, si court qu'on voudra, où il se croit capable de faire, et mieux, les oeuvres dont il voit si net les qualités et les défauts. Il n'y a guère d'explicateur de la pensée des autres, qui ne s'estime lui-même, l'espace d'un instant, un très grand penseur. C'est l'erreur, précisément, de Voltaire, je dis la plus noble, la plus généreuse, et fort honorable, de ses erreurs, celle ou ses passions n'ont point eu de part.

VII

CONCLUSION

Voltaire a eu la plus grande fortune littéraire, avant et après sa mort, qu'on ait jamais vue. De son temps il a été pris pour le plus grand poète de toute l'Europe, ce qui, chose étonnante, très heureuse pour lui, était vrai. Sans être tenu, ce me semble, pour le plus grand philosophe, il a été trouvé très profond et très hardi par la plupart. Il a été assez habile pour être même populaire, un peu grâce à ses méfaits, un peu grâce à ses bienfaits. Il est mort chargé de gloire, ce qui laisse dans l'indécision, puisqu'il l'a assez méritée pour qu'on sache gré au dieux de la lui avoir donnée, et assez surprise pour qu'on les en accuse. Il a eu un rare bonheur, qui est que le rêve qu'il a conçu pour l'humanité a été réalisé pour lui. Il a rêvé pour les hommes une félicité toute matérielle, longue vie, bonne santé, aisance, lectures amusantes, bon théâtre et gouvernements tyranniques et fastueux. Il a joui à peu près de tout cela ; et s'en est allé à propos pour lui, comme il était venu. — Il a eu plus qu'il ne souhaitait à ses semblables : il a été heureux après sa mort. Une révolution faite en opposition absolue avec celles de ses idées qui lui étaient les plus chères n'a pas nui à sa gloire, et, je ne sais trop pourquoi, l'a augmentée. Il s'est trouvé que de toute cette révolution, démocratique, antilittéraire, antiartistique et antifinancière, qu'ils ont plus subie que faite, ce que les Français, en définitive, ont le plus aimé, c'est qu'elle était irréligieuse, et Voltaire était irréligieux, et il est sorti triomphant d'une révolution qu'il eût détestée. — Une révolution littéraire faite, non plus seulement en dehors de lui, mais contre lui, l'a servi encore. Les Romantiques, en leur ardeur inconsidérée et un peu ignorante, ont attaqué la littérature classique française, et Voltaire, qui en était l'héritier un peu indigne, s'en est trouvé le représentant le plus soutenu, le plus rappelé, le plus acclamé, parce qu'il en était le plus récent ; et les excès du Romantisme se sont, pendant longtemps, tournés au profit de Voltaire, plus que de Racine. Et ainsi Voltaire a traversé toute la période de la Restauration et du gouvernement de Juillet, et même du second Empire, comme au milieu d'une conspiration en sa faveur. Certaines petites causes ne sont pas sans une grande importance en cette affaire. Voltaire n'avait qu'à moitié raison quand il disait spirituellement, songeant à tout son « fatras » :

..... on ne va pas sur Pégase monté
Avec si gros bagage à la postérité.

Toutes les masses sont imposantes, et combien de critiques, en un pays où l'on se dispense souvent de lire par admirer, se sont écriés, quelques volumes lus : « Et il y en a encore cinquante ! Il y en a toujours encore cinquante ! Que d'idées remuées ! Que de savoir ! Que de recherches ! Que de questions soulevées, et résolues ! » — Il en faut rabattre. Quand on a lu vraiment tout Voltaire, on sait qu'il y a relativement peu d'idées et peu de questions dans cette encyclopédie. Il y en a plus dans Diderot et beaucoup dans Sainte-Beuve. Voltaire est l'homme qui s'est le plus répété. Il n'est guère de livre de philosophie, de critique religieuse, d'histoire religieuse surtout, de critique littéraire même, qu'il n'ait fait dix fois, sous différents titres, — et on les retrouve ensuite dans sa Correspondance. Il a même certaines plaisanteries qui lui sont chères, qu'on retrouverait chacune une centaine de fois dans ses oeuvres en faisant un bon index. C'était simplement un homme très instruit, se tenant au courant, bien renseigné, qui réfléchissait très vite, qui a vécu longtemps, et qui écrivait deux pages par jour, ce qui est très considérable, non pas stupéfiant. Mais toute cette bibliothèque en impose.

Bien des critiques, aussi, sans s'en rendre compte, lui ont su gré d'avoir été un si grand personnage. Il est rare qu'un homme de lettres devienne riche, grand propriétaire, grand châtelain et un peu prince. Qu'un sans plus, où à bien peu près, soit devenu tout cela, cela ne laisse pas de flatter l'esprit de corps, et dans ce beau mot de « royauté intellectuelle de Voltaire » il n'est pas impossible que le souvenir de ses trois ou quatre châteaux et de ses quatre ou cinq millions soit entré pour quelque chose.

Voilà de petites explications d'une immense gloire. Il y en a de plus grandes. Il est beaucoup plus rare qu'on ne croit que les grands hommes de lettres soient l'expression du pays dont ils sont, et représentent brillamment l'esprit de leur nation. Ni Corneille, ni Bossuet, ni Pascal, ni Racine, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni Lamartine, ne me donnent l'idée, même agrandie, embellie, épurée, du Français, tel que je le vois et le connais. Ce qu'ils représentent, c'est chacun un côté de l'esprit français, une des qualités intellectuelles de cette race, comme choisie, et portée par eux à son point d'excellence, ce qui fait précisément que, tant à cause du choix exclusif qu'à cause de la supériorité, ils ne nous ressemblent guère. Voltaire, lui, nous ressemble. L'esprit moyen de la France est en lui. Un homme plus spirituel qu'intelligent et beaucoup plus intelligent qu'artiste, c'est un Français. Un homme de grand bon sens pratique, de grande promptitude de repartie, de jeu de plume brillant et vif, et qui se contredit abominablement quand il se hausse aux grandes questions, c'est un Français. Un homme impatient des jougs légers et s'accommodant des plus lourds, c'est un Français. Un homme qui se croit poète, qui est conservateur de toute son âme, et qui en littérature et en art, est étroitement attaché à la tradition, pourvu qu'il ait le plaisir d'être irrespectueux, c'est un Français. — Voltaire est léger, décisif et batailleur : c'est un Français. Il est sincère, d'esprit du moins, et parmi tous ses défauts n'a ni celui de la pédanterie ni celui du charlatanisme : c'est un Français. Il est à peu près incapable de métaphysique et de poésie : c'est un Français. Il est gracieux et charmant en vers et en prose, et éloquent quelquefois : c'est un Français. Il est radicalement incapable de comprendre l'idée de liberté, et ne sait qu'être opprimé avec malice, ou oppresseur avec délices : c'est un Français. Il est despotiste dans l'âme et attend tout progrès de l'État, d'un sauveur intelligent : c'est un Français. Il n'est pas très brave ; et ceci n'est plus Français, mais les Français se sont tellement reconnus en lui par ailleurs qu'ils lui ont pardonné ce défaut, en faveur des autres.

Ils lui ont tout pardonné, et s'en détachent, maintenant encore, avec peine. « Que dis-je ? Tel qu'il est, le monde l'aime encore. » Ce qui avait fini par lui faire tort, c'étaient ses disciples. A force de ne pas lire Voltaire et de l'adorer, certains en étaient tellement devenus à ne retenir de lui que les plus aveugles de ses colères, et les plus étroites de ses rancunes, et les plus grossières de ses facéties, que le prince des hommes d'esprit était devenu le Dieu des imbéciles. Mais ces élèves compromettants disparaissent. La gloire de Voltaire a longtemps, même après sa mort, ressemblé à une popularité. Il sort, à présent, de la popularité pour entrer dans la gloire. Il n'est plus nommé que par les hommes instruits. Ceux-ci savent qu'il est très grand par sa curiosité ardente, insatiable et souvent heureuse, par la langue excellente de clarté, de vivacité et de joli tour qu'il a parlée, par sa grâce inimitable à conter sobrement et spirituellement. Ils savent qu'il n'a pas créé un grand mouvement d'idées, qu'il n'a pas non plus une bien grande influence sur l'histoire des lettres, n'ayant guère inspiré que la tragédie de Victor Hugo, moins le style, et la conception historique de Victor Hugo, laquelle passe pour un peu étroite. Mais ils savent qu'on lira toujours un Voltaire en dix volumes qui est une merveille de bonne humeur française, de fine satire française et d'esprit français ; et que, chose abominable, mais vraie, parmi ceux mêmes qui ne l'aiment pas, il en est bien peu qui ne fissent le pacte de donner les qualités, même supérieures, de leur caractère, pour les qualités même secondaires, de son esprit.

Émile Faguet (1847-1916), Critique littéraire et historien de la littérature.

 


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