D.R. BELAIR - RTMKB

 

 

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RÉFLEXIONS ET MAXIMES

PAR

VAUVENARGUES

 

 

AVERTISSEMENT

Comme il y a des gens qui ne lisent que pour trouver des erreurs dans un écrivain, j'avertis ceux qui liront, ces Réflexions que, s'il y en a quelqu'une qui présente un sens peu conforme a la piété, l'Auteur désavoue ce mauvais sens, et souscrit le premier à la critique qu'on en pourra faire ; il espére cependant que les personnes désintéressées n'auront aucune peine à bien interpréter ses sentiments. Ainsi, lorsqu'il dit : La pensée de la mort nous trompe, parce qu'elle nous fait oublier de vivre, il se flatte qu'on verra bien que c'est de la pensée de la mort, sans la vue de la Religion, qu'il veut parler. Et encore ailleurs, lorsqu'il dit : La conscience des mourants calomnie leur vie, il est fort éloigné de prétendre qu'elle ne les accuse pas souvent avec justice ; mais il n'y a personne qui ne sache que toutes les propositions générales ont leurs exceptions. Si on n'a pas pris soin ici de les marquer, c'est parce que le genre d'écrire que l'on a choisi ne le permet pas. Il suffira de confronter l'auteur avec lui-même, pour connaître la pureté de ses principes.

J'avertis encore les lecteurs que toutes ces pensées ne se suivent pas, mais qu'il y en a plusieurs qui se suivent, et qui pourraient paraître obscures ou hors d'oeuvre, si on les séparait. On n'a point conservé dans cette édition l'ordre qu'on leur avait donné dans la première ; on en a retranché plus de deux cents maximes on en a étendu quelques-unes, et en on a ajouté un petit nombre.

 

MAXIMES

 

1.
Il est plus aisé de dire des choses nouvelles que de concilier celles qui ont été dites.

2.
L'esprit de l'homme est plus pénétrant que conséquent, et embrasse plus qu'il ne peut lier.

3.
Lorsqu'une pensée est trop faible pour porter une expression simple, c'est la marque pour la rejeter.

4.
La clarté orne les pensées profondes.

5.
L'obscurité est le royaume de l'erreur.

6.
Il n'y aurait point d'erreurs qui ne périssent d'elles-mêmes, rendues clairement.

7.
Ce qui fait souvent le mécompte d'un écrivain, c'est qu'il croit rendre les choses telles qu'il les aperçoit ou qu'il les sent.

8.
On proscrirait moins de pensées d'un ouvrage, si on les concevait comme l'auteur.

9.
Lorsqu'une pensée s'offre à nous comme une profonde découverte, et que nous prenons la peine de la développer, nous trouvons souvent que c'est une vérité qui court les rues.

10.
Il est rare qu'on approfondisse la pensée d'un autre ; de sorte que, s'il arrive dans la suite qu'on fasse la même réflexion, on se persuade aisément qu'elle est nouvelle, tant elle offre de circonstances et de dépendances qu'on avait laissé échapper.

11.
Si une pensée ou un ouvrage n'intéressent que peu de personnes, peu en parleront.

12.
C'est un grand signe de médiocrité de louer toujours modérément.

13.
Les fortunes promptes en tout genre sont les moins solides, parce qu'il est rare qu'elles soient l'ouvrage du mérite ; les fruits mûrs mais laborieux de la prudence sont toujours tardifs.

14.
L'espérance anime le sage et leurre le présomptueux et l'indolent, qui se reposent inconsidérément sur ses promesses.

15.
Beaucoup de défiances et d'espérances raisonnables sont trompées.

16.
L'ambition ardente exile les plaisirs, dès la jeunesse, pour gouverner seule.

17.
La prospérité fait peu d'amis.

18.
Les longues prospérités s'écoulent quelquefois en un moment, comme les chaleurs de l'été sont emportées par un jour d'orage.

19.
Le courage a plus de ressources contre les disgrâces que la raison.

20.
La raison et la liberté sont incompatibles avec la faiblesse.

21.
La guerre n'est pas si onéreuse que la servitude.

22.
La servitude abaisse les hommes jusqu'à s'en faire aimer.

25.
Les prospérités des mauvais rois sont fatales aux peuples.

24.
Il n'est pas donné à la raison de réparer tous les vices de la nature.

25.
Avant d'attaquer un abus, il faut voir si on peut ruiner ses fondements.

26.
Les abus inévitables sont des lois de la nature.

27.
Nous n'avons pas droit de rendre misérables ceux que nous ne pouvons rendre bons..

28.
On ne peut être juste, si on n'est humain.

29.
Quelques auteurs traitent la morale comme on traite la nouvelle architecture, où l'on cherche avant toutes choses la commodité.

50.
Il est fort différent de rendre la vertu facile pour l'établir, ou de lui égaler le vice pour la détruire.

31.
Nos erreurs et nos divisions, dans la morale, viennent quelquefois de ce que nous considérons les hommes comme s'ils pouvaient être fout à fait vicieux ou tout à fait bons.

52.
II n'y a peut-être point de vérité qui ne soit à quelque esprit faux matière d'erreur.

53.
Les générations des opinions sont conformes à celles des hommes, bonnes et vicieuses tour à tour.

34.
Nous ne connaissons pas l'attrait des violentes agitations : ceux que nous plaignons de leurs embarras méprisent notre repos.

35.
Personne ne veut être plaint de ses erreurs.

36.
Les orages de la jeunesse sont environnés de jours brillants.

37.
Les jeunes gens connaissent plutôt l'amour que la beauté.

38.
Les femmes et les jeunes gens ne séparent point leur estime de leurs goûts.

39.
La coutume fait tout, jusqu'en amour.

40.
Il y a peu de passions constantes ; il y en a beaucoup de sincères. Cela a toujours été ainsi ; mais les hommes se piquent d'être constants ou indifférents, selon la mode, qui excède toujours la nature

Variante : « Il y a peu de passions constantes ; il y en a beaucoup de sincères : voilà la nature. Mais on se piquait autrefois d'une fausse constance ; on se pique aujourd'hui d'une fausse indifférence : voilà la mode. »

41.
La raison rougit des penchants dont elle ne peut rendre compte.

42.
Le secret des moindres plaisirs de la nature passe la raison..

43.
C'est une preuve de petitesse d'esprit, lorsqu'on distingue toujours ce qui est estimable de ce qui est aimable : les grandes âmes aiment naturetlement tout ce qui est digne de leur estime.

Variante : « C'est une preuve de peu d'esprit et de mauvais goût, lorsqu'on distingue toujours ce qui est estimable de ce qui est aimable ; rien n'est si aimable que la vertu pour les coeurs bien faits. »

44.
L'estime s'use comme l'amour.

45.
Quand on sent qu'on n'a pas de quoi se faire estimer de quelqu'un, on est bien près de le haïr.

46.
Ceux qui manquent de probité dans les plaisirs n'en ont qu'une feinte dans les affaires : c'est la marque d'un naturel féroce, lorsque le plaisir ne rend point humain.

47.
Les plaisirs enseignent aux princes à se familiariser avec les hommes.

48.
Le trafic de l'honneur n'enrichit pas.

49.
Ceux qui nous font acheter leur probité ne nous vendent ordinairement que leur honneur.

50.
La conscience, l'honneur, la chasteté, l'amour et l'estime des hommes sont à prix d'argent : la libéralité multiplie les avantages des richesses.

51.
Celui qui sait rendre ses profusions utiles a une grande et noble économie.

52.
Les sots ne comprennent pas les gens d'esprit.

55.
Personne ne se croit propre, comme un sot, à duper un homme d'esprit.

54.
Nous négligeons souvent les hommes sur qui la nature nous donne ascendant, qui sont ceux qu'il faut attacher et comme incorporer à nous, les autres ne tenant à nos amorces que par l'intérêt, l'objet du monde le plus changeant.

55.
Il n'y a guère de gens plus aigres que ceux qui sont doux par intérêt.

56.
L'intérêt fait peu de fortunes.

57.
Il est faux qu'on ait fait fortune, lorsqu'on ne sait pas en jouir.

58.
L'amour de la gloire fait les grandes fortunes entre les peuples.

59.
Nous avons si peu de vertu, que nous nous trouvons ridicules d'aimer la gloire.

60.
La fortune exige des soins. Il faut être souple, amusant, cabaler, n'offenser personne, plaire aux femmes et aux hommes en place, se mêler des plaisirs et des affaires, cacher son secret, savoir s'ennuyer la nuit à table, et jouer trois quadrilles sans quitter sa chaise : même après tout cela, on n'est sûr de rien. Combien de dégoûts et d'ennuis ne pourrait-on pas s'épargner, si on osait aller à la gloire par le seul mérite !

61.
Quelques fous se sont dit à table : Il n'y a que nous qui soyons bonne compagnie ; et on les croit.

62.
Les joueurs ont le pas sur les gens d'esprit, comme ayant l'honneur de représenter les hommes riches.

63.
Les gens d'esprit seraient presque seuls, sans les sots qui s'en piquent..

64.
Celui qui s'habille le matin avant huit heures pour entendre plaider à l'audience, ou pour voir des tableaux étalés au Louvre, ou pour se trouver aux répétitions d'une pièce prête à paraitre, et qui se pique de juger en tout genre du travail d'autrui, est un homme auquel il ne manque souvent que de l'esprit et du goût.

65.
Nous sommes moins offensés du mépris des sots, que d'être médiocrement estimés des gens d'esprit.

66.
C'est offenser quelquefois les hommes que de leur donner des louanges, parce qu'elles marquent les bornes de leur mérite ; peu de gens sont assez modestes pour souffrir sans peine qu'on les apprécie.

67.
Il est difficile d'estimer quelqu'un comme il veut l'être.

68.
On doit se consoler de n'avoir pas les grands talents, comme on se console de n'avoir pas les grandes places : on peut être au-dessus de l'un et de l'autre par le coeur.

69.
La raison et l'extravagance, la vertu et le vice ont leurs heureux : le contentement n'est pas la marque du mérite.

70.
La tranquillité d'esprit passerait-elle pour une meilleure preuve de la vertu ? La santé la donne.

71.
Si la gloire et si le mérite ne rendent pas les hommes heureux, ce que l'on appelle bonheur mérite-t-il leurs regrets ? Une âme un peu courageuse daignerait-elle accepter ou la fortune, ou le repos d'esprit, ou la modération, s'il fallait leur sacrifier la vigueur de ses sentiments, et abaisser l'essor de son génie.

Variante : « Pensée consolante ! L'avarice ne s'assouvit pas par les richesses, ni l'intempérance par la volupté, ni la paresse par l'oisiveté, ni l'ambition par la fortune. Mais si les talents, si la gloire, si la vertu même, ne nous rendent heureux, ce que l'on appelle bonheur vaut-il nos regrets ? »

72.
La modération des grands hommes ne borne que leurs vices.

75.
La modération des faibles est médiocrité.

74.
Ce qui est arrogance dans les faibles est élévation dans les forts ; comme la force des malades est frénésie, et celle des sains est vigueur.

75.
Le sentiment de nos forces les augmente.

76.
On ne juge pas si diversement des autres que de soi-même.

77.
Il n'est pas vrai que les hommes soient meilleurs dans la pauvreté que dans les richesses.

78.
Pauvres et riches, nul n'est vertueux ni heureux, si la fortune ne l'a mis à sa place.

Variante : « Il n'y a d'heureux sur la terre que les gens qui sont à leur place. »

79.
II faut entrenir la vigueur du corps, pour conserver celle de l'esprit.

80.
On tire peu de services des vieillards.

81.
Les hommes ont la volonté de rendre service, jusqu'à ce qu'ils en aient le pouvoir.

82.
L'avare prononce en secret : Suis-je chargé de la fortune des misérables ? et il repousse la pitié qui l'importune.

83.
Ceux qui croient n'avoir plus besoin d'autrui deviennent intraitables.

84.
Il est rare d'obtenir beaucoup des hommes dont on a besoin.

85.
On gagne peu de choses par habileté.

86.
Nos plus sûrs protecteurs sont nos talents.

87.
Tous les hommes se jugent dignes des plus grandes places ; mais la nature, qui ne les en a pas rendus capables ; fait aussi qu'ils se tiennent trés-contents dans les dernières.

88.
On méprise des grands desseins, lorsqu'on ne se sent pas capable des grands succès.

89.
Les hommes ont de grandes prétentions et de petits projets.

90.
Les grands hommes entreprennent les grandes choses, parce qu'elles sont grandes ; et les fous, parce qu'ils les croient faciles..

91.
Il est quelquefois plus facile de former un parti, que de venir par degrés à la tête d'un parti déjà formé.

92.
Il n'y a point de parti si aisé à détruire que celui que la prudence seule a formé : les caprices de la nature ne sont pas si frêles que les chefs-d'oeuvre de l'art.

93.
On peut dominer par la force, mais jamais par la seule adresse.

94.
Ceux qui n'ont que l'habileté ne tiennent en aucun lieu le premier rang.

95.
La force peut tout entreprendre contre les habiles.

96.
Le terme de l'habileté est de gouverner sans la force.

97.
C'est être médiocrement habile que de faire des dupes.

98.
La probité, qui empêche les esprits médiocres de parvenir à leurs fins, est un moyen de plus de réussir pour les habiles.

99.
Ceux qui ne savant pas tirer parti des autres hommes sont ordinairement peu accessibles.

100.
Les habiles ne rebutent personne.

101.
L'extrême défiance n'est pas moins nuisible que son contraire ; la plupart des hommes deviennent inutiles à celui qui ne veut pas risquer d'être trompé.

102.
Il faut tout attendre et tout craindre du temps et des hommes.

103.
Les méchants sont toujours surpris de trouver de l'habileté dans les bons.

104.
Trop et trop peu de secret sur nos affaires témoignent également une âme faible.

105.
La familiarité est l'apprentissage des esprits.

106.
Nous découvrons en nous-mêmes ce que les autres nous cachent, et nous reconnaissons dans les autres ce que nous nous cachons à nous-mêmes.

107.
Les maximes des hommes décèlent leur coeur.

108.
Les esprits faux changent souvent de maximes.

109.
Les esprits légers sont disposés à la complaisance.

110.
Les menteurs sont bas et glorieux.

111.
Peu de maximes sont vraies à tous égards.

112.
On dit peu de choses solides, lorsqu'on cherche à en dire d'extraordinaires.

113.
Nous nous flattons sottement de persuader aux autres ce que nous ne pensons pas nous-mêmes.

114.
On ne s'amuse pas longtemps de l'esprit d'autrui.

115.
Les meilleurs auteurs parlent trop.

116.
La ressource de ceux qui n'imaginent pas est de conter.

117.
La stérilité de sentiment nourrit la paresse.

118.
Un homme qui ne dine ni ne soupe chez lui, se croit occupé, et celui qui passe la matinée à se laver la bouche, et à donner audience à son brodeur, se moque de l'oisiveté d'un nouvelliste, qui se promène tous les jours avant dîner.

119.
Il n'y aurait pas beaucoup d'heureux, s'il appartenait à autrui de décider de nos occupations et de nos plaisirs..

120.
Lorsqu'une chose ne peut pas nous nuire, il faut nous moquer de ceux qui nous en détournent.

121.
Il y a plus de mauvais conseils que de caprices.

122.
Il ne faut pas croire aisément que ce que la nature a fait aimable soit vicieux : il n'y a point de siècle et de peuple qui n'aient établi des vertus et des vices imaginaires.

123.
La raison nous trompe plus souvent que la nature.

Vauvenargues entend par nature, le sentiment, l'instict, ou le coeur, et par raison, la réflexion, le raisonnement ou le conseil, et il emploie indifféremment ces termes, les uns pour les autres. On peut dire que sa théorie morale repose tout entière sur la subordination du mouvement réfléchi, dont il tient peu de compte, au mouvement instinctif, qu'il met au-dessus de tout. La fameuse Maxime qui suit : « Les grandes pensées viennent du coeur, » que tout le monde admire, et que personne ne conteste, n'est qu'une expression plus vive de celle-ci. On verra bientôt que, pour Vauvenargues, la conscience n'est pas un guide plus sûr que la réflexion, et qu'il la subordonne également au sentiment, parce que la conscience raisonne encore un peu ; tandis que le sentiment ne raisonne pas du tout : Une seule fois (Maxime 150), il tâchera de mettre d'accord le sentiment et la raison. Pour bien comprendre sa pensée sur ce point, il faut ne pas perdre de vue que, depuis la 123e jusqu'à la 136e, toutes ses Maximes n'en font qu'une, pour ainsi dire. Dans sa Préface, il a pris soin d'avertir que plusieurs de ses pensées se suiventn et pourraient paraître obscures si on les séparait.

124.
La raison ne connait pas les intérêts du coeur.

125.
Si la passion conseille quelquefois plus hardiment que la réflexion, c'est qu'elle donne plus de force pour exécuter.

126.
Si les passions font plus de fautes que le jugement, c'est par la raison que ceux qui gouvernent font plus de fautes que les hommes privés.

127.
Les grandes pensées viennent du coeur.

128.
Le bon instinct n'a pas besoin de la raison, mais il la donne.

129.
On paye chèrement les moindres biens, lorsqu'on ne les tient que de la raison.

130.
La magnanimité ne doit pas compte à la prudence de ses motifs.

131.
Personne n'est sujet à plus de fautes que ceux qui n'agissent que par réflexion.

132.
On ne fait pas beaucoup de grandes choses par conseil.

133.
La conscience est la plus changeante des règles.

134.
La fausse conscience ne se connaît pas.

135.
La conscience est présomptueuse dans les sains, timide dans les faibles et les malheureux, inquiète dans les indécis, etc. : organee obéissant du sentiment qui nous domine, et des opinions qui nous gouvernent.

136.
La conscience des mourants calomnie leur vie.

137.
La fermeté ou la faiblesse de la mort dépend de la dernière maladie.

138.
La nature, épuisée par la douleur, assoupit quelquefois le sentiment dans les malades et arrête la volubilité de leur esprit ; et ceux qui redoutaient la mort sans péril, la souffrent sans crainte.

139.
La maladie éteint dans quelques hommes le courage, dans quelques autres la peur, et jusqu'a l'amour de la vie.

140.
On ne peut juger de la vie par une plus fausse règle que la mort.

141.
Il est injuste d'exiger d'une âme atterrée et vaincue par les secousses d'un mal redoutable, qu'elle conserve la même vigueur qu'elle a fait paraitre en d'autres temps. Est-on surpris qu'un matade ne puisse plus ni marcher, ni veiller,.ni se soutenir ?.Ne serait-il pas plus étrange qu'il fut encore le même homme qu'en pleine santé ? Si nous avons la migraine, si nous avons mal dormi, on nous excuse d'être incapables ce jour-là d'application, et personne ne nous soupçonne d'avoir toujours été inappliqués : refuserons-nous à un homme qui se meurt le privilège que nous accordons à celui qui a mal à la tète ? et oserons-nous assurer qu'il n'a jamais eu de courage pendant sa santé, parce qu'il en aura manqué a l'agonie ?

142.
Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir.

143.
La pensée de la mort nous trompe, car elle nous fait oublier de vivre.

144.
Je dis quelquefois en moi-même : La vie est trop courte pour mériter que je m'en inquiète ; mais si quelque importun me rend visite, et m'empêche de sortir ou de m'habiller, je perds patience, et je ne puis supporter de m'ennuyer une demi-heure.

145.
La plus fausse de toutes les philosophies est celle qui, sous prétexte d'affranchir les hommes des embarras des passions, leur conseille l'oisiveté, l'abandon et l'oubli d'eux-mêmes.

146.
Si toute notre prévoyance ne peut rendre notre vie heureuse, combien moins notre nonchalance !

147.
Personne ne dit le matin : Un jour est bientôt passé, attendons la nuit ; au contraire, on rêve, la veille, à ce que l'on fera le lendemain. On serait bien marri de passer un seul jour à la merci du temps et des fâcheux ; on n'oserait même laisser au hasard la disposition de quelques heures, et l'on a raison car qui peut se promettre de passer une heure sans ennui, s'il ne prend soin de remplir à son gré ce court espace ? Mais ce qu'on n'oserait se promettre pour une heure, on se le promet quelquefois pour toute la vie, et l'on dit : Si la mort finit tout, pourquoi se donner tant de soins ? Nous sommes bien fous de nous tant inquiéter de l'avenir; c'est-à-dire : Nous sommes bien fous de ne pas commettre au hasard nos destinées, et de pourvoir à l'intervalle qui est entre nous et la mort.

148.
Ni le dégoût n'est une marque de santé, ni l'appétit n'est une maladie ; mais tout au contraire. Ainsi pense-t-on sur le corps ; mais on juge de l'âme sur d'autres principes : on suppose qu'une âme forte est celle qui est exempte de passions et comme la jeunesse est plus ardente et plus active que le dernier âge, on la regarde comme un temps de fièvre ; et on place la force de l'homme dans sa décadence.

149.
L'esprit est l'oeil de l'âme, non sa force, sa force est dans le coeur, c'est-à-dire dans les passions. La raison la plus éclairée ne donne pas d'agir et de vouloir. Suffit-il d'avoir la vue bonne pour marcher ? ne faut il pas encore avoir dès pieds, et la volonté avec la puissance de les remuer ?

150.
La raison et le sentiment se conseillent et se suppléent tour à tour. Quiconque ne consulte qu'un des deux et renonce à l'autre, se prive inconsidérément d'une partie des secours qui nous ont été accordés pour nous conduire.

151.
Nous devons peut-être aux passions les plus grands avantages de l'esprit.

152.
Si les hommes n'avaient pas aimé la gloire, ils n'avaient ni assez d'esprit ni assez de vertu pour la mériter.

153.
Aurions-nous cultivé les arts sans les passions ? et la réflexion, toute seule, nous aurait-elle fait connaître nos ressources, nos besoins, et notre industrie ?

154.
Les passions ont appris aux hommes la raison.

155.
Dans l'enfance de tous les peuples, comme dans celle des particuliers, le sentiment a toujours précédé la réflexion et en a été le premier maitre.

156.
Qui considérera la vie d'un seul homme, y trouvera toute l'histoire du genre humain, que la science et l'expérience n'ont pu rendre bon.

157.
S'il est vrai qu'on ne peut anéantir le vice, la science de ceux qui gouvernent est de le faire concourir au bien public.

158.
Les jeunes gens souffrent moins de leurs fautes que de la prudence des vieillards.

159.
Les conseils de la vieillesse éclairent sans échauffer, comme le soleil de l'hiver.

160.
Le prétexte ordinaire de ceux qui font te malheur des autres, est qu'ils veulent leur bien.

161.
Il est injuste d'exiger des hommes qu'ils fassent, par déférence pour nos conseils, ce qu'ils ne veulent pas faire pour eux-mêmes.

162.
Ilt faut permettre aux hommes de faire de grandes fautes contre eux-mêmes, pour éviter un plus grand mal, la servitude.

163.
Quiconque est plus sévère que tes lois est un tyran.

164.
Ce qui n'offense pas la société n'est pas du ressort de sa justice.

165.
C'est entreprendre sur la clémence de Dieu, de punir sans nécessité.

166.
La morale austère anéantit la vigueur de l'esprit, comme les enfants d'Esculape détruisent le corps, pour détruire un vice du sang souvent imaginaire.

167.
La clémence vaut mieux que la justice.

168.
Nous blâmons beaucoup les malheureux des moindres fautes, et les plaignons peu des plus grands matheurs.

169.
Nous réservons notre indulgence pour les parfaits.

170.
On ne plaint pas un homme d'être un sot, et peut-être qu'ona a raison ; mais il est fort plaisant d'imaginer que c'est sa faute.

171.
Nul homme n'est faible par choix.

172.
Nous querellons les malheureux, pour nous dispenser de les plaindre.

173.
La générosité souffre des maux d'autrui, comme si elle en était responsable.

174.
L'ingratitude la plus odieuse, mais la plus commune et la plus ancienne, est celle des enfants envers leurs pères.

175.
Nous ne savons pas beaucoup de gré à nos amis d'estimer nos bonnes qualités, s'ils osent seulement s'apercevoir de. nos défauts.

176.
On peut aimer de tout son coeur ceux en qui on reconnait da grands défauts. Il y aurait de l'impertinence à croire que la perfection a seule le droit de nous plaire : nos faiblesses nous attachent quelquefois les uns aux autres autant que pourrait faire la vertu.

Variante : « On peut penser beaucoup de mal d'un homme, et être tout à fait de ses amis, car on sait bien que les plus honnêtes gens ont leurs défauts quoiqu'on suppose tout haut le contraire, et nous ne sommes pas si délicats, que nous ne puissions aimer que la perfection. On peut aussi beaucoup médire de l'espèce humaine, sans être en aucune manière misanthrope parce qu'il a des vices que l'on aime, même dans autrui. »

177.
Les princes font beaucoup d'ingrats, parce qu'ils ne donnent pas tout ce qu'ils peuvent.

178.
La haine est plus, vive que l'amitié, moins que t'amour.

179.
Si nos amis nous rendent des services, nous pensons qu'a titre d'amis, ils nous les doivent, et nous ne pensons point du tout qu'ils ne nous doivent pas leur amitié.

180.
On n'est pas né pour la gloire, lorsqu'on ne connait pas le prix du temps.

181.
L'activité fait plus de fortunes que la prudence.

182.
Celui qui serait né pour obéir, obéirait jusque sur le trône.

183.
Il ne paraît pas que la nature ait fait les hommes pour l'indépendance.

184.
Pour se soustraire à la force, on a été obligé de se soumettre à la justice : la justice ou la force, il a fallu opter entre ces deux maitres ; tant nous étions peu faits pour être libres.

185.
La dépendance est née de la société.

186.
Faut-il s'étonner que les hommes aient cru que les animaux étaient faits pour eux, s'ils pensent même ainsi de leurs semblables, et si la fortune accoutume les puissants ne compter qu'eux sur ta terre ?

187.
Entre rois, entre peuples, entre particuliers, le plus fort se donne des droits sur plus faible, et la même règle est suivie par les animaux, par la matière, par les éléments, etc., de sorte que tout s'exécute dans l'univers par la violence ; et cet ordre, que nous blâmons avec quelque apparence de justice, est la loi la plus générale, la plus absolue, la plus immuable, et la plus ancienne de la nature.

188.
Les faibles veulent dépendre afin d'être protégés : ceux qui craignent les hommes aiment les lois.

Variante : « L'intérêt du faible est de dépendre, pour être protégé ; cela n'empêche pas qu'il ne soit misérable d'avoir besoin de protection, et c'est, au contraire, la preuve de sa faiblesse et de son malheur. »

189.
Qui sait tout souffrir peut tout oser.

190.
Il y a des injures qu'il faut dissimuler, pour ne pas compromettre son honneur.

191.
Il est bon d'être ferme par tempérament, et flexible par réflexion..

192.
Les faibles veulent quelquefois qu'on les croie méchants ; mais les méchants veulent passer pour bons.

193.
Si l'ordre domine dans le genre humain, c'est une preuve que la raison et la vertu y sont les plus fortes.

194.
La loi des esprits n'est pas différente de celle des corps, qui ne peuvent se maintenir que par une continuelle nourriture.

195.
Lorsque les plaisirs nous ont épuisés, nous croyons avoir épuisé les plaisirs ; et nous disons que rien ne peut remplir le coeur de l'homme.

196.
Nous méprisons beaucoup de choses, pour ne pas nous mépriser nous-mêmes.

197.
Notre dégoût n'est point un défaut et une insuffisance des objets extérieurs, comme nous aimons à le croire, mais un épuisement de nos propres organes, et un témoignage de notre faiblesse.

198.
Le feu, l'air, l'esprit, la lumière, tout vit par l'action ; de là la communication et l'alliance de tous les êtres ; de là l'unité et l'harmonie dans l'univers. Cependant cette loi de la nature, si féconde, nous trouvons que c'est un vice dans l'homme ; et, parce qu'il est obtigé d'y obéir, ne pouvant subsister dans le repos, nous concluons qu'il est hors de sa place.

199.
L'homme ne se propose le repos que pour s'affranchir de la sujétion et du travail ; mais il ne peut jouir que par l'action, et n'aime qu'elle.

200.
Le fruit du travail est le plus doux des plaisirs.

201.
Où tout est dépendant, il y a un maitre : l'air appartient à l'homme, et l'homme à l'air ; et rien n'est à soi ni à part.

202.
O soleil ! ô pompe des cieux ! qu'êtes-vous ? Nous avons surpris le secret et l'ordre de vos mouvements. Dans la main de l'Être des êtres, instruments aveugles et ressorts peut-être insensibles, le monde sur qui vous régnez, mériterait-il nos hommages ? Les révolutions des empires, la diverse face des temps, les nations qui ont dominé, et les hommes qui ont fait la destinée de ces nations mêmes, les principales opinions et les coutumes qui ont partagé la créance des peuples dans la religion, les arts, la morale et les sciences, tout cela, que peut-il paraître ? Un atome presque invisible, qu'on appelle l'homme, qui rampe sur la face de la terre, et qui ne dure qu'un jour, embrasse en quelque sorte d'un coup d'oeil le spectacle de l'univers dans tous les âges.

203.
Quand on a beaucoup de lumières, on admire peu ; lorsque l'on en manque, de même. L'admiration marque le terme de nos connaissances, et prouve moins, souvent, la perfection des choses que l'imperfection de notre esprit.

204.
Ce n'est pas un grand avantage d'avoir l'esprit vif, si on ne l'a juste : la perfection d'une pendule n'est pas d'aller vite, mais d'être réglée.

205.
Parler imprudemment et parler hardiment, est presque toujours la même chose ; mais on peut parler sans prudence, et parler juste ; et il ne faut pas croire qu'un homme a l'esprit faux, parce que la hardiesse de son caractère ou la vivacité de son humeur lui auront arraché, malgré lui-mème, quelque vérité périlleuse.

206.
Il y a plus de sérieux que de folie dans l'esprit des hommes. Peu sont nés plaisants ; la plupart le deviennent par imitation, froids copistes de la vivacité et de la gaieté.

Variante : « La plupart des hommes naissent sérieux ; il y a des plaisants de génie, mais en petit nombre ; les autres le deviennent par imitation, et forcent la nature, pour suivre la mode. »

207.
Ceux qui se moquent des goûts sérieux aiment sérieusement les bagatelles.

208.
Différent génie, différent goût : ce n'est pas toujours par jalousie que réciproquement on se rabaisse.

209.
On juge des productions de l'esprit comme des ouvrages mécaniques. Lorsque l'on achète une bague, on dit : celle-là est trop grande, l'autre est trop petite ; jusqu'à ce qu'on en renconte une pour son doigt. Mais il n'en reste pas chez le joaillier, car celle qui m'est trop petite va fort bien à un autre.

210.
Lorsque deux auteurs ont également excellé en divers genres, on n'a pas ordinairement assez d'égard à la subordination de leurs talents, et Despréaux va de pair avec Racine : cela est injuste.

211.
J'aime un écrivain qui embrasse tous les temps et tous les pays, et rapporte beaucoup d'effets à peu de causes ; qui compare les préjugés et les moeurs des différents siècles ; qui, par des exemples tirés de la peinture ou de la musique, me fait connaitre les beautés de l'éloquence et l'étroite liaison des arts. Je dis d'un homme qui rapproche ainsi les choses humaines, qu'il a un grand génie, si ses conséquences sont justes ; mais, s'il conclut mal, je présume qu'il distingue mal les objets, ou qu'il n'aperçoit pas d'un seul coup d'oeil tout leur ensemble, et qu'enfin quelque chose manque à l'étendue ou à la profondeur de son esprit.

212.
On discerne aisément la vraie de la fausse étendue d'esprit ; car l'une agrandit ses sujets, et l'autre, par l'abus des épisodes et par le faste de l'érudition, les anéantit.

213.
Quelques exemples, rapportés, en peu de mots et à leur place, donnent plus d'éclat, plus de poids et plus d'autorité aux réftexions ; mais trop d'exemples et trop de détails énervent toujours un discours. Les digressions trop longues ou trop fréquentes rompent l'unité du sujet, et lassent les lecteurs sensés, qui ne veulent pas qu'on les détourne de l'objet principal, et qui, d'ailleurs, ne peuvent suivre, sans beaucoup de peine, une trop longue chaîne de faits et de preuves. On ne saurait trop rapprocher les choses, ni trop tôt conclure : il faut saisir, d'un coup d'oeil la véritable preuve de son discours, et courir à la conclusion. Un esprit perçant fuit les épisodes, et laisse aux écrivains médiocres le soin de s'arrêter à cueillir toutes les fleurs qui se trouvent sur leur chemin. C'est à eux d'amuser le peuple, qui lit sans objet, sans pénétration, et sans goût..

214.
Le sot qui a beaucoup de mémoire est plein de pensées et de faits ; mais il ne sait pas en conclure : tout tient à cela.

215.
Savoir bien rapprocher les choses, voilà l'esprit juste ; le don de rapprocher beaucoup de choses et de grandes choses fait les esprits vastes. Ainsi, la justesse paraît être le premier degré, et une condition très nécessaire de la véritable étendue d'esprit.

216.
Un homme qui digère mal, et qui est vorace, est peut-être une image assez fidèle du caractère d'esprit de la plupart des savants.

217.
Je n'approuve point la maxime qui veut qu'un honnête homme sache un peu de tout. C'est savoir presque toujours inutilement, et, quelquefois, pernicieusement, que de savoir superficiellement et sans principes. Il est vrai que la plupart des hommes ne sont guère capables de connaitre profondément ; mais il est vrai aussi que cette science superficielle qu'ils recherchent, ne sert qu'à contester leur vanité. Elle nuit à ceux qui possèdent un vrai génie ; car elle les détourne nécessairement de leur objet principal, consume leur application dans les détails, et sur des objets étrangers à leurs besoins et à leurs talents naturels ; et, enfin, elle ne sert point, comme ils s'en flattent, à prouver l'étendue de leur esprit : de tout temps on a vu des hommes qui savaient beaucoup avec un esprit très-médiocre ; et ; au contraire, des esprits très-vastes, qui savaient fort peu. Ni l'ignorance n'est défaut d'esprit, ni le savoir n'est preuve de génie.

218.
La vérité échappe au jugement, comme les faits échappent à la mémoire : les diverses faces des choses s'emparent tour à tour d'un esprit vif, et lui font quitter et reprendre successivement les mêmes opinions. Le goût n'est pas moins inconstant il s'use sur les choses les plus agréables, et varie comme notre humeur.

219.
Il y a peut-être autant de vérités parmi les hommes que d'erreurs, autant de bonnes qualités que de mauvaises, autant de plaisirs que de peines ; mais nous aimons à contrôler la nature humaine, pour essayer de nous élever au-dessus de notre espèce, et pour nous enrichir de la considération dont nous tâchons de la dépouiller. Nous sommes si présomptueux, que nous croyons pouvoir séparer notre intérêt personnel de celui de l'humanité, et médire du genre humain, sans nous compromettre. Cette vanité ridicule a rempli les livres des philosophes d'invectives contre la nature. L'homme est maintenant en disgrâce chez tous ceux qui pensent, et c'est à qui le chargera de plus de vices ; mais peut-être est-il sur le point de se relever, et de se faire restituer toutes ses vertus ; car rien n'est stable, et la philosophie a ses modes comme les habits, la musique, l'architecture, etc.

220.
Sitôt qu'une opinion devient commune, il ne faut point d'autre raison pour engager les hommes à l'abandonner, et à embrasser l'opinion contraire, jusqu'à ce que celle-ci vieillisse à son tour, et qu'ils aient besoin de se distinguer par d'autres choses. Ainsi, s'ils atteignent le but dans quelque art ou dans quelque science, on doit s'attendre qu'ils le passeront bientôt pour acquérir une nouvelle gloire ; et c'est ce qui fait, en partie, que les plus beaux siècles dégénèrent si promptement ; et qu'à peine sortis de la barbarie, ils s'y replongent.

221.
Les grands hommes, en apprenant aux faibles à réfléchir, les ont mis sur la route de l'erreur.

222.
Où il y a de là grandeur, nous la sentons malgré nous : la gloire des conquérants a toujours été combattue ; les peuples en ont toujours souffert, et ils l'ont toujours respectée.

223.
Le contemplateur, mollement couché dans une chambre tapissée, invective contre le soldat qui passe les nuits de l'hiver au bord d'un fleuve, et veille en silence sous les armes pour la sûreté de la patrie.

224.
Ce n'est pas à porter la faim et la misère chez les étrangers qu'un héros attache la gloire, mais à les souffrir pour l'État ; ce n'est pas à donner la mort, mais à la braver.

225.
Le vice fomente la guerre ; la vertu combat : s'il n'y avait aucune vertu, nous aurions pour toujours la paix.

226.
La vigueur d'esprit ou l'adresse ont fait les premières fortunes : l'inégalité des conditions est née de celle des génies et des courages.

227.
Il est faux que l'égalité soit une loi de la nature : la nature n'a rien fait d'égal ; sa loi souveraine est la subordination et la dépendance.

228.
Qu'on tempère comme on voudra la souveraineté dans un État, nulle loi n'est capable d'empêcher un tyran d'abuser de l'autorité de son emploi.

229.
On est forcé de respecter les dons de la nature, que l'étude et la fortune ne peuvent donner.

230.
La plupart des hommes sont si resserrés dans la sphère de leur condition, qu'ils n'ont pas même le courage d'en sortir par leurs idées ; et, si l'on en voit quelques-uns que la spéculation des grandes choses rend en quelque sorte incapables des petites, on en trouve encore davantage à qui la pratique des petites a ôté jusqu'au sentiment des grandes.

231.
Les espérances les plus ridicules et les plus hardies ont été quelquefois la cause des succès extraordinaires.

232.
Les sujets font leur cour avec bien plus de goût que les princes ne la reçoivent : il est toujours plus sensible d'acquérir que de jouir.

233.
Nous croyons négliger la gloire par pure paresse, tandis que nous prenons des peines infinies pour les plus petits intérêts.

234.
Nous aimons quelquefois jusqu'aux louanges, que nous ne croyons pas sincères.

235.
Il faut de grandes ressources dans l'esprit et dans le coeur pour goûter la sincérité lorsqu'elle blesse, ou pour la pratiquer sans qu'elle offense : peu de gens ont assez de fonds pour souffrir la vérité, et pour la dire.

236.
Il y a des hommes qui, sans y penser, se forment une idée de leur figure, qu'ils empruntent du sentiment qui les domine ; et c'est peut-être par cette raison qu'un fat se croit toujours beau.

237.
Ceux qui n'ont que de l'esprit ont du goût pour les grandes choses, et de la passion pour les petites.

238.
La plupart des hommes vieillissent dans un petit cercle d'idées qu'ils n'ont pas tirées de leur fonds ; il y a peut-être moins d'esprits faux que de stériles.

239.
Tout ce qui distingue les hommes parait peu de chose. Qu'est-ce qui fait la beauté ou la laideur, la santé ou l'infirmité, l'esprit ou la stupidité ? une légère différence des organes, un peu plus ou un peu moins de bile, etc., Cependant, ce plus ou ce moins est d'une importance infinie pour les hommes ; et, lorsqu'ils en jugent autrement, ils sont dans l'erreur.

240.
Deux choses peuvent à peine remplacer, dans la vieillesse, les. talents et les agréments : la réputation ou les richesses..

241.
Nous haïssons les dévots qui font profession de mépriser tout ce dont nous nous piquons, pendant qu'ils se piquent eux-mêmes de choses encore plus méprisables.

242.
Quelque vanité qu'on nous reproche, nous avons besoin quelquefois qu'on nous assure de notre mérite.

245.
Nous nous consolons rarement des grandes humiliations ; nous les oublions.

244.
Moins on est puissant dans le monde, plus on peut commettre des fautes impunément, ou avoir inutilement un vrai mérite.

245.
Lorsque la fortune veut humilier les sages, elle les surprend dans ces petites occasions où l'on est ordinairement sans précaution et sans défense. Le plus habile homme du monde ne peut empêcher que de légères fautes n'entrainent quelquefois d'horribles malheurs ; et il perd sa réputation ou sa fortune par une petite imprudence, comme un autre se casse la jambe en se promenant dans sa chambre.

246.
Soit vivacité, soit hauteur, soit avarice, il n'y a point d'homme qui ne porte dans son caractère une occasion continuelle de faire des fautes ; et si elles sont sans conséquence, c'est à la fortune qu'il le doit.

247.
Nous sommes consternés de nos rechutes, et de voir que nos malheurs même n'ont pu nous corriger de nos défauts.

248.
La nécessité modère plus de peines que la raison.

249.
La nécessité empoisonne les maux qu'elle ne peut guérir..

250.
Les favoris de la fortune ou de la gloire, malheureux à nos yeux, ne nous détournent point de l'ambition.

251.
La patience est l'art d'espérer.

252.
Le désespoir comble non seulement notre misère, mais notre faiblesse.

253.
Ni les dons ni les coups de la fortune n'égalent ceux de la nature, qui la passe en rigueur comme en bonté.

254.
Les biens et les maux extrêmes ne se font pas sentir aux âmes médiocres.

255.
Il y a peut être plus d'esprits légers dans ce qu'on appelle le monde, que dans les conditions moins fortunées.

256.
Les gens du monde ne s'entretiennent pas de si petites choses que le peuple ; mais le peuple ne s'occupe pas de choses si frivoles que les gens du monde.

257.
L'histoire fait mention de très-grands hommes que la volupté ou l'amour ont gouvernés ; elle n'en rappelle pas à ma mémoire qui aient été galants. Ce qui fait le mérite essentiel de quelques hommes ne peut même subsister dans quelques autres comme un faible.

258.
Nous courons quelquefois des hommes qui nous ont imposé par leurs dehors, comme ces jeunes gens qui suivent amoureusement un masque, le prenant pour la plus belle femme du monde, et qui le harcèlent jusqu'à ce qu'ils l'obligent de se découvrir, et de leur faire voir qu'il est un petit homme avec de la barbe et un visage noir.

259.
Le sot s'assoupit et fait diète en bonne compagnie, comme un homme que la curiosité a tiré de son élément, et qui ne peut ni respirer ni vivre dans un air subtil.

260.
Le sot est comme le peuple, qui se croit riche de peu.

261.
Lorsqu'on ne veut rien perdre ni cacher de son esprit, on en diminue d'ordinaire la réputation..

262.
Des auteurs sublimes n'ont pas négligé de primer encore par les agréments, flattés de remplir l'intervalle de ces deux extrêmes, et d'embrasser toute la sphère de l'esprit humain. Le public, au lieu d'applaudir à l'universalité de leurs talents, a cru qu'ils étaient incapables de se soutenir dans l'héroïque ; et on n'ose les égaler à ces grands hommes qui, s'étant renfermés soigneusement dans un seul et beau caractère, paraissent avoir dédaigné de dire tout ce qu'ils ont tu, et abandonné aux génies subalternes les talent médiocres.

265.
Ce qui paraît aux uns étendue d'esprit n'est, aux yeux des autres, que mémoire et lègèreté..

264.
Il est aisé de critiquer un auteur, mais il est difficile de l'apprécier.

265.
Je n'ôte rien a l'illustre Racine, le plus sage et le plus éloquent des poètes, pour n'avoir pas traité beaucoup de choses qu'il eût embellies, content d'avoir montré dans un seul genre la richesse et la sublimité de son esprit ; mais je me sens obligé de respecter un génie hardi et fécond, élevé, pénétrant, facile, plein de force, infatigable ; au si ingénieux et aussi aimable dans les ouvrages de pur agrément, que vrai et pathétique dans les autres ; d'une vaste imagination, qui a embrassé et pénétré rapidement toute l'économie des choses humaines ; à qui ni les sciences abstraites, ni les moeurs des peuples, ni leurs opinions, ni leur histoire, ni leurs langues même, n'ont pu échapper ; illustre, en sortant de l'enfance, par la grandeur et par la force de sa poésie féconde en pensées, et, bientôt après, par les charmes et par le caractère original, plein de raison, et toujours concis, de sa prose ; philophe et peintre sublime, qui a semé avec éclat, dans ses écrits, tout ce qu'il y a de grand dans l'esprit des hommes ; qui a représenté les passions avec des traits de feu et de lumière, et les a fait parler sur nos théâtres avec autant de tendresse que de véhémence ; savant à imiter le caractère et à saisir l'esprit des bons ouvrages de chaque nation, par l'extrême étendue de son génie, mais n'imitant rien, d'ordinaire, qu'il ne l'embellisse ; éclatant jusque dans les fautes qu'on a cru remarquer dans ses écrits, et tel que, maigre des défauts inévitables avec des quatités si rares ; et malgré les efbrts de la critique, il a occupé sans relâche de ses veilles ses amis et ses ennemis, et porté chez les étrangers, dès sa jeunesse, la réputation de sa patrie et la gloire de nos lettres, dont il a reculé toutes les bornes.

Variante : « Aussi vif et ingénieux dans les petites choses, que vrai et pathétique dans les grandes ; toujours clair, concis et brillant ; philosophe et poète illustre au sortir de l'enfance ; répandant sur tous ses écrits l'éclatante et forte lumière de son jugement ; instruit, dans la fleur de son âge, de toutes les connaissances utiles au genre humain ; amateur et juge éclairé de tous les arts ; savant à imiter toute sorte de beautés, par la grande étendue de son génie, et maitre dans les genres les plus opposés. J'admire la vivacité du son esprit, sa délicatesse, son érudition, et cette vaste intelligence qui comprend si distinctement tant de faits et d'objets.divers. Bien loin de critiquer ses endroits faibles ou ses fautes, je m'étonne qu'ayant osé se montrer sous tant de faces, on ait si peu de chose à lui reprocher. » (Vauvenargues fait ici le brillant portrait de Voltaire.)

266.
Si on ne regarde que certains ouvrages des meilleurs auteurs, on sera tenté de les mépriser ; pour les apprécier avec justice, il faut tout lire.

267.
Il ne faut pas juger des hommes par ce qu'ils ignorent, mais par ce qu'ils savent, et par la manière dont ils le savent.

268.
On ne doit pas non plus demander aux auteurs une perfection qu'ils ne puissent atteindre : c'est faire trop d'honneur à l'esprit humain de croire que des ouvrages irrégutiers n'aient jamais droit de lui plaire, surtout si ces ouvrages peignent les passions ; il n'est pas besoin d'un grand art pour faire sortir les meilleurs esprits de leur assiette, et pour leur cacher les défauts d'un tableau hardi et touchant. Cette parfaite régularité, qui manque aux auteurs, ne se trouve point dans nos propres conceptions ; le caractère naturel de l'homme ne comporte pas tant de règle. Nous ne devons pas supposer dans le sentiment une délicatesse que nous n'avons que par réflexion ; il s'en faut de beaucoup que notre goût soit toujours aussi difficile à contenter que notre esprit.

Variante : « Il ne faut pas juger d'un homme par ce qu'il ignore, mais par ce qu'il sait ; ce n'est rien d'ignorer beaucoup de choses, lorsqu'on est capable de les concevoir, et qu'il ne manque que de les avoir apprises. »

269.
Il nous est plus facile de nous teindre d'une infinité de connaissances, que d'en bien posséder un petit nombre.

270.
Jusqu'à ce qu'on rencontre le secret de rendre les esprits plus justes, tous les pas que l'on pourra faire dans la vérité n'empêcheront pas les hommes de raisonner faux ; et, plus on voudra les pousser au delà des notions communes, plus on les mettra en péril de se tromper.

271.
Il n'arrive jamais que la littérature et l'esprit de raisonnement deviennent le partage de toute une nation, qu'on ne voie aussitôt, dans la philosophie et dans les beaux-arts, ce qu'on remarque dans les gouvernements populaires où il n'y a point de puérilités et de fantaisies qui ne se produisent et ne trouvent des partisans.

272.
L'erreur, ajoutée à la vérité, ne l'augmente point : ce n'est pas étendre la carrière des arts, que d'admettre de mauvais genres ; c'est gâter le goût ; c'est corrompre le jugement des hommes, qui se laisse aisément séduire par les nouveautés, et qui, mêlant ensuite le vrai et le faux, se détourne bientôt, dans ses productions, de l'imitation de la nature, et s'appauvrit ainsi en peu de temps par la vaine ambition d'imaginer, et de s'écarter des anciens modèles.

273.
Ce que nous appelons une pensée brillante n'est ordinairement qu'une expression captieuse, qui, à l'aide d'un peu de vérité, nous impose une erreur qui nous étonne.

274.
Qui a le plus a, dit-on, le moins : cela est faux. Le roi d'Espagne, tout puissant qu'il est, ne peut rien à Lucques. Les bornes de nos talents sont encore plus inébranlables que celles des empires ; et on usurperait plutôt toute la terre que la moindre vertu.

275.
La plupart des grands personnages ont été les hommes de leur siècle les plus éloquents ; les auteurs des plus beaux systèmes, les chefs de partis et de sectes ; ceux qui ont eu dans tous les temps le plus d'empire sur l'esprit des peuples, n'ont dû la meilleure partie de leurs succés qu'à l'éloquence vive et naturelle de leur âme. Il ne paraît pas qu'ils aient cultivé la poésie avec le même bonheur : c'est que là poésie ne permet guère que l'on se partage, et qu'un art si sublime et si pénible se peut rarement allier avec l'embarras des affaires et les occupations tumultuaires de la vie; au lieu que l'éloquence se mêle partout, et qu'elle doit la plus grande partie de ses séductions à l'esprit de médiation et de manège, qui forme les hommes d'État et les politiques, etc.

276.
C'est une erreur dans les grands de croire qu'ils peuvent prodiguer sans conséquence leurs paroles et leurs promesses : les hommes souffrent avec peine qu'on leur ôte ce qu'ils se sont, en quelque sorte, approprié par l'espérance ; on ne les trompe pas longtemps sur leurs intérêts, et ils ne haïssent rien tant qne d'êtres dupes. C'est par cette raison qu'il est si rare que la fourberie réussisse ; il faut de la sincérité et de la droiture, même pour séduire. Ceux qui ont abusé les peuples sur quelque intérêt général, étaient fidèles aux particuliers ; leur habileté consistait à.captiver les esprits par des avantages réels. Quand on connaît bien les hommes, et qu'on veut les faire servir à ses desseins, on ne compte point sur un appât aussi frivole que celui des discours et des promesses. Ainsi les grands orateurs, s'il m'est permis de joindre ces deux choses, ne s'efforcent pas d'imposer par un tissu de flatteries et d'impostures, par une dissimulation continuelle, et par un langage purement ingénieux ; s'ils cherchent à faire illusion sur quelque point principal, ce n'est qu'à force de sincérité et de vérités de détail ; car le mensonge est faible par lui-même, il faut qu'il se cache avec soin ; et s'il arrive qu'on persuade quelque chose par des discours captieux, ce n'est pas sans beaucoup de peine. On aurait grand tort d'en conclure que ce soit en cela que consiste l'éloquence. Jugeons, au contraire, par ce pouvoir des simples apparences de la vérité, combien la vérité elle-même est éloquente, et supérieure à notre art.

277.
Un menteur est un homme qui ne sait pas tromper ; un flatteur, celui qui ne trompe ordinairement que les sots : celui qui sait se servir avec adresse de la vérité, et qui en connait l'éloquence, peut seul se piquer d'être habile.

278.
Qui a plus d'imagination que Bossuet, Montaigne, Descartes, Pascal, tous grands philosophes ? Qui a plus de jugement et de sagesse que Racine, Boileau, La Fontaine, Moliére, tous poètes pleins de génie ? il est donc faux que les qualités dominantes excluent les autres ; au contraire, elles les supposent. Je serais très-surpris qu'un grand poète n'eut pas de vives lumières sur la philosophie, au moins morale, et il arrivera très rarement qu'un vrai philosophe manque totalement d'imagination.

279.
Descartes a pu se tromper dans quelques-uns de ses principes, et ne se point tromper dans ses conséquences, sinon rarement ; on aurait donc tort, ce me semble, de conclure de ses erreurs que l'imagination et l'invention ne s'accordent point avec la justesse. La grande vanité de ceux qui n'imaginent pas est de se croire seuls judicieux et raisonnables ; ils ne font pas attention que les erreurs de Descartes, génie créateur, ont été celles de trois ou quatre mille philosophes, tous gens sans imagination. Les esprits subalternes n'ont point d'erreur en leur privé nom, parce qu'ils sont incapables d'inventer, même en se trompant ; mais ils sont toujours entraînés, sans le savoir, par l'erreur d'autrui ; et lorsqu'ils se trompent de leur chef, ce qui peut arriver souvent, c'est dans les détails et les conséquences ; mais leurs erreurs ne sont ni assez vraisemblables pour être contagieuses, ni assez importantes pour faire du bruit.

280.
Ceux qui sont nés éloquents parlent quelquefois avec tant de clarté et de brièveté des grandes choses, que la plupart des hommes n'imaginent point qu'ils en parlent avec profondeur. Les esprits pesants, les sophistes, ne reconnaissent pas la philosophie, lorsque l'éloquence la rend populaire, et, qu'elle ose peindre le vrai avec des traits fiers et hardis. Ils traitent de superficielle et de frivole cette splendeur d'expression qui emporte avec elle la preuve des grandes pensées ; ils veulent des définitions, des divisions, des détails, et des arguments. Si Locke eût rendu vivement en peu de pages les sages vérités de ses écrits, ils n'auraient pas osé le compter parmi les philosophes de son siècle.

281.
C'est un malheur que les hommes ne puissent, d'ordinaire, posséder aucun talent, sans avoir quelque envie d'abaisser les autres. S'ils ont la finesse, ils décrient la force ; s'ils sont géomètres ou physiciens, ils écrivent contre la poésie et l'éloquence ; et les gens du monde, qui ne pensent pas que ceux qui ont excellé dans quelque genre jugent mal d'un autre talent, se laissent prévenir par leurs décisions. Ainsi, quand la métaphysique ou l'algèbre sont à la mode, ce sont des métaphysiciens ou des algébristes qui font la réputation des poètes et des musiciens, ou tout au contraire ; l'esprit dominant assujettit les autres à son tribunal, et la plupart du temps à ses erreurs.

282.
Qui peut se vanter de juger, ou d'inventer, ou d'entendre à toutes les heures du jour ? Les hommes n'ont qu'une petite portion d'esprit, de goût, de talent, de vertu, de gaieté, de santé, de force, etc. ; et ce peu qu'ils ont en partage, ils ne le possèdent point à leur volonté, ni dans le besoin, ni dans tous les âges.

283.
C'est une maxime inventée par l'envie, et trop légèremant adoptée par les philosophes, qu'il ne faut point louer les hommes avant leur mort. Je dis, au contraire, que c'est pendant leur vie qu'ils doivent être loués, lorsqu'ils ont mérité de l'être ; c'est pendant que la jalousie et la calomnie, animées contre leur vertu ou leurs talents, s'efforcent de les dégrader, qu'il faut oser leur rendre témoignage. Ce sont les critiques injustes qu'il faut craindre de hasarder, et non les louanges sincères.

284.
L'envie ne saurait se cacher : elle accuse et juge sans preuves ; elle grossit les défauts ; elle a des qualifications énormes pour les moindres fautes ; son langage est rempli de fiel, d'exagération et d'injure. Elle s'acharne avec opiniâtreté et avec fureur contre le mérite éclatant ; elle est aveugle, emportée, insensible, brutale.

285.
Il faut exciter dans les hommes le sentiment de leur prudence et de leur force, si on veut élever leur génie : ceux qui, par leurs discours ou leurs écrits, ne s'attachent qu'à à relever les ridicules et les faiblesses de l'humanité, sans distinctions ni égards, éclairent bien moins la raison et les jugements du public, qu'ils ne dépravent ses inclinations.

286.
Je n'admire point un sophiste qui réclame contre la gloire et contre l'esprit des grands hommes ; en ouvrant mes yeux sur le faible des plus beaux génies, il m'apprend à l'apprécier lui-même ce qu'il peut valoir ; il est le premier que je raye du tableau des hommes illustres.

287.
Nous avons grand tort de penser que quelque défaut que ce soit puisse exclure toute vertu, ou de regarder l'alliance du bien et du mal comme un monstre ou comme une énigme ; c'est faute de pénétration que nous concilions si peu de choses.

288.
Les faux philosophes s'efforcent d'attirer l'attention des hommes, en faisant remarquer dans notre esprit des contrariétés et des difficultés qu'ils forment eux-mêmes ; comme d'autres amusent les enfants par des tours de cartes qui confondent leur jugement, quoique naturels et sans magie. Ceux qui nouent ainsi les choses, pour avoir le mérite de les dénouer, sont les charlatans de la morale.

289.
Il n'y a point de contradictions dans la nature.

290.
Est-il contre la raison ou la justice de s'aimer soi-même ? Et pourquoi voulons-nous que l'amour-propre soit toujours un vice ?

291.
S'il y a un amour de nous-mêmes naturellement officieux et compatissant, et un autre amour-propre sans humanité, sans équité, sans bornes, sans raison, faut-il les confondre ?

292.
Quand il serait vrai que les hommes ne seraient vertueux que par raison, que s'ensuivrait-il ? Pourquoi si on nous loue avec justice de nos sentiments, ne nous louerait-on pas encore de notre raison ? Est-elle moins nôtre que la volonté ?

293.
On suppose que ceux qui servent la vertu par réflexion, la trahiraient pour le vice utile : oui, si le vice pouvait être tel, aux yeux d'un esprit raisonnable.

294.
Il y a des semences de bonté et de justice dans le coeur des hommes. Si l'intérêt propre y domine, j'ose dire que cela est, non-seulement selon la nature, mais aussi selon la justice, pourvu que personne ne souffre de cet amour-propre, ou que la société y perde moins qu'elle n'y gagne.

295.
Celui qui recherche la gloire par la vertu ne demande que ce qu'il mérite.

296.
J'ai toujours trouvé ridicule que les philosophes aient forgé une vertu incompatible avec la nature de l'homme, et que, après l'avoir ainsi feinte, ils aient prononcé froidement qu'it n'y avait aucune vertu. Qu'ils parlent du fantôme de leur imagination ; ils peuvent à leur gré l'abandonner ou le détruire, puisqu'ils t'ont créé : mais la véritable vertu, celle qu'ils ne veulent pas nommer de ce nom, parce qu'elle n'est pas conforme à leurs définitions, celle qui est l'ouvrage de la nature, non le leur, et qui consiste principalement dans la bonté et la vigueur de l'âme, celle-là n'est point dépendante de leur fantaisie, et subsistera à jamais, avec des caractères ineffaçables.

297.
Le corps a ses grâces, l'esprit ses talents ; le coeur n'aurait-il que des vices ? et l'homme, capable de raison, serait-il incapable de vertu ?

298.
Nous sommes susceptibles d'amitié, de justice, d'humanité, de compassion et de raison. O mes amis ! qu'est-ce donc que la vertu ?

299.
Si l'illustre auteur des Maximes, eût été tel qu'il a tâché, de peindre tous les hommes, mériterait-il nos hommages et le culte idolâtre de ses prosélytes ?

300.
Ce qui fait que la plupart des livres de morale sont si insipides, c'est que leurs auteurs ne sont pas sincères : c'est que, faibles échos les uns des autres, ils n'oseraient produire leurs propres maximes et leurs secrets sentiments. Ainsi, non-seulement dans la morale, mais en quelque sujet que ce puisse être, presque tous les hommes passent leur vie à dire et à écrire ce qu'ils ne pensent point, et ceux qui conservent encore quelque amour de la vérité excitent contre eux la colère et les préventions du public.

301.
Il n'y a guère d'esprits qui soient capables d'embrasser à la fois toutes les faces de chaque sujet, et c'est là, à ce qu'il me semble, la source la plus ordinaire des erreurs des hommes. Pendant que la plus grande partie d'une nation languit dans la pauvreté, l'opprobre et le travail, l'autre, qui abonde en honneurs, en commodités, en plaisirs, ne se lasse pas d'admirer le pouvoir de la politique, qui fait fleurir les arts et le commerce, et rend les États redoutables..

302.
Les plus grands ouvrages de l'esprit humain sont très-assurément les moins parfaits : les lois, qui sont la plus belle invention de la raison, n'ont pu assurer le repos des peuples sans diminuer leur liberté.

303.
Quelle est quelquefois la faiblesse et l'inconséquence des hommes ? Nous nous étonnons de la grossièreté de nos pères, qui règne cependant encore dans le peuple, la plus nombreuse partie de la nation ; et nous méprisons en même temps les belles-lettres et la culture de l'esprit, le seul avantage qui nous distingue du peuple et de nos ancêtres.

304.
Le plaisir et l'ostentation l'emportent dans le coeur des grands sur l'intérêt : nos passions se règlent ordinairement sur nos besoins.

305.
Le peuple et les grands n'ont ni les mêmes vertus, ni les mêmes vices.

306.
C'est à notre coeur à régler le rang de nos intérêts ; et à notre raison de les conduire.

307.
La médiocrité d'esprit et la paresse font plus de philosophes que la réflexion.

308.
Nul n'est ambitieux par raison, ni vicieux par défaut d'esprit.

309.
Tous les hommes sont clairvoyants sur leurs intérêts ; et il n'arrive guère qu'on les en détache par la ruse. On a admiré dans les négociations la supériorité de la maison d'Autriche, mais pendant l'énorme puissance de cette famille, non après. Les traités les mieux ménagés ne sont que la loi du plus fort.

310.
Le commerce est l'école de la tromperie.

311.
A voir comme en usent les hommes, on serait porté quelquefois à penser que la vie humaine et les affaires du monde sont un jeu sérieux, où toutes les finesses sont permises pour usurper le bien d'autrui à nos périls et fortune, et où l'heureux dépouille, en tout honneur, le plus malheureux ou le moins habile.

312.
C'est un grand spectacle de considérer les hommes méditant en secret de s'entre-nuire, et forcés, néanmoins, de s'entr'aider, contre leur inclination et leur dessein.

313.
Nous n'avons ni la force ni les occasions d'exécuter tout le bien et tout le mal que nous projetons.

314.
Nos actions ne sont ni si bonnes ni si vicieuses que nos volontés..

315.
Dés que l'on peut faire du bien, on est à même de faire des dupes ; un seul homme en amuse alors une infinité d'autres, tous uniquement occupés de le tromper. Ainsi, il en coûte peu aux gens en place pour surprendre leurs inférieurs, mais il est malaisé à des misérables d'imposer à qui que ce soit. Celui qui a besoin des autres les avertit de se défier de lui ; un homme inutile a bien de la peine à leurrer personne.

316.
L'indifférence où nous sommes pour la vérité dans la morale vient de ce que nous sommes décidés à suivre nos passions, quoi qu'il en puisse être ; et c'est ce qui fait que nous n'hésitons pas lorsqu'il faut agir, malgré l'incertitude de nos opinions. Peu importe, disent les hommes, de savoir, où est la vérité, sachant où est le plaisir.

317.
Les hommes se défient moins de la coutume et de la tradition de leurs ancêtres, que de leur raison..

318.
La force ou la faiblesse de notre créance dépend plus de notre courage que de nos lumières : tous ceux qui se moquent des augures n'ont pas toujours plus d'esprit que ceux qui y croient.

319.
Il est aisé de tromper les plus habiles, en leur proposant des choses qui passent leur esprit, et qui intéressent leur coeur.

320.
Comme il est naturel de croire beaucoup de choses sans démonstration, il ne l'est pas moins de douter de quelques autres, malgré leurs preuves.

321.
Qui s'étonnera des erreurs de l'antiquité, s'il considère qu'encore aujourd'hui, dans le plus philosophe de tous les siécles, bien des gens de beaucoup d'esprit n'oseraient se trouver à une table de treize couverts ?

322.
L'intrépidité d'un homme incrédule, mais mourant, ne peut le garantir de quelque trouble, s'il raisonne ainsi : Je me suis trompé mille fois sur mes plus palpables intérêts, et j'ai pu me tromper encore sur la religion. Or je n'ai plus le temps et la force de l'approfondir, et je meurs...

323.
La Foi est la consolation des misérables et la terreur des heureux.

324.
La courte durée de la vie ne peut nous dissuader de ses plaisirs, ni nous consoler de ses peines.

325.
Ceux qui combattent les préjugés des peuples croient n'être pas peuple : un homme qui avait fait à Rome un argument contre les poulets sacrés, se regardait peut-être comme un grand philosophe ; mais les vrais philosophes se moquaient d'un fou qui attaquait inutilement les opinions du peuple, et César, qui, probablement, ne croyait pas aux aruspices, ne laissa pas d'en faire un traité.

326.
Lorsqu'on rapporte sans partialité les raisons des sectes opposées, et qu'on ne s'attache à aucune, il semble qu'on s'élève en quelque sorte au-dessus de tous les partis. Demandez cependant à ces philosophes neutres, qu'ils choisissent une opinion ou qu'ils établissent d'eux-mêmes quelque chose ; vous verrez qu'ils n'y sont pas moins embarrassés que les autres. Le monde est peuplé d'esprits froids, qui, n'étant pas capables par eux-mêmes d'inventer, s'en consolent en rejetant toutes les inventions d'autrui, et qui, méprisant au dehors beaucoup de choses, croient se faire plus estimer.

327.
Qui sont ceux qui prétendent que le monde est devenu vieux ? je les crois sans peine. L'ambition, la gloire, l'amour, en un mot, toutes les passions des premiers âges, ne font plus les mêmes désordres et le même bruit. Ce n'est pas peut-être que ces passions soient aujourd'hui moins vives qu'autrefois ; mais c'est qu'on les désavoue et qu'on les combat. Je dis donc que le monde est comme un vieillard qui conserve tous les désirs de la jeunesse, mais qui en est honteux et s'en cache, soit parce qu'il est détrompé du mérite de beaucoup de choses, soit parce qu'il veut le paraître.

328.
Les hommes dissimulent par faiblesse, et par la crainte d'être méprisés, leurs plus chères, leurs plus constantes, et quelquefois leurs plus vertueuses inclinations.

329.
L'art de plaire est l'art de tromper.

330.
Nous sommes trop inattentifs, ou trop occupés de nous-mêmes, pour nous approfondir les uns les autres : quiconque a vu des masques dans un bal, danser amicalement ensemble, et se tenir par la main sans se connaître pour se quitter le moment d'après, et ne plus se voir ni se regretter, peut se faire une idée du monder

 

Ici s'arrêtent les Maximes publiées par Vauvenargues dans sa seconde édition.

Les suivantes sont posthumes.

Celles que l'on trouvera marquées d'une astérisque (*), ont paru pour la première fois dans l'édition de D. L. Gilbert de 1857.

 

331.*
La naïveté est lumineuse ; elle fait sentir les choses fines à ceux qui seraient incapables de les saisir d'eux-mêmes.

332.
La naïveté se fait mieux entendre que la précision ; c'est la langue du sentiment, préférable à celle de l'imagination et de la raison, parce qu'elle est belle et vulgaire.

333.
Il y a peu d'esprits qui connaissent le prix de la naïveté, et qui ne fardent point la nature. Les enfants coiffent leurs chats, mettent des gants à un petit chien ; et devenus hommes, ils composent leur maintien, leurs écrits, leurs discours ; j'ai traversé autrefois un village où l'on assemblait tous les mulets le jour de la fête, pour les bénir, et j'ai vu qu'on ornait de rubans le dos de ces pauvres bêtes. Les hommes aiment tellement la draperie, qu'ils tapissent jusqu'aux chevaux.

334.*
Je connais des hommes que la naïveté rebute, comme quelques personnes délicates seraient blessées de voir une femme toute nue ; ils veulent que l'esprit soit couvert comme le corps.

335.
On ne s'élève point aux grandes vérités sans enthousiasme ; le sang-froid discute et n'invente point : il faut peut-être autant de feu que de justesse pour faire un véritable philosophe.

336.*
L'esprit n'atteint au grand que par saillies.

337.
La Bruyère était un grand peintre et n'était pas peut-être un grand philosophe ; le duc de La Rochefoucauld était philosophe, et n'était pas peintre.

338.*
Locke était un grand philosophe, mais abstrait ou diffus, et quelquefois obscur. Son chapitre de la Puissance est plein de ténèbres, de contradictions, et moins propre à faire connaître la vérité qu'à confondre nos idées sur cette matière.

339.
Si quelqu'un trouve un livre obscur, l'auteur ne doit pas se défendre. Osez prouver qu'on a eu tort de ne pas vous entendre, osez justifier vos expressions, on attaquera votre sens : Oui, dira-t-on, je vous entends bien ; mais je ne pouvais pas croire que ce fût là votre pensée.

340.*
Un bon esprit ne s'arrête pas au sens des paroles, lorsqu'il voit celui de l'auteur.

341.*
Faites remarquer une pensée dans un ouvrage, on vous répondra qu'elle n'est pas neuve ; demandez alors si elle est vraie, vous verrez qu'on n'en saura rien.

342.*
Voulez-vous dire de grandes choses, accoutumez-vous d'abord à n'en jamais dire de fausses.

343.
Pourquoi appélle-t on académique un discours fleuri, élégant, ingénieux, harmonieux et non-pas un discours vrai et fort, lumineux et simple ? Où cultivera-t-on la vraie éloquence, si on l'énerve dans l'Académie ?

344.
Ce que bien des gens, aujourd'hui, appellent écrire pesamment, c'est dire uniment la vérité, sans fard, sans plaisanterie et sans trait.

345.
Un homme écrvait à quelqu'un sur un intérêt capital ; il lui parlait avec quelque chaleur, parce qu'il avait envie de le persuader ; il montra sa lettre un homme de beaucoup d'esprit, mais très-prévenu de la mode : Et pourquoi, lui dit cet ami, n'avez-vous pas donné à vos raisons un tour plaisant ? Je vous conseille de refaire votre lettre.

346.
On raconte de je ne sais quel peuple (Les Tirynthiens, peuplade grecque du Péloponèse.), qu'il alla consulter un oracle pour s'empêcher de rire dans les délibérations publiques : notre folie n'est pas encore aussi raisonnable que celle de ce peuple

347.
C'est une chose remarquable que presque tous nos poètes se servent des expressions de Racine, et que Racine n'ait jamais répété ses propres expressions.

348.*
Nous admirons Corneille, dont les plus grandes beautés sont empruntées de Sénèque et de Lucain que nous n'admirons pas.

349.*
Je voudrais qu'on me dit si ceux qui savent le latin n'estiment pas Lucain plus grand poète que Corneille.

350.*
Il n'y a point de poète en prose ; mais il y a plus de poésie dans Bossuet que dans tous les poèmes de La Motte.

351.*
Comme il y a beaucoup de soldats et peu de braves, on voit aussi beaucoup de versificateurs et presque point de poètes. Les hommes se jettent en foule dans les métiers honorables, sans autre vocation que leur vanité, ou, tout au plus, l'amour de la gloire.

352.
Boileau n'a jugé de Quinault que par ses défauts, et les amateurs du poète lyrique n'en jugent que par ses beautés.

353.
La musique de Montéclair est sublime dans le fameux choeur de Jephté, mais les paroles de l'abbé Pellerin ne sont que belles. Ce n'est pas de ce que l'on danse autour d'un tombeau à l'Opéra, ou de ce qu'on y meurt en chantant, que je me plains ; il n'y a point de gens raisonnables qui trouvent cela ridicule : mais je suis fâché que les vers soient toujours au-dessous de la musique, et que ce soit du musicien qu'ils empruntent leur principale expression. Voilà le défaut ; et lorsque j'entends dire, après cela, que Quinault a porté son genre à la perfection, je m'en étonne ; et, quoique je n'aie pas grande connaissance là-dessus, je ne puis du tout y souscrire.

( Michel Montéclair, cétébre musicien, né près de Chaumont en Bassigny, en 1666, montra, dès sa plus tendre enfance, de la disposition pour la musique ; il reçut les premières leçons de Moreau, maitre de chapelle de la cathédrale de Langres. En 1700, il vint à Paris, entra à l'orchestre de l'Opéra ; il fut le premier qui joua de la contre-basse. Il mourut en septembre 1737, suivant Du Tillet, et le 24 mars de la même année, selon l'auteur du Mercure (mars 1738). On a de lui plusieurs ouvrages estimés des musiciens, il a mis en musique trois poèmes de l'abbé Pellegrin, et entre autres la tragédie de Jephté, représentée en 1731.

Simon-Joseph Pellegrin, né à Marseille en 1663, d'abord religieux de l'ordre des Servites, aumonier de vaisseau, puis abbé de Cluny et enfin homme de lettres. Il ouvrit à Paris un bureau d'épigrammes, de madrigaux, et autres pièces qu'il vendait à tout venant, fit des opéras-comiques, des tragédies, des cantiques spirituels, une traduction en vers des Odes d'Horace, Paris 1715. Ses meilleures pièces sont : Le Nouveau-Monde, comédie, 1723 ; Jephté, opéra, 1731 ; Pélopée, tragédie, 1733. Il mourut le 5 septembre 1745. On a de lui :

Le matin catholique et le soir idolâtre
Il dîne de l'autel et soupe du théâtre.
)

354.
Tous ceux qui ont l'esprit conséquent ne l'ont pas juste, ils savent bien tirer des conclusions d'un seul principe, mais ils n'aperçoivent pas toujours tous les principes et toutes les faces des choses ; ainsi ils ne raisonnent que sur un côté, et ils se trompent. Pour avoir l'esprit toujours juste, il ne suffit pas de l'avoir droit, il faut encore l'avoir étendu mais il y a peu d'esprit qui voient en grand, et qui, en même temps, sachent conclure : aussi n'y a-t-il rien de plus rare que la véritable justesse. Les uns ont l'esprit conséquent, mais étroit ; ceux-là se trompent sur toutes les choses qui demandent de grandes vues ; les autres embrassent beaucoup, mais ils ne tirent pas si bien les conséquences, et tout ce qui demande un esprit droit les met en danger de se perdre.

355.
Qu'on examine tous les ridicules, on n'en trouvera presque point qui ne viennent d'une sotte vanité, ou de quelque passion qui nous fait sortir de notre place : un homme ridicule ne me parais être qu'un homme hors de son véritable caractère et de sa force.

356.
Tous les ridicules des hommes ne caractérisent qu'un seul vice, qui est la vanité ; et, comme les passions des gens du monde sont subordonnées à ce faible, c'est, apparemment, la raison pourquoi il y a si peu de vérité dans leurs manières, dans leurs moeurs, et dans leurs plaisirs. La vanité est ce qu'il y a de plus naturel dans les hommes, et ce qui les fait sortir le plus souvent de la nature.

357.
Les critiques les plus spécieuses ne sont pas, souvent, raisonnables : Montaigne a repris Cicéron de ce que, après avoir exécuté de grandes choses pour la république, il voulait encore tirer gloire de son éloquence ; mais Montaigne ne pensait pas que ces grandes choses qu'il loue, Cicéron ne les avait faites que par la parole.

358.
Est-il vrai que rien ne suffise à l'opinion, et que peu de chose suffise à la nature ? Mais l'amour des plaisirs, mais la soif de la gloire, mais l'avidité des richesses, en un mot, toutes les passions ne sont-elles pas insatiables ? Qui donne l'essor à nos projets, qui borne, ou qui étend nos opinions, sinon la nature ? N'estce pas encore la nature qui nous pousse même à sortir de la nature, comme le raisonnement nous écarte quelquefois de la raison, ou comme l'impétuosité d'une rivière rompt ses digues, et la fait sortir de son lit ?

359.
Catilina n'ignorait pas les périls d'une conjuration ; son courage lui persuada qu'il les surmonterait : l'opinion ne gouverne que les faibles ; mais l'espérance trompe les plus grandes âmes.

360.*
Tout a sa raison ; tout arrive comme il doit être ; il n'y a donc rien contre le sentiment ou la nature. Je m'entends ; mais je ne me soucie guère qu'on m'entende.

361.
Il ne faut pas, dit-on, qu'une femme se pique d'esprit, ni un roi d'être éloquent ou de faire des vers, ni un soldat de délicatesse ou de civilité, etc. : les vues courtes multiplient les maximes et les lois, parce qu'on est d'autant plus enclin à prescrire des bornes à toutes choses qu'on a l'esprit moins étendu. Mais la nature se joue de nos petites règles ; elle sort de l'enceinte trop étroite de nos opinions, et fait des femmes savantes ou des rois poètes, en dépit de toutes nos entraves.

362.
On instruit les enfants à craindre et à obéir ; l'avarice, l'orgueil, ou la timidité des pères, enseignent aux enfants l'économie, l'arrogance, ou la soumission. On les excite encore à être copistes, à quoi ils ne sont déjà que trop enclins ; nul ne songe à les rendre originaux, hardis, indépendants.

363.
Si l'on pouvait donner aux enfants des maîtres de jugement et d'éloquence, comme on leur donne des maîtres de langues ; si on exerçait moins leur mémoire que leur activité et leur génie ; si, au lieu d'émousser la vivacité de leur esprit, on tâchait d'élever l'essor et les mouvements de leur âme, que n'aurait-on pas lieu d'attendre d'un beau naturel ? Mais on ne pense pas que la hardiesse, ou que l'amour de la vérité et de la gloire, soient les vertus qui importent à leur jeunesse ; on ne s'attache, au contraire, qu'à les subjuguer, afin de leur apprendre que la dépendance et la souplesse sont les premières lois de leur fortune.

364.
Les enfants n'ont pas d'autre droit à la succession de leur père que celui qu'ils tiennent des lois ; c'est au même titre que la noblesse se perpétue dans les familles ; la distinction des ordres du royaume est une des lois fondamentales de l'État.

365.*
Celui qui respecte les lois honore le bonheur de la naissance ; la considération qu'il a pour la noblesse est encore appuyée sur la longue possession où elle est des premiers honneurs. La possession, est le seul titre des choses humaines ; les traités et les bornes des États, la fortune des particuliers et la dignité royale elle-même, tout est fondé là-dessus. Qui voudrait, remonter au commencement, ne trouverait presque rien qui ne fut matière a contestation : la possession est donc le plus respectable de tous les titres, puisqu'elle nous donne la paix.

366.*
C'est dans notre propre esprit, et non dans les objets extérieurs, que nous apercevons la plupart des choses : les sots ne connaissent presque rien, parce qu'ils sont vides, et que leur coeur est étroit ; mais les grandes âmes trouvent en elles-mêmes un grand nombre de choses extérieures ; elles n'ont besoin ni de lire, ni de voyager, ni d'écouter, ni de travailler, pour découvrir les plus hautes vérités ; elles n'ont qu'à se replier sur elles-mêmes, et à feuilleter, si cela se peut dire, leurs propres pensées.

367.
Le sentiment ne nous est pas suspect de fausseté.

368.
L'illustre auteur de Télémaque ne donne-t-il pas aux princes un conseil timide, lorsqu'il leur inspire d'éloigner des emplois les hommes ambitieux qui en sont capables ? Un grand roi ne craint pas ses sujets, et n'en doit rien craindre.

369.*
Il faut qu'un roi ait bien peu d'esprit, ou l'âme bien peu forte, pour ne pas dominer ceux dont il se sert.

370.
Les vertus règnent plus glorieusement que la prudence : la magnanimité est l'esprit des rois.

371.*
Le défaut d'ambition, dans les grands, est quelquefois la source de beaucoup de vices ; de là, le mépris des devoirs, l'arrogance, la lâcheté et la mollesse. L'ambition, au contraire, les rend accessibles, laborieux, honnêtes, serviables, etc., et leur fait pratiquer les vertus qui leur manquent par nature, mérite souvent supérieur à ces vertus mêmes, parce qu'il témoigne ordinairement une âme forte.

372.*
On ne saurait trop répéter que tous les avantages humains se perdent par le manque des qualités qui les procurent : les richesses s'épuisent sans l'économie ; la gloire se ternit sans l'action ; la grandeur n'est qu'un titre de mollesse sans l'ambition qui l'a établie, et qui, seule, peut lui conserver sa considération et son crédit.

373.
Plaisante fortune pour Bossuet d'être chapelain de Versailles ! Fénelon, du moins, était à sa place ; il était né pour être le précepteur des rois ; mais Bossuet devait être un grand ministre, sous un roi ambitieux.

374.*
Je suis toujours surpris que les rois n'essayent point si ceux qui écrivent de grandes choses ne seraient pas capables de les faire : cela vient, vraisemblablement, de ce qu'ils n'ont pas le temps de lire.

375.
Un prince qui n'est que bon, aime ses domestiques, ses ministres, sa famille, son favori, et n'est point attaché à son État : il faut être un grand roi pour aimer un peuple.

376.*
Le prince qui n'aime point son peuple peut être un grand homme, mais il ne peut être un grand roi.

377.*
Un prince est grand et aimable quand il a les vertus d'un roi, et les faiblesses d'un particulier.

378.*
Louis XIV avait trop de dignité ; je l'aurais aimé plus populaire. Il écrivait a M. de... « Je me réjouis, comme votre ami, du présent que je vous fais, comme votre maître. »
Il ne savait jamais oublier qu'il était le maître. C'était un grand roi ; je l'admire ; mais je n'ai jamais regretté de n'être pas né sous son règne. (Vauvenargues est né le 6 août 1715, moins d'un mois avant la mort de Louis XIV.)

379.*
Luynes obtint, à dix-huit ans, la dignité de connétable. La faveur des rois est le plus court chemin pour faire une grande fortune ; c'est ce que savent à merveille tous les courtisans. Aussi, ceux qui ne peuvent arriver jusqu'à l'oreille du prince tâchent-ils, au moins, de gagner les bonnes grâces du ministre, de même que ceux qui n'arrivent pas jusqu'au ministre font la cour au valet de chambre. Tous sont dans l'erreur ; il n'y a rien de si difficile que de se faire agréer de quelque grand ; il faut avoir des mérites, et des mérites particuliers. Manquait-on de jeunes gens de dix-huit ans, à la cour de Louis XIII, pour faire un connétable ?

380.*
Un talent médiocre n'empêche pas une grande fortune, mais il ne la procure, ni ne la mérite.

381.*
Un honnête homme peut être indigné contre ceux qu'il ne croit pas mériter leur fortune ; mais il n'est pas capable de la leur envier.

382.
Nos paysans aiment leurs hameaux ; les Romains étaient passionnés pour leur patrie, pendant que ce n'était qu'une bourgade ; lorsqu'elle devint plus puissante, l'amour de la patrie ne fut plus si vif ; une ville, maîtresse de l'univers, était trop vaste pour le coeur de ses habitants. Les hommes ne sont pas nés pour aimer les grandes choses.

383.
Les folies de lie m'étonnent point ; j'ai connu, je crois, beaucoup d'hommes qui auraient fait leurs chevaux cunsuls, s'ils avaient été empereurs romains. Je pardonne, par d'autres motifs, à Alexandre de s'être fait rendre les honneurs divins, à l'exemple d'Hercule et de Bacchus, qui avaient été hommes comme lui, et moins grands hommes. Les anciens n'attachaient pas la même idée que nous au nom de dieu, puisqu'ils en admettaient plusieurs, tous fort imparfaits ; or, il faut juger des actions des hommes selon les temps. Tant de temples élevés par les empereurs romains à la mémoire de leurs amis morts, n'étaient que les honneurs funéraires de leur siècle, et ces hardis monuments de la fierté des maîtres de la terre n'offensaient ni la religion, ni les moeurs d'un peuple idolâtre.

384.*
Je me suis trouvé, à l'Opéra, à côté d'un homme qui souriait toutes les fois que le parterre battait des mains. Il me dit qu'il avait été fou de la musique dans sa jeunesse, mais qu'à un certain âge on revenait de.beaucoup de choses, parce qu'on en jugeait alors de sang-froid. Un moment après, je m'aperçus qu'il était sourd, et je dis en moi-même : Voilà donc ce que les hommes appellent juger de sang-froid ! Les vieillards et les sages ont tort ; il faut être jeune et ardent pour juger, surtout des plaisirs.

385.*
Un homme de sang-froid ressemble à un homme qui a trop diné, et qui, alors, regarde avec dégoût le repas le plus délicieux ; est-ce la faute des mets, ou celle de son estomac ?

386.
Mes passions et mes pensées meurent, mais pour renaître ; je meurs moi-même sur un lit, toutes les nuits, mais pour reprendre de nouvelles forces et une nouvelle fraîcheur. Cette expérience que j'ai de la mort me rassure contre la décadence et la dissolution du corps : quand je vois que la force active de mon âme rappelle à la vie ses pensées éteintes, je comprends que celui qui a fait mon corps peut, à plus forte raison, lui rendre l'être. Je dis dans mon coeur étonné : Qu'as-tu fait des objets volages qui occupaient tantôt ta pensée ? retournez sur vos propres traces, objets fugitifs. Je parle, et mon âme s'éveille ; ces images mortelles m'entendent, et les figures des choses passées m'obéissent et m'appaï'aissent. O âme éternelle du monde, ainsi votre voix secourable revendiquera ses ouvrages, et la terre, saisie de crainte, restituera ses larcins !

387.
C'est une marque de férocité et de bassesse d'insulter à un homme dans l'ignominie, s'il est, d'ailleurs, misérable ; il n'y a point d'infamie dont la misère ne fasse un objet de pitié pour les âmes tendres.

388.*
Il y a des hommes en qui l'infamie est plutôt un malheur qu'un vice ; l'opprobre est une loi de la pauvreté.

389.*
La honte et l'adversité sont, en quelque sorte, enchainées l'une à l'autre ; la pauvreté fait plus d'opprobres que le vice.

390.*
La pauvreté humilie les hommes, jusqu'à les faire rougir de leurs vertus.

391.*
Le vice n'exclut pas toujours la vertu dans un même sujet ; il ne faut pas surtout croire aisément que ce qui est aimable encore soit vicieux ; il faut, dans ce cas, s'en fier plus au mouvement du coeur qui nous attire, qu'à la raison qui nous détourne.

392.
J'ai la sévérité en horreur, et ne la crois pas trop utile. Les Romains étaient-ils sévères ? N'exila-t-on pas Cicéron pour avoir fait mourir Lentulus, manifestement convaincu de trahison ? Le Sénat ne fit-il pas-grâce à tous les autres complices de Catilina ? Ainsi se gouvernait le plus puissant et le plus redoutable peuple de la terre et nous, petit peuple barbare, nous croyons qu'il n'y a jamais assez de gibets et de supplices !

393.
Quelle affreuse vertu que celle qui veut haïr et être haïe, qui rend la sagesse, non pas secourable aux infirmes, mais redoutable aux faibles et aux malheureux ; une vertu qui, présumant follement de soi-même, ignore que tous les devoirs des hommes sont fondés sur leur faiblesse réciproque !

394.*
Vantez la clémence à un homme sévère : Vous serez égorgé dans votre lit, répondra-t-il, si la justice n'est pas inexorable. O timidité sanguinaire !

395.*
En considérant l'extreme faiblesse des hommes, les incompatibilités de leur fortune avec leur humeur, leurs malheurs toujours plus grands que leurs vices, et leurs vertus toujours moindres que leurs devoirs, je conclus qu'il' n'y a de juste que la loi de l'humanité, et que le tempérament de l'indulgence.

396.
Les enfants cassent des vitres et brisent des chaises, lorsqu'ils sont hors de la présence de leurs maîtres ; les soldats mettent le feu à un camp qu'ils quittent, malgré les défenses du général ; ils aiment à fouler aux pieds l'espérance de la moisson et à démolir de superbes édifices. Qui les pousse à laisser partout ces longues traces de leur barbarie ? Est-ce seulement le plaisir de détruire ? ou n'est-ce pas plutôt que les âmes faibles attachent à la destruction une idée d'audace et de puissance ?

397.
Les soldats s'irritent aussi contre le peuple chez qui ils font la guerre, parce qu'ils ne peuvent le voler assez librement, et que la maraude est punie : tous ceux qui font du mal aux autres hommes les haïssent.

398.*
Lorsqu'on est pénétré de quelque grande vérité et qu'on la sent vivement, il ne faut.pas craindre de la dire, quoique d'autres l'aient déjà dite. Toute pensée est neuve, quand l'auteur l'exprime d'une manière qui est à lui.

399.
Il y a beaucoup de choses que nous savons mal, et qu'il est très-bon qu'on redise.

400.*
Un livre bien neuf et bien original serait celui qui ferait aimer de vieilles vérités.

401.
Quelqu'un a-t-il dit que, pour peindre avec hardiesse, il fallait surtout être vrai dans un sujet noble, et ne point charger la nature, mais la montrer nue ? Si on l'a dit, on peut le redire : car il ne paraît pas que les hommes s'en souviennent, et ils ont le goût si gâté, qu'ils nomment hardi, je ne dis pas ce qui est vraisemblable et approche le plus de la vérité, mais ce qui s'en écarte le plus.

402.
La nature a ébauché beaucoup de talents qu'elle n'a pas daigné finir. Ces faibles semences du génie abusent d'une jeunesse ardente, qui leur sacrifie les plaisirs et les plus beaux jours de la vie. Je regarde ces jeunes gens comme les femmes qui attendent leur fortune de leur beauté : le mépris et la pauvreté sont la peine sévère de ces espérances. Les hommes ne pardonnent point aux malheureux l'erreur de la gloire.

405.
Il faut souffrir les critiques éclairées, et impartiales qu'on fait des hommes ou des ouvrages les plus estimables : je hais cette chaleur de quelques hommes qui ne peuvent souffrir que l'on sépare, dans ceux qu'ils admirent, les défauts des beautés, et qui veulent tout consacrer.

404.
Oserait-on penser de quelques hommes dont on respecte les noms, et qui ont cultivé leur esprit par un grand usage du monde et par des lectures sans choix, qu'ils nous ont charmés par des grâces qui seront un jour négligées, ou qu'ils nous ont imposé par un mérite qu'on n'a pas toujours jugé digne d'estime ? Se parer de beaucoup de connaissances inutiles ou superficielles, affecter une extrême singularité, mettre de l'esprit partout et hors de propos ; penser peu naturellement et s'exprimer de même, s'appelait autrefois être un pédant.

405.*
La politique est la plus grande de toutes les sciences.

406.
Les vrais politiques connaissent mieux les hommes que ceux qui font métier de la philosophie ; je veux dire qu'ils sont plus vrais philosophes.

407.*
La plupart des grands politiques ont un système, comme tous les grands philosophes ; cela fait qu'ils sont soutenus dans leur conduite, et qu'ils vont constamment à un même but. Les gens légers méprisent cet esprit de suite, et prétendent qu'il faut se gouverner selon les occurrences ; mais l'homme le plus capable de prendre toujours le meilleur parti dans l'occasion, ne manquera pas pour cela de se faire un système, sauf à s'en écarter dans les cas particutiers.

408.
Ceux qui gouvernent les hommes on un grand avantage sur ceux qui les instruisent ; car ils ne sont obligés de rendre compte ni de tout, ni à tous ; et, si on les blâme au hasard de beaucoup de conduites qu'on ignore, on les loue aussi de bien des sottises peut-être.

409.
Il est quelquefois plus difficile de gouverner un seul homme qu'un grand peuple.

410.
Faut-il s'applaudir de la politique, si son plus grand effort est de faire quelques heureux au prix du repos de tant d'hommes ? Et quelle est la sagesse si vantée de ces lois, qui laissent tant de maux inévitables, et procurent si peu de biens ?

411.
Si l'on découvrait le secret de proscrire à jamais la guerre, de multiplier le genre humain, et d'assurer à tous les hommes de quoi subsister, combien nos meilleures lois paraîtraient elles ignorantes et barbares !

412.
Il 'y a point de violence ou d'usurpation qui ne s'autorise de quelque loi : quand il ne se ferait aucun traité entre les princes, je doute qu'il se fit plus d'injustices.

413.
Ce que nous honorons du nom de paix n'est proprement qu'une courte trêve, par laquelle le plus faible renonce à ses prétentions, justes ou injustes, jusqu'à ce qu'il trouve l'occasion de les faire valoir à main armée.

414.
Les empires élevés ou renversés, l'énorme puissance de quelques peuples et la chute de quelques autres, ne sont que les caprices et les jeux de la nalure. Ses efforts, et, si on l'ose dire, ses chefs-d'oeuvre, sont ce petit nombre de génies qui, de loin en loin, montrés à la terre. pour l'éclairer, et souvent négligés pendant leur vie, augmentent d'âge en âge de réputation, après leur mort, et tiennent plus de place dans le souvenir des hommes que les royaumcs qui les ont vus naître, et qui leur disputaient un peu d'estime.

415.
Plusieurs architectes fameux ayant été employés successivement à élever un temple magnifique, et chacun d'eux ayant travaillé selon son goût et son génie, sans avoir concerté ensemble leur dessein, un jeune homme a jeté les yeux sur ce somptueux édifice, et, moins touché de ses beautés, irrégulières il est vrai, que de ses défauts, il s'est cru longtemps plus habile que tous ces grands maitres, jusqu'à ce qu'enfin, ayant été lui-même chargé de faire une chapelle dans le temple, il est tombé dans de plus grands défauts que ceux qu'il avait si bien saisis, et n'a pu atteindre au mérite des moindres beautés.

416.
Un écrivain qui n'a pas le talent de peindre doit éviter sur toutes choses les détails.

417.
Il n'y a point de si petits caractères qu'on ne puisse rendre agréables par le coloris ; le Fleuriste de La Bruyère en est la preuve.

418.
Les auteurs qui se distinguent principalement par le tour et la délicatesse, sont plus tôt usés que les autres.

419.
Le même mérite qui fait copier quelques ouvrages, les fait vieillir.

420.
Cependant, les ouvrages des grands hommes, si étudiés et si copiés, conservent, malgré le temps, un caractère toujours original : c'est qu'il n'appartient pas aux autres hommes de concevoir et d'exprimer aussi parfaitement les choses même qu'ils savent le mieux. C'est cette manière si vive et si parfaite de concevoir et d'exprimer, qui distingue, dans tous les genres, les hommes de génie, et qui fait que les idées les plus simples et les plus communes, dès qu'ils y ont touché, ne peuvent plus vieillir.

Variante : « Il semble que la raison, qui se communique aisément et se perfectionne quelquefois, devrait perdre d'autant plus vite son lustre et le mérite de la nouveauté. Cependant ceux qui conçoivent les choses dans toute leur force, et qui poussent la sagacité jusqu'au terme de l'esprit humain, impriment leur haut caractère dans leurs expressions ; et, comme le reste des hommes ne peut atteindre la perfection de leurs idées et de leurs discours, leurs écrits paraissent toujours originaux, pareils à ces chefs-d'oeuvre de sculpture, qui sont depuis tant de siècles sous les yeux de tout le monde, et que personne ne peut imiter. »

421.
Les grands hommes parlent comme la nature, simplement ; ils imposent à ta fois par leur simplicité et par leur assurance : ils dogmatisent, et le peuple croit. Ceux qui ne sont ni assez faibles pour subir le joug, ni assez forts pour l'imposer, se rangent volontiers au pyrrhonisme. Quelques ignorants embrassent le doute, parce qu'ils tournent la science en vanité mais on voit peu d'esprits altiers et décisifs qui s'accommodent de l'incertitude, principalement s'ils sont capables d'imaginer ; car ils se rendent amoureux de leurs systèmes, séduits les premiers par leurs propres inventions.
Tant il est difficile de conserver la liberté de son propre esprit, lorsqu'un a les passions et les talents qui subjuguent l'esprit des autres.

422.
Le génie consiste, en tout genre, à concevoir son objet plus vivement et plus complétement que personne ; et de là vient qu'on trouve dans les bons auteurs, quelque chose de si net et de si lumineux, que l'on est d'abord saisi de leurs idées.

423.
Les bonnes maximes sont sujettes à devenir triviales.

424.
Les hommes aiment les petites peintures, parce qu'elles les vengent des petits défauts dont la société est infectée ils aiment encore plus le ridicule qu'on jette avec art sur les qualités éminentes qui les blessent. Mais les honnêtes gens méprisent le peintre qui flatte si bassement la jalousie du peuple, ou la sienne propre, et qui fait métier d'avilir tout ce qu'il faudrait respecter.

425.
La plupart des gens de lettres estiment beaucoup les arts, et nullement la vertu ils aiment mieux la statue d'Alexandre que sa générosité ; l'image des choses les touche, mais l'original les laisse froids. Ils ne veulent pas qu'on les traite comme des ouvriers, et ils sont ouvriers jusqu'aux ongles ; jusqu'à la moelle des os.

426.*
Les grandes et premières règles sont trop hautes pour les hommes, non-seulement dans les beaux-arts et dans les lettres, mais même dans la religion, dans la morale, dans la politique, et dans la pratique de presque tous nos devoirs elles sont surtout trop fortes pour les écrivains médiocres, car elles les réduiraient à ne point écrire.

427.*
Qui est-ce qui dit qu'il y a eu autrefois un Horace ? Qui est-ce qui croit qu'il y a présentement une reine de Hongrie ? Je lui ferai voir que des philosophes ont nié des choses plus claires. Ce n'est donc pas la preuve qu'un fait est obscur, ou qu'un principe est douteux, lorsqu'ils ont été contredits ; on en doit conclure, au contraire, qu'ils sont apparents ; car les gens d'esprit ne s'avisent guère de contester que ce que le reste des hommes croit incontestable.

428.*
Ceux qui doutent de la certitude des principes devraient estimer davantage l'éloquence : s'il n'y a point de réalités, les apparences augmentent de prix.

429.
Vous croyez que tout est problématique : vous ne voyez rien de certain, et vous n'estimez ni les arts, ni la probité, ni la gloire ; vous croyez cependant devoir écrire, et vous pensez assez mal des hommes pour être persuadé qu'ils voudront lire des choses inutiles, que vous-même n'estimez point vraies. Votre objet n'est-il pas aussi de les convaincre que vous avez de l'esprit ? Il y a donc, du moins, quelque vérité, et vous avez choisi la plus grande et la plus importante pour les hommes : vous avez appris que vous aviez. plus de délicatesse et plus de subtilité qu'eux. C'est la principale instruction qu'ils peuvent retirer de vos ouvrages ; se lasseront-ils de les lire ?

430.
La prospérité illumine la prudence.

431.
L'intérêt est la règle de la prudence.

432.
Il n'appartient qu'au courage de régler la vie.

433.
Les vrais maîtres dans la politique et dans la morale sont ceux qui tentent tout le bien qu'on peut exécuter, et rien au delà.

434.
Un sage gouvernement doit se régler sur la disposition présente des esprits.

435.
Tous les temps ne permettent pas de suivre tous les bons exemples et toutes les bonnes maximes.

436.
Les moeurs se gâtent plus facilement qu'elle ne se redressent.

437.*
C'est la preuve, qu'une innovation n'est pas nécessaire, lorsqu'elle est trop difficile à établir.

438.
Les changements nécessaires aux États se font presque toujours d'eux-mêmes.

439.*
C'est en quelque sorte entreprendre sur les droits de Dieu, que de tenter la réformation des moeurs et des coutumes dans un grand empire, et, cependant, il se trouve des hommes qui en viennent à bout.

440.
La vertu ne s'inspire point par la violence.

441.
L'humanité est la première des vertus.

442.
La vertu ne peut faire le bonheur des méchants.

443.
La paix, qui borne les talents et amollit les peuples, n'est un bien ni en morale, ni en politique.

444.
L'amour est le premier auteur du genre humain.

445.
La solitude tente puissamment la chasteté.

446.
La solitude est à l'esprit ce que la diète est au corps, mortelle lorsqu'elle est trop longue, quoique nécessaire.

447.
L'écueil ordinaire des talents médiocres est l'imitation des gens riches ; personne n'est si fat qu'un bel esprit qui veut être un homme du monde.

448.
Une jeune femme a moins de complaisants qu'un homme riche qui fait bonne chère.

449.
La bonne chère est le premier lien de la bonne compagnie.

450.
La bonne chère apaise les ressentiments du jeu et de l'amour ; elle réconcilie tous les hommes avant qu'ils se couchent.

451.
Le jeu, la dévotion, le bel esprit, sont trois grands partis pour les femmes qui ne sont plus jeunes.

452.
Les sots s'arrêtent devant un homme d'esprit comme devant une statue de Bernini, et lui donnent, en passant, quelque louange ridicule.

453.
Tous les avantages de l'esprit, et même du coeur, sont presque aussi fragiles que ceux de la fortune.

454.
On va dans la fortune et dans la vertu le plus loin qu'on peut ; la raison et la vertu même consolent du reste.

455.*
Peu de malheurs sont sans ressource ; le désespoir est plus trompeur que l'espérance.

456.
Il y a peu de situations désespérées pour un esprit ferme, qui combat a force inégale, mais avec courage, la nécessité.

457.
Nous louons souvent les hommes de leur faiblesse, et nous les blâmons de leur force.

458.
Ce ne peut être un vice dans les hommes de sentir leur force.

459.
Il arrive souvent qu'on nous estime à proportion que nous nous estimons nous-mêmes.

460.
La fatuité égale la roture aux meilleurs noms.

461.
Il y a plus de faiblesse que de raison à être humilié de ce qui nous manque, et c'est la source de toute bassesse.

462.
Ce qui me parait le plus noble dans notre nature est que nous nous passions si aisément d'une plus grande perfection.

463.
Nous pouvons parfaitement connaître notre imperfection, sans être humiliés par cette vue.

464.
Les grands ne connaissent pas le peuple, et n'ont aucune envie de le connaître.

465.
La lumière est le premier fruit de la naissance, pour nous enseigner que la vérité est le plus grand bien de la vie.

466.
Rien ne dure que la vérité.

467.
Il n'appartient qu'aux âmes fortes et pénétrantes de faire de la vérité le principal objet de leurs passions.

468.
La vérité n'est pas si usée que le langage, parce qu'il appartient à moins de gens de la manier.

469.*
Ce n'est pas tout à fait la vérité qui manque le plus souvent aux idées des hommes, mais la précision et l'exactitude. Le faux absolu se rencontre rarement dans leurs pensées, et le vrai, pur et entier, se trouve encore plus rarement dans leurs expressions.

470.*
Il n'y a aucune vérité qui ne nous arrache notre consentement, lorsqu'on la présente tout entière et distincte à notre esprit.

471.*
Il n'y a aucune idée innée, dans le sens des Cartésiens ; mais toutes les vérités existent indépendamment de notre consentement, et sont éternelles.

472.*
La vérité n'a point d'autre preuve de son existence que l'évidence, et la démonstration n'est autre chose que l'évidence obtenue par le raisonnement.

473.*
La vérité a son accent, qu'elle peut prêter même au mensonge, et qui est, selon moi, le vrai bon ton : rien n'est si loin de l'éloquence que le jargon de l'esprit.

474.
L'esprit ne tient pas lieu de savoir.

475.
L'esprit enveloppe les simplicités de la nature, pour s'en attribuer l'honneur.

476.*
Il n'y a qu'une seule passion qui parle ridiculement et sans éloquence, et c'est la passion de l'esprit.

477.*
Il n'y a de vrai et de solide esprit que celui qui prend sa source dans le coeur.

478.*
L'esprit ne fait presque jamais le sel de la conversation.

479.
L'intérêt, non l'esprit, est le sel de la conversation ; l'esprit n'y est, je crois, agréable, qu'autant qu'il met en jeu les passions, à moins que lui-même ne soit la passion de ceux qui parlent.

480.*
On ne s'ennuie avec beaucoup de gens, et on ne s'amuse avec quelques autres, que par vanité.

481.
L'indigence contrarie nos désirs, mais elle les borne ; l'opulence multiplie nos besoins, mais elle aide à les satisfaire. Si on est à sa place, on est heureux.

482.
II y a des hommes qui vivent heureux sans le savoir.

483.
Les passions des hommes sont autant de chemins ouverts pour aller jusqu'à eux.

484.
Si nous voulons tromper les hommes sur nos intérêts, ne les trompons pas sur les leurs.

485.
Il y a des hommes dont il faut s'emparer tout d'abord, sans les laisser refroidir.

486.
Les auteurs médiocres ont plus d'admirateurs que d'envieux.

487.
Il n'y a pas d'écrivain si ridicule, que quelqu'un n'ait traité d'excellent..

488.
On fait mal sa cour aux économes par des présents.

489.
On fait plutôt fortune auprès des grands en leur facilitant les moyens de se ruiner, qu'en leur apprenant à s'enrichir.

490.
Nous voulons faiblement le bien de ceux que nous n'assistons que de nos conseils.

491.
La générosité donne moins de conseils que de secours.

492.
La philosophie est une vieille mode que certaines gens affectent encore, comme d'autres portent des bas rouges, pour morguer le public.

493.
Nous n'avons pas assez de temps pour réfléchir toutes nos actions.

494.
La gloire serait la plus vive de nos passions, sans son incertitude.

495.
La gloire remplit le monde des vertus, et, comme un soleil bienfaisant ; elle couvre toute la terre de fleurs et de fruits.

496.
La gloire embellit les héros.

497.
Il n'y a pas de gloire achevée, sans celle des armes.

498.
Le désir de la gloire prouve également, et la présomption, et l'incertitude où nous sommes de notre mérite.

499.
Nous ambitionnerions moins l'estime des hommes, si nous étions plus sûrs d'en être dignes.

500.
Les siècles savants ne l'emportent guère sur les autres, qu'en ce que leurs erreurs sont plus utiles.

501.
Nous ne passons les peuples qu'on nomme barbares, ni en courage, ni en humanité, ni en santé, ni en plaisirs ; et, n'étant ainsi ni plus vertueux, ni plus heureux, nous ne laissons pas de nous croire bien plus sages.

502.
L'énorme différence que nous remarquons entre les sauvages et nous, ne consiste qu'en ce que nous sommes un peu moins ignorants.

503.*
Nous savons plus de choses inutiles, que nous n'en ignorons de nécessaires.

504.
Les simplicités nous délassent des grandes spéculations.

505.*
Je crois qu'il n'y a guère eu d'auteurs qui aient été contents de leur siècle.

506.
Quand on ne regarderait l'histoire ancienne que comme un roman, elle mériterait encore d'être respectée comme une peinture charmante des plus belles moeurs dont les hommes puissent jamais être capables.

507.
N'est-il pas impertinent que nous regardions comme une vanité ridicule ce même amour de la vertu et de la gloire que nous admirons dans les Grecs et les Romains, hommes comme nous, et moins éclairés ?

508.
Chaque condition a ses erreurs et ses lumières ; chaque peuple a ses moeurs et son génie, selon sa fortune ; les Grecs, que nous avons passés en délicatesse, nous passaient en simplicité.

509.
Qu'il y a peu de pensées exactes ! et combien il en reste encore aux esprits justes à développer !

510.*
Sur quelque sujet qu'on écrive, on ne parle jamais assez pour le grand nombre, et l'on dit toujours trop pour les habiles.

511.
Un auteur n'est jamais si faible que lorsqu'il traite faiblement les grands sujets.

512.
Rien de grand ne comporte la médiocrité.

513.
Il y a des hommes qui veulent qu'un auteur fixe leurs opinions et leurs sentiments, et d'autres qui n'admirent un ouvrage qu'autant qu'il renverse toutes leurs idées, et ne leur laisse aucun principe d'assuré.

514.
Nous ne renonçons pas aux biens que nous nous sentons capables d'acquérir.

515.
Il n'y a point de noms si révérés et défendus avec tant de chaleur, que ceux qui honorent un parti.

516.
Les grands rois, les grands capitaines, les grands politiques, les écrivains sublimes, sont des hommes ; toutes les épithètes fastueuses dont nous nous étourdissons ne veulent rien dire de plus.

517.
Tout ce qui est injuste nous blesse, lorsqu'il ne nous profite pas directement.

518.
Nul homme n'est assez timide, ou glorieux, ou intéressé, pour cacher toutes les vérités qui pourraient lui nuire.

519.
La dissimulation est un effort de la raison, bien loin d'être un vice de la nature.

520.
Celui qui à besoin d'un motif pour être engagé à mentir, n'est pas né menteur.

521.
Tous les hommes naissent sincères, et meurent trompeurs.

523.
Les hommes semblent être nés pour faire des dupes, et l'être d'eux-mêmes.

523.*
L'aversion contre les trompeurs ne vient ordinairement que de la crainte d'être dupe ; c'est par cette raison que ceux qui manquent de sagacité, s'irritent, non-seulement contre les artifices de la séduction, mais encore contre la discrétion et la prudence des habiles.

524.*
Qui donne sa parole légèrement, y manque de même.

525.
Qu'il est difficile de faire un métier d'intérêt sans intérêt !

526.
Les prétendus honnêtes gens, dans tous les métiers, ne sont pas ceux qui gagnent le moins.

527.
Il est plaisant que de deux hommes qui veulent également s'enrichir, l'un l'entreprenne par la fraude ouverte, l'autre par la bonne foi, et que tous les deux réussissent.

528.*
L'intérêt est l'âme des gens du monde.

529.*
On trouve des hommes durs, que l'intérêt achève de rendre intraitables.

530.
S'il est facile de flatter les hommes en place, il l'est encore plus de se fatter soi-même auprès d'eux : l'espérance fait plus de dupes que l'habileté.

531.
Les grands vendent trop cher leur protection, pour que l'on se croie obligé à aucune reconnaissance.

532.
Les grands n'estiment pas assez les autres hommes pour vouloir se les attacher par des bienfaits.

533.
On ne regrette pas la perte de tous ceux qu'on aime.

534.
L'intérêt nous console de la mort de nos proches, comme l'amitié nous consolait de leur vie.

535.
Nous blamons quelques hommes de trop s'affliger, comme nous reprochons à d'autres d'être trop modestes, quoique nous sachions bien ce qu'il en est.

536.*
C'est jouer une impertinente comédie que d'user son éloquence à consoler de feintes douleurs, que l'on connait pour telles.

537.
Quelque tendresse que nous ayons pour nos amis ou pour nos proches, il n'arrive jamais que le bonheur d'autrui suffise pour faire le nôtre.

538.*
On ne fait plus d'amis dans la vieillesse ; alors toutes les pertes sont irréparables.

539.
La morale purement humaine a été traitée plus utilement et plus habilement par les anciens, qu'elle ne l'est maintenant par nos philosophes.

540.
La science des moeurs ne donne pas celle des hommes.

541.
Lorsqu'un édifice a été porté jusqu'à sa plus grande hauteur, tout ce qu'on peut faire est de l'embellir, ou d'y changer des bagatelles, sans toucher au fond. De même on ne peut que ramper sur les vieux principes de la morale, si l'on n'est soi-même capable de poser d'autres fondements, qui, plus vastes et plus solides, puissent porter plus de conséquences, et ouvrir à la réflexion un nouveau champ.

542.
L'invention est l'unique preuve du génie.

543.
On n'apprend aux hommes les vrais plaisirs qu'en les dépouillant des faux biens, comme on ne fait germer le bon grain qu'en arrachant l'ivraie qui l'environne.

544.
Il n'y a point, nous dit-on, de faux plaisirs : à la bonne heure mais il y en a de bas et de méprisables. Les choisirez-vous ?

545.*
Les plus vifs plaisirs de l'âme sont ceux qu'on attribue au corps ; car le corps ne doit point sentir, ou il est l'âme.

546.*
La plus grande perfection de l'âme est d'être capable de plaisir.

547.
La vanité est le premier intérêt et le premier plaisir des riches.

548.
C'est la faute des panégyristes, ou de leurs héros, lorsqu'ils ennuient.

549.
Il faut savoir mettre à profit l'indulgence de nos amis et la sévérité de nos ennemis.

550.
Pauvre, on est occupé de ses besoins ; riche, on est dissipé par les plaisirs, et chaque condition a ses devoirs, ses écueils, et ses distractions, que le génie seul peut franchir.

551.*
Je désirerais de tout mon coeur que toutes les conditions fussent égales ; j'aimerais beaucoup mieux n'avoir point d'inférieurs, que reconnaître un seul homme au-dessus de moi. Rien n'est si spécieux, dans la spéculation, que l'égalité ; mais rien n'est plus impraticable et plus chimérique.

552.
Les grands hommes le sont quelquefois jusque dans les petites choses.

553.
Nous n'osons pas toujours entretenir les autres de nos opinions ; mais nous saisissons ordinairement si mal leurs idées, que nous perdrions peut-être moins dans leur esprit à parler comme nous pensons, et nous serions moins ennuyeux.

554.*
Il est juste que ce qu'on imagine n'ait pas l'air si original que ce qu'on pense.

555.*
On parle et l'on écrit rarement comme l'on pense.

556.
Quelle diversité, quel changement et quel intérêt dans les livres, si on n'écrivait plus que ce qu'on pense !

557.
On pardonne aisément les maux passés et les aversions impuissantes.

558.
Quiconque ose de grandes choses risque inévitablement sa réputation.

559.*
Que la fortune donne prise sur quelqu'un, la malignité et la faiblesse s'enhardissent, et c'est comme un signal pour l'accabler.

560.*
Les qualités dominantes des hommes ne sont pas celles qu'ils laissent paraitre, mais, au contraire, celles qu'ils cachent le plus volontiers ; car ce sont leurs passions qui forment véritablement leur caractère, et on n'avoue point les passions, à moins qu'elles ne soient si frivoles, que la mode les justifie, ou si modérées, que la raison n'en rougisse point. On cache surtout l'ambition, parce qu'elle est une espèce de reconnaissance humiliante de la supériorité des grands, et un aveu de la petitesse de notre fortune, ou de la présomption de notre esprit. Il n'y a que ceux qui désirent peu, ou ceux qui sont à portée de faire réussir leurs prétentions, qui puissent les laisser paraitre avec bienséance. Ce qui fait tous les ridicules dans le monde, ce sont les prétentions en apparence mal fondées, ou démesurées, et, parce que la gloire et la fortune sont les avantages les plus difficiles à acquérir, ils sont aussi la source des plus grands ridicules pour ceux qui les manquent.

561.*
Si un homme est né avec l'âme haute et courageuse, s'il est laborieux, altier, ambitieux, sans bassesse, d'un esprit profond et caché, j'ose dire qu'il ne lui manque rien pour être négligé des grands et des gens en place, qui craignent, encore plus que les autres hommes, ceux qu'ils ne pourraient dominer.

562.*
Le plus grand mal que la fortune puisse faire aux hommes, est de les faire naitre faibles de ressources, et ambitieux.

563.*
Nul n'est content de son état seulement par modestie ; il n'y a que la religion ou que la force des choses qui puissent borner l'ambition.

564.*
Les hommes médiocres craignent quelquefois les grandes places, et, quand ils n'y visent point ou les refusent, tout ce qu'on en peut conclure, c'est qu'ils savent qu'ils sont médiocres.

565.*
Ceux qui ont le plus de vertu ne peuvent quelquefois se défendre de respecter, comme le peuple, les dons de la fortune, tant ils sentent quelle est la force et l'utilité du pouvoir ; mais ils se cachent de ce sentiment comme d'un vice, et comme d'un aveu de leur faiblesse.

566.*
Si le mérite donnait une partie de l'autorité qui est attachée à la fortune, il n'y a personne qui ne lui accordât la préférence.

567.*
Il y a plus de grandes fortunes que de grands talents.

568.
Il n'est pas besoin d'un long apprentissage pour se rendre capable de négocier, toute notre vie n'étant qu'une pratique non interrompue d'artifices et d'intérêts.

569.
Les grandes places instruisent promptement les grands esprits.

570.
La présence d'esprit est plus nécessaire à un négociateur qu'à un ministre : les grandes places dispensent quelquefois des moindres talents.

571.
Si les armes prospèrent, et que l'État souffre, on peut en blâmer le ministre, non autrement ; à moins qu'il ne choisisse de mauvais généraux, ou qu'il ne traverse les bons.
(NDLA : Traverser : créer des obstacles, nuire, gêner)

572.
Il faudrait qu'on pût limiter les pouvoirs d'un négociateur sans trop resserrer ses talents, ou du moins, ne pas le gêner dans l'exécution de ses ordres. On le réduit à traiter, non selon son propre génie, mais selon l'esprit du ministre, dont il ne fait que porter les paroles, souvent opposées à ses lumières. Est-il si difficile de trouver des hommes assez fidèles et assez habiles, pour leur confier le secret et la conduite d'une négociation ? ou serait-ce que les ministres veulent être l'âme de tout, et ne partager leur ministère avec personne ? Cette jalousie de l'autorité a été portée si loin par quelques uns, qu'ils ont prétendu conduire, de leur cabinet, jusqu'aux guerres les plus éloignées, les généraux étant tellement asservis aux ordres de la cour, qu'il leur était presque impossible de profiter de la faveur des occasions, quoiqu'on les rendit responsables des mauvais succès.

573.
Nul traité qui ne soit comme un monument de la mauvaise foi des souverains.

574.
On dissimule quelquefois dans un traité, de part et d'autre, beaucoup d'équivoques qui prouvent que chacun des contractants s'est proposé formellement de le violer, dès qu'il en aurait le pouvoir.

575.
La guerre se fait aujourd'hui entre les peuples de l'Europe si humainement, si habilement, et avec si peu de profit, qu'on peut la comparer, sans paradoxe, aux procès des particuliers, où les frais emportent le fonds, et où l'on agit moins par force que par ruse.

576.
Quelque service que l'on rende aux hommes, on ne leur fait jamais autant de bien qu'ils croient en mériter.

577.
La familiarité et l'amitié font beaucoup d'ingrats.

578.
Les grandes vertus excitent les grandes jalousies ; les grandes générosités produisent les grandes ingratitudes : il en coûte trop d'être juste envers le mérite éminent.

579.
Ni la pauvreté ne peut avilir les âmes fortes, ni la richesse ne peut élever les âmes basses ; on cultive la gloire dans l'obscurité ; on souffre l'opprobre de la grandeur : la fortune, qu'on croit si souveraine, ne peut presque rien sans la nature.

580.*
L'ascendant sur les hommes vaut mieux que la richesse.

581.*
On en voit que les plus grands intérêts ne peuvent engager à se dessaisir des moindres biens.

582.
Qu'importe à un homme ambitieux, qui a manqué sa fortune sans retour, de mourir plus pauvre ?

583.*
Le plus grand effort de l'esprit est de se tenir à la hauteur de la fortune, ou au niveau des. richesses.

584.
Il y a de fort bonnes gens qui ne peuvent se désennuyer qu'aux dépens de la.socièté.

585.
Quelques-uns entretiennent, familièrement et sans façon, le premier homme qu'ils rencontrent, comme on s'appuierait sur son voisin ; si on se trouvait mal dans une église.

586.
N'avoir nulle vertu ou nul défaut est également sans exemple.

587.
Si la vertu se suffisait à elle-même, elle ne serait plus une qualité humaine, mais surnaturelle.

588.*
Ce qui constitue ordinairement une âme forte, c'est qu'elle soit dominée par quelque passion altière et courageuse, à laquelle toutes les autres, quoique vives, soient subordonnées ; mais je ne veux pas en conclure que les âmes partagées soient toujours faibles ; on peut seulement présumer qu'elles sont moins constantes que les autres.

589.*
Ce n'est pas toujours par faiblesse que les hommes ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants ; c'est parce qu'ils ont des vertus mêlées de vices. Leurs passions contraires se croisent, et ils sont entraînés tour à tour par leurs bonnes et par leurs mauvaises qualités. Ceux qui vont le plus loin dans le bien ou dans le mal ne sont ni les plus sages ni les plus fous, mais ceux qui sont poussés par quelque passion dominante qui les empéche de se partager. Plus on a de passions prépondérantes, quoique différentes, moins on est propre à primer, en quelque genre que ce soit.

590.*
Les hommes sont tellement nés pour dépendre, que les lois même, qui gouvernent leur faiblesse, ne leur suffisent pas ; la fortune ne leur a pas donné assez de maîtres ; il faut que la mode y supplée, et.qu'elle règle jusqu'â leur chaussure.

Variante : « Un homme qui n'oserait porter des bas gris, si la mode est d'en porter de blancs, se plaint que le gouvernement ne laisse pas assez de liberté aux hommes. Eh les hommes en sont-ils capables, eux qui se font, sur leur chaussure, des lois auxquelles ils n'auraient garde de désobéir ? »

591.*
Je consentirais à vivre sous un tyran, à condition de ne dépendre que de ses caprices, et d'être affranchi de la tyrannie des modes, des coutumes et des préjugés ; la moindre de nos servitudes est celle des lois.

592.*
La nécessité nous délivre de l'embarras du choix.

593.
Le dernier triomphe de la nécessité est de faire fléchir l'orgueil ; la vertu est plus aisée à abattre que la vanité. Peut-être aussi que cette vanité, qui résiste au pouvoir de la fortune, est elle-même une vertu.

594.
Qui condamne l'activité, condamne la fécondité. Agir n'est autre chose que produire ; chaque action est un nouvel être qui commence, et qui n'était pas. Plus nous agissons, plus nous produisons, plus nous vivons, car le sort des choses humaines est de ne pouvoir se maintenir que par une génération continuelle.

595.*
Les êtres physiques ne dépendent pas d'un premier principe et d'une cause universelle, comme on le suppose ; car moi, qui suis un être libre, je n'ai qu'à souffler sur de la neige, et voilà que je dérange tout le système de l'univers. Plaisante chimère, de croire que toute la nature se gouverne par la même loi, pendant que la terre est couverte de cent mille millions de petits agents, qui traversent, selon leur caprice, cette autorité !

596.*
Qui travaillera pour le théâtre ? Qui fera des portraits ou des satires ? Qui osera prétendre à instruire ou à divertir les hommes ? Mille gens se tourmentent dans ce but, et l'on n'a jamais vu autant d'artistes : mais les hommes n'estiment que ce qui est nouveau ou ce qui est rare. Nous avons, d'ailleurs, des chefs d'oeuvre en tout genre ; tous les grands sujets sont traités, eût-on même assez de génie pour se soutenir à côté des modèles, je doute qu'on obtint dans le monde le même succès, et que les plus habiles fissent un grand chemin de ce côte-là.

597.*
Les meilleures choses devenues communes, on s'en dégoûte.

598.*
Les meilleures choses sont les plus communes ? on achète l'esprit de Pascal pour un écu ; on vend, à meilleur marché, des plaisirs à ceux qui peuvent s'y livrer ; il n'y a que les superfluités et les objets de caprice qui soient rares et difficiles ; mais, malheureusement, ce sont les seules choses qui touchent la curiosité et le goût du commun des hommes.

599.*
Se flattera-t-on de briller par la philosophie, ou par les lettres, dont si peu de gens sont capables de juger, pendant que la gloire des politiques, si palpable, et si utile à tout le monde, trouve des contempteurs et des aveugles, qui protestent publiquement contre ses titres ?

600.*
Les hommes méprisent les lettres parce qu'ils en jugent comme des métiers, par leur utilité pour la fortune.

601.*
Il faut être né raisonnable ; car on tire peu de fruit des lumières et de l'expérience d'autrui.

602.*
On ne peut avoir beaucoup de raison et peu d'esprit.

603.*
Une maxime qui a besoin de preuves, n'est pas bien rendue.

604.*
Nous avons d'assez bons préceptes, mais peu de bons maitres.

605.*
Un petit vase est bientôt plein ; il y a peu de bons estomacs, mais beaucoup de bons aliments.

606.*
Le métier des armes fait moins de fortunes qu'il n'en détruit.

607.*
On ne peut avancer les gens de guerre que selon leur grade ou leurs talents : deux prétextes ouverts à la faveur, pour colorer l'injustice.

608.*
Il y a des gens qui n'auraient jamais fait connaitre leurs talents, sans leurs défauts.

609.*
Les écrivains nous prennent notre bien, et le déguisent, pour nous donner le plaisir de le retrouver.

610.*
Il ne faut pas laisser prévoir à un lecteur ce qu'on veut lui dire, mais le lui faire penser, afin qu'il puisse nous estimer d'avoir pensé comme lui, mais après lui.

611.*
L'art de plaire, l'art de penser, l'art d'aimer, l'art de parler, beaux préceptes, mais peu utiles, quand ils ne sont pas enseignés par la nature.

612.*
Nous ne pensons pas si bien que nous agissons.

613.
Ceux qui échappent aux miséres de la pauvreté n'échappent pas à celles de l'orgueil.

614.*
L'orgueil est le consolateur des faibles.

615.*
Nous délibérons quelquefois lorsque nous voulons faire une sottise, et nous assemblons nos amis, pour les consulter, comme les princes affectent toutes les formalités de la justice, lorsqu'ils sont le plus déterminés à la violer.

616.*
Les beaux-esprits se vengent du dédain des riches sur ceux qui n'ont encore que du mérite.

617.*
L'esprit n'est aujourd'hui à si bas prix que parce qu'il y en a beaucoup.

618.*
La plaisanterie des philosophes est si mesurée, qu'on ne la distingue pas de la raison.

619.*
Il échappe quelquefois à un homme ivre des saillies plus agréables que celles des meilleurs plaisants.

620.*
Quelques hommes seraient bien étonnés d'apprendre ce qui leur fait estimer d'autres hommes.

621.*
Le corps ne souffre jamais seul des austérités de l'esprit ; l'âme s'endurcit avec le corps.

622.*
On voit de misérables corps victimes languissantes d'un esprit infatigable, qui les tourmente inexorablement jusqu'à la mort. Je me représente alors un grand empire, que l'ambition inquiète d'un seul homme agite et ravage, jusqu'à ce que tout soit détruit, et que l'État périsse.

623.*
Le soleil est moins éclatant, lorsqu'il reparait après des jours d'orage, que la vertu qui triomphe d'une longue et envieuse persécution.

624.*
Les jours sombres et froids, de l'automne représentent les approches de la vieitlesse ; il n'est rien dans la nature qui ne soit une image de la vie humaine, parce que la vie humaine est elle-même une image de toutes choses, et que tout l'univers est gouverné par les mêmes lois.

625.*
L'amour se fait sentir aux enfants, comme l'ambition, avant qu'ils aient fait aucun choix ; les hommes-même s'attendrissent par avance, sans objet réel, et cherchent souvent leur défaite sans la rencontrer.

626.*
Ceux qui médisent toujours, nuisent rarement ; ils méditent plus de mal qu'ils n'en peuvent faire.

627.*
Une préface est ordinairement un plaidoyer, où toute l'éloquence de l'auteur ne peut rendre sa cause meilleure, aussi inutile pour faire valoir un bon ouvrage, que pour en justifier un mauvais.

628.*
Le défaut unique, en un sens, de tous les ouvrages, c'est d'être trop longs.

629.*
Ce qui fait que beaucoup de gens de lettres dissimulent le bien qu'ils pensent les uns des autres, c'est qu'ils peuvent craindre que celui qu'ils loueraient ne les loue pas de même par la suite, et qu'il ne soit cru, sur cette même autorité qu'ils auraient contribué à lui assurer.

630.*
Boileau était plein de génie, et n'avait pas, je crois, un grand génie ; tel homme, au contraire, a écrit, dont on ne saurait dire qu'il eût du génie ; et qui, cependant, était un grand génie ; le cardinal de Richelieu, par exemple.

631.*
Rousseau a manqué d'invention dans l'expression, et de grandeur dans la pensée. Ses poèmes manquent par le fond ; ils sont travaillés avec art, mais froids.

632.*
Qui a plus écrit que César, et qui a exécuté de plus grandes choses ?

633.*
On peut rendre l'esprit plus vif et plus souple, de même que le corps ; il n'y a pour cela qu'à exercer l'un, comme on exerce l'autre.

634.*
Un homme éloquent est celui qui, même sans le vouloir, fait passer sa créance ou ses passions dans l'esprit ou dans le coeur d'autrui.

635.*
Si un homme parle faiblement, quand il est animé et à son aise, il est impossible qu'il écrive bien.

636.*
Qu'un homme parle longuement d'un grand procès, qu'il cite les lois, qu'il en fasse l'application au cas qui l'intéresse, ceux qui l'écoutent croiront qu'il est un bon juge ; qu'un autre parle de tranchées, de glacis et de chemins couverts, qu'il crayonne devant des femmes la disposition d'une bataille où il n'était point, on dira qu'il sait son métier, et qu il y a plaisir à l'entendre. Les hommes se piquent de mépriser la science, et se laissent toujours imposer par ses apparences.

637.*
Que sert à un homme de robe, de savoir comme on prend une place ? Pourquoi un financier veut-il apprendre la mécanique des vers ? Si les hommes se contentaient des connaissances dont ils ont besoin, et qui entrent dans leur génie, ils auraient assez de temps pour les approfondir ; mais la mode est, aujourd'hui, d'avoir une teinture de toutes les sciences. Un homme qui n'a rien à dire sur un autre métier que le sien, n'oserait penser qu'il peut avoir de l'esprit.

638.*
J'approuverais fort la science universelle, si les hommes en étaient capables ; mais j'estime plus un menuisier, qui sait son métier, qu'un bavard, qui pense tout savoir, et qui ne possède rien.

639.*
On n'a jamais chargé l'esprit des hommes d'autant de connaissances inutiles et superfcielles qu'on le fait aujourd'hui ; on a mis à la place de l'ancienne érudition une science d'ostentation et de paroles. Qu'avons nous gagné à cela ? Ne vaudrait-il pas mieux être encore pédant comme Huet, et comme Ménage ?

640.*
Les gens du monde ont une espèce d'érudition, c'est-à-dire qu'ils savent assez de toutes choses pour en parler de travers. Quelle manie de sortir des bornes de notre esprit et de nos besoins, pour charger notre mémoire de tant de choses inutiles. Et par quelle fatalité faut-il qu'âpres avoir guéri d'un respect exagéré pour la vraie érudition, nous soyons épris de la fausse ?

641.*
Le duel avait un bon côté, qui était de mettre un frein à l'insolence des grands ; aussi, je m'étonne qu'ils n'aient pas encore trouvé le moyen de l'abolir entièrement.

642.*
Le peuple en vient aux mains pour peu de chose ; mais les magistrats et les prêtres ne poussent jamais leurs querelles jusqu'à cette indécence. La noblesse ne pourrait-elle en venir à ce point de politesse ? Pourquoi non, puisque déjà deux corps aussi considérables y sont parvenus ?

643.*
Si quelqu'un trouve que je me contredis, je réponds : Parce que je me suis trompé une fois, ou plusieurs fois, je ne prétends point me tromper toujours.

644.*
Quand je vois un homme engoué de la raison, je parie aussitôt qu'il n'est pas raisonnable.

645.*
J'ai bonne opinion d'un jeune homme, quand je vois qu'il a l'esprit juste, et que, néanmoins, la raison ne le maîtrise point ; je me, dis : Voici une âme forte et audacieuse ; ses passions la tromperont souvent, mais, du moins, elle ne sera trompée que par ses passions, et non par celles d'autrui.

646.*
Ce qu'il y a de plus embarrassant quand on n'est pas né riche, c'est-d'être né fier.

647.*
On s'étonne toujours qu'un homme supérieur ait des ridicules, ou qu'il soit sujet à de grandes erreurs ; et moi je serais très-surpris qu'une imagination forte et hardie ne fit pas commettre de très grandes fautes.

648.*
Je mets une fort grande différence entre faire des sottises et faire des folies ; un homme médiocre peut ne pas faire de folies, mais il ne saurait éviter de faire beaucoup de sottises.

649.*
Le plus sot de tous les hommes est celui qui fait des folies par air.

650.*
Nous méprisons les fables de notre pays, et nous apprenons aux enfants les fables de l'antiquité.

651.*
Nous dédaignons les fables de notre pays, et beaucoup de gens les ignorent ; mais j'espère qu'elles feront un jour partie de l'éducation des enfants. Il est juste qu'elles aillent à nos neveux, et il faut bien que cela arrive, puisque nous apprenons aujourd'hui, avec tant de soin, les fables de l'antiquité.

652.*
L'objet de la prose est de dire des choses ; mais les sots s'imaginent que la rime est l'unique objet de la poésie, et, dès que leurs vers ont le nombre 'ordinaire de syllabes, ils pensent que ce qu'ils ont fait avec tant de peine mérite qu'on se donne celle de le lire.

653.*
Pourquoi un jeune homme nous plait-il plus qu'un vieillard ? Il n'y à presque point d'homme qui puisse se dire pourquoi il aime ou il estime un autre homme, et pourquoi lui-même s'adore.

654.*
Un philosophe est un personnage froid ou un personnage menteur ; il ne doit donc figurer qu'un moment dans un poème, qui doit être un tableau vrai et passionné de la nature.

655.*
La plupart des grands hommes ont passé la meilleure partie de leur vie avec d'autres hommes qui ne les comprenaient point, et ne les estimaient que médiocrement.

656.*
N'est-ce pas une chose singulière qu'on ne puisse pas même primer dans l'art du chant avec impunité et sans contestation ?

657.*
Il y a des gens qui, se croyant au plus haut degré de l'esprit, assurent qu'ils aiment les bagatelles et les riens, que les folies d'Arlequin les réjouissent, qu'ils aiment les farces, l'opéra-comique, et les pantomimes : pour moi, cela ne m'étonne en aucune manière, et je crois ces gens-là sur leur parole.

658.*
Quand je suis entré dans le monde, j'étais étonné de la rapidité avec laquelle on glissait sur une infinité de choses assez importantes, et je disais en moi-même : Ces gens-ci qui ont beaucoup d'esprit, jugent qu'il y a beaucoup de réflexions qu'il n'est pas besoin d'exprimer, parce qu'ils voient tout d'abord le bout des choses ; et ils ont raison. Je me suis détrompé depuis, et j'ai vu qu'en bonne compagnie, on pouvait s'étendre et s'appesantir, autant qu'ailleurs, sur tous les sujets, pourvu qu'on sût les choisir.

659.*
J'avais un laquais, qui était fort jeune ; j'étais en voyage ; il me dit que je venais de souper avec un homme de beaucoup d'esprit. Je lui demandai à quoi il connaissait qu'un homme avait de l'esprit : « C'est quand il dit toujours la vérité. Voulez-vous dire que c'est quand il ne trompe personne ? Non, monsieur, mais quand il ne se trompe pas lui même. » Je pensai aussitôt que ce jeune homme pouvait bien avoir lui-même plus d'esprit que Voiture et que Benserade ; il est bien sûr, au moins, qu'un bel-esprit n'aurait pas rencontré aussi juste.

660.*
Presque toutes les choses où les hommes ont attaché de la honte, sont très innocentes : on rougit, de n'être pas riche, de n'être pas noble, d'être bossu ou boiteux, et d'une infinité d'autres choses dont je ne veux pas parler. Ce mépris par lequel on comble les disgrâces des malheureux, est la plus forte preuve de l'extravagance et de la barbarie de nos opinions.

661.*
Je ne puis mépriser un homme, à moins que je n'aie le malheur de le haïr pour quelque mal qu'il m'a fait ; je ne comprends pas le dédain paisible que l'on nourrit de sang-froid pour d'autres hommes.

662.*
Lorsque j'ai été à Plombières, et que j'ai vu des personnes de tout sexe, de tout âge et de toute condition, se baigner humblement dans la même eau, j'ai compris tout d'un coup ce qu'on m'avait dit si souvent, et ce que je ne voulais pas croire, que les faiblesses, ou les malheurs des hommes les rapprochent, et les rendent souvent plus sociables.Des malades sont plus humains et moins dédaigneux que d'autres hommes.

663.*
Je remarquai encore dans ces bains que les nudités ne me touchaient point ; c'est parce que j'étais malade. Depuis lors, quand je vois un homme qui n'est point frappé de la pure nature, en quelque sujet que ce soit, je dis que son goût est malade.

664.*
C'est quelquefois peine perdue, que de traiter des grands sujets et les vérités générâles. Que de volumes sur l'immortatité de l'âme, sur l'essence des corps et des esprits ; sur le mouvement, sur l'espace, etc. ! Les grands sujets imposent à l'imagination des hommes, et l'on s'attire le respect du monde, en l'entretenant de matières qui passent la portée de son esprit ; mais il y a peu de ces discours qui soient .vraiment utiles. Il vaut mieux, s'attacher à des choses vraies, instructives, et profitables, qu'à ces grandes spéculations, dont on ne peut rien conclure de raisonnable et de décisif. Les hommes ont besoin de savoir beaucoup de très-petites choses, et il faut les en instruire avant tout.

665.*
Il ne faut point que ce soit la finesse qui domine dans un ouvrage. Un livre est un monument public ; or, tout monument doit être grand et solide. La finesse doit se produire avec tant de simplicité qu'on la sente, en quelque manière, sans la remarquer. Il n'y a, selon-moi, que les choses qu'on ne peut dire uniment, qu'il est permis de dire avec finesse.

666.*
Il y a des gens d'un esprit naturel, tacite, abondant, impétueux, qui rejettent absolument le style court, serré, et qui oblige à réfléchir ; ils voudraient toujours courir dans leurs lectures, et n'être jamais arrêtés ; ils ressemblent à ceux qui se fatiguent en se promenant trop lentement.

667.*
Lorsqu'on n'entend pas ce qu'on lit, il ne faut pas s'obstiner à le comprendre ; il faut, au contraire, quitter son livre ; on n'aura qu'à le reprendre un autre jour ou à une autre heure, et on l'entendra sans effort. La pénétration, ainsi que l'invention, ou tout autre talent humain, n'est pas une vertu de tous les moments ; on n'est pas toujours disposé à entrer dans l'esprit d'autrui.

668.*
Il suffit qu'un auteur soit toujours sérieux, et humblement soumis à tous les préjugés, pour qu'on lui croie l'esprit beaucoup plusjustequ'à tous les poètes : je suis persuadé que beaucoup de gens croient Roliin plus grand philosophe que Voltaire.

669.*
Les sophistes n'estiment pas Fénelon, parce qu'ils ne le trouvent pas assez philosophe ; et moi j'aime mieux un auteur qui me donne un beau sentiment, qu'un recueil de pensées subtiles.

670.*
On voit des auteurs qui ont dit de grandes choses ; mais on voit aussi qu'ils les ont cherchées ; elles n'étaient pas dans leur esprit ; ils les y ont appelées et incrustées ; aussi, malgré les grandes choses qu'ils ont dites, on ne peut se défendre de les trouver encore petits.

671.*
On appelait Bayard le chevalier sans peur ; c'est sur ce modèle que sont faits la plupart des héros de notre théâtre. Autres sont les héros d'Homère : Hector a, d'ordinaire, du courage, mais il a peur quelquefois.

672.*
La fierté est sans doute une passion fort théâtrale, mais il faut qu'elle soit provoquée : un fat est insolent, sans qu'on l'y pousse ; mais une âme forte ne manifeste point sa hauteur, qu'elle n'y soit contrainte.

673.*
Les fautes de détail sont fautes de jugement : par exemple, lorsque, dans un poème dramatique, les personnages disent ce qu'ils devraient taire, lorsqu'ils ne soutiennent point leur caractère, ou l'avilissent par des discours bas, ou longs, ou inutiles, toutes ces fautes sont contre le jugement. Qu'un auteur fasse un plan judicieux, mais qu'il pèche dans le détail, il ne va pas moins contre la justesse, que celui qui réussit dans le détail, mais qui s'est trompé dans le plan.

674.*
Quand les détails sont faibles dans une tragédie, l'attention des spectateurs se relâche nécessairement, et leur esprit se refroidit si fort, que, s'il vient ensuite une grande beauté, elle ne les trouve plus préparés, et manque son impression. Si l'on arrivait au théâtre pour le 5e acte d'une tragédie, serait-on aussi touché de la catastrophe, que si l'on eût écouté attentivement toute la pièce, et que si l'on fût entré dans les intérêts des person.nages ?

675.*
S'il pouvait y avoir une république sage, ce devrait être, ce semble, la république des lettres, puisqu'elle n'est composée que de gens d'esprit ; mais qui dit une république, dit peut-être un état mal gouverné ; ce qui fait aussi, je crois, qu'on y rencontre des vertus d'un caractère plus haut ; car les hommes ne font jamais de si grandes choses, que lorsqu'ils peuvent faire impunément bien des sottises.

676.*
L'ambition est habileté, le courage est sagesse, les. passions sont esprit, l'esprit est science, ou c'est tout le-contraire ; car il n'y a rien qui ne puisse être bon ou mauvais, utile ou nuisible, selon l'occasion et les circonstances.

677.*
L'amour est plus violent que l'amour-propre, puisqu'on peut aimer une femme malgré ses mépris.

678.*
Je plains un vieillard amoureux ; les passions de la jeunesse font un affreux ravage dans un corps usé et flétri.

679.*
Il ne faut point apprendre à danser en cheveux gris, ni entrer trop tard dans le monde.

680.*
Une femme laide, qui a quelque esprit, est souvent méchante par le chagrin qu'elle a de n'être pas belle, quand elle voit que la beauté tient lieu de tout.

681.*
Les femmes ont, pour l'ordinaire, plus de vanité que de tempérament, et plus de tempérament que de vertu.

682.*
C'est bien être dupe d'aimer le monde, quand on n'aime ni les femmes, ni le jeu.

683.*
Qui est aussi léger qu'un Français ? qui va comme lui à Venise pour voir des gondoles ?

684.*
Il est si naturel aux hommes de tirer à soi et de s'approprier tout, qu'ils s'approprient jusqu'à la volonté de leurs amis, et se font de leurs complaisances même un titre pour les dominer avec tyrannie.

685.*
Qui fait tant de mauvais, de ridicules et d'insipides plaisants ? Est-ce sottise, ou malice ? ou l'un et l'autre à la fois ?

686.*
La même différence qui est entre la franchise et la grossièreté, se trouvent entre l'adresse et le mensonge : l'on n'est grossier, ou menteur, que par quelque défaut d'esprit ; le mensonge n'est que la grossièreté des hommes faux ; c'est la lie de la fausseté.

687.*
L'imperfection est le principe nécessaire de tout vice ; mais la perfection est une et incommunicable.

688.*
Que ceux qui ne peuvent atteindre à la véritable gloire, s'en fassent une fausse, rien ne me semble plus pardonnable ; mais un homme qui a des lumières, qui se dissipe et s'éteint dans des occupations frivoles, me paraît ressembler à ces gens opulents qui se ruinent en colifichets. Il est le plus insensé de tous les hommes, s'il espère de réussir encore, dans son déclin, par les qualités qui lui ont réussi dans ses beaux jours : les qualités les plus aimables dans les jeunes gens deviennent un opprobre dans la vieillesse.

689.*
La vieillesse ne peut couvrir sa nudité que par la véritable gloire ; la gloire, seule, tient lieu des talents qu'une longue vie a usés.

690.*
L'espérance est le seul bien que le dégoût respecte.

691.*
Une mode en exclut une autre ; les hommes ont l'esprit trop étroit pour estimer à la fois plusieurs choses.

692.*
Ceux qui sauraient tirer avantage de l'art de plaire, n'en ont pas le don, et ceux qui ont le don de plaire n'ont pas le talent d'en profiter. Il en est de même de l'esprit, des richesses, de la santé, etc. : les dons de lanature et de la fortune ne sont pas si rares que l'art d'en jouir.

693.*
La meilleure manière d'élever les princes serait, je crois, de leur faire connaître familièrement un grand nombre d'hommes de tout caractère et de tout état ; leur malheur ordinaire est de ne point connaître leur peuple. On est toujours masqué autour d'eux, quand ils sont les maîtres ; ils voient beaucoup de sujets, mais ne voient point d'hommes. De là, le mauvais choix des favoris et des ministres, qui flétrit la gloire des princes, et ruine les peuples.

694.*
Apprenez à un prince a être sobre, chaste, pieux, libéral, vous faites beaucoup pour lui, mais peu pour son état ; vous ne lui enseignez pas à être roi ; lui enseigner à aimer son peuple et sa gloire, c'est lui inspirer à la fois toutes les vertus.

695.*
Il faut mettre de petits hommes dans les petits emplois : ils y travaillent de génie et avec amour-propre ; loin de mépriser leurs fonctions subalternes, ils s'en honorent. Il y en a qui aiment à faire distribuer de la paille, à mettre en prison un soldat qui n'a pas bien mis sa cravate, ou à donner des coups de canne à l'exercice ; ils sont rogues, suffisants, altiers, et tout contents de leur petit posté ; un homme de plus de mérite se trouverait humilié de ce qui fait leur joie, et négligerait peut-être son devoir.

696.*
Les soldats marchent à l'ennemi, comme les capucins vont à matines. Ce n'est ni l'intérêt de la guerre, ni l'amour de la gloire ou de la patrie, qui animent aujourd'hui nos armées ; c'est le tambour qui les mène et les ramène, comme la cloche fait lever et coucher les moines. On se fait encore religieux par dévotion, et soldat par libertinage ; mais, dans la suite, on ne pratique guère ses devoirs que par nécessité ou par habitude.

697.*
Il faut convenir qu'il y a des maux inévitables : ainsi, on tue un homme, au bruit des tambours et des trompettes, pour empêcher la désertion dans les armées, et cette barbarie est nécessaire.

698.*
Rien de long n'est fort agréable, pas même la vie ; cependant on l'aime.

699.*
Il est permis de regretter la vie, quand on la regrette pour elle-même, et non par timidité devant la mort.

700.*
Oh ! qu'il est difficile de se résoudre à mourir !

Dans la seconde édition de son livre, Vauvenargues, conseillé par Voltaire, avait supprimé les Maximes qui suivent ; cependant, les divers éditeurs les ont rétablies.

701.
Les premiers écrivains travaillaient sans modèle, et n'empruntaient rien que d'eux mêmes, ce qui fait qu'ils sont inégaux, et mêlés de mille endroits faibles, avec un génie tout divin. Ceux qui ont réussi après eux ont puisé dans leurs inventions, et par là sont plus soutenus ; nul ne trouve tout dans son propre fonds.
Nous qui ne savons pas les langues mortes, nous puisons parmi ces derniers ; on dit là-dessus que rien n'est plus facile mais c'est une erreur très injuste.

702.
Qui saura penser de soi-même, et former de nobles idées, qu'il prenne, s'il peut, hardiment, la manière et le tour des maîtres : toutes les richesses de l'expression appartiennent de droit à ceux qui savent les mettre à leur place.

703.
Il ne faut pas craindre non-plus de redire une vérité ancienne lorsqu'on peut la rendre plus sensible par un meilleur tour, ou la joindre à une autre vérité qui l'éclaircisse, et former un corps de raisons. C'est le propre des inventeurs de saisir le rapport des choses, et de savoir les rassembler ; et les découvertes anciennes sont moins à leurs premiers auteurs qu'à ceux qui les rendent utiles.

704.
On fait un ridicule a un homme du monde du talent et du goût d'écrire. Je demande aux gens raisonnables : Que font ceux qui n'écrivent pas ?

705.
C'est un mauvais parti pour une femme que d'être coquette : il est rare que celles de ce caractère allument de grandes passions ; et ce n'est pas à cause qu'elles sont légères, comme on le croit communément, mais parce que personne ne veut être dupe. La vertu nous fait mépriser la fausseté, et l'amour-propre nous la fait haïr.

706.
Est-ce force dans les hommes d'avoir des passions, ou insuffisance et faiblesse ? Est-ce grandeur d'être exempt de passions, ou médiocrité de génie ! Ou tout est-il mêlé de faiblesse et de force, de grandeur et de petitesse ?

707.
Qui est le plus nécessaire au maintien d'une société d'hommes faibles, et que leur faiblesse a unis, la douceur, ou l'austérité ? Il faut employer l'une et l'autre : que la loi soit sévère, et les hommes indulgents.

708.
La sévérité dans les lois est humanité pour les peuples ; dans les hommes, elle est la marque d'un génie étroit et cruel : il n'y a que la nécessité qui puisse la rendre innocente.

709.
S'il n'y avait de domination légitime que celle qui s'exerce avec justice, nous ne devrions rien aux mauvais rois.

710.
Comptez rarement sur l'estime et sur la confiance d'un homme qui entre dans tous vos intérêts, s'il ne vous parle aussi des siens.

711.
C'est la conviction manifeste de notre incapacité que le hasard dispose si universellement et si absolument de tout. Il n'y a rien de plus rare dans le monde que les grands talents et que le mérite des emplois : la fortune est plus partiale qu'elle n'est injuste.

712.
Le mystère dont on enveloppe ses desseins marque quelquefois plus de faiblesse que d'indiscrétion, et souvent nous fait plus de tort.

713.
Ceux qui font des métiers infâmes, comme les voleurs, les femmes perdues, se font gloire de leurs crimes, et regardent les honnêtes gens comme des dupes : la plupart des hommes, dans le fond du coeur, méprisent la vertu, peu la gloire.

714.
La Fontaine était persuadé, comme il le dit, que t'apologue était un art divin : jamais peut-être de véritablement grands hommes se sont amusés à tourner des fables.

715.
Une mauvaise préface allonge considérablement un mauvais livre ; mais ce qui est bien pensé est bien pensé, et ce qui est bien écrit est bien écrit.

716.
Ce sont les ouvrages médiocres qu'il faut abréger : je n'ai jamais vu de préface ennuyeuse devant un bon livre.

717.
Toute hauteur affectée est puérile ; si elle se fonde sur des titres supposés, elle est ridicule ; et si ces titres sont frivoles, elle est basse : le caractère de la vraie hauteur est d'être toujours à sa place.

718.
Nous n'attendons pas d'un malade qu'il ait l'enjouement de la santé et du corps ; s'il conserve même sa raison jusqu'à la fin, nous nous en étonnons et s'il fait paraitre quelque fermeté, nous disons qu'il y a de l'affectation dans cette mort : tant cela est rare et difficile. Cependant, s'il arrive qu'un autre homme démente, en mourant, ou la fermeté, ou les principes qu'il a professés pendant sa vie ; si, dans l'état du monde le plus faible, il donne quelque marque de faiblesse. Ô aveugle malice de l'esprit humain ! il n'y a point de contradictions si manifestes que l'envie n'assemble pour nuire.

719.
On n'est pas appelé à la conduite des grandes affaires, ni aux sciences, ni aux beaux-arts, ni à la vertu, quand on n'aime pas ces choses pour elles mêmes, indépendamment de la considération qu'elles attirent ; on les cultiverait donc inutilement dans ces dispositions : ni l'esprit, ni la vanité, ne peuvent donner le génie.

720.
Les femmes ne peuvent comprendre qu'il y ait des hommes désintéressés à leur égard.

721.
Il n'est pas libre à un homme qui vit dans le monde de n'être pas galant.

722.
Quels que soient ordinairement les avantages de la jeunesse, un jeune homme n'est pas bien venu auprès des femmes, jusque ce qu'elles en aient fait un fat.

723.
Il est plaisant qu'on ait fait une loi de la pudeur aux femmes, qui n'estiment dans les hommes que l'effronterie.

724.
On ne loue une femme ni un auteur médiocre comme eux-mêmes se louent.

725.
Une femme qui croit se bien mettre ne soupçonne pas, dit un auteur, que son ajustement deviendra un jour aussi ridicule que la coiffure de Catherine de Médicis : toutes les modes dont nous sommes prévenus vieilliront peut-être avant nous, et même le bon ton.

726.
Il y a peu de choses que nous sachions bien.

727.
Si on n'écrit point parce qu'on pense, il est inutile de penser pour écrire.

728.
Tout ce qu'on n'a pensé que pour les autres est ordinairement peu naturel.

729.
La clarté est la bonne foi des philosophes.

730.
La netteté est le vernis des maitres.

731.
La netteté épargne les longueurs, et tient lieu de preuves aux idées.

732.
La marque d'une expression propre est que, même dans les équivoques, on ne puisse lui donner qu'un sens.

733.
Les grands philosophes sont les génies de la raison.

734.
Pour savoir si une idée est nouvelle, il n'y a qu'à l'exprimer bien simplement.

735.
Il y a peu de pensées synonymes, mais beaucoup d'approchantes.

736.
Lorsqu'un bon esprit ne voit pas qu'une pensée puisse être utile, il y a grande apparence qu'elle est fausse.

737.
Nous recevons quelquefois de grandes louanges, avant d'en mériter de raisonnables.

738.
Les réputations mal acquises se changent en mépris.

739.
L'espérance est le plus utile ou le plus pernicieux des biens.

740.
L'erreur est la nuit des esprits, et le piège de l'innocence.

741.
Les demi-philosophes ne louent l'erreur que pour faire, malgré eux, les honneurs de ta vérité.

742.
C'est être bien impertinent de vouloir faire croire qu'on n'a pas assez d'illusions pour être heureux.

743.
Celui qui souhaiterait sérieusement des illusions, aurait au delà de ses voeux.

744.
Les corps politiques ont leurs défauts inévitables, comme les divers âges de la vie humaine. Qui peut garantir la vieillesse des infirmités, hors la mort ?

745.
La sagesse est te tyran des faibles.

746.
Les regards affables ornent le visage des rois.

747.
La licence étend toutes les vertus et tous les vices.

748.
La paix rend les peuples plus heureux, et les hommes plus faibles.

749.
Le premier soupir de l'enfance est pour la liberté.

750.
L'indolence est le sommeil des esprits.

751.
Les passions les plus vives sont celles dont l'objet est le plus prochain, comme le jeu, l'amour, etc.

752.
Lorsque la beauté règne sur les yeux, il est probable qu'elle règne encore ailleurs.

753.
Tous les sujets de la beauté ne connaissent pas leur souveraine.

754.
Si les faiblesses de l'amour sont pardonnables, c'est principalement aux femmes qui régnent par lui.

755.
La constance est la chimère de l'amour.

756.
Ceux qui ne sont plus en état de plaire aux femmes, et qui le savent, s'en corrigent.

7a7.
Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que la vertu naissante d'un jeune homme.

758.
Les feux de l'aurore ne sont pas si doux que les premiers regards de la gloire.

759.
L'utilité de la vertu est si manifeste, que les méchants la pratiquent par intérêt.

760.
Rien n'est si utile que la réputation, et rien ne donne la réputation si sûrement que le mérite.

761.
La gloire est la preuve de la vertu.

762.
La plus grande économie fait plus de dupes que la profusion.

763.
La libéralité de l'indigent est nommée prodigalité.

764.
La profusion n'avilit que ceux qu'elle n'illustre pas.

765.
Si un homme obéré et sans enfants se fait quelques rentes viagères, et jouit par cette conduite des commodités de la vie, nous disons que c'est un fou qui a mangé son bien.

766.
La libéralité et l'amour des lettres ne ruinent personne ; mais les esclaves de la fortune trouvent toujours la vertu trop achetée.

767.
On fait bon marché d'une médaille, lorsqu'on n'est pas curieux d'antiquités : ainsi, ceux qui n'ont pas de sentiment pour le mérite, ne tiennent presque pas de compte des plus grands talents.

768.
Le plus grand avantage des talents parait en ce que la fortune, sans mérite, est presque inutile.

769.
On tente d'ordinaire sa fortune par les talents qu'on n'a pas.

770.
Il vaut mieux déroger à sa qualité qu'à son génie : ce serait être fou de conserver un état médiocre, au prix d'une grande fortune ou de la gloire.

771.
Il n'y a point de vice qui ne soit nuisible, dénué d'esprit.

772.
J'ai cherché s'il n'y avait point de moyen de faire sa fortune sans mérite, et je n'en ai trouvé aucun.

773.
Moins on veut mériter sa fortune, plus il faut se donner de peine pour la faire.

774.
Les beaux esprits ont une place dans la bonne compagnie, mais la dernière.

775.
Les sots usent des gens d'esprit comme les petits hommes portent de grands talons.

776.
Il y a des hommes dont il vaut mieux se taire que de les louer selon leur mérite.

777.
Il ne faut pas tâcher de contenter les envieux.

778.
Le mépris de notre nature est une erreur de notre raison.

779.
Un peu de café après le repas fait qu'on s'estime ; il ne faut aussi, quelquefois, qu'une petite plaisanterie pour abattre une grande présomption.

780.
On oblige les jeunes gens à user de leurs biens comme s'il était sûr qu'ils dussent vieillir.

781.
A mesure que l'âge multiplie les besoins de la nature, il resserre ceux de l'imagination.

782.
Tout le monde empiète sur un malade, prètres, médecins, domestiques, étrangers, amis ; et il n'y a pas jusqu'à sa garde qui ne se croie en droit de le gouverner.

783.
Quand on devient vieux, il faut se parer.

784.
L'avarice annonce le déclin de l'âge et la fuite précipitée des plaisirs.

785.
L'avarice est la dernière et la plus absolue de nos passions.

786.
Les plus grands ministres ont été ceux que la fortune avait placés le plus loin du ministère.

787.
La science des projets consiste à prévenir les difficultés de l'exécution.

788.
La timidité dans l'exécution fait échouer les entreprises téméraires.

789.
On promet beaucoup, pour se dispenser de donner peu.

790.
L'intérêt et la paresse anéantissent les promesses quelquefois sincères de la vanité.

791.
La patience obtient quelquefois des hommes ce qu'ils n'ont jamais eu l'intention d'accorder ; l'occasion peut même obliger les plus trompeurs à effectuer de fausses promesses.

792.
Les dons intéressés sont importuns.

793.
S'il était possible de donner sans perdre, il se trouverait encore des hommes inaccessibles.

794.
L'impie endurci dit à Dieu : Pourquoi as-tu fait des misérables ?

795.
Les avares ne se piquent pas ordinairement de beaucoup de choses.

796.
La folie de ceux qui réussissent est de se croire habiles.

797.
La raillerie est l'épreuve de l'amour-propre.

798.
La gaieté est la mère des saillies.

799.
Les sentences sont les saillies des philosophes.

800.
Les hommes pesants sont opiniâtres.

801.
Nos idées sont plus imparfaites que la langue.

802.
La langue et l'esprit ont leurs bornes ; la vérité est inépuisable.

803.
La nature a donné aux hommes des talents divers : les uns naissent pour inventer, et les autres pour embellir ; mais le doreur attire plus de regards que l'architecte.

804.
Un peu de bon sens ferait évanouir beaucoup d'esprit.

805.
Le caractère du faux-esprit est de ne paraître qu'aux dépens de la raison.

806.
On est d'autant moins raisonnable sans justesse, qu'on a plus d'esprit.

807.
L'esprit a besoin d'être occupé ; et c'est une raison de parler beaucoup, que de penser peu.

808.
Quand on ne sait pas s'entretenir et s'amuser soi-même, on veut entretenir et amuser les autres.

809.
Vous trouverez fort peu de paresseux que l'oisiveté n'incommode ; et, si vous entrez dans un café, vous verrez qu'on y joue aux dames.

810.
Les paresseux ont toujours envie de faire quelque chose.

811.
La raison ne doit pas régler, mais suppléer la vertu.

812.
Socrate savait beaucoup moins que Bayle et que Fontenelle ; il y a peu de sciences utiles.

813.
Aidons-nous des mauvais motifs pour nous fortifier dans les bons desseins.

814.
Les conseils les plus faciles à pratiquer sont les plus utiles.

815.
Conseiller, c'est donner aux hommes des motifs d'agir qu'ils ignorent.

816.
Nous nous défions de la conduite des meilleurs esprits, et nous ne nous défions pas de nos conseils.

817.
L'âge peut-il donner droit de gouverner la raison ?

818.
Nous croyons avoir droit de rendre un homme heureux à ses dépens, et nous ne voulons pas qu'il l'ait lui-même.

819.
Si un homme est souvent malade, et qu'ayant mangé une cerise, il soit enrhumé le lendemain, on ne manque pas de lui dire, pour le consoler, que c'est sa faute.

820.
Il y a plus de sévérité que de justice.

821.
Il faudrait qu'on nous pardonnât au moins les fautes qui n'en seraient pas, sans nos malheurs.

822.
L'adversité fait beaucoup de coupables et d'imprudents.

823.
On n'est pas toujours si injuste envers ses ennemis qu'envers ses proches.

824.
La haine des faibles n'est pas si dangereuse que leur amitié.

825.
En amitié, en mariage, en amour, en tel autre commerce que ce soit, nous voulons gagner : et, comme le commerce des parents, des frères, des amis, des amants, etc., est plus continu, plus étroit et plus vif que tout autre, il ne faut pas être surpris d'y trouver plus d'ingratitude et d'injustice.

826.
La haine n'est pas moins volage que l'amitié.

827.
La pitié est moins tendre que l'amour.

828.
Les choses que l'on sait le mieux sont celles qu'on n'a pas apprises.

829.
Au défaut des choses extraordinaires, nous aimons qu'on nous propose à croire celles qui en ont l'air.

830.
L'esprit développe les simplicités du sentiment, pour s'en attribuer l'honneur.

831.
On tourne une pensée comme un habit, pour s'en servir plusieurs fois.

832.
Nous sommes flattés qu'on nous propose comme un mystère ce que nous avons pensé naturellement.

833.
Ce qui fait qu'on goûte médiocrement les philosophes, c'est qu'ils ne nous parlent pas assez des choses que nous savons.

834.
La paresse et la crainte de se compromettre ont introduit l'honnêteté dans la dispute.

835.
Quelque mérite qu'il puisse y avoir à négtiger les grandes places, il y en a peut-être encore plus à les bien remplir.

836.
Si les grandes pensées nous trompent, elles nous amusent.

837.
Il n'y a point de faiseur de stances qui ne se préfère à Bossuet, simple auteur de prose ; et, dans l'ordre de la nature, nul ne doit penser aussi peu juste qu'un génie manqué.

838.
Un versificateur ne connait point de juge compétent de ses écrits : si on ne fait pas de vers, on ne s'y connaît pas ; si on en fait, on est son rival.

839.
Le même croit parler la langue des dieux, lorsqu'il ne parle.pas celle des hommes ; c'est comme un mauvais comédien qui ne peut déclamer comme l'on parle.

840.
Un autre défaut de la mauvaise poésie est d'allonger la prose, comme le caractère de la bonne est de l'abréger.

841.
II n'y a personne qui ne pense d'un ouvrage en prose : Si je me donnais de la peine, je le ferais mieux. Je dirais à beaucoup de gens : Faites-seulement une réflexion digne d'être écrite.

842.
Tout ce que nous prenons dans la morale pour défaut n'est pas tel.

843.
Nous remarquons beaucoup de vices, pour admettre peu de vertus.

844.
L'esprit est borné jusque dans l'erreur, qu'on dit son domaine.

845.
L'intérêt d'une seule passion, souvent malheureuse, tient quelquefois toutes les autres en captivité ; et la raison porte ses chaînes sans pouvoir les rompre.

846.
Il y a des faiblesses, si on l'ose dire, inséparables de notre nature.

847.
Si on aime la vie, on craint la mort.

848.
La gloire et la stupidité cachent la mort, sans triompher d'elle.

849.
Le terme du courage est l'intrépidité à la vue d'une mort sûre.

850.
La noblesse est un monument de la vertu, immortelle comme la gloire.

851.
Lorsque nous appelons les réflexions, elles nous fuient ; et quand nous voûtons les chasser, elles nous obsèdent, et tiennent malgré nous nos yeux ouverts pendant la nuit.

852.
Trop de dissipation et trop d'étude épuisent également l'esprit, et le laissent à sec ; les traits hardis en tout genre ne s'offrent pas à un esprit tendu et fatigué.

853.
Comme il y des âmes volages que toutes les passions dominent tour à tour, on voit des esprits vifs et sans assiette que toutes les opinions entraînent successivement, ou qui se partagent entre les contraires, sans oser décider.

854.
Les héros de Corneille étalent des maximes fastueuses et parlent magnifiquement d'eux-mêmes, et cette enflure de leurs discours passe pour vertu parmi ceux qui n'ont point de règle dans le coeur pour distinguer la grandeur d'âme de l'ostentation.

855.
L'esprit ne fait pas connaître la vertu.

856.
Il n'y a point d'homme qui ait assez d'esprit pour n'être jamais ennuyeux.

857.
La plus charmante conversation lasse l'oreille d'un homme occupé de quelque passion.

858.
Les passions nous séparent quelquefois de la société, et nous rendent tout l'esprit qui est au monde aussi inutile que nous le devenons nous-mêmes aux plaisirs d'autrui.

8S9.
Le monde est rempli de ces hommes qui imposent aux autres par leur réputation ou leur fortune ; s'ils se laissent trop approcher, on passe tout à coup à leur égard de la curiosité jusqu'au mépris, comme on guérit quelquefois, en un moment, d'une femme qu'on a recherchée avec ardeur.

860.
On est encore bien éloigné de plaire, lorsqu'on n'a que de l'esprit.

861.
L'esprit ne nous garantit pas des sottises de notre humeur.

862.
Le désespoir est la plus grande de nos erreurs.

863.
La nécessité de mourir est la plus amère de nos afflictions.

864.
Si la vie n'avait point de fin, qui désespérerait de sa fortune ? La mort comble l'adversité.

865.
Combien les meilleurs conseils sont-ils peu utiles, si nos propres expériences nous instruisent si rarement !

866.
Les conseils qu'on croit les plus sages sont les moins proportionnés à notre état.

867.
Nous avons des règles pour le théâtre qui passent peut-être les forces de l'esprit humain, et que les plus heureux génies n'exécutent que faiblement.

868.
Lorsqu'une pièce est faite pour être jouée, il est injuste de n'en juger que par la lecture.

869.
Il peut plaire à un traducteur d'admirer jusqu'aux défauts, de son original, et d'attribuer toutes ses sottises à la barbarie de son siècle. Lorsque je crois toujours apercevoir dans un auteur les mêmes beautés et les mêmes fautes, il me paraît plus raisonnable d'en conclure que c'est un écrivain qui joint de grands défauts à des qualités éminentes, une grande imagination et peu de jugement, ou beaucoup de force et peu d'art, etc. ; et, quoique je n'admire pas beaucoup l'esprit humain, je ne puis cependant le dégrader jusqu'à mettre dans le premier rang un génie si défectueux, qui choque coutinuellement le sens commun.

870.
Nous voudrions dépouiller de ses vertus l'espèce humaine, pour nous justifier nous-mêmes de nos vices, et les mettre à la place des vertus détruites ; semblables à ceux qui se révoltent contre les puissances légitimes, non pour égaler tous les hommes par la liberté, mais pour usurper la même autorité qu'ils calomnient.

871.
Un peu de culture et beaucoup de mémoire, avec quelque hardiesse dans les opinions et contre les préjugés, font paraître l'esprit étendu.

872.
Il ne faut pas jeter de ridicule sur les opinions respectées ; car on blesse par là leurs partisans, sans les confondre.

873.
La plaisanterie la mieux fondée ne persuade point, tant on est accoutumé qu'elle s'appuie sur de faux principes.

874.
L'incrédulité a ses enthousiastes, ainsi que la superstition : et, comme l'on voit des dévots qui refusent à Cromwell jusqu'au bon sens, on trouve d'autres hommes qui traitent Pascal et Bossuet de petits esprits.

875.
Le plus sage et le plus courageux de tous les hommes, M. de Turenne, a respecté la religion ; et une infinité d'hommes obscurs se placent au rang des génies et des âmes fortes, seulement à cause qu'ils la méprisent.

876.
Ainsi, nous tirons vanité de nos faiblesses et de nos folles erreurs. Osons l'avouer : la raison fait des philosophes, et la gloire fait des héros ; la seule vertu fait des sages.

877.
Si nous avons écrit quelque chose pour notre instruction, ou pour le soulagement de notre coeur, il y a grande apparence que nos réflexions seront encore utiles à beaucoup d'autres ; car personne n'est seul dans son espèce, et, jamais nous ne sommes ni si vrais, ni si vifs, ni si pathétiques, que lorsque nous traitons les choses pour nous-mêmes.

878.
Lorsque notre âme est pleine de sentiments, nos discours sont pleins d'intérêt.

879.
Le faux, présenté avec art, nous surprend et nous éblouit ; mais le vrai nous persuade et nous maîtrise.

880.
On ne peut contrefaire le génie.

881.
Il ne faut pas beaucoup de réflexions pour faire cuire un poulet, et cependant nous voyons des hommes qui sont toute leur vie mauvais rôtisseurs ; tant il est nécessaire, dans tous les métiers, d'y être appelé par un instinct particulier et comme indépendant de la raison.

882.
Nous sommes tellement occupés de nous et de nos semblables, que nous ne faisons pas la moindre attention à tout le reste, quoique sous nos yeux, et autour de nous.

883.
Qu'il y a peu de choses dont nous jugions bien !

884.
Nous n'avons pas assez d'amour-propre pour dédaigner le mépris d'autrui.

885.
Personne ne nous blâme si sévèrement que nous nous condamnons souvent nous-mêmes.

886.
L'amour n'est pas si délicat que l'amour-propre.

887.
Nous prenons ordinairement sur nous nos bons et nos mauvais succès ; et nous nous accusons ou nous nous louons des caprices de la fortune.

888.
Personne ne peut se vanter de n'avoir jamais été méprisé.

889.
Il s'en faut bien que toutes nos habiletés ou que toutes nos fautes portent coup ; tant il y a peu de choses qui dépendent de notre conduite !

890.
Combien de vertus et de vices sont sans conséquence

891.
Nous ne sommes pas contents d'être habiles, si on ne sait pas que nous le sommes ; et, pour ne pas en perdre le mérite, nous en perdons quelquefois le fruit.

892.
Les gens vains ne peuvent être habiles, car ils n'ont pas la force de se taire.

893.
C'est souvent un grand avantage pour un négociateur, s'il peut faire croire qu'il n'entend pas les intérêts de son maitre, et que la passion le conseille ; il évite par là qu'on le pénètre, et réduit ceux qui ont envie de finir à se relacher de leurs prétentions, les plus habiles se croyant quelquefois obligés de céder à un homme qui résiste lui-même à la raison, et qui échappe a toutes leurs prises.

894.
Tout le fruit qu'on a pu tirer de mettre quelques hommes dans les grandes places, s'est réduit à savoir qu'ils étaient habiles.

895.
Il ne faut pas autant d'acquis pour être habile que pour le paraitre.

896.
Rien n'est plus facile aux hommes en place que de s'approprier le savoir d'autrui.

897.
Il est peut-être plus utile, dans les grandes places, de savoir et de vouloir se servir de gens instruits, que de l'être soi-même.

898.
Celui qui a un grand sens sait beaucoup.

899.
Quelque amour qu'on ait pour les grandes affaires ; il y a peu de lectures si ennuyeuses et si fatigantes que celle d'un traité entre des princes.

900.
L'essence de la paix est d'être éternelle, et cependant nous n'en voyons durer aucune l'âge d'un homme, et à peine y a-t-il quelque régne où elle n'ait été renouvelée plusieurs fois. Mais faut-il s'étonner que ceux qui ont eu besoin de lois pour être justes, soient capables de les violer ?

901.
La politique fait entre les princes ce que les tribunaux de la justice font entre les particuliers : plusieurs faibles, ligués contre un puissant, lui imposent la nécessité de modérer son ambition et ses violences.

902.
Il était plus facile aux Romains et aux Grecs de subjuguer de grandes nations, qu'il ne l'est aujourd'hui de conserver une petite province justement conquise, au milieu de tant de voisins jaloux, et de peuples également instruits dans la politique et dans la guerre, et aussi liés par leurs intérêts, par les arts, ou par le commerce, qu'ils sont séparés par leurs limites.

903.
M. de Voltaire ne regarde l'Europe que comme une république formée de différentes souverainetés. Ainsi, un esprit étendu diminue en apparence les objets, en les confondant dans un tout qui les réduit à leur juste étendue ; mais il les agrandit réellement, en développant leurs rapports, et en ne formant de tant de parties irrégulières qu'un seul et magnifique tableau.

904.
C'est une politique utile, mais bornée, de se déterminer toujours par le présent, et de préférer le certain à l'incertain, quoique moins flatteur ; et ce n'est pas ainsi que les États s'élévent, ni même les particuliers.

905.
Les hommes sont ennemis-nés les uns des autres, non à cause qu'ils se haïssent, mais parce qu'ils ne peuvent s'agrandir sans se traverser ; de sorte qu'en observant religieusement les bienséances, qui sont les lois de la guerre tacite qu'ils se font, j'ose dire que c'est presque toujours injustement qu'ils se taxent de part et d'autre d'injustice.

906.
Les particuliers négocient, font des alliances, des traités, des ligues, la paix et la guerre, en un mot, tout ce que les rois et les plus puissants peuples peuvent faire.

907.
Dire également du bien de tout le monde est une petite et mauvaise politique.

908.
La méchanceté tient lieu d'esprit.

909.
La fatuité dédommage du défaut de coeur.

910.
Celui qui s'impose à soi-même, impose à d'autres.

911.
Le lâche a moins d'affronts à dévorer que l'ambitieux.

912.
On ne manque jamais de raisons, lorsqu'on a fait fortune, pour oublier un bienfaiteur ou un ancien ami ; et on rappelle alors avec dépit tout ce que l'on a si longtemps dissimulé de leur humeur.

913.
Tel que soit un bienfait, et quoi qu'il en coûte, lorsqu'on l'a reçu à ce titre, on est obligé de s'en revancher, comme on tient un mauvais marché, quand on a donné sa parole.
(NDLA : Se revancher : Rendre la pareille en bien ou en mal)

914.
Il n'y a point d'injure qu'on ne pardonne, quand on s'est vengé.

915.
On oublie un affront souffert, jusqu'à s'en attirer un autre par son insolence.

916.
S'il est vrai que nos joies soient courtes, la plupart de nos afflictions ne sont pas longues.

917.
La plus grande force d'esprit nous console moins promptement que sa faiblesse.

918.
Il n'y a point de perte que l'on sente si vivement, et si peu de temps, que celle d'une femme aimée.

919.
Peu d'affligés savent feindre tout le temps qu'il faut pour leur honneur.

920.
Nos consolations sont une flatterie envers les affligés.

921.
Si les hommes ne se flattaient pas les uns les autres, il n'y aurait guère de société.

922.
Il ne tient qu'à nous d'admirer la religieuse franchise de nos pères, qui nous ont appris à nous égorger pour un démenti ; un tel respect de la vérité parmi les barbares qui ne connaissaient que la loi de la nature, est glorieux pour l'humanité.

923.
Nous souffrons peu d'injures par bonté.

924.
Nous nous persuadons quelquefois nos propres mensonges pour n'en avoir pas le démenti, et nous nous trompons nous-mêmes pour tromper les autres.

925.
La vérité est le soleil des intelligences.

926.
Pendant qu'une partie de la nation atteint le terme de la politesse et du bon goût, l'autre moitié est barbare à nos yeux, sans qu'un spectacle si singulier puisse nous ôter le mépris de la culture.

927.
Tout ce qui flatte le plus notre vanité n'est fondé que sur la culture que nous méprisons.

928.
L'expérience que nous avons des bornes de notre raison nous rend dociles aux préjugés, et ouvre notre esprit aux soupçons et aux fantômes de la peur.

929.
La conviction de l'esprit n'entraîne pas toujours celle du coeur.

930.
Les hommes ne se comprennent pas les uns les autres : il y a moins de fous qu'on ne croit.

931.
Pour peu qu'on se donne carrière sur la religion et sur les misères de l'homme, on ne fait pas de difficulté de se placer parmi les esprits supérieurs.

932.
Des hommes inquiets et tremblants pour les plus petits intérêts affectent de braver la mort.

933.
Si les moindres périls dans les affaires nous donnent de vaines terreurs, dans quelles alarmes, la mort ne doit-elle pas nous plonger, lorsqu'il est question pour toujours de tout notre être, et que l'unique intérêt qui nous reste, il n'est plus en notre puissance de le ménager, ni même quelquefois de le connaître.

934.
Newton, Pascal, Bossuet, Racine, Fénelon, c'est-à-dire les hommes de la terre les plus éclairés, dans le plus philosophe de tous les siècles, et dans la force de leur esprit et de leur âge, ont cru Jésus-Christ ; et le grand Condé, en mourant, répétait ces nobles paroles : « Oui, nous verrons Dieu comme il est, sicuti est, facie ad faciem. »

935.
Les maladies suspendent nos vertus et nos vices.

936.
Le silence et la réflexion épuisent les passions, comme le travail et le jeûne consument les humeurs.

937.
Les hommes actifs supportent plus impatiemment l'ennui que le travail.

938.
Toute peinture vraie nous charme, jusqu'aux louanges d'autrui.

939.
Les images embellissent la raison, et le sentiment la persuade.

940.
L'éloquence vaut mieux que le savoir.

941.
Ce qui fait que nous préférons très-justement l'esprit au savoir, c'est que celui-ci est mal nommé, et qu'il n'est, ordinairement, ni si utile ni si étendu que ce que nous connaissons par expérience, ou pouvons acquérir par réflexion. Nous regardons aussi l'esprit comme la cause du savoir, et nous estimons plus la cause que son effet : cela est raisonnable. Cependant, celui qui n'ignorerait rien aurait tout l'esprit qu'on peut avoir ; le plus grand esprit du monde n'étant que science, ou capacité d'en acquérir.

942.
Les hommes ne s'approuvent pas assez pour s'attribuer les uns aux autres la capacité des grands emplois c'est tout ce qu'ils peuvent, pour ceux qui les occupent avec succès, de les en estimer après leur mort. Mais proposez l'homme du monde qui a le plus d'esprit : oui, dit-on, s'il avait plus d'expérience, ou s'il était moins paresseux, ou s'ii n'avait pas de l'humeur, ou tout au contraire ; car il n'y a point de prétexte qu'on ne prenne pour donner l'exclusion à l'aspirant, jusqu'à dire qu'il est trop honnête homme, supposé qu'on ne puisse rien lui reprocher de plus plausible : tant cette maxime est peu vraie, qu'il est plus aisé de paraître digne des grandes places que de les remplir.

943.
Ceux qui méprisent l'homme se croient de grands hommes.

944.
Nous sommes bien plus appliqués à noter les contradictions, souvent imaginaires, et les autres fautes d'un auteur, qu'à profiter de ses vues, vraies ou fausses..

945.
Pour décider qu'un auteur se contredit, il faut qu'il soit impossible de le concilier.

 

Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues, Biographie

 


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