LA MARSEILLAISE
PAR
LAMARTINE
La Marseillaise conserve un retentissement
de chant de gloire et de cri de mort ; glorieuse comme l'un, funèbre comme
l'autre, elle rassure la patrie et fait pâlir les citoyens.
Voici son origine.
Il y avait alors un jeune officier
du génie en garnison à Strasbourg. Son nom était Rouget de
Lisle. Il était né à Lons-le-Saulnier, dans ce Jura, pays
de rêverie et d'énergie, comme le sont toujours les montagnes. Ce
jeune homme aimait la guerre comme soldat, la Révolution comme penseur
; il charmait par les vers et par la musique les lentes impatiences de la garnison.
Recherché pour son double talent de musicien et de poëte, il fréquentait
familièrement la maison du baron de Dietrich, noble alsacien du parti constitutionnel,
ami de La Fayette et maire de Strasbourg. La femme du baron de Dietrich, ses jeunes
amies, partageaient l'enthousiasme du patriotisme et de la Révolution,
qui palpitait, surtout aux frontières, comme les crispations du corps menacé
sont plus sensibles aux extrémités. Elles aimaient le jeune officier,
elles inspiraient son coeur, sa poésie, sa musique. Elles exécutaient
les premières ses pensées à peine écloses, confidentes
des balbutiements de son génie.
C'était dans l'hiver de 1792.
La disette régnait à Strasbourg. La maison de Dietrich, opulente
au commencement de la Révolution, mais épuisée de sacrifices
nécessités par les calamités du temps, s'était appauvrie
Sa table frugale était hospitalière pour Rouget de Lisle. Le jeune
officier s'y asseyait le soir et le matin comme un fils ou un frère de
la famille. Un jour qu'il n'y avait eu que du pain de munition et quelques tranches
de jambon fumé sur la table, Dietrich regarda de Lisle avec une sérénité
triste et lui dit « L'abondance manque à nos festins ; mais qu'importe,
si l'enthousiasme ne manque pas à nos fêtes civiques et le courage
aux coeurs de nos soldats ? J'ai encore une dernière bouteille de vin du
Rhin dans mon cellier. Qu'on l'apporte, dit-il, et buvons-la à la liberté
et à la patrie. Strasbourg doit avoir bientôt une cérémonie
patriotique ; il faut que de Lisle puise dans ces dernières gouttes un
de ces hymnes qui portent dans l'âme du peuple l'ivresse d'où il
a jailli. »
Les jeunes femmes applaudirent, apportèrent le vin, remplirent les verres
de Dietrich et du jeune officier jusqu'à ce que la liqueur fût épuisée.
Il était tard. La nuit était froide. De Lisle était rêveur
; son coeur était ému ; sa tête échauffée. Le
froid le saisit, il rentra chancelant dans sa chambre solitaire, chercha lentement
l'inspiration tantôt dans les palpitations de son âme de citoyen,
tantôt sur le clavier de son instrument d'artiste, composant tantôt
l'air avant les paroles, tantôt les paroles avant l'air, et les associant
tellement dans sa pensée, qu'il ne pouvait savoir lui-même lequel
de la note ou du vers était né le premier, et qu'il était
impossible de séparer la poésie de la musique et le sentiment de
l'expression. Il chantait tout et n'écrivait rien.
Accablé de cette inspiration
sublime, il s'endormit la tête sur son instrument, et ne se réveilla
qu'au jour. Les chants de la nuit lui remontèrent avec peine dans la mémoire
comme les impressions d'un rêve. Il les écrivit, les nota, et courut
chez Dietrich. Il le trouva dans son jardin, bêchant de ses propres mains
des laitues d'hiver. La femme du maire patriote n'était pas encore levée.
Dietrich l'éveilla ; il appela quelques amis ; tous passionnés comme
lui pour la musique, et capables d'exécuter la composition de de Lisle.
Une des jeunes filles accompagnait. Rouget chanta. A la première strophe
les visages pâlirent, à la seconde les larmes coulèrent, aux
dernières le délire de l'enthousiasme éclata. Dietrich, sa
femme, le jeune officier, se jetèrent en pleurant dans les bras les uns
des autres.
L'hymne de la patrie était
trouvé ! hélas ! il devait être aussi l'hymne de la terreur.
L'infortuné Dietrich marcha
peu de mois après à l'échafaud, aux sons de ces notes nées
a son foyer du coeur de son ami et de la voix de sa femme. Le nouveau chant, exécuté
quelques jours après à Strasbourg, vola de ville en ville sur tous
les orchestres popu laires. Marseille l'adopta pour être chanté au
commencement et à la fin des séances de ses clubs. Les Marseillais
le répandirent en France en le chantant sur leur route.
De là lui vint le nom de
Marseillaise.
La vieille mère de de Lisle,
royaliste et religieuse, épouvantée du retentissement de la voix
de son fils, lui écrivait :
« Qu'est-ce donc que cet hymne révolutionnaire que chante une horde
de brigands qui traverse la France, et auquel on mêle notre nom ? »
De Lisle lui-même, proscrit
en qualité de fédéraliste, l'entendit, en frissonnant, retentir
comme une menace de mort à ses oreilles en fuyant dans les sentiers du
Jura. « Comment appelle-t-on cet hymne? demanda-t-il à son guide. La Marseillaise,
» lui répondit le paysan.
C'est ainsi qu'il apprit le nom
de son propre ouvrage. Il était poursuivi par l'enthousiasme qu'il avait
semé derrière lui. Il échappa à peine à la
mort.
L'arme se retourne
contre la main qui l'a forgée.
Alphonse de Lamartine
(1790-1869)
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