L'INDOCHINE
ET LE TONKIN
L'indo-Chine est une péninsule
qui mérite admirablement son nom. Elle est placée entre l'Inde et la Chine
; elle semble osciller entre les deux, et de toutes deux elle subit l'inévitable
attraction. L'indo-Chine occidentale est liée par la langue et par la race
à la péninsule de l'Hindoustan ; l'Indo-Chine orientale se meut dans l'orbite
de la Chine. Au sud du tronc gigantesque qu'elle pousse entre la mer de Chine
et l'océan Indien, les éléments malais, triomphent des éléments ethnologiques
qui viennent, soit de l'Inde, soit de la Chine. L'indo-Chine est située au
point où se croisent et se heurtent les courants orientaux.
Au point de vue commercial, elle
occupe aussi une position privilégiée sur la carte. A l'ouest, s'étendent
les possessions que l'Angleterre nous a arrachées au XVIIIe
siècle ; au sud, les colonies hollandaises de l'Océanie ; à l'est, l'Empire
du Milieu, foyer d'incalculables richesses.
Aussi, diverses puissances occupent-elles
la péninsule, et font-elles, surtout depuis quelques années, des efforts acharnés
pour en accaparer la conquête. Indigènes et Européens s'y disputent la prépondérance.
Au nord-ouest, s'étend l'Empire
Birman. Mais il. a été morcelé ; amoindri par l'Angleterre qui l'a chassé
de la mer, et qui force sans cesse sa capitale à remonter la vallée de l'Irawady.
A l'heure actuelle, les troupes anglaises sont en lutte avec les Birmans indépendants,
les Daïcotis, et elles essaient, malgré la lenteur de leurs opérations, de
conquérir la partie occidentale de la péninsule, pour contrebalancer l'influence
de la France, qui agrandit ses possessions dans l'Indo-Chine orientale. Quelle
sera l'issue de la lutte engagée par l'Angleterre contre la Birmanie ? On
ne peut la prévoir, car il faut compter avec la Chine qui ne laissera pas,
tôt ou tard, de résister aux envahissements progressifs de l'Angleterre. Mais,
dès aujourd'hui, les Anglais sont parvenus à se tailler une belle place ;
là, comme dans le monde entier, ils ont su choisir les plages les plus sûres
pour y planter le drapeau britannique, et y fonder des comptoirs qui déjà
sont des villes.
En 1826, la Compagnie des Indes,
après avoir vaincu la Birmanie, a obtenu la cession de l'Aracan et du Ténasserim
; puis en 1849, à la suite d'une nouvelle lutte, elle s'est emparée du Pégou
; les côtes birmanes étaient conquises depuis le Brahmapoutre jusqu'à l'isthme
de Kraw ; toutes les bouches de l'Irawady et du Salouen appartenaient aux
maîtres de l'Inde ; des villes comme Rangoum, qui a près de 100,000 âmes,
devenaient la proie de l'Angleterre.
Au sud du Ténasserim, la presqu'île
Indo-Chinoise va s'amincissant et s'effilant à la rencontre des îles de la
Sonde. Bien des principautés indépendantes, bien des sultanies malaises ou
bien indigènes, se sont fondées à l'extrémité de la péninsule, mais toujours
à côté d'elles, près des suzerains de Pérak, de Salangore, de Djahore, les
Anglais ont établi des factoreries, ont bâti des cités. Ils bordent de leurs
possessions le détroit de Malacca ; ils tiennent la clef du passage qui, de
l'océan Indien et du golfe du Bengale, conduit au golfe de Siam et à la mer
de Chine. Ils attachent même une telle importance à ces colonies qu'ils les
ont groupées sous une dénomination fort significative, vraie marque de leur
utilité : gouvernement des détroits : Streets government.
Du nord au sud se succèdent l'île
de Poulo-Pinang, fraîche et salubre ; sur la côte, la province de Welesley,
où la ville de Georgetown, qui date de peu d'années, contient déjà 60,000
habitants. Puis c'est Malacca, dont les églises en ruines servent d'entrepôts
et où se pressent 25,000 Anglais, Malais, Chinois et métis Portugais.
Enfin, dans un îlot situé à l'extrémité
de la presqu'île, est creusé le port franc de Singapour, à l'endroit même
où se croisent les routes de l'Inde et de la Cochinchine, de la Chine, de
Batavia et des Philippines.
Si l'on double le cap Remania
et que, en suivant la côte, on se dirige vers le nord, on aborde au royaume
de Siam, le seul que les Européens n'aient pas encore inquiété ! Tout au fond
du golfe de Siam, le Meinam, fleuve considérable mais moins puissant que l'Irawady
et que le Mékong, ses voisins d'Occident et d'Orient, débouche dans la mer.
Non loin de l'embouchure, à un coude du fleuve, apparaît Bang-Kok, la capitale
du royaume, « la Venise boudhique de l'Extrême-Orient », fière de ses
60,000 habitants.
L'intérieur du royaume est occupé
par le Laos ; c'est le pays traversé par le Mékong et le Haut-Meïnam, contrée
sauvage qui se déploie sur une immense étendue, et qui n'est séparée que par
des limites indécises de la Birmanie orientale et du Tong-Kin occidental.
Là s'élèvent d'inextricables forêts, là errent les tigres et les éléphants
; là, ni les Birmans, ni les Siamois, ni les conquérants étrangers, ne songent
à faire prévaloir leurs droits de suprématie.
Si l'on continue à longer le
golfe de Siam et à suivre la côte se dirigeant vers l'est, l'on arrive dans
les contrées où la France occupe sans conteste la première place, où s'étend
la France orientale. C'est le Cambodge, dont le roi accepte notre suzeraineté
; c'est, à l'embouchure de l'immense Mékong, la Cochinchine, dont l'expédition
de 1861 nous faisait octroyer trois provinces: Saïgon, Bien-Hoâ et Mytho,
conquête complétée en 1867 après de courts engagements, par l'adjonction de
Vin-Long, Chaudoc et de Hatien. La Cochinchine est une colonie pleine d'avenir.
Elle tient une belle situation maritime, en face des grandes îles de la Malaisie,
sur le chemin de la Chine et du Japon, à.distance égale de Hong-Kong et de
Singapour. Ce sont 130,000 âmes réunies à la France ; ce sont de vastes rivières,
des champs de maïs, de tabac, de poivre, de cannes à sucre, de café, de cacao,
d'indigo, de soie, de sésame et d'arachides ; ce sont d'immenses forêts, ce
sont des richesses nouvelles qui accroissent, au delà des terres et des mers
orientales, le territoire de la patrie ; c'est enfin la seule possession qui
subvienne à ses dépenses ; la seule même qui rapporte à la métropole quelques
millions, quatorze environ.
Au sortir de la Cochinchine,
colonie de la France, on suit la côte de l'Annam, pays protégé par la France
sur la mer de Chine. L'Empire d'Armam, si on lui ôte la Cochinchine au sud,
et au nord-est le Tong-Kin qu'il s'est vanté de posséder et qu'il a essayé
de disputer aux troupes françaises, n'est
Le littoral de l'Annam.
guère qu'une bande étroite de
littoral entre la mer de Chine, que ses typhons rendent si redoutable, et
les montagnes qui s'élèvent à l'est du Laos et du Mékong. La largeur de l'Annam.
ne mesure pas plus de 80 à 90 kilomètres.
Les côtes sont pleines d'asiles
sûrs, jadis foyers ardents de piraterie. Les ports les plus connus sont ceux
de Phouyen, de Quin-Hon, de Khoua-Cam-Ranh. Des cours d'eau nombreux sortent
des montagnes et aboutissent aux petits golfes du littoral. Le principal est
le Trnong-Tien, qui finit près de la capitale : Hué, ville de 30,000 habitants.
Deux régions naturelles forment toute l'Annam : les plateaux adossés aux montagnes
de l'ouest qui sont limitrophes du Laos et que le docteur Harmand a traversés
en 1877 ; au bas, une riche et humide plaine d'alluvions.
Les produits du pays sont :
le palmier, le coton, l'indigo, le tabac, le thé. Le climat est sain ; à l'époque
des grandes eaux, les terres sont inondées aussi loin que s'étend le regard.
Au nord de l'Annam, en poursuivant
sa route, l'on arrive enfin au Tong-Kin, blotti au fond de son golfe et qui
forme la dernière contrée de l'Indo-Chine orientale. L'aspect que présente
le pays est fort original. Que l'on se figure un amphithéâtre,
demi-circulaire, quelque chose
comme le Colisée, ou bien comme les Arènes de Nîmes. Tout au bas, se déroulant
au loin, se déploie la mer, le golfe du Tong-Kin ; puis ce sont les mille
canaux du delta, les arroyos, les bras d'eau, les rizières ; puis, en se dirigeant
vers l'ouest, des gradins qui s'élèvent avec régularité du centre à la circonférence,
des marches géantes qui forment les collines, puis les montagnes du nord et
de l'ouest orientées vers le Laos ou bien vers la Chine.
Le long de l'escalier gigantesque
dont les échelons conduisent de l'Occident à l'Orient coulent d'innombrables
rivières qui traversent la plaine dans tous les sens, et qui la fertilisent.
Pour ajouter à ces moyens naturels d'irrigation, les Tonkinois ont
construit un vaste réseau de canaux qui mettent en communication les différents
cours d'eau. Rivières, arroyos et canaux, qu'ils descendent des montagnes
de Siam, ou bien qu'ils viennent de la Chine, s'acheminent vers un fleuve
central, le fleuve Rouge, le Song-Koï, lui versent leur petit contingent et
avec lui s'élancent vers la mer.
Le Song-Koï prend sa source
dans le Yun-Nan, riche province de la Chine méridionale, baigne plusieurs
villes importantes, entres autres Hanoï, la capitale du Tong-Kin, et se subdivise
en un grand nombre de bras, qui, réunis à ceux d'une autre rivière plus septentrional,
le Thaï-Bing, forment un vaste delta, dont la fertilité rappelle celle du
Bas-Nil. Ses principaux affluents sont : d'un côté, la Rivière-Claire qui
va prendre sa source en Chine, et la Rivière-Noire, qui traverse une contrée
voisine de la Birmanie et du Yun-Nan.
Les grandes villes sont groupées
dans le delta. Hanoï est construite sur la rive droite du fleuve Rouge ; elle
compte 150,000 habitants. Nan-Dinh, au sud-est d'Hanoï, sur un arroyo, à 900
mètres du fleuve Rouge, a 50,000 âmes. Haï-Phong, Than-Hoa, Ninh-Binh, avec
4,000 habitants chacune, sont voisines les unes des autres, non loin de la
côte. Haï-Phong est le premier port du pays. Au nord d'Hanoï, Son-Tay commande
le cours supérieur du fleuve. A l'est, dans une contrée montagneuse, Lang-Son,
voisine de la Porte de Chine, ferme l'entrée du pays aux sujets eu Céleste-Empire.
Le Tong-King emprunte une importance
capitale à sa situation sur la carte. Que l'on regarde un instant la position
qu'occupe la vallée du fleuve Rouge, et l'on comprendra aussitôt pourquoi
une nation européenne n'a pas hésité à dépenser de l'or et à répandre du sang
pour la conquérir. Le Tong-Kin n'est-il pas le voisin direct de la Chine,
de ce pays immense et mystérieux qui s'est toujours montré réfractaire à toute
civilisation ; qui n'a consenti à entrer en relation avec les pays d'Occident
qu'après y avoir été contraint par ses défaites ? Or, les provinces situées
au sud-ouest du Céleste-Empire, les provinces qui confinent au Tong-Kin le
Yun-Nan, le Kouang-Si, le Koueï-Tcheou et le Se-Tchouen sont des régions riches
entre toutes, des foyers de prodigieuse activité, des centres, où l'agriculture,
le commerce, l'industrie offrent d'inépuisables ressources prêtes à enrichir
négociants et colons. D'après les calculs les plus modérés, leur population
peut-être évaluée à cinquante millions d'âmes, qui ont jusqu'au moment présent
échappé à l'action de l'influence étrangère, faute de voies de communication
courtes, commodes et sûres. Quel avenir commercial n'est pas réservé au peuple
qui, le premier, fera affluer vers lui les produits de ces régions où les
métaux abondent, où la soie, où le thé s'obtiennent à bon compte, qui le premier
échangera les objets manufacturés de sa patrie, contre des matériaux encore
frustes et grossiers, mais aptes à recevoir mille applications ! Au bout de
quelques années, grâce à l'heureuse nation qui prendrait le contact avec ces
pays magiques, de végétation splendide, de nature grandiose, de population
nombreuse, une révolution économique s'opérerait, dont tout le vieux monde
pourrait bientôt se ressentir.
Aussi, n'est-il pas étonnant
que la France ait depuis longtemps porté ses regards vers ce coin de terre
qui peut devenir pour elle un gigantesque marché d'échanges, un débouché pour
ses usines, un vaste entrepôt où les provinces chinoises rechercheront les
cotonnades, la mercerie, l'horlogerie, la quincaillerie, et où les trafiquants
nationaux prendront les métaux et les bois du Yun-Nan, les thé du Pou-Culh
et de la vallée du Wakiang, le musc, la poudre d'or, les soies du Koueï-Tchéou
et du Se-Tchouen. Pour s'installer dans cet important pays de transit, elle
a fait quelques tentatives dans le passé et dans le présent, qu'il n'est pas
inutile de rappeler. L'histoire, même succincte, des rapports qu'a entretenus
la France avec le Tong-Kin, ne laisse pas de présenter quelque intérêt. Toutefois,
il est impossible de les exposer même brièvement, sans savoir comment l'influence
française s'est insensiblement établie dans la presqu'île Indo-Chinoise, au
sud et à l'est.
C'est avec le royaume de Siam
que la France entra tout d'abord en rapport en 1686. A la suite d'un traité,
nos troupes tinrent garnison à Bangkok, mais elles ne tardèrent pas à se rembarquer
après un soulèvement général qui coûta la vie au souverain.
Un siècle plus tard, l'Empereur
de Cochinchine Gia-Long demandait aide et protection à la France contre ses
sujets révoltés, par l'intermédiaire de M. Pigneau de Behaine, évêque d'Adran.
Un traité fut signé en novembre 1787, accordant des troupes et des munitions
à Gia-Long ; en échange, l'Empereur cédait à Louis XVI, son protecteur, la
baie de Tourane et l'île de Poulo-Condor. Pour que la promesse faite par la
France fût tenue, il fallut que pendant la période révolutionnaire des volontaires
partissent pour l'Annam ; dès leur arrivée, ils formèrent l'armée de Gia-Long
à l'européenne et soumirent les rebelles. L'Empereur protégea les Français
et les missionnaires, mais il n'exécuta pas le traité de Versailles.
C'est en vain que Louis XVIII,
en 1818, envoya un navire sous les ordres du comte de Kergariou pour rappeler
au souverain ses engagements. Gia-Long, considérant, de son côté, que la France
n'avait tenu qu'à demi ses promesses, éconduisit l'envoyé français.
Après la mort de Gia-Long, en
1820, sous ses successeurs Ming-Mang, Thien-Tri et Tu-Duc, la cour de Hué
se montra fort hostile aux. Européens, et même aux anciens compagnons d'armes
qui avaient sauvé Gia-Long d'une inévitable déchéance. Les missionnaires souffraient
d'atroces persécutions. De temps en temps, nos bâtiments se montraient dans
la baie de Tourane, la plus connue de la côte annamite, et tentaient de renouer
des relations politiques avec les indigènes, et de protéger par la vue du
pavillon tricolore les catholiques persécutés ; ils rencontraient toujours
une résistance obstinée. De la diplomatie, l'on en vint bientôt à la lutte
ouverte.
En 1847, l'amiral Lapierre ouvrit
le feu devant Tourane et tua 2,000 Annamites ; en 1857, l'amiral Rigault de
Genouilly, commandant la division navale dans les mers de Chine, fut chargé
d'opérer militairement contre les Annamites et d'obtenir par la force réparation
de récents massacres. Le 2 septembre 1858, la baie de Tourane tombait au pouvoir
des marins français. Puis l'escadre, après une station de quelques mois sur
la côte annamite, cinglait au sud. Le 17 février 1859, Saïgon était occupée.
En 1859 et en 1860, au moment où l'on luttait contre la Chine, l'on ne s'inquiétait
guère de la place qui venait d'être si heureusement prise. Aussi les Annamites
cernèrent-ils la garnison de Saigon, et les soldats auraient fini par céder,
malgré leur héroïque résistance, si le traité de Pékin, signé en octobre 1860
avec la Chine vaincue, n'eût permis à la flotte de retourner vers la Cochinchine.
L'amiral Charner, en février 1861, dégagea Saïgon ; la Cochinchine allait
peu à peu devenir française ; l'Annam était vaincu.
La question de la Cochinchine
était résolue, ou plutôt allait insensiblement se résoudre par des accroissements
successifs. C'est alors que la question du Tong-Kin se posa comme son corollaire
obligé. La France explorera sa nouvelle conquête ; elle essaiera d'attirer
vers elle le courant commercial de l'Indo-Chine tout entière et de la Chine
méridionale ; puis, quand elle se sera convaincue que les provinces annamites
du Sud ne peuvent entièrement lui assurer les avantages désirés, elle se tournera
vers les provinces annamites du Nord, vers la vallée du fleuve Rouge, vers
ce Tong-Kin, où ses soldats et ses marins se couvriront de gloire, et planteront
son drapeau sur les citadelles du delta et des montagnes. ,
Le Tong-kin par Édouard
Petit, professeur au lycée Janson de Sailly, docteur es lettres (1888).
|
|