LA FILLE AUX YEUX
D'OR
PAR
HONORÉ
DE BALZAC
1834-1835
CHAPITRE I
- Physionomies Parisiennes (Extrait)
Et, d'abord, saluez ce roi du mouvement
parisien, qui s'est soumis le temps et l'espace. Oui, saluez cette créature composée
de salpêtre et de gaz qui donne des enfants à la France pendant ses nuits laborieuses,
et remultiplie pendant le jour son individu pour le service, la gloire et le plaisir
de ses concitoyens. Cet homme résout le problème de suffire, à la fois, à une
femme aimable, à son ménage, au Constitutionnel, à son bureau, à la Garde nationale,
à l'Opéra, à Dieu ; mais pour transformer en écus le Constitutionnel, le Bureau,
l'Opéra, la Garde nationale, la femme et Dieu.
Enfin, saluez un irréprochable
cumulard. Levé tous les jours à cinq heures, il a franchi comme un oiseau
l'espace qui sépare son domicile de la rue Montmartre. Qu'il vente ou tonne, pleuve
ou neige, il est au Constitutionnel et y attend la charge de journaux dont il
a soumissionné la distribution. Il reçoit ce pain politique avec avidité, le prend
et le porte. A neuf heures, il est au sein de son ménage, débite un calembour
à sa femme, lui dérobe un gros baiser, déguste une tasse de café ou gronde ses
enfants.
A dix heures moins un quart, il
apparaît à la mairie. Là, posé sur un fauteuil, comme un perroquet sur son bâton,
chauffé par la ville de Paris, il inscrit jusqu'à quatre heures, sans leur donner
une larme ou un sourire, les décès et les naissances de tout un arrondissement.
Le bonheur, le malheur du quartier passe par le bec de sa plume, comme l'esprit
du Constitutionnel voyageait naguère sur ses épaules. Rien ne lui pèse ! Il va
toujours droit devant lui, prend son patriotisme tout fait dans le journal, ne
contredit personne, crie ou applaudit avec tout le monde, et vit en hirondelle.
A deux pas de sa paroisse, il peut, en cas d'une cérémonie importante, laisser
sa place à un surnuméraire, et aller chanter un requiem au lutrin de l'église,
dont il est, le dimanche et les jours de fête, le plus bel ornement, la voix la
plus imposante, où il tord avec énergie sa large bouche en faisant tonner un joyeux
Amen. Il est chantre.
Libéré à quatre heures de son service
officiel, il apparaît pour répandre la joie et la gaieté au sein de la boutique
la plus célèbre qui soit en la Cité. Heureuse est sa femme, il n'a pas le temps
d'être jaloux ; il est plutôt homme d'action que de sentiment. Aussi, dès qu'il
arrive, agace-t-il les demoiselles de comptoir, dont les yeux vifs attirent force
chalands ; se gaudit au sein des parures, des fichus, de la mousseline façonnée
par ces habiles ouvrières ; ou, plus souvent encore avant de dîner, il sert une
pratique, copie une page du journal ou porte chez l'huissier quelque effet en
retard.
A six heures, tous les deux jours,
il est fidèle à son poste. Inamovible basse-taille des choeurs, il se trouve à
l'Opéra, prêt à y devenir soldat, Arabe, prisonnier, sauvage, paysan, ombre, patte
de chameau, lion, diable, génie, esclave, eunuque noir ou blanc, toujours expert
à produire de la joie, de la douleur, de la pitié, de l'étonnement, à pousser
d'invariables cris, à se taire, à chasser, à se battre, à représenter Rome ou
l'Égypte ; mais toujours -in petto, mercier.
A minuit, il redevient bon mari,
homme, tendre père, il se glisse dans le lit conjugal, l'imagination encore tendue
par les formes décevantes des nymphes de l'Opéra, et fait ainsi tourner, au profit
de l'amour conjugal, les dépravations du monde et les voluptueux ronds de jambe
de la Taglioni. Enfin, s'il dort, il dort vite, et dépêche son sommeil comme il
a dépêché sa vie.
N'est-ce pas le mouvement fait homme,
l'espace incarné, le protée de la civilisation ? Cet homme résume tout : histoire,
littérature, politique, gouvernement, religion, art militaire.
N'est-ce pas une encyclopédie vivante,
un atlas grotesque, sans cesse en marche comme Paris et qui jamais ne repose ?
En lui tout est jambes. Aucune physionomie ne saurait se conserver pure en de
tels travaux. Peut-être l'ouvrier qui meurt vieux à trente ans, l'estomac tanné
par les doses progressives de son eau-de-vie, sera-t-il trouvé, au dire de quelques
philosophes bien rentés, plus heureux que ne l'est le mercier. L'un périt d'un
seul coup et l'autre en détail.
De ses huit industries, de ses épaules,
de son gosier, de ses mains, de sa femme et de son commerce, celui-ci retire,
comme d'autant de fermes, des enfants, quelques mille francs et le plus laborieux
bonheur qui ait jamais recréé coeur d'homme. Cette fortune et ces enfants, ou
les enfants qui résument tout pour lui, deviennent la proie du monde supérieur,
auquel il porte ses écus et sa fille, ou son fils élevé au collège, qui, plus
instruit que ne l'est son père, jette plus haut ses regards ambitieux.
Souvent le cadet d'un petit détaillant veut être quelque chose dans l'État.
Paris, mars 1834 - avril 1835.
Honoré de Balzac,
écrivain et romancier français, né à Tours le 20 mai 1799 (1er prairial an 7),
décédé le 18 août 1850 à Paris, La Maison Nucingen (1837).
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