D.R. BELAIR - RTMKB

 

 

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BIOGRAPHIE DE ALEXANDRE LEDRU-ROLLIN

(1807-1874)

 

Ledru-Rollin (Alexandre-Auguste Ledru-Rollin), homme politique et avocat français, député de 1841 à 1848, membre du gouvernement provisoire, ministre, représentant en 1848, en 1849, en 1871 et en 1874, né le 2 février 1807 à Paris, décédé le 31 décembre 1874 à Fontenay-aux-Roses (Seine, depuis les Hauts-de-Seine), il fut candidat à l'élection présidentielle française de 1848.
Fils du docteur Ledru, médecin et antiquaire, et petit-fils du célèbre prestidigitateur Ledru, surnommé Comus, qui fut, sous Louis XV, professeur de physique des enfants de France, et qui se signala par ses expériences sur l'électricité et par les tyravaux qu'il fit avec Franklin pour arriver à la découverte du paratonnerre, Alexandre-Auguste fit de bonnes études classiques et fut un des élèves les plus distingués de la faculté de droit de Paris. Reçu brillamment licencié, puis docteur (1828), il prêta serment comme avocat en 1830 : il n'avait que vingt-deux ans. C'est à cette époque qu'il ajouta à son nom celui de Rollin, qui appartenait à sa bisaïeule maternelle, voulant éviter la confusion qui n'aurait pas manqué de s'établir entre lui et un autre avocat, M. Charles Ledru. Doux ans après son entrée au barreau, Ledru-Rollin donna son premier gage au parti démocratique en protestant, dans une consultation retentissante, contre l'état de siège. Cette voix isolée trouva un écho dans la magistrature : la cour de Cassation rendit un arrêt sous lequel l'état de siège tomba. Un mémoire sur les massacres de la rue Transnonain. publié par lui après les journées d'avril 1834, contribua aussi à signaler le nom du jeune avocat à l'attention publique. Dès ce moment, il commença aussi à s'acquérir, au palais, une réputation qui devait grandir de jiour en jour. Quand vînt le procès des détenus d'avril 1834, Ledru-Rollin fut chargé de la défense de Caussïdiêre ; puis il offrit en mainte circonstance son concours désintéressé aux journaux de l'opposition poursuivis par le pouvoir. « Ledru, écrit un de ses biographes, était toujours là, prêt à intervenir en faveur de la presse attaquée, et plus d'une fois son éloquente parole obtint d'honorables acquittements. » II plaida notamment pour la Nouvelle Minerve (octobre 1835), accusée de diffamation envers le duc de Broglie. Le journal le Réformateur, rendant compte alors de ce procès, qualifia « d'admirable » la plaidoirie du jeune avocat radical. En 1837, Ledru-Rollin fit acquitter par la cour des pairs Laveaux, prévenu de complicité dans la tentative d'assassinat dirigée par Meunier contre Louis-Philippe ; cet acquittement fut considéré comme un succès personnel d'autant plus vif pour le défenseur que, dans une délibération préparatoire, l'accusé avait d'abord été condamné à la peine de mort. En 1838, le Journal du Peuple comparaissait devant la cour d'assises pour avoir publié une adresse démocratique des travailleurs anglais aux travailleurs français : Ledru obtint encore l'acquittement, i1 ne fut pas moins heureux dans son intervention en faveur du Charivari traduit, une semaine plus tard, aux mêmes assises, pour un piquant article intitulé : Un petit million, s. v. p. et et qui visait le système des dotations, cher au roi Louis-Philippe. Le temps qu'il consacrait à la défense judiciaire de la démocratie n'empêchait point Ledru-Rollin de se livrer à de sérieux travaux de jurisprudence : il prit la direction du Journal du Palais, recueil le plus ancien et le plus complet de la Jurisprudence française, dont il donna une édition nouvelle, avec une table générale et une remarquable introduction ; il attacha également son nom au journal judiciaire le Droit et en fut pendant plusieurs années le rédacteur en chef. Aussi, à moins de trente ans, fut-il élu à Paris, par ses confrères, membre du conseil de Tordre. Vers cette époque, il acheta, de Dalloz, nmyennat 300.000 francs sa charge d'avocat aux conseils du roi et à la cour de Cassation, sans cesser d'offrir son appui aux prévenus politiques ; c'est ainsi que dans l'affaire Raban dite des poudres, on le vit quitter le banc du barreau de la cour suprême pour venir détendre, devant la police correctionnelle, son ami et coreligionnaire Dubosc, rédacteur du Journal du Peuple, accusé de détention de munitions de guerre. A quelque temps de là, fort de ses opinions radicales et de ses antécédents d'homme politique et d'avocat, Ledru-Kolliu tenta pour la première fois la chance de la députatiou : il se présenta, en 1839 devant le collège de Saint-Valéry (Seine-Inférieure) sous le patronage d'Odilon Barrot qui écrivit aux électeurs : « Je vous recommande M. Ledru-Rollin, dont j'ai pu apprécier le talent et le patriotisme, je vous le recommande, bien que ses opinions soient beaucoup plus avancées que les miennes. » Des électeurs influents ayant vainement tenté de faire « adoucir » par le candidat quelques-uns des passages de sa profesnion de foi, et particulièrement de l'empècher de déclarer qu'il était républicain, il échoua faute de onze voix, n'en ayant obtenu que 132 voix contre 151 à M. Mallet député sortant, élu. Il se remit alors avec ardeur à ses travaux de jurisprudence, dans lesquels il était très heureusement servi par sa vive compréhension des affaires et par l'intelligente activité de son secrétaire, M. Jamet. Mais il n'avait pas dit adieu à la politique active. Bientôt, la mort de Garnier-Pagès l'ainé vint ouvrir à Ledru-Rollin l'entrée de la Chambre. « Le 2e collège de la Sarthe, observe un écrivain, était alors en quelque sorte une île républicaine au milieu de la France monarchique : Sieyès, Carnot, et, depuis la Restauration, Benjamin Constant, La Fayette, Picot-Désormeaux, Garnier-Pagès en étaient tous sortis.» Les amis du National, MM. Duclerc, Pagnerre, Dornès, etc., songèrent pour succéder au défunt, à Garnier-Pagès jeune ; d'autres, comme MM. Baune, Félix Avril, mettaient en avant la candidature de M. Pance, homme de lettres, ancien agrééau tribunal de commerce de Paris, alors démocrate fougueux et qui fut plus tard préfet conservateur du département de la Sarthe ; mais Caussidière se souvint de son défenseur devant la cour des pairs ; il s'entendit avec M. Trouvé-Chauvel, alors maire du Mans, avec MM, Elias Regnault et Hauréau, rédacteurs du Courrier de la Sarthe, et, comme l'écrit malicieusement un biographe, « on persuada au 2e collège de la Sarthe qu'il avait choisi M. Ledru-Rollin. » Celui-ci accepta la candidature ; le 23 juillet 1841, il arrivait au Mans et là, devant une réunion de ses électeurs et de nombreux citoyens accourus pour l'entendre, il prononçait cette profession de foi qui lui valut le baptême parlementaire et qui eut dans toute la France un si profond retentissement. Il débutait ainsi : « En répondant à votre appel, en venant à vous, je vous dois compte de ma foi politique. Cette foi vive, inébranlable, je la puise dans mon cœur et dans ma raison. Dans mon coeur, qui me dit, à la vue de tant de misères dont sont assaillies les classes pauvres, que Dieu n'a pas pu vouloir les condamner à des douleurs éternelles, à un ilotisme sans fin. Dans ma raison, qui répugne à l'idée qu'une société puisse imposer au citoyen des obligations, des devoirs, sans lui départir, en revanche, une portion quelconque de souveraineté. La souveraineté du peuple, tel est, en effet, le grand principe qu'il y a près de cinquante années, nos pères ont proclamé. Mais cette souveraineté qu'est-elle devenue ? Reléguée dans les formules d'une Constitution, elle a disparu du domaine des faits. Pour nos pères, le peuple était la nation tout entière, chaque homme jouissant d'une part égale de droits politiques, comme Dieu lui a fait une part égale d'air et de soleil. Aujourd'hui le peuple, c'est un troupeau conduit par quelques privilégiés comme vous, comme moi, Messieurs, qu'on nomme électeurs, puis par quelques autres privilégiés encore qu'on salue du titre de députés. Et si ce peuple, qui n'est point représenté, se lève pour revendiquer ses droits, ou lejette dans les cachots. S'il s'associe, pour ne pas périr de misère et défendre sou salaire insuffisant, on le jette dans les cachots. Si, comme à Lyon, dans des jours de funébre mémoire, il écrit sur son étendard : « Du pain ou la mort, » on le mitraille, et l'on calomnie ses restes mutilés. Et, à ses cris de désespoir, on entend quelques voix parties de la tribune répondre : Peuple, que veux-tu, que demandes-tu ? N'es-tu point souverain, peuple, n'es-tu point roi ? Insultante dérision, misérable ironie ! Le peuple-roi ! Ils l'appelaient roi aussi, les Pharisiens d'une autre époque, ce révélateur d'une religion nouvelle qui venait prêcher aux hommes l'égalité et la fraternité ! Ils l'appelaient roi, mais en le flagellant, en le couronnant d'épines, en lui jetant à la face l'injure et le blasphème. Le peuple, Messieurs, c'est l'ecce homo des temps modernes, mais soyez convaincus que sa résurrection est proche ; il descendra aussi de sa croix pour demander compte de leurs œuvres à ceux qui l'auront trop longtemps méconnu... » Puis, Ledru-Rollin entrait daus les détails de son programme, il affirmait que « la régénération politique ne peut être qu'un acheminement et un moyen d'arriver à de justes améliorations ; » et que le parti démocratique se distinguait profondément des « partis éclos de la révolution de juillet ». Chemin faisant, il condamnait la « phalange doctrinaire, » le « parti Thiers, » la « faction Barrot, » le parti légitimiste, réclamait, comme la plus capitale des réformes, la révision de l'impôt, demandait aussi l'abolition du remplacement militaire, déclarait le gouvernement impuissant à résoudre la question des salaires « d'où dépend l'avenir des sociétés modernes, » et tout aussi incapable de faire respecter le drapeau français à l'étranger ; protestait contre les procès de presse, et concluait : « Mais, Messieurs, en mettant en regard de ce douloureux tableau le programme de mes voeux, de ma foi politique, n'ai-je point oublié, pour m'abandonner à de chères espérances, les hommes au milieu desquels votre confiance m'enverra ? Non, j'ai tout pesé. Je sais que ces doctrines de dévouement sont traitées de folies par la majorité acquise à tous les ministères, quels que soient leurs dilapidations, leur aveugle égoïsme. Je sais que la vénalité, que la peur, la peur surtout, a tout infecté, et qu'entraînées par ce débordement de corruption, des natures d'élite se sont livrées au découragement. Je sais que de toutes parts, les hommes qui vivent de cette honte se sont coalisés pour étouffer le moindre cri d'alarme. Mais, loin de me laisser abattre par ces obstacles, je puiserai dans le sentiment du devoir que votre mandat m'imposera la force de les surmonter. Je serai soutenu par l'illustre souvenir des grands citoyens que, selon les temps et les circonstances, votre patriotisme a envoyés à la représentation nationale ; et si ma voix se brise dans le tumulte de tant de résistances intéressées, l'avenir, Messieurs, l'avenir qui est à nous, se chargera de développer les gerrmes dont j'aurai, dans la mesure de mes forces, contribué à jeter la semence !... »
Ce langage, auquel la France de Louis-Philippe n'était plus accoutumée, émut violemment le pouvoir : élu, le lendemain, 24juillet 1841, député du Mans par 123 voix sur 127 votants, Ledru-Rollin vit presque aussitôt ses paroles incriminées par la cour d'Angers, sous l'inspiration de l'autorité supérieure, qui redoutait un acquitement, devant le jury de la Sarthe. Le procureur général d'Angers dut demander le renvoi à la cour de Cassation, qui l'accorda : Ledru-Rollin avait plaidé sa cause lui-même dans des termes qui n'avaient rien d'insinuant : « Procureur général, qui vous donne l'investiture ? Le ministère. Moi, électeur, je chasse les ministres. Au nom de qui parlez-vous ? Au nom du roi. Moi, électeur, l'histoire est là pour le dire, je fais et je défais les rois. Procureur général à genoux, à genoux donc devant ma souveraineté ! Discuter mon impartialité, c'est porter la main sur ma couronne électorale...»
Le 23 novembre 1841, le député de la Sarthe comparut devant la cour d'assises d'Angers, assisté d'un conseil de défense formé d'Odilon Barrot, de Fr. Aràgo, de Berryer et de Marie ; une foule immense assistait aux débats. Ledru présenta quelques observations. Après avoir entendu la défense de la prérogative électorale présentée par les conseils du prévenu, le jury d'Angers esquiva la difficulté en déclarant le discours non coupable et en condamnant cependant la publication qu'en avait faite le Courrier de la Sarthe. La peinede quatre mois d'emprisonnement et de trois mille francs d'amende fut prononcée contre Ledru-Rollin, qui se pourvut d'ailleurs en cassation pour vice de forme et obtint gain de cause. En décembre 1841, il parut au Palais-Hourbon, et prit place à l'extrémité gauche de la salle. Son nom inspirait déjà de si vives craintes au parti conservateur que le centre songea un moment à refuser au nouvel élu l'entrée de la Chambre pour « indignité » : mais ce projet n'eut pas de suites. A peu près au même moment, il fut désigné d'office par la Cour des pairs pour la défense de Dupoty, taxé de « complicité morale » dans l'attentat de Quénisset.
Les débuts parlementaires de Ledru-Rollin, attendus avec impatience, n'eurent lieu que dans la séance du 10 mars 1842. On discutait une proposition tendant à allouer au ministère un supplément de plusieurs cenraines de mille francs pour fonds secrets. Ledru ouvrit le feu contre le projet ministériel, et, dès ce jour, sa place fut marquée au premier rang des orateurs de la Chambre. Il s'était attaché à prouver que les hommes qui se disaient conservateurs ne conservaient aucune de nos libertés, et il leur avait jeté, à la fin, cette apostrophe : « Vous n'êtes pas un ministère de conservation ; vous êtes un ministère de contre-révolution ! ». Il parla ensuite plusieurs autres fois pendant la même session ; protestant contre la latitude absolue que le code d'instruction criminelle laissait au juge d'instruction pour la mise en liberté sous caution des prévenus, il réussit à faire adopter par la Chambre un amendement en vertu duquel on reconnut le droit qu'avait, après son interrogatoire, tout prévenu, de communiquer avec son avocat, hors le cas de secret. Le 3 mai 1842, il défendit, à propos du projet de loi sur les grandes lignes de chemin de fer, l'intérêt des départements de l'Ouest. Le 14 mai, il soutint une pétition contre la loi sur les annonces judiciaires. Le 17, il reprocha à M. Hébert, procureur général, sa « partialité » en faveur de la presse monarchique et notamment du Globe qui paraissait impunément sans cautionnement. Le 23, il prit avec chaleur la défense des condamnés républicains que le ministère avait soumis au système cellulaire du Mont-Saint-Michel. Le 27, il dénonçait au pays les travaux de fortifications faits à Vincennes, et s'écriait : « La vérité, la logique m'autorisent donc à conclure ainsi : Non le canon de Vincennes n'est pas dirigé contre l'invasion étrangère, il est dirigé contre les libertés de Paris ! » Enfin, le 3 juin, il signalait comme un abus criant, la perception à son profit personnel par secrétaire général de la préfecture de la Seine, M.de Jussieu, d'une taxe d'une douzaine de mille francs sur les brevets d'invention. Réélu après cette laborieuse session, par le 2e collège de la Sarthe, le 9 juillet 1842, avec 125 voix (131 votants, 193 inscrits) Ledru-Rollin reparut bientôt à la tribune pour attaquer la loi de régence, qu'il appela une « téméraire usurpation », et pour se faire le vigoureux interprète des préventions des radicaux contre le rédacteur en chef de la Presse : il demanda l'annulation de l'élection de M. Émile Girardin comme ayant sous un nom qui n'était pas le sien. Le 1er mars 1843 on le retrouve sur la brèche à l'occasion de cette question annuelle des fonds secrets qui permettait d'examiner la politique extèrieure et intérieure du cabinet : l'orateur montra le gouvernement sapant la liberté dans les quatre institutions qui sont ses racines, le jury, la presse, les élections, la garde nationale : « Vous seriez effrayés, messieurs, fit-il, si j'évoquais ici le nom de toutes les villes où, à l'heure qu'il est, la garde nationale est désarmée, désorganisée, dissoute... Et en cela on a été logique : c'est au patriotisme, au courage de la garde nationale, que la Constitution avait confié les grandes institutions, et les gardiens ne sont plus nécessaires du moment qu'il n'y a plus rien à garder. » Après avoir déclaré que le pouvoir était avili dans les mains qui le détenaient, avili dans les hautes régions, avili dans les régions infimes, parce que les hommes d'État de la royauté n'avaient point le secret du véritable sentiment national, Ledru attaquait au vif la question des personnes et posait le parti démocratique bien au-dessus des ambitions de portefeuille. Il ajoutait ces mots : « Messieurs, nous avons trop de confiance dans le pays pour désespérer ; nous ne pouvons penser que, pendant quelques mois de plus, la présence aux affaires d'un homme quelconque, si fatale que soit son influence, puisse compromettre les hautes destinées de la France à l'extérieur, et consolider son abaissement à l'étranger. Sans s'exagérer la force d'expansion de la France, il est permis de croire qu'elle ressemble un peu à ces hôtes gigantesques de l'Océan qui, d'un mouvement, d'un seul mouvement, remuent jusque dans leurs profondeurs les eaux au milieu desquelles ils paraissent sommeiller. Le parti démocratique croit encore à la vertu de cette magnifique réponse : La République est comme le soleil, aveugle qui la nie ! » Le 30 mai, au cours de la discussion sur le projet de la refonte des monnaies françaises et sur la centralisation des hôtels des monnaies des départements que l'on aurait tous supprimés et réunis à celui de Paris, il traita d'une manière approfondie cette question économique, et se prononça contre la centralisation projetée. Le 8 juin, il reprocha durement au ministre Lacave-Laplagne d'avoir laissé prévaloir sur les intérêts de l'État ceux du duc d'Aumale. Il parla encore, en 1843, contre la nomination, trop significative selon lui, de M. Jacqueminot au commandement en chef de la garde nationale, Le 27 janvier 1844, la discussion de l'adresse lui inspira une de ses plus mordantes improvisations. Repoussant le paragraphe qui prononçait une flétrissure contre les pèlerins de Belgrave-Square, il rappela ironiquement tous les abus, toutes les illégalités qui avaient dû encourager les légitimistes à rêver le retour du passé. Il conclut en engageant le gouvernement, comme seul remède à la situation, à revenir au principe de la révolution de juillet, à développer, au lien de l'éteindre, le principe de la démocratie : « Ce principe tout-puissant est le seul vrai. Non, non, il n'a pas brillé il y a cinquante ans sur le monde, il ne s'est pas promené à travers tant de champs de bataille, pour ne pas pousser jusqu'au bout les conséquences de sou œuvre, Un gouvernement peut le comprimer, le méconnaître ; mais soyez convaincus que le triomphe n'est que d'un jour. » Le 12 avril suivant, l'infatigable champion des idées radicales demandait au ministère le dépôt des pièces qu'il avait reçues de Taïti à propos de l'affaire Pritchard, et il réitérait sa motion le lendemain, en accusant le cabinet de n'avoir ni sincérité ni loyauté dans ses rapports avec les Chambres. Huit jours après, il lit une nouvelle sortie contre les réticences ministérielles, et, comme la gauche protestait contre d'injurieuses interruptions parties du centre, l'orateur s'écria : « Je remercie l'opposition de sa sollicitude pour moi ; des clameurs collectives et vagues ne peuvent ni m'émouvoir ni m'atteindre ; elles ne méritent pas la peine d'être relevées. Un homme d'honneur se lèverait pour faire tout haut son articulation, s'il en avait le courage, et mon cœur me dit que je saurais y répondre... » Les questions économiques et ouvrières ne le laissaient point indiffèrent : le sang ayant coulé à Rive-de-Gier, où la force armée avait eu à réprimer la coalition des mineurs, il demanda, le 17 mai, à interpeller le gouverne­ment ; mais la Chambre n'autorisa pas l'interpellation. Le 26 juillet, l'impôt direct lui fournit une occasion nouvelle de parler du « paupérisme », et ce ne fut pas sans frémir et murmurer que la majorité de la Chambre entendit ces paroles : « De l'aveu de tous, l'impôt indirect n'est-il point arrivé, pour les classes ouvrières, aux dernières limites du possible ? Peut-il être supporté plus longtemps par l'immense majorité du pays sans danger, sans danger imminent pour le pays même ?... Oui, messieurs, croyez-moi, il est temps, il est grand temps de sonder ces difficiles problèmes ; car les coalitions ne sont point, comme le gouvernement paraît le penser, un fait passager qu'il faut oublier dès qu'il est réprimé ; c'est le symptôme incessant, continuellement renouvelé, la manifestation diverse en apparence d'un fait toujours le même, d'un malaise profond au sein des classes pauvres. C'est la question du paupérisme, du prolétariat qui bouillonne et s'agite, non seulement sur la surface de notre France, mais dans toute la civilisation de vieille europe !... » Comme solution, Ledru parlait à la Chambre étonnée de la réduction de l'intérêt de la rente, de la suppression de l'impôt du sel, d'un droit d'enregistrement proportionnel sur les successions, de l'exploitation des chemins fer par l'État ; d'une nouvelle constitution des banques supprimant autant que possible des intermédiaires, et de la mise en culture des communaux stériles et improductifs.
A chaque discours nouveau, l'éloquence véhémente et passionnée du tribun produisait sur ses auditeurs une émotion plus profonde ; mais elle était faite pour agir sur les masses plutôt que sur une assemblée délibérante, et Ledru-Rollin, isolé, par ses opinions républicaines, au milieu des partis parlementaires que divisait seule la lutte des intérêts, avait à combattre, la plupart du temps, non seulement l'hostilité déclarée des centres, mais encore la tiédeur de la gauche dynastique et des différentes fractions du « libéralisme ». Il n'était pas mieux soutenu dans la presse : le seul journal démocratique, le National, qui avait combattu dès l'origine sa candidature auprès des électeurs du Mans, ne pouvait se resigner à l'avouer ensuite pour son chef, et, bien que les « hommes du National » eussent convié Ledru au banquet offert par eux à O'Connell, l'agitateur de l'Irlande, banquet dont il fut le principal orateur, ils n'en passaient pas moins pour miner sourdement la prépondérance du député de la Sarthe, qui résolut alors d'avoir un journal à lui. Il fonda une feuille républicaine plus avancée, la Réforme, qu'il soutint à la fois de sa plume, de sa parole devant le jury, et de sa bourse, et où il put développer librement ses vues politiques et aussi ses théories ou plutôt ses tendances de réforme sociale. En même temps il se multipliait à la Chambre et au dehors ; il déposait au Palais-Bourbon, le 17 février 1845, de nombreuses pétitions contre l'exercice sur les boissons ; réclamait (mars) l'éligibilité pour tout Français, jouissant de ses droits civils et politiques, inscrit au rôle de la contribution foncière ; combattait la loi sur le domicile, restrictive du droit électoral ; demandait la suppression du timbre sur les journaux : remettait au bureau (10 avril) des pétitions tendant à l'organisation du travail ; et protestait (30 avril) contre le droit de visite que, malgré les traités, l'Angleterre avait exercé dans la Gambie sur un navire français. Après avoir prononcé sur la tombe de Godefroy Cavaignac (mai 1845) un pathétique discours, il reparut à la tribune de la Chambre pour attaquer l'esclavaere des noirs, pour retracer le triste état de notre marine, pour signaler des abus dans la distribution des bourses des cocollèges royaux, etc... La session terminée, il signa, en compagnie de plusieurs personnalités marquantes de la démocratie avancée, le manifeste de la Réforme, par lequel ce journal rompait hautement avec l'opposition dynastique, et formulait les propositions suivantes : « Les travailleurs ont été esclaves ; ils ont été serfs, ils sont aujourd'hui salariés ; il faut tendre à les faire passer à l'état d'associés. Il importe de substituer, à la commandite du crédit individuel, celle du crédit de l'État. L'État, jusqu'à ce que les propriétaires soient émancipés, doit se faire le banquier des pauvres. Le travailleur a le même titre que le soldat à la reconnaissance de l'État. Au citoyen vigoureux et bien portant, l'État doit le travail ; au vieillard, à l'indigent, il doit aide et protection. » Ledru-Rollin redoubla de hardiesse dans la session de 1846, tint tête à la fois à Thiers et à Odilon Barrot, posa de nouveau la question sociale (avril 1846) à propos des troubles de Saint-Étienne, intervint dans la discussion du budget, et, s'adressant à l'opposition de gauche, lui dit nettement : « Si vous vous présentez sans principes, sans remède, sans programme enfin, croyez bien que le pays est disposé à ne plus se laisser tromper et à ne donner rien pour rien ! » La même année, pour se livrer tout entier à son rôle public, Ledru-Rollin vendit avec perte sa charge d'avocat à la cour de cassation. Au surplus, sa fortune personnelle se trouvait alors compromise assez gravement par ses préoccupations politiques, malgré le surcroît de ressources que lui avait apporté (en 1843) un mariage brillant et romanesque. Les entiments républicains du successeur de Garnier-Pagès, l'éloquente énergie avec laquelle il les exprimait, avaient excité la plus vive sympathie chez une jeune et riche personne, fille d'un Français et d'une Anglaise, et qui ne connaissait de Ledru-Rollin que son nom et ses discours : des amis communs amenèrent une courte entrevue qui eut lieu au Salon de peinture, et le mariage fut décidé. La cérémonie religieuse se fit dans la chapelle de la Chambre des députés, avec Arago et Lamartine pour témoins. Le 1er août 1846, le 2e collège de la Sarthe réélut pour la troisième fois Ledru-Rollin, avec 140 voix (207 votants, 2287 inscrits), contre 66 à M. de Nicolaï. Il avait inséré dans la Réforme des premiers jours de mars, sous le titre Appel aux travailleurs, une brillante profession de foi qui se terminait ainsi : « Vos intérêts peuvent-ils être à jamais sacrifiés ? Resterez-vous constamment privés de toute participation à l'héritage commun ? Êtes-vous condamnés à vivre et a mourir courbés sous le joug, sans ne pouvoir jamais jeter vers le ciel qu'un regard de reproche ? Non, cela n'est pas possible. L'homme n'a point été organisé pour le rôle de la brute ; il ne porterait point en lui le sentiment de la dignité et de la justice, s'il ne devait y trouver qu'un supplice plus cruel encore que toutes les douleurs matérielles ! » Apôtre du suffrage universel, Ledru-Rollin affirma nettement le caractère de sa politique particulière dans la fameuse campagne des banquets réformistes. A son appel, les républicains de la Sarthe avaient organisé, pour le 20 septembre 1846, un banquet auquel furent conviés les députés du département et les journaux de l'opposition : mais le banquet, interdit par le ministère, n'eut pas lieu. Le 9 février 1847, l'élu de la Sarthe aborda à la tribune de la Chambre la question financière, et représenta le gouvernement comme entièrement soumis à la domination du capital ; puis il traita encore de l'esclavage, de la crise des céréales, de la question extérieure, à propos des tentatives faites en Suisse par le Sonderbund, et appuyées ostensiblement par Guizot. Enfin l'agitation des banquets, soutenue cette fois par la gauche dynastique, succéda, vers la fin de 1847, à la lutte parlementaire. Ledru assista aux banquets de lille, de Dijon et de Chalon-sur-Saône, évitant de paraître aux agapes « constitutionnelles » du Chpateau-Rouge ; les discours qu'il prononça furent de véritables philippiques contre le pouvoir et comme les programmes de la prochaine révolution. A Dijon il dit : « Nous sommes des Ultra-radicaux ! »
Lorsque, à la suite des complications amenées par l'interdiction du banquet du 12e arrondissement, les coups de fusil de la rue eurent commencé (24 février 1848) de jeter l'alarme parmi les députés, Ledru-Rollin, qui avait suivi toutes les phases de la lutte populaire, acheva la déroute de la majorité parlementaire, en se rendant maître de la tribune autour de laquelle se livrait un véritable assaut, et en opposant sa proposition de déchéance aux tentatives de régence en faveur de la duchesse d'Orléans, qui ralliaient déjà la gauche parlementaire : tandis que Ledru-Rollin traînait à dessein son discours eu longueur, le peuple envahissait la salle des séances. Porté à l'Hôtel de Ville par l'acclamation des « vainqueurs de février », il reçut, en même temps que le titre de membre du gouvernement provisoire, les fonctions de ministre de l'intérieur. Il observa, dans le conseil, une attitude en quelque sorte intermédiaire entre le parti du National qui y dominait, et les deux représentants directs du socialisme, Louis Blanc et Albert, pencha toutefois plus souvent du côté des derniers, et personnifia en somme, aux yeux de ses amis comme de ses adversaires, le parti de l'action, par opposition à celui de la « modération » qui se personnifiait en Lamartine. Mais les tiraillements sans nombre auxquels il se trouva exposé, certaines contradictions entre ses paroles et ses actes, et une « suite de sacrifices, écrit un biographe, à des nécessités opposées », nuisirent gravement à sa popularité auprès des masses, sans que la bourgeoisie cessât de le considérer comme un objet d'épouvante. Ledru-Rollin eut sa part dans toutes les mesures prises par le gouvernement provisoire, telles que la proclamation immédiate de la République, l'abolition de l'esclavage, l'organisation de la commission pour les travailleurs, etc... Personnellement, il se montra très opposé à l'idée de l'impôt des 45 centimes présentée par Garnier-Pagès, et demanda qu'on adoptât de préférence un impôt de un franc cinquante centimes sur les classes riches. Comme ministre de l'Intérieur, il présida à l'établissement du suffrage universel et à l'immense travail d'organisation que cette nouveauté nécessita. On sait avec quelle persistance le parti conservateur lui reprocha l'envoi qu'il fit de commissaires extraordinaires dans les départements, et les « pouvoirs illimités » que leur attribuaient les circulaires du ministre. Le retard apporté aux élections pour l'Assemblée constituante lui fut aussi imputé par quelques-uns comme une faute grave dont la responsabilité lui revient en grande partie. « Ledru, écrit M. Napoléon Gallois, eut, aux yeux du parti républicain, une large part de l'impopularité que la marche faible et hésitante du gouverne ment provisoire attirait sur celui-ci. Pourtant, il était loin d'approuver tout ce qui se faisait. Dans la conversation intime, il avouait douloureusement les fautes auxquelles il était obligé de s'associer, lui, membre de la minorité du gouvernement provisoire où dominaient en majorité ceux dont la proclamation de la régence avait, le 24, à midi, satisfait le républicanisme peu radical. Deux fois le pouvoir pouvait être à lui, le 17 mars et le 16 avril ; deux fois des manifestations furent dirigées contre la fraction modérée du gouvernement provisoire, deux fois Ledru refusa de s'associer a ces manifestations, et de s'emparer du pouvoir : il préféra laisser s'accumuler sur sa tête une impopularité qui grandissait chaque jour, plutôt que de jouer le rôle de Cromwell. » Au 16 avril, ce fut de lui que vint l'ordre de faire battre le rappel. Il en donna plus tard, lors du procès de Bourges, la raison suivante : « Je ne voulais pas, dit-il, qu'une coterie quelconque s'emparât d'une manifestation pacifique pour la tourner contre le gouvernement. Dans cette position, j'ordonnai de battre le rappel, non pas pour la garde bourgeoise seulement ; non, c'était pour le peuple entier qui composait alors la garde nationale. Je dois dire que les premiers venus pour défendre le gouvernement étaient de sincères républicains. La 12e légion arriva la première, précédée de son chef Barbès, et plusieurs clubs armés vinrent offrir leurs services au gouvernement provisoire... »
Poursuivi dès lors par les attaques de la presse, Ledru-Rollin, qui s'était porté candidat dans uu grand nombre de départements, lors des élections pour l'Assemblée constituante, ne fut élu que dans trois : en Saôue-et-Loire, le 13e sur 14, par 68,462 voix (131,092 votants) ; dans la Seine, le 24e sur 34, par 131,587 voix (267,888 votants), et en Algérie, le 3e sur 4, par 3,412 voix (14,131 votants). L'Assemblée réunie, il lui rendit compte, comme ses collègues, de ses deux mois de pouvoir, mais il reçut d'elle un accueil dont la froideur fut remarquée. Toutefois l'autorité de son nom n'était pas encore tellement ébranlée que la majorité ne crût devoir le nommer membre de la commission executive ; mais il vint le dernier sur la liste, et n'obtint que 458 voix sur 704 votants. A peu près seul contre ses quatre collègues, prêt à chaque instant à résigner ses fonction, il les garda cependant jusqu'au 24 juin ; il chercha inutilement le 15 mai, à calmer le peuple qui avait envahi l'Assemblée ; il se rendit à l'Hôtel de Ville avec Lamartine, et protesta d'ailleurs, le soir même, dans la commission executive, contre l'arrestation du général Courtais. Il protesta également, le 3 juin, contre la première demande, formulée par MM. Landrin et Portalis, en autorisation de poursuites contre Louis Blanc et Caussidière. Quelques jours après, seul des membres de la commission exécutive, il combattit avec une entraînante logique l'admission, qui fut pourtant votée, de Louis Bonaparte comme représentant du peuple. Enfin, lorsque les journées de juin eurent valu au général Cavaignac la dictature, Ledru-Hollin quitta le pouvoir, et, revenant à ses aspirations démocratiques, sembla grandir encore comme orateur et comme tribun. Le rapport de M. Quentin Bauchart le rappela sur la brèche et lui inspira une virulente réplique aux insinuations dirigées contre lui. On lui reprochait surtout la publication des Bulletins de la République, rédigés sous son inspiration quand il était ministre : « Ainsi donc, j'ai lancé un bulletin incendiaire. Avez-vous dit au milieu de quelle situation je me trouvais ? Je suis obligé de le rappeler moi-même, car enfin, je me défends. J'organisais la garde nationale sédentaire, c'est-à-dire un million d'hommes, la garde nationale mobile, j'organisais le suffrage de la garde nationale, j'organisais les gardiens de Paris, j'organisais le suffrage universel, que vous aviez déclaré impraticable ; je veillais, quoi que vous en disiez, à la sécurité de Paris ; car Paris, pendant tout ce temps, n'a pas été profondément troublé. Et quand je faisais tout cela, quand ma journée et ma nuit suffisaient à peine, ou vient me dire que je lançais je ne sais quel bulletin qui était contraire au droit ! Le droit, je l'ai professé toute ma vie ; c'est pour lui que je veux mourir... » Quelques jours après, il défendit la presse contre l'entrave fiscale du cautionnement. Le 21 août, le rapport Creton sur les comptes du gouvernement provisoire lui fournit l'occasion de justifier sa gestion devant l'Assemblée : le rapport constatait que « M. Ledru-Rollin n'a touché aucun traitement pendant qu'il était ministre de l'Intérieur. » Le 25 août, il présenta une nouvelle défense de Caussidière et de Louis Blanc, qui, cette fois, furent décrétés d'accusation, en raison des événements du 15 mai et du 23 juin ; indirectement visé lui-même, il en profita pour revenir sur ses actes au pouvoir et sur son rôle personnel dans le gouvernement. Le 4 septembre, il réclama, dans une chaleureuse improvisation, la levée de l'état de siège établi à Paris après juin. Le 16 octobre, il interpella avec vigueur le gouvernement de la République sur l'entrée au ministère de MM. Dufaure et Vivien : mais les interruptions du centre le forcèrent à descendre de la tribune sans avoir pu finir son discours. Peu de jours après (un mois avant l'élection présidentielle), il signait le manifeste de la Montagne. Le 25 novembre, les attaques dirigées contre le général Cavaignac, à propos des journées de juin, obligèrent Ledru-Rollin à entrer dans des explications personnelles, Le 30 novembre, il attaqua pour la première fois le projet primitif d'intervention à Rome, conçu et à demi exécuté par le général Cavaignac ; il défendit les droits de la République romaine, et exposa les difficultés qu'entraînerait à sa suite même le triomphe. A quelque temps de là, il fit entendre sa parole révolutionnaire au banquet des écoles, et dans diverses réunions démocratiques. Le 8 décembre, à l'Assemblée, il protestait en faveur de la liberté des réunions électorales préparatoires ; le 10, il obtenait dans le pays, 370,119 suffrages pour la présidence de la République ; le 26, il interpellait le ministère sur les pouvoirs extra-légaux qu'il avait confiés au général Changarnier. Le 8 janvier 1849, il prononçait un discours contre la politique extérieure du cabinet ; le 20 janvier, il repoussait énergiquement le projet tendant à attribuer à la haute cour le jugement des accusés du 15 mai ; le 27 janvier, il s'élevait contre la réglementation de la liberté d'association, et, à la fin de la séance, il déposait sur le bureau de l'Assemblée une demande de mise en accusation des ministres. C'est à cette occasion que le mélancolique et malade Léon Faucher disait de lui : « Quand on est à peine l'ombre du voluptueux Barras, on a mauvaise grâce à faire appel aux souvenirs les plus austères et les plus patriotiques de la Convention. » Le 20 février, il posait de nouveau la question de Rome. Le 3 mars, attaqué par M. V. Grandin à l'occasion d'un récent discours au banquet du Chalet, il ripostait avec feu et criblait d'épigrammes Odilon Barrot, président du conseil des ministres. Le 12, le 30, le 31 mars, les affaires d'Italie le ramenaient à la tribune ; le 11 avril, il repoussait, au bruit des apostrophes de M. Denjoy, le projet de supprimer les clubs, et quelques paroles acrimonieuses échangées avec son interrupteur amenèrent, le surlendemain, 13, entre l'orateur de la Montagne et le député girondin un duel auquel la pluie, qui tombait ce jour-là à torrents, vint d'ailleurs mettre obstacle. Le 16, Ledru-Rollin s'opposait de toutes ses forces à l'allocation du crédit de 1,200,000 francs demandé pour l'expédition romaine. Le 9 mai, il flétrissait la marche de ceux qui avaient lancé sur Rome l'expédition française ; il y revenait avec une constance infatigable le 10 et le 11. Le 22, il dénonçait le manifeste du czar ; le 23, il tonnait contre la désobéissance du général Changarnier aux ordres de l'Assemblée nationale. Il est à peine besoin de dire que Ledru-Rollin avait voté avec la fraction la plus avancée du parti républicain : contre le rétablissement du cautionnement, contre les poursuites contre Louis Blanc et Caussidière, contre le rétablissement de la contrainte par corps, pour l'abolition de la peine de mort, pour l'amendement Grévy, pour le droit au travail, contre la proposition Rateau, pour l'amnistie, contre l'interdiction des clubs, contre l'expédition de Rome, etc... En même temps, il provoquait dans les départements une nouvelle agitation électorale. Les banquets du Mans, de Châteauroux, dé Moulins réunissaient autour de lui des milliers d'auditeurs et attestaient l'influence que ses derniers discours lui avaient permis de ressaisir. A la suite du banquet de Moulins, au sortir des plus bruyantes ovations, il faillit être, sur la place même de l'Hôtel-de-Ville, la victime d'une tentative d'assassinat à laquelle il n'échappa que par miracle. Il en fit le récit lui-même, le 2 mai, à l'Assemblée... « A peine débouchions-nous sur la place de l'Hôtel-de-Ville, que nous vîmes 150 à 200 gardes nationaux, pompiers, artilleurs, rangés en bataille, tous en uniforme. La voiture n'avait pas eu le temps de paraître, que plusieurs d'entre eux s'étaient précipités à la tête des chevaux ; ils avaient, d'un mouvement, détourné le timon de la voiture pour l'empêcher de partir, et nous n'avions pas eu le temps d'ouvrir la bouche, que nous fûmes couchés en joue ; d'autres dirigeaient leurs baïonnettes sur nous, d'autres la pointe de leurs sabres. Ils poussaient d'horribles vociférations : A bas les brigands ! A bas les rouges ! Qu'on les descende et qu'on les fusille sur place ! » Les panneaux et la capote de la voiture furent percés de coups de baïonnette, et Ledru-Rollin eut ses vêtements traversés par le sabre d'an lieutenant. « Une scélératesse de ces gens nous sauva. Pour faire abandonner les guides au postillon, ils lui assénèrent un coup violent sur la main, la bouche des chevaux s'en ressentit, et l'un d'eux fut piqué eu même temps par un tel coup de baïonnette, qu'ils partirent comme l'éclair... » Ce revirement de l'opinion démocratique en faveur de Ledru-Rollin fut manifeste lors des élections du 13 mai 1849 à la Législative : il y fut envoyé par cinq départements : 1° par l'Allier, le 5e sur 7, avec 40,407 voix (65,506 votants) ; 2° par l'Hérault, le 8e et dernier, par 31,202 voix (82,706 votants) ; 3° par Saône-et-Loire, le 1er sur 12, avec 75,510 voix (109,200 votants) ; 4° par la Seine, le 2e sur 28, avec 129,068 voix (281,140 votants) ; 5° par le Var, le 3° sur 7, avec 27,751 voix (101,516 inscrits). Dès les premières séances de la nouvelle assemblée, le combat se représenta pour lui plus âpre, plus ardent. Au nom de la Montagne, dont il était le chef reconnu, il protesta contre l'attitude du président d'âge, M. de Kératry ; puis il demanda, le 30 mai, sur les actes du général Changarnier, une enquête qui ne fut pas accordée. Deux jours après, les forces du parti avancé dans l'Assemblée législative se comptèrent en portant Ledru à la présidence : 190 suffrages lui furent acquis. Ce fut à la tête de cette armée active de la démocratie qu'il reprit, le 11 juin, en faveur de la république romaine, une bataille qui devait aboutir pour lui à l'exil. Il prononça, ce jour-là, un de ses plus entraînants discours, qu'il termina par cette péroraison brûlante : « Pas de phrases ! Pour effacer la tache honteuse que vous avez imprimée sur le front de la France, il ne suffit plus de prononcer quelques vaines paroles ; vous avez violé l'article 5 de la Constitution, et nous ne voulons pas vous laisser continuer vos attentats. Pour vous débarrasser de notre accusation, vous nous demandez si nous avons l'intention de rester sur le terrain de la légalité, eh bien, je vais répondre : la Constitution est violée, nous la défendrons par tous les moyens, même par les armes ! » Et à cette menace Ledru joignait le dépôt d'une demande de mise en accusation du président de la République, L.-N. Bonaparte, et de ses ministres responsables : cette demande était signée de lui et de toute la Montagne. Le lendemain, 12 juin, il abordait pour la dernière fois la tribune de la Législative, protestant encore, au nom du « droit éternel », contre l'expédition de Rome. M. Thiers, qui répliqua, s'attira de l'orateur républicain cette apostrophe : « Citoyen Tliiers, vos paroles ne sont point de vous, elles sont de l'empereur de Russie, et vous êtes du parti des Cosaques ! » Le surlendemain, 13 juin, le chef de la Montagne, après avoir rédigé de concert avec Félix Pyat, M. Considérant et autres, un appel aux armes qui fut revêtu également des signatures des représentants de la gauche, descendit dans les rues de Paris pour tenter, sans confiance, la fortune de la révolution. Parti du palais national avec un petit nombre de ses collègues, et une centaine d'artilleurs, il se rendit au Conservatoire des Arts et Métiers, où il fut bientôt cerné par les troupes. On prétendit qu'il se sauva par un vasistas, lors de l'arrivée du 62e de ligne au Conservatoire ; mais les débats du procès du 13 juin ont établi qu'il marcha au-devant des troupes ; que, refoulé dans la première cour des Arts et Métiers, il fut couché en joue par des soldats avec tous ceux qui s'y trouvaient, et que son sang-froid ne se démentit pas dans ce moment solennel. Mais Ledru-Rollin ne crut pas devoir se constituer prisonnier ; sorti du Conservatoire par la porte du jardin, il resta pendant 23 jours dans la banlieue de Paris chez un ami qui lui avait donné asile ; le 6 juillet, avec plusieurs autres compromis comme lui, il gagna la Belgique et passa quelques jours après en Angleterre. C'est de Londres que, conjointement avec d'autres réfugiés du 13juin, Étienne Arago, Martin Bernard, Landolphe, Rattier, Ribeyrolles, Ed. Madier de Montjau, il fit connaître, un peu avant le procès de la Haute-Cour de Versailles leur résolution de ne point « accepter comme accusateurs ceux ou les serviteurs de ceux que nous avons dénoncés au pays comme atteints et convaincus d'avoir violé la Constitution. » C'est de Londres aussi qu'il data deux brochures : Le 13 juin 1849, et Le 24 février, que le parquet de Paris fit saisir dès leur apparition. La cour de Versailles le condamna par contumace à la déportation. Ledru-Rollin vécut à Londres pendant toute la durée de l'Empire, des restes de sa fortune et du produit de sa plume. Après un important ouvrage : De la décadence de l'Angleterre, auquel collabora Ch. Ribeyrolles, il donna deux autres volumes sous ce titre : la Loi anglaise, fut un des principaux rédacteurs de la Voix du proscrit, et contribua avec Kossuth, Mazzini, Ruge, etc..., à la formation d'un grand comité révolutionnaire international. En 1857, il fut impliqué avec Mazzini dans un complot contre la vie de l'empereur, et fut condamné de nouveau, par contumace, à la déportation ; mais l'Angleterre refusa l'extradition, faute de « preuves suffisantes pour justifier l'arrestation ». Cette nouvelle condamnation eut néanmoins pour effet d'excepter Ledru-Rollin de l'amnistie de 1859, puis de celle de 1869. Aux élections législatives partielles de novembre de cette dernière année, la fraction la plus « irréconciliable » du parti républicain songea à poser sa candidature dans la 4e circonscription de la Seine, à titre de protestation contre l'obligation du serment : il ne réunit qu'an petit nombre de voix. Autorisé à rentrer en France par un des premiers décrets du ministère Ollivier (10 janvier 1870), il se tint à l'écart de la politique militante et refusa de porter la parole devant la « haute cour » de Tours, pour la famille de Victor Noir, ne voulant pas, dit-il, « amnistier par sa présence des juges prévaricateurs. » Installé, en juin, à Fontenay-aux-Roses, dans une ancienne propriété de sa famille, il salua avec joie au 4 septembre, la proclamation de la République,mais non l'avènement des hommes dont le gouvernement de la Défense nationale était composé. Ceux-ci ne lui fournirent d'ailleurs aucune occasion de jouer un rôle politique quelconque. Ledru-Rollin passa dans Paris le temps du siège. S'étant déclaré favorable aux élections immédiates pour la Commune, il se trouva, le 31 octobre, à l'Hôtel de Ville, parmi les envahisseurs, et son nom y fut acclamé comme membre du comité de salut publie, mais il ne fut point poursuivi. Bien qu'il eût décliné d'avance toute candidature aux élections de l'Assemblée nationale, il n'en fut pas moins élu, le 8 février 1871, représentant des Bouches-du-Rhône, le 11e et dernier, avec 46,418 voix (75,803 votants) ; de la Seine, le 37e sur 43, avec 75,784 voix (328,970 votants) ; et du Var, le 4e sur 6, avec 25,892 voix (41,928 votants), il adressa sa démission au président dès le 19 février, en alléguant le manque d'indépendance et de spontanéité dont le vote lui paraissait entaché. Souffrant depuis plusieurs années d'une maladie de foie qui avait beaucoup contribué à l'éloigner des affaires publiques, il y rentra néanmoins, mais pour peu de temps, le 1er mars 1874 : une élection partielle, motivée dans le département de Vaucluse par le décès de M. Monier, l'engagea à poser sa candidature républicaine intransigeante : il fut élu par 31,534 voix (60,291 votants, 83,574 inscrits), contre 27,953 à M, de Biliotti, monarchiste. Ledru-Rollin prit place à l'extrême-gauche, à côté de Louis Blanc, et prononça, lors de la discussion des lois électorales, son dernier discours fréquemment interrompu par la droite, et qui fut une défense du suffrage universel.

En effet, le suffrage universel avait été jusqu'au bout chez Ledru-Rollin l'objet d'une foi inaltérable. Il l'avait désiré, préparé, acclamé et organisé ; il ne cessa d'y voir la loi essentielle et fondamentale de la République. Plus incertaines peut-être et plus vagues furent ses aspirations socialistes : bien qu'il eût compris, sous Louis-Philippe, toute la force que l'opposition radicale pouvait trouver contre le gouvernement dans le sentiment du malaise social, il ne concevait guère, semble-t-il, d'autre remède à la situation des classes laborieuses et souffrantes, avec quelques institutions de protection et d'assistance, qu'un changement d'assiette de l'impôt et une répartition équitable de toutes les charges de la société. Homme d'État, on l'a quelquefois jugé au-dessous de sa tâche ; orateur, il laisse une réputation de tribun : son allure athlétique, son geste passionné, sa parole puissante rappellent parfois la fougue de Danton, mais avec plus de lucidité, plus de conviction aussi, et plus de droiture. Homme privé, il dépensa, sans compter, sa fortune personnelle pour hâter l'avènement de son parti, et, loin de chercher jamais dans le Trésor public un moyen de payer ses dettes, il n'y puisa même pas, durant .son passage au pouvoir, la juste rémunération de ses services.

Outre les publications citées plus haut, ou a encore de lui : plusieurs Discours et plaidoyers, imprimés séparément, une Lettre à M. de Lamartine sur l'État, l'Église, et l'Enseignement (1844) ; du Paupérisme dans les campagnes et des réformes que nécessite l'extinction de la mendicité, et diverses brochures sur le gouvernement direct. Le recueil complet de ses écrits et de ses discours a été publié en 1879 par sa veuve.
Ledru-Rollin, mort à Fontenay-aux-Roses le 3l décembre 1874, fut inhumé au Père-Lachaise, à Paris : Victor Hugo et Louis Blanc présidèrent, le 24 février 1878, à l'inauguration solennelle du monument élevé à sa mémoire.

 


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D.R. BELAIR

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