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 PHÈDRE  
 Tragédie en cinq actes 
 PAR 
 JEAN RACINE  
  1677  
 PERSONNAGES : 
  THÉSÉE, fils d'Égée, roi d'Athènes.PHÈDRE, femme de Thésée et d'Antiope, reine des Amazones.
 HIPPOLYTE, filsde Thésée et d'Antiope, reine des Amazones.
 ARICIE, princesse du sang royal d'Athènes.
 NONE, nourrice et confidente de Phèdre.
 ISMÈNE, confidente d'Aricie.
 PANOPE, femme de la suite de Phèdre.
 GARDES.
 La scène est à Trézène, ville du Péloponnèse.
 Préface, 
Acte premier, Acte 
deuxième, Acte troisième, 
Acte quatrième, Acte 
cinquième 
   
 PRÉFACE 
 Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d'Euripide. Quoique 
j'aie suivi une route un peu différente de celle de cet auteur pour la 
conduite de l'action, je n'ai pas laissé d'enrichir ma pièce de 
tout ce qui m'a paru le plus éclatant dans la sienne. Quand je ne lui devrais 
que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire 
que je lui dois ce que j'ai peut-être mis de plus raisonnable sur le théâtre. 
Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès 
si heureux du temps d'Euripide, et qu'il ait encore si bien réussi dans 
notre siècle, puisqu'il a toutes les qualités qu'Aristote demande 
dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter 
la compassion et la terreur. En effet, Phèdre n'est ni tout à fait 
coupable, ni tout à fait innocente. Elle est engagée, par sa destinée 
et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle 
a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. 
Elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne, 
et lorsqu'elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une 
confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux 
qu'un mouvement de sa volonté.J'ai même pris soin de la rendre un peu moins odieuse qu'elle n'est dans 
les tragédies des Anciens, où elle se résout d'elle-même 
à accuser Hippolyte. J'ai cru que la calomnie avait quelque chose de trop 
bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche d'une princesse qui a d'ailleurs 
des sentiments si nobles et si vertueux. Cette bassesse m'a paru plus convenable 
à une nourrice, qui pouvait avoir des inclinations plus serviles, et qui 
néanmoins n'entreprend cette fausse accusation que pour sauver la vie et 
l'honneur de sa maîtresse. Phèdre n'y donne les mains que parce qu'elle 
est dans une agitation d'esprit qui la met hors d'elle-même, et elle vient 
un moment après dans le dessein de justifier l'innocence et de déclarer 
la vérité.
 Hippolyte est accusé, dans Euripide et dans Sénèque, d'avoir 
en effet violé sa belle-mère : vim corpus tulit. Mais il n'est ici 
accusé que d'en avoir eu le dessein. J'ai voulu épargner à 
Thésée une confusion qui l'aurait pu rendre moins agréable 
aux spectateurs.
 Pour ce qui est du personnage d'Hippolyte, j'avais remarqué dans les Anciens 
qu'on reprochait à Euripide de l'avoir représenté comme un 
philosophe exempt de toute imperfection ; ce qui faisait que la mort de ce jeune 
prince causait beaucoup plus d'indignation que de pitié. J'ai cru lui devoir 
donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, 
sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d'âme avec laquelle 
il épargne l'honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l'accuser. 
J'appelle faiblesse la passion qu'il ressent malgré lui pour Aricie, qui 
est la fille et la sur des ennemis mortels de son père.
 Cette Aricie n'est point un personnage de mon invention. Virgile dit qu'Hippolyte 
l'épousa, et en eut un fils, après qu'Esculape l'eut ressuscité. 
Et j'ai lu encore dans quelques auteurs qu'Hippolyte avait épousé 
et emmené en Italie une jeune Athénienne de grande naissance, qui 
s'appelait Aricie, et qui avait donné son nom à une petite ville 
d'Italie.
 Je rapporte ces autorités, parce que je me suis très scrupuleusement 
attaché à suivre la fable. J'ai même suivi l'histoire de Thésée, 
telle qu'elle est dans Plutarque.
 C'est dans cet historien que j'ai trouvé que ce qui avait donné 
occasion de croire que Thésée fût descendu dans les enfers 
pour enlever Proserpine, était un voyage que ce prince avait fait en Épire 
vers la source de l'Achéron, chez un roi dont Pirithoüs voulait enlever 
la femme, et qui arrêta Thésée prisonnier, après avoir 
fait mourir Pirithous. Ainsi j'ai tâché de conserver la vraisemblance 
de l'histoire, sans rien perdre des ornements de la fable, qui fournit extrêmement 
à la poésie ; et le bruit de la mort de Thésée, fondé 
sur ce voyage fabuleux, donne lieu à Phèdre de faire une déclaration 
d'amour qui devient une des principales causes de son malheur, et qu'elle n'aurait 
jamais osé faire tant qu'elle aurait cru que son mari était vivant.
 Au reste, je n'ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure 
de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider 
de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c'est que je n'en ai point 
fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci. Les moindres 
fautes y sont sévèrement punies ; la seule pensée du crime 
y est regardée avec autant d'horreur que le crime même ; les faiblesses 
de l'amour y passent pour de vraies faiblesses ; les passions n'y sont présentées 
aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le 
vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr 
la difformité. C'est là proprement le dut que tout homme qui travaille 
pour le public doit se proposer, et c'est ce que les premiers poètes tragiques 
avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école 
où la vertu n'était pas moins bien enseignée que dans les 
écoles des philosophes. Aussi Aristote a bien voulu donner des règles 
du poème dramatique, et Socrate, le plus sage des philosophes, ne dédaignait 
pas de mettre la main aux tragédies d'Euripide. Il serait à souhaiter 
que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d'utiles instructions que 
ceux de ces poètes. Ce serait peut-être un moyen de réconcilier 
la tragédie avec quantité de personnes célèbres par 
leur piété et par leur doctrine, qui l'ont condamnée dans 
ces derniers temps et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les 
auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu'à les 
divertir, et s'ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie.
 ACTE I   SCÈNE PREMIÈRE HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE HIPPOLYTELe dessein en est pris : je pars, cher Théramène,
 Et quitte le séjour de l'aimable Trézène.
 Dans le doute mortel dont je suis agité
 Je commence à rougir de mon oisiveté.
 Depuis plus de six mois éloigné de mon père,
 J'ignore le destin d'une tête si chère ;
 J'ignore jusqu'aux lieux qui le peuvent cacher.
 THÉRAMÈNEEt dans quels lieux, seigneur, l'allez-vous donc chercher  ?
 Déjà pour satisfaire à votre juste crainte,
 J'ai couru les deux mers que sépare Corinthe ;
 J'ai demandé Thésée aux peuples de ces bords
 Où l'on voit l'Achéron se perdre chez les morts ;
 J'ai visité l'Élide, et, laissant le Ténare,Passé jusqu'à la mer qui vit tomber Icare.
 Sur quel espoir nouveau, dans quels heureux climats
 Croyez-vous découvrir la trace de ses pas  ?
 Qui sait même, qui sait si le roi votre père
 Veut que de son absence on sache le mystère  ?Et si, lorsqu'avec vous nous tremblons pour ses jours,
 Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours,
 Ce héros n'attend point qu'une amante abusée...
 HIPPOLYTECher Théramène, arrête ; et respecte Thésée.
 De ses jeunes erreurs désormais revenu,
 Par un indigne obstacle il n'est point retenu ;
 Et, fixant de ses vux l'inconstance fatale,
 Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.
 Enfin, en le cherchant je suivrai mon devoir
 Et je fuirai ces lieux, que je n'ose plus voir.
 THÉRAMÈNEEh ! Depuis quand, seigneur, craignez-vous la présence
 De ces paisibles lieux si chers à votre enfance,
 Et dont je vous ai vu préférer le séjour
 Au tumulte pompeux d'Athène et de la cour  ?
 Quel péril, ou plutôt quel chagrin vous en chasse  ?
  HIPPOLYTECet heureux temps n'est plus. Tout a changé de face
 Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé
 La fille de Minos et de Pasiphaé.
 THÉRAMÈNEJ'entends : de vos douleurs la cause m'est connue.
 Phèdre ici vous chagrine et blesse votre vue.
 Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit,
 Que votre exil d'abord signala son crédit.
 Mais sa haine sur vous autrefois attachée,
 Ou s'est évanouie, ou s'est bien relâchée.
 Et d'ailleurs quels périls vous peut faire courir
 Une femme mourante, et qui cherche à mourir  ?
 Phèdre, atteinte d'un mal qu'elle s'obstine à taire,
 Lasse enfin d'elle-même et du jour qui l'éclaire,
 Peut-elle contre vous former quelques desseins  ?
 HIPPOLYTESa vaine inimitié n'est pas ce que je crains.
 Hippolyte en partant fuit une autre ennemie :
 Je fuis, je l'avouerai, cette jeune Aricie,
 Reste d'un sang fatal conjuré contre nous.
   THÉRAMÈNEQuoi  ! Vous-même, seigneur, la persécutez-vous  ?
 Jamais l'aimable sur des cruels Pallantides
 Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides  ?
 Et devez-vous haïr ses innocents appas  ?
 HIPPOLYTESi je la haissais, je ne la fuirais pas.
 THÉRAMÈNESeigneur, m'est-il permis d'expliquer votre fuite  ?
 Pourriez-vous n'être plus ce superbe Hippolyte,
 Implacable ennemi des amoureuses lois,
 Et d'un joug que Thésée a subi tant de fois  ?
 Vénus, par votre orgueil si longtemps méprisée,
 Voudrait-elle à la fin justifier Thésée  ?
 Et, vous mettant au rang du reste des mortels,
 Vous a-t-elle forcé d'encenser ses autels  ?
 Aimeriez-vous, seigneur  ?
 HIPPOLYTEAmi, qu'oses-tu dire  ?
 Toi, qui connais mon cœur depuis que je respire.
 Des sentiments d'un cœur si fier, si dédaigneux,
 Peux-tu me demander le désaveu honteux  ?
 C'est peu qu'avec son lait une mère amazone
 M'a fait sucer encor cet orgueil qui t'étonne.
 Dans un âge plus mûr moi-même parvenu,
 Je me suis applaudi quand je me suis connu.
 Attaché près de moi par un zèle sincère,
 Tu me contais alors l'histoire de mon père.
 Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix
 S'échauffait aux récits de ses nobles exploits ;
 Quand tu me dépeignais ce héros intrépide
 Consolant les mortels de l'absence d'Alcide,
 Les monstres étouffés et les brigands punis,
 Procruste, Cercyon, et Scirron, et Sinnis,
 Et les os dispersés du géant d'Epidaure,
 Et la Crète fumant du sang du Minotaure.
 Mais, quand tu récitais des faits moins glorieux,
 Sa foi partout offerte et reçue en cent lieux ;
 Hélène à ses parents dans Sparte dérobée ;
 Salamine témoin des pleurs de Péribée ;
 Tant d'autres, dont les noms lui sont même échappés,
 Trop crédules esprits que sa flamme a trompés :
 Ariane aux rochers contant ses injustices ;
 Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ;
 Tu sais comme, à regret écoutant ce discours,
 Je te pressais souvent d'en abréger le cours.
 Heureux si j'avais pu ravir à la memoire
 Cette indigne moitié d'une si belle histoire  !
 Et moi-même, à mon tour, je me verrais lié !
 Et les dieux jusque-là m'auraient humilié !
 Dans mes lâches soupirs d'autant plus méprisable,
 Qu'un long amas d'honneurs rend Thésée excusable,
 Qu'aucuns monstres par moi domptés jusqu'aujourd'hui,
 Ne m'ont acquis le droit de faillir comme lui  !
 Quand même ma fierté pourrait s'etre adoucie,
 Aurais-je pour vainqueur dû choisir Aricie  ?
 Ne souviendrait-il plus à mes sens égarés
 De l'obstacle éternel qui nous a sépares  ?
 Mon père la réprouve ; et, par des lois sévères,
 Il défend de donner des neveux à ses freres :
 D'une tige coupable il craint un rejeton :
 Il veut avec leur sur ensevelir leur nom ;
 Et que, jusqu'au tombeau soumise à sa tutelle,
 Jamais les feux d'hymen ne s'allument pour elle.
 Dois-je épouser ses droits contre un père irrité  ?
 Donnerai-je l'exemple à la témérité  ?
 Et, dans un fol amour ma jeunesse embarquée...
 THÉRAMÈNEAh  ! Seigneur si votre heure est une fois marquée
 Le ciel de nos raisons ne sait point s'informer.
 Thésée ouvre vos yeux, en voulant les fermer ;
 Et sa haine, irritant une flamme rebelle,
 Prête à son ennemi une grâce nouvelle.
 Enfin, d'un chaste amour pourquoi vous effrayer  ?
 S'il a quelque douceur, n'osez-vous l'essayer  ?
 En croirez-vous toujours un farouche scrupule  ?
 Craint-on de s'égarer sur les traces d'Hercule  ?
 Quels courages Vénus n'a-t-elle pas domptés  ?
 Vous-même où seriez-vous, vous qui la combattez,
 Si toujours Antiope à ses lois opposée
 D'une pudique ardeur n'eût brûlé pour Thésée  
?
 Mais que sert d'affecter un superbe discours  ?
 Avouez-le, tout change ; et, depuis quelques jours,
 On vous voit moins souvent, orgueilleux et sauvage,
 Tantôt faire voler un char sur le rivage,
 Tantôt, savant dans l'art par Neptune inventé,
 Rendre docile au frein un coursier indompté
 Les forêts de nos cris moins souvent retentissent ;
 Chargés d'un feu secret, vos yeux s'appesantissent.
 Il n'en faut point douter : vous aimez, vous brûlez ;
 Vous périssez d'un mal que vous dissimulez.
 La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire  ?
 HIPPOLYTEThéramène, je pars, et vais chercher mon père.
 THÉRAMÈNENe verrez-vous point Phèdre avant que de partir,
 Seigneur  ?
 HIPPOLYTEC'est mon dessein : tu peux l'en avertir.
 Voyons-la, puisque ainsi mon devoir me l'ordonne.
 Mais quel nouveau malheur trouble sa chère Œnone  ?
 SCÈNE II HIPPOLYTE, NONE, THÉRAMÈNE   ŒNONEHélas ! Seigneur, quel trouble au mien peut être égal  
?
 La reine touche presque à son terme fatal.
 En vain à l'observer jour et nuit je m'attache ;
 Elle meurt dans mes bras d'un mal qu'elle me cache.
 Un désordre éternel règne dans son esprit ;
 Son chagrin inquiet l'arrache de son lit :
 Elle veut voir le jour, et sa douleur profonde
 M'ordonne toutefois d'écarter tout le monde...
 Elle vient...
 HIPPOLYTEIl suffit : je la laisse en ces lieux,
 Et ne lui montre point un visage odieux.
 SCÈNE III PHÈDRE, NONE PHÈDREN'allons point plus avant, demeurons, chère Œnone.
 Je ne me soutiens plus ; ma force m'abandonne :
 Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi ;
 Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
 Hélas !
 ( Elle s'assit.)
   ŒNONEDieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent  !
 PHÈDREQue ces vains ornements, que ces voiles me pèsent  !
 Quelle importune main, en formant tous ces nuds,
 A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux  ?
 Tout m'afflige, et me nuit, et conspire à me nuire. ŒNONEComme on voit tous ses vux l'un l'autre se détruire  !
 Vous-même, condamnant vos injustes desseins,
 Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains ;
 Vous-même, rappelant votre force première,Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière,
 Vous la voyez, madame ; et, prête à vous cacher,
 Vous haissez le jour que vous veniez chercher  !
 PHÈDRENoble et brillant auteur d'une triste famille,
 Toi, dont ma mère osait se vanter d'être fille,
 Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
 Soleil, je te viens voir pour la dernière fois  !
 ŒNONEQuoi  ! Vous ne perdrez point cette cruelle envie  ?
 Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,
 Faire de votre mort les funestes apprêts  ?
 PHÈDREDieux  ! Que ne suis-je assise à l'ombre des forêts !
 Quand pourrai-je au travers d'une noble poussière,
 Suivre de l'il un char fuyant dans la carrière  ?
 ŒNONEQuoi, madame  ?
 PHÈDREInsensée  ! Où suis-je  ? Et qu'ai-je dit  ?
 Où laissé-je égarer mes vux et mon esprit  ?
 Je l'ai perdu : les dieux m'en ont ravi l'usage.
 Œnone, la rougeur me couvre le visage :
 Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs ;
 Et mes yeux, malgré moi, se remplissent de pleurs.
 ŒNONEAh  ! S'il vous faut rougir, rougissez d'un silence
 Qui de vos maux encore aigrit la violence.
 Rebelle à tous nos soins sourde à tous nos discours,
 Voulez-vous, sans pitié, laisser finir vos jours  ?
 Quelle fureur les borne au milieu de leur course  ?
 Quel charme ou quel poison en a tari la source  ?
 Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
 Depuis que le sommeil n'est entré dans vos yeux
 Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
 Depuis que votre corps languit sans nourriture.
 A quel affreux dessein vous laissez-vous tenter  ?
 De quel droit sur vous-même osez-vous attenter  ?
 Vous offensez les dieux auteurs de votre vie,
 Vous trahissez l'époux à qui la foi vous lie ;
 Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,
 Que vous précipitez sous un joug rigoureux.
 Songez qu'un même jour leur ravira leur mère,
 Et rendra l'espérance au fils de l'étrangère,
 A ce fier ennemi de vous, de votre sang,
 Ce fils qu'une Amazone a porté dans son flanc,
 Cet Hippolyte...
 PHÈDREAh  ! Dieux  !
 ŒNONECe reproche vous touche  ?
 PHÈDREMalheureuse  ! Quel nom est sorti de ta bouche  !
 ŒNONEEh bien  ! Votre colère éclate avec raison :
 J'aime à vous voir frémir a ce funeste nom.
 Vivez donc : que l'amour, le devoir, vous excite ;
 Vivez, ne souffrez pas que le fils d'une Scythe,
 Accablant vos enfants d'un empire odieux
 Commande au plus beau sang de la Grèce et de des dieux.
 Mais ne différez point ; chaque moment vous tue :
 Réparez promptement votre force abattue,
 Tandis que de vos jours, prêts à se consumer,
 Le flambeau dure encore, et peut se rallumer.
 PHÈDREJ'en ai trop prolongé la coupable durée.
 ŒNONEQuoi ! De quelques remords êtes-vous déchirée  ?
 Quel crime a pu produire un trouble si pressant  ?
 Vos mains n'ont point trempé dans le sang innocent.
 PHÈDREGrâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.
 Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles  !
 ŒNONEEt quel affreux projet avez-vous enfanté
 Dont votre cœur encor doive être épouvanté  ?
 PHÈDREJe t'en ai dit assez. Épargne-moi le reste.
 Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.
 ŒNONEMourez donc, et gardez un silence inhumain ;
 Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main ;
 Quoiqu'il vous reste à peine une faible lumière,
 Mon âme chez les morts descendra la première ;
 Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
 Et ma juste douleur choisira les plus courts.
 Cruelle ! Quand ma foi vous a-t-elle déçue  ?
 Songez-vous qu'en naissant mes bras vous ont reçue  ?
 Mon pays, mes enfants, pour vous j'ai tout quitté.
 Réserviez-vous ce prix à ma fidélité  ?
 PHÈDREQuel fruit espères-tu de tant de violence  ?
 Tu frémiras d'horreur si je romps le silence.
 ŒNONEEt que me direz-vous qui ne cède, grands dieux,
 A l'horreur de vous voir expirer à mes yeux  ?
 PHÈDREQuand tu sauras mon crime et le sort qui m'accable,
 Je n'en mourrai pas moins ; j'en mourrai plus coupable.
 ŒNONEMadame, au nom des pleurs que pour vous j'ai versés,
 Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,
 Délivrez mon esprit de ce funeste doute.
 PHÈDRETu le veux : lève-toi.
 ŒNONEParlez, je vous écoute.
 PHÈDRECiel  ! Que lui vais-je dire  ? Et par où commencer  ?
 ŒNONEPar de vaines frayeurs cessez de m'offenser.
 PHÈDREO haine de Vénus  ! O fatale colère  !
 Dans quels égarements l'amour jeta ma mère  !
 ŒNONEOublions-les madame ; et qu'à tout l'avenir
 Un silence éternel cache ce souvenir.
 PHÈDREAriane, ma sur, de quel amour blessée,
 Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée  
!
 ŒNONEQue faites-vous, madame  ? Et quel mortel ennui
 Contre tout votre sang vous anime aujourd'hui  ?
 PHÈDREPuisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
 Je péris la dernière et la plus misérable.
 ŒNONEAimez-vous  ?
 PHÈDREDe l'amour j'ai toutes les fureurs.
 ŒNONEPour qui  ?
 PHÈDRETu vas ouïr le comble des horreurs.
 J'aime... A ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
 J 'aime...
 ŒNONEQui  ?
 PHÈDRETu connais ce fils de l'Amazone,
 Ce prince si longtemps par moi-même opprimé  ?
 ŒNONEHippolyte  ? Grands dieux  !
 PHÈDREC'est toi qui l'as nommé  !
   ŒNONEJuste ciel  ! Tout mon sang dans mes veines se glace  !
 Ô désespoir  ! Ô crime ! Ô déplorable race  
!
 Voyage infortuné  ! Rivage malheureux,
 Fallait-il approcher de tes bords dangereux  !
   PHÈDRESCÈNE IVMon mal vient de plus loin. A peine au fils d'Égée
 Sous ses lois de l'hymen je m'étais engagée,
 Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;
 Athènes me montra mon superbe ennemi.
 Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
 Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
 Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
 Je sentis tout mon corps et transir et brûler ;
 Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
 D'un sang qu'elle poursuit, tourments inévitables.
 Par des vux assidus je crus les détourner :
 Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner ;
 De victimes moi-même à toute heure entourée,
 Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.
 D'un incurable amour remèdes impuissants  !
 En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :
 Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
 J'adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,
 Même au pied des autels que je faisais fumer,
 J'offrais tout à ce dieu que je n'osais nommer.
 Je l'évitais partout. O comble de misère  !
 Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
 Contre moi-même enfin j'osai me révolter :
 J'excitai mon courage à le persécuter.
 Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre,
 J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre ;
 Je pressai son exil ; et mes cris éternels
 L'arrachèrent du sein et des bras paternels.
 Je respirais, Œnone ; et, depuis son absence,
 Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence ;
 Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
 De son fatal hymen je cultivais les fruits.
 Vaines précautions ! Cruelle destinée !
 Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
 J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné :
 Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
 Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
 C'est Vénus tout entière à sa proie attachée.
 J'ai conçu pour mon crime une juste terreur;
 J'ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur ;
 Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
 Et dérober au jour une flamme si noire :
 Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats :
 Je t'ai tout avoué ; je ne m'en repens pas,
 Pourvu que, de ma mort respectant les approches,
 Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches,
 Et que tes vains secours cessent de rappeler
 Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler.
 PHÈDRE, NONE, PANOPE PANOPEJe voudrais vous cacher une triste nouvelle,
 Madame : mais il faut que je vous la révèle.
 La mort vous a ravi votre invincible époux ;
 Et ce malheur n'est plus ignoré que de vous.
 ŒNONEPanope, que dis-tu  ?
 PANOPEQue la reine abusée
 En vain demande au ciel le retour de Thésée ;
 Et que, par des vaisseaux arrivés dans le port,
 Hippolyte son fils vient d'apprendre sa mort.
 PHÈDRECiel  !
 PANOPEPour le choix d'un maître Athènes se partage :
 Au prince votre fils l'un donne son suffrage,
 Madame ; et de l'État, l'autre oubliant les lois,
 Au fils de l'étrangère ose donner sa voix.
 On dit même qu'au trône une brigue insolente
 Veut placer Aricie et le sang de Pallante.
 J'ai cru de ce péril vous devoir avertir.
 Déjà même Hippolyte est tout prêt à partir ;
 Et l'on craint, s'il paraît dans ce nouvel orage,
 Qu'il n'entraîne après lui tout un peuple volage.
 ŒNONESCÈNE VPanope, c'est assez : la reine qui t'entend
 Ne négligera point cet avis important.
 PHÈDRE, NONE ŒNONEMadame, je cessais de vous presser de vivre ;
 Déjà même au tombeau, je songeais à vous suivre ;
 Pour vous en détourner je n'avais plus de voix ;
 Mais ce nouveau malheur vous prescrit d'autres lois.
 Votre fortune change et prend une autre face :
 Le roi n'est plus, madame ; il faut prendre sa place.
 Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez,
 Esclave s'il vous perd, et roi si vous vivez.
 Sur qui, dans son malheur, voulez-vous qu'il s'appuie  ?
 Ses larmes n'auront plus de main qui les essuie ;
 Et ses cris innocents, portés jusques aux dieux,
 Iront contre sa mère irriter ses aïeux.
 Vivez ; vous n'avez plus de reproche à vous faire :
 Votre flamme devient une flamme ordinaire ;
 Thésée en expirant vient de rompre les nuds
 Qui faisaient tout le crime et l'horreur de vos feux.
 Hippolyte pour vous devient moins redoutable ;
 Et vous pouvez le voir sans vous rendre coupable
 Peut-être, convaincu de votre aversion,
 Il va donner un chef à la sédition :
 Détrompez son erreur, fléchissez son courage.
 Roi de ces bords heureux, Trézène est son partage ;
 Mais il sait que les lois donnent à votre fils
 Les superbes remparts que Minerve a bâtis.
 Vous avez l'un et l'autre une juste ennemie :
 Unissez-vous tous deux pour combattre Aricie.
 PHÈDREEh bien ! À tes conseils je me laisse entraîner.
 Vivons, si vers la vie on peut me ramener,
 Et si l'amour d'un fils, en ce moment funeste,
 De mes faibles esprits peut ranimer le reste.
 ACTE II  SCÈNE PREMIÈRE ARICIE, ISMÈNE ARICIEHippolyte demande à me voir en ce lieu ?
 Hippolyte me cherche, et veut me dire adieu ?
 Ismène, dis-tu vrai ? N'es-tu point abusée ?
 ISMÈNEC'est le premier effet de la mort de Thésée.
 Préparez-vous, madame, à voir de tous côtés
 Voler vers vous les curs par Thésée écartés.
 Aricie, à la fin, de son sort est maîtresse,
 Et bientôt à ses pieds verra toute la Grèce.
 ARICIECe n'est donc point, Ismène, un bruit mal affermi ?
 Je cesse d'être esclave, et n'ai plus d'ennemi ?
 ISMÈNENon, madame, les dieux ne vous sont plus contraires
 Et Thésée a rejoint les mânes de vos frères.
   ARICIEDit-on quelle aventure a terminé ses jours ?
 ISMÈNEOn sème de sa mort d'incroyables discours.
 On dit que, ravisseur d'une amante nouvelle,
 Les flots ont englouti cet époux infidèle ;
 On dit même, et ce bruit est partout répandu,
 Qu'avec Pirithoüs aux enfers descendu,
 Il a vu le Cocyte et les rivages sombres,
 Et s'est montré vivant aux infernales ombres ;
 Mais qu'il n'a pu sortir de ce triste séjour,
 Et repasser les bords qu'on passe sans retour.
 ARICIECroirai-je qu'un mortel, avant sa dernière heure,
 Peut pénétrer des morts la profonde demeure ?
 Quel charme l'attirait sur ces bords redoutés ?
 ISMÈNEThésée est mort, madame, et vous seule en doutez :
 Athèncs en gémit ; Trézène en est instruite,
 Et déjà pour son roi reconnait Hippolyte.
 Phèdre, dans ce palais, tremblante pour son fils,
 De ses amis troublés demande les avis.
 ARICIEEt tu crois que, pour moi plus humain que son père,
 Hippolyte rendra ma chaîne plus légère ?
 Qu'il plaindra mes malheurs ?
 ISMÈNEMadame, je le croi.
 ARICIEL'insensible Hippolyte est-il connu de toi ?
 Sur quel frivole espoir penses-tu qu'il me plaigne,
 Et respecte en moi seule un sexe qu'il dédaigné ?
 Tu vois depuis quel temps il évite nos pas,
 Et cherche tous les lieux où nous ne sommes pas.
 ISMÈNEJe sais de ses froideurs tout ce que l'on récite ;
 Mais j'ai vu près de vous ce superbe Hippolyte ;
 Et même, en le voyant, le bruit de sa fierté
 A redoublé pour lui ma curiosité.
 Sa présence à ce bruit n'a point paru répondre :
 Dès vos premiers regards je l'ai vu se confondre ;
 Ses veux qui vainement voulaient vous éviter,
 Déjà pleins de langueur, ne pouvaient vous quitter.
 Le nom de amant peut-être offense son courage ;
 Mais il en a les yeux s'il n'en a le langage.
   ARICIEQue mon cœur, cher Ismène, écoute avidement
 Un discours qui peut-être a peu de fondement !
 O toi qui me connais, te semblait-il croyable
 Un cœur toujours nourri d'amertume et de pleurs,
 Dût connaître l'amour et ses folles douleurs ?
 Reste du sang d'un roi noble fils de la terre,
 Je suis seule échappé aux fureurs de la guerre :
 J'ai perdu, dans la fleur de leur jeune saison,
 Six frères...Quel espoir d'une illustre maison !
 Le fer moissonna tout ; et la terre humectée
 But à regret le sang des neveux d'Erechtée,
 Tu sais, depuis leur mort, quelle sévère loi
 Défend tous les Grecs de soupirer pour moi ?
 On craint que de la sur les flammes téméraires
 Ne raniment un jour la cendre de ses frères.
 Mais tu sais bien aussi de quel il dédaigneux
 Je regardais ce soin d'un vainqueur soupçonneux ;
 Tu sais que, de tout temps à l'amour opposée,
 Je rendais souvent grâce à l'injuste Thésée,
 Dont l'heureuse rigueur secondait mes mépris.
 Mes yeux alors, mes yeux n'avaient pas vu son fils.
 Non que, par les yeux seuls lâchement enchantée,
 J'aime en lui sa beauté, sa grâce tant vantée ;
 Présents dont la nature a voulu l'honorer,
 Qu'il méprise lui-même et qu'il semble ignorer.
 J'aime, je prise en lui de plus nobles richesses,
 Les vertus de son père, et non point les faiblesses ;
 J'aime, je l'avouerai, cet orgueil généreux
 Qui jamais n'a fléchi sous le joug amoureux.
 Phèdre en vain s'honorait des soupirs de Thésée :
 Pour moi, je suis plus fière et fuis la gloire aiséc
 D'arracher un hommage à mille autres offert,
 Et d'entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.
 Mais de faire fléchir un courage inflexible,
 De porter la douleur dans une âme insensible,
 D'enchaîner un captif de ses fers étonné,
 Contre un joug qui lui plait vainement mutiné ;
 C'est là ce que je veux ; c'est là ce qui m'irrite.
 Hercule à désarmer coûtait moins qu'Hippolyte ;
 Et vaincu plus souvent, et plus tôt surmonté,
 Préparait moins la gloire aux yeux qui l'ont dompté.
 Mais, chère Ismène, hélas quelle est mon imprudence !
 On ne m'opposera que trop de résistance :
 Tu m'entendras pêut-être, humble dans mon ennui,
 Gémir du même orgueil que j'admire aujourd'hui.
 Hippolyte aimerait ! Par quel bonheur extrême
 Aurais-je pu fléchir...
 ISMÈNEVous l'entendez lui-même :
 Il vient à vous.
 SCÈNE II  HIPPOLYTE, ARICIE, ISMÈNE HIPPOLYTEMadame, avant que de partir,
 J'ai cru de votre sort vous devoir avertir.
 Mon père ne vit plus. Ma juste défiance
 Présageait les raisons de sa trop longue absence :
 La mort seule, bornant ses travaux éclatants
 Pouvait à l'univers le cacher si longtemps.
 Les dieux livrent enfin à la Parque homicide
 L'ami, le compagnon, le successeur d'Alcide.
 Je crois que votre haine, épargnant ses vertus,
 Ecoute sans regret ces noms qui lui sont dus.
 Un espoir adoucit ma tristesse mortelle :
 Je puis vous affranchir d'une austère tutelle ;
 Je révoque des lois dont j'ai plaint la rigueur.
 Vous pouvez disposer de vous, de votre cœur ;
 Et, dans cette Trézène, aujourd'hui mon partage,
 De mon aïeul Pitthée autrefois l'héritage,
 Qui m'a, sans balancer, reconnu pour son roi,
 Je vous laisse aussi libre et plus libre que moi.
 ARICIEModérez des bontés dont l'excès m'embarrasse.
 D'un soin si généreux honorer ma disgrâce,
 Seigneur, c'est me ranger, plus que vous ne pensez,
 Sous ces austères lois dont vous me dispensez.
 HIPPOLYTEDu choix d'un successeur Athènes, incertaine,
 Parle de vous, me nomme, et le fils de la reine.
 ARICIEDe moi, seigneur ?
 HIPPOLYTEJe sais, sans vouloir me flatter,
 Qu'une superbe loi semble me rejeter :
 La Grèce me reproche une mère étrangère.
 Mais, si pour concurrent je n'avais que mon frère,
 Madame, j'ai sur lui de véritables droits
 Que je saurais sauver du caprice des lois.
 Un frein plus légitime arrête mon audace :
 Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,
 Un sceptre que jadis vos aïeux ont reçu
 De ce fameux mortel que la terre a conçu.
 L'adoption le mit entre les mains d'Egée.
 Athènes, par mon père accrue et protégée,
 Reconnut avec joie un roi si généreux,
 Et laissa dans l'oubli vos frères malheureux.
 Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle :
 Assez elle a gémi d'une longue querelle ;
 Assez dans ses sillons votre sang englouti
 A fait fumer le champ dont il était sorti.
 Trézène m'obéit. Les campagnes de Crète
 Offrent au fils de Phèdre une riche retraite.
 L'Attique est votre bien. Je pars, et vais, pour vous,
 Réunir tous les vux partagés entre nous.
  ARICIEDe tout ce que j'entends étonnée et confuse,
 Je crains presque, je crains qu'un songe ne m'abuse.
 Veillé-je ? Puis-je croire un semblable dessein ?
 Quel dieu, seigneur, quel dieu l'a mis dans votre sein !
 Qu'à bon droit votre gloire en tous lieux est semée !
 Et que la vérité passe la renommée !
 Vous-même, en ma faveur, vous voulez vous trahir !
 N'était-ce pas assez de ne me point haïr ?
 Et d'avoir si longtemps pu défendre votre âme
 De cette inimitié...
 HIPPOLYTEMoi, vous haïr, madame !
 Avec quelques couleurs qu'on ait peint ma fierté,
 Croit-on que dans ses flancs un monstre m'ait porté ?
 Quelles sauvages m&lig ; urs, quelle haine endurcie
 Pourrait, en vous voyant, n'être point adoucie ?
 Ai-je pu résister au charme décevant...
 ARICIEQuoi, seigneur !
 HIPPOLYTEJe me suis engagé trop avant.
 Je vois que la raison cède à la violence.
 Puisque j'ai commencé de rompre le silence,
 Madame, il faut poursuivre ; il faut vous informer
 D'un secret que mon cœur ne peut plus renfermer.
 Vous voyez devant vous un prince déplorable,
 D'un témeraire orgueil exemple mémorable.
 Moi qui, contre l'amour fièrement révolté,
 Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté ;
 Qui, des faibles mortels déplorant les naufrages,
 Pensais toujours du bord contempler les orages ;
 Asservi maintenant sous la commune loi,
 Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi ;
 Un moment a vaincu mon audace imprudente,
 Cette âme si superbe est efin dépendante.
 Depuis près de six mois, honteux, désespéré,
 Portant partout le trait dont je suis déchiré,
 Contre vous, contre moi, vainement je m'éprouve :
 Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve ;
 Dans le fond des forêts votre image me suit ;
 La lumière du jour, les ombres de la nuit,
 Tout retrace à mes yeux les charmes que j'évite ;
 Tout vous livre à l'envi le rebelle Hippolyte.
 Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,
 Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus.
 Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune ;
 Je ne me souviens plus des leçons de Neptune :
 Mes seuls gémissements font retentir les bois,
 Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.
 Peut-être le récit d'un amour si sauvage
 Vous fait, en m'écoutant, rougir de votre ouvrage.
 D'un cœur qui s'offre à vous quel farouche entretien !
 Quel étrange captif pour un si beau lien !
 Mais l'offrande à vos yeux en doit être plus chère :
 Songez que je vous parle une langue étrangère,
 Et ne rejetez pas des vux mal exprimés,
 Qu'Hippolyte sans vous n'aurait jamais formés.
 SCÈNE III   HIPPOLYTE, ARICIE, THÉRAMÈNE, ISMÈNE THÉRAMÈNESeigneur, la reine vient, et je l'ai devancée :
 Elle vous cherche.
 HIPPOLYTEMoi ?
 THÉRAMÈNEJ'ignore sa pensée.
 Mais on vous est venu demander de sa part.
 Phèdre veut vous parler avant votre départ.
 HIPPOLYTEPhèdre ! Que lui dirai-je ? Et que peut-elle attendre...
   ARICIESeigneur, vous ne pouvez refuser de l'entendre :
 Quoique trop convaincu de son inimitié,
 Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié.
 HIPPOLYTECependant vous sortez. Et je pars ; et j'ignore
 Si je n'offense point les charmes que j'adore !
 J'ignore si ce cœur que je laisse en vos mains...
 ARICIEPartez, prince, et suivez vos généreux desseins :
 Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire.
 J'accepte tous les dons que vous me voulez faire.
 Mais cet empire efin si grand, si glorieux,
 N'est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.
 SCÈNE IV HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE HIPPOLYTEAmi, tout est-il prêt ? Mais la reine s'avance.
 Va, que pour le départ tout s'arme en diligence.
 Fais donner le signal, cours, ordonne ; et revien
 Me délivrer bientôt d'un fâcheux entretien.
 SCÈNE V  PHÈDRE, HIPPOLYTE, NONE PHÈDRE, à Œnone, dans le fond du théâtre.Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire.
 J'oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.
 ŒNONESouvenez-vous d'un fils qui n'espère qu'en vous.
 PHÈDREOn dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous,
 Seigneur. A vos douleurs je viens joindre mes larmes ;
 Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.
 Mon fils n'a plus de père ; et le jour n'est pas loin
 Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.
 Déjà mille ennemis attaquent son enfance.
 Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.
 Mais un secret remords agite mes esprits :
 Je crains d'avoir fermé votre oreille à ses cris.
 Je tremble que sur lui votre juste colère
 Ne poursuive bientôt une odieuse mère.
 HIPPOLYTEMadame, je n'ai point des sentiments si bas.
 PHÈDREQuand vous me haïriez, je ne m'en plaindrais pas,
 Seigneur : vous m'avez vue attachée à vous nuire ;
 Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.
 A votre inimitié j'ai pris soin de m'offrir :
 Aux bords que j'habitais je n'ai pu vous souffrir ;
 En public, en secret, contre vous déclarée,
 J'ai voulu par des mers en être séparée ;
 J'ai même défendu, par une expresse loi,
 Qu'on osât prononcer votre nom devant moi.
 Si pourtant à l'offense on mesure la peine,
 Si la haine peut seule attirer votre haine,
 Jamais femme ne fut plus digne de pitié,
 Et moins digne, seigneur, de votre inimitié.
 HIPPOLYTEDes droits de ses enfants une mère jalouse
 Pardonne rarement au fils d'une autre épouse ;
 Madame, je le sais ; Les soupcons importuns
 Sont d'un second hymen les fruits les plus communs.
 Tout autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages.
 Et j'en aurais peut-être essuyé plus d'outrages.
 PHÈDREAh ! Seigneur ! Que le ciel, j'ose ici l'attester
 De cette loi commune a voulu m'excepter !
 Qu'un soin bien différent me trouble et me dévore !
 HIPPOLYTEMadame, il n'est pas temps de vous troubler encore :
 Peut-être votre époux voit encore le jour.
 Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.
 Neptune le protège, et ce dieu tutélaire
 Ne sera pas en vain imploré par mon père.
 PHÈDREOn ne voit point deux fois le rivage des morts,
 Seigneur ; puisque Thésée a vu les sombres bords,
 En vain vous espérez qu'un dieu vous le renvoie ;
 Et l'avare Achéron ne lâche point sa proie.
 Que dis-je ? Il n'est point mort, puisqu'il respire en vous.
 Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux :
 Je le vois, je lui parle ; et mon cœur... je m'égare,
 Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare.
 HIPPOLYTEJe vois de votre amour l'effet prodigieux :
 Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux 
;
 Toujours de son amour votre âme est embrasée.
 PHÈDREOui, prince, je languis, je brûle pour Thésée :
 Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
 Volage adorateur de mille objets divers,
 Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;
 Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
 Charmant, jeune, traînent tous les curs après soi,
 Tel qu'on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.
 Il avait votre port, vos yeux, votre langage ;
 Cette noble pudeur colorait son visage,
 Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
 Digne sujet des vux des filles de Minos.
 Que faisiez-vous alors ? Pourquoi, sans Hippolyte,
 Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite ?
 Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
 Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
 Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
 Malgré tous les détours de sa vaste retraite :
 Pour en développer l'embarras incertain,
 Ma sur du fil fatal eût armeé votre main.
 Mais non : dans ce dessein je l'aurais devancée ;
 L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée ;
 C'est moi, prince, c'est moi, dont l'utile secours
 Vous eût du labyrinthe enseigné les détours :
 Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante !
 Un fil n'eût point assez rassuré votre amante.
 Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
 Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher ;
 Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
 Se serait avec vous retrouvée ou perdue.
 HIPPOLYTEDieux ! Qu'est-ce que j'entends ? Madame, oubliez-vous
 Que Thésée est mon père, et qu'il est votre époux 
?
 PHÈDREEt sur quoi jugez-vous que j'en perds la mémoire,
 Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?
   HIPPOLYTEMadame, pardonnez ; j'avoue, en rougissant,
 Que j'accusais à tort un discours innocent.
 Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;
 Et je vais...
 PHÈDREAh ! Cruel ! Tu m'as trop entendue !
 Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.
 Eh bien ! Connais donc Phèdre et toute sa fureur :
 J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
 Innocente à mes yeux, je m'approuve moi-même,
 Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
 Ma lâche complaisance ait nourri le poison ;
 Objet infortuné des vengeances célestes,
 Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.
 Les dieux m'en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
 Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;
 Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle
 De séduire le cœur d'une faible mortelle.
 Toi-même en ton esprit rappelle le passé :
 C'est peu de t'avoir fui, cruel, je t'ai chassé ;
 J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ;
 Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.
 De quoi m'ont profité mes inutiles soins ?
 Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins ;
 Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
 J'ai langui, j'ai séché dans les feux, dans les larmes :
 Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
 Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
 Que dis-je ? Cet aveu que je te viens de faire,
 Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?
 Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,
 Je te venais prier de ne le point haïr :
 Faibles projets d'un cœur trop plein de ce qu'il aime !
 Hélas ! Je ne t'ai pu parler que de toi-même !
 Venge-toi, punis-moi d'un odieux amour :
 Digne fils du héros qui t'a donné le jour,
 Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite.
 La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
 Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t'échapper.
 Voilà mon cœur : c'est là que ta main doit frapper.
 Impatient déjà d'expier son offense,
 Au-devant de ton bras je le sens qui s'avance.
 Frappe : ou si tu le crois indigne de tes coups,
 Si ta haine m'envie un supplice si doux,
 Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée,
 Au défaut de ton bras prete-moi ton épée ;
 Donne.
 ŒNONEQue faites-vous, madame ! Justes dieux !
 Mais on vient. Évitez des témoins odieux.
 Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.
 SCÈNE VI HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE THÉRAMÈNEEst-ce Phèdre qui fuit ou plutôt qu'on entraîne ?
 Pourquoi, seigneur, pourquoi ces marques de douleur ?
 Je vous vois sans épée, interdit, sans couleur ?
 HIPPOLYTEThéramène, fuyons. Ma surprise est extrême.
 Je ne puis sans horreur me regarder moi-même.
 Phèdre... Mais non, grands dieux ! Qu'en un profond oubli
 Cet horrible secret demeure enseveli !
 THÉRAMÈNESi vous voulez partir, la voile est préparée
 Mais Athènes, seigneur, s'est déjà déclarée.
 Ses chefs ont pris les voix de toutes ses tribus :
 Votre frère l'emporte, et Phèdre a le dessus.
 HIPPOLYTEPhèdre ?
 THÉRAMÈNEUn héraut chargé des volontés d'Athènes
 De l'État en ses mains vient remettre les rênes.
 Son fils est roi, seigneur.
 HIPPOLYTEDieux, qui la connaissez,
 Est-ce donc sa vertu que vous récompensez ?
 THÉRAMÈNECependant un bruit sourd veut que le roi respire :
 On prétend que Thésée a paru dans l'Epire.
 Mais moi, qui l'y cherchai, seigneur, je sais trop bien...
 HIPPOLYTEN'importe ; écoutons tout, et ne négligeons rien.
 Examinons ce bruit, remontons à sa source :
 S'il ne mérite pas d'interrompre ma course,
 Partons ; et, quelque prix qu'il en puisse coûter,
 Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter.
 ACTE III    SCÈNE PREMIÈRE  PHÈDRE, NONE PHÈDREAh  ! Que l'on porte ailleurs les honneurs qu'on m'envoie.
 Importune, peux-tu souhaiter qu'on me voie  ?
 De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé  ?
 Cache-moi bien plutôt : je n'ai que trop parlé.
 Mes fureurs au dehors ont osé se répandre.
 J'ai dit ce que jamais on ne devait entendre.
 Ciel ! Comme il m'écoutait ! Par combien de détours
 L'insensible a longtemps éludé mes discours !
 Comme il ne respirait qu'une retraite prompte !
 Et combien sa rougeur a redoublé ma honte !
 Pourquoi détournais-tu mon funeste dessein !
 Hélas  ! Quand son épée allait chercher mon sein,
 A-t-il pâli pour moi  ? Me l'a-t-il arrachée  ?
 Il suffit que ma main l'ait une fois touchée,
 Je l'ai rendue horrible à ses yeux inhumains ;
 Et ce fer malheureux profanerait ses mains.
 ŒNONEAinsi, dans vos malheurs, ne songeant qu'à vous plaindre,
 Vous nourrissez un feu qu'il vous faudrait éteindre.
 Ne vaudrait-il pas mieux, digne sang de Minos,
 Dans de plus nobles soins chercher votre repos,
 Contre un ingrat qui plaît recourir à la fuite,
 Régner, et de l'État embrasser la conduite  ?
 PHÈDREMoi, régner ! Moi, ranger un État sous ma loi,
 Quand ma faible raison ne règne plus sur moi !
 Lorsque j'ai de mes sens abandonné l'empire  !
 Quand sous un joug honteux à peine je respire !
 Quand je me meurs  !
 ŒNONEFuyez.
   PHÈDREJe ne le puis quitter.
 ŒNONEVous l'osâtes bannir, vous n'osez l'éviter  ?
 PHÈDREIl n'est plus temps : il sait mes ardeurs insensées.
 De l'austère pudeur les bornes sont passées :
 J'ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur,
 Et l'espoir malgré moi s'est glissé dans mon cœur.
 Toi-même, rappelant ma force défaillante,
 Et mon âme déjà sur mes lèvres errante,
 Par tes conseils flatteurs tu m'as su ranimer :
 Tu m'as fait entrevoir que je pouvais l'aimer.
 ŒNONEHélas  ! De vos malheurs innocente ou coupable,
 De quoi pour vous sauver n'étais-je point capable  ?
 Mais si jamais l'offense irrita vos esprits,
 Pouvez-vous d'un superbe oublier les mépris  ?
 Avec quels yeux cruels sa rigueur obstinée
 Vous laissait à ses pieds peu s'en faut prosternée !
 Que son farouche orgueil le rendait odieux !
 Que Phèdre en ce moment n'avait-elle mes yeux  ?
 PHÈDREŒnone, il peut quitter cet orgueil qui te blesse ;
 Nourri dans les forêts, il en a la rudesse.
 Hippolyte, endurci par de sauvages lois,
 Entend parler d'amour pour la première fois :
 Peut-être sa surprise a causé son silence ;
 Et nos plaintes peut-être ont trop de violence.
 ŒNONESongez qu'une barbare en son sein l'a formé.
 PHÈDREQuoique Scythe et barbare, elle a pourtant aimé.
 ŒNONEIl a pour tout le sexe une haine fatale.
 PHÈDREJe ne me verrai point préférer de rivale.
 Enfin, tous tes conseils ne sont plus de saison !
 Sers ma fureur, Œnone, et non point ma raison.
 Il oppose à l'amour un cœur inaccessible ;
 Cherchons pour l'attaquer quelque endroit plus sensible :
 Les charmes d'un empire ont paru le toucher  !
 Athènes l'attirait, il n'a pu s'en cacher ;
 Déjà de ses vaisseaux la pointe était tournée,
 Et la voile flottait aux vents abandonnée.
 Va trouver de ma part ce jeune ambitieux,
 Œnone, fais briller la couronne à ses yeux :
 Qu'il mette sur son front le sacré diadème ;
 Je ne veux que l'honneur de l'attacher moi-même.
 Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder.
 Il instruira mon fils dans l'art de commander ;
 Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de pere :
 Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère.
 Pour le fléchir enfin tente tous les moyens :
 Tes discours trouveront plus d'accès que les miens ;
 Presse, pleure, gémis ; peins-lui Phèdre mourante,
 Ne rougis point de prendre une voix suppliante.
 Je t'avouerai de tout ; je n'espère qu'en toi.
 Va : j'attends ton retour pour disposer de moi.
 SCÈNE II  PHÈDRE, seuleO toi, qui vois la honte où je suis descendue,
 Implacable Vénus, suis-je assez confondue  !
 Tu ne saurais plus loin pousser ta cruauté.
 Ton triomphe est parfait ; tous tes traits ont porté.
 Cruelle, si tu veux une gloire nouvelle,
 Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle.
 Hippolyte te fuit ; et, bravant ton courroux,
 Jamais à tes autels n'a fléchi les genoux ;
 Ton nom semble offenser ses superbes oreilles :
 Déesse, venge-toi ; nos causes sont pareilles.
 Qu'il aime .. Mais déjà tu reviens sur tes pas
 Œnone  ! On me déteste ; on ne t'écoute pas  ?
 SCÈNE III PHÈDRE, NONE ŒNONEIl faut d'un vain amour étouffer la pensée,
 Madame ; rappelez votre vertu passée :
 Le roi, qu'on a cru mort, va paraître à vos yeux ;
 Thésée est arrivé, Thésée est en ces lieux.
 Le peuple pour le voir court et se précipite.
 Je sortais par votre ordre, et cherchais Hippolyte,
 Lorsque jusques au ciel mille cris élancés...
 PHÈDREMon époux est vivant, Œnone, c'est assez.
 J'ai fait l'indigne aveu d'un amour qui l'outrage ;
 Il vit : je ne veux pas en savoir davantage.
 ŒNONEQuoi ?
 PHÈDREJe te l'ai prédit, mais tu n'as pas voulu :
 Sur mes justes remords tes pleurs ont prévalu.
 Je mourais ce matin digne d'être pleurée ;
 J'ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée.
 ŒNONEVous mourez  ?
 PHÈDREJuste ciel ! Qu'ai-je fait aujourd'hui !
 Mon époux va paraître, et son fils avec lui  !
 Je verrai le témoin de ma flamme adultère
 Observer de quel front j'ose aborder son père,
 Le cœur gros de soupirs qu'il n'a point écoutés,
 L'il humide de pleurs par l'ingrat rebutés  !
 Penses-tu que, sensible à l'honneur de Thésée
 Il lui cache l'ardeur dont je suis embrasée  ?
 Laissera-t-il trahir et son peuple et son roi  ?
 Pourra-t-il contenir l'horreur qu'il a pour moi  ?
 Il se tairait en vain : je sais mes perfidies,
 Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies
 Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
 Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.
 Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes :
 Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes
 Vont prendre la parole, et, prêts à m'accuser,
 Attendent mon époux pour le désabuser.
 Mourons : de tant d'horreurs qu'un trépas me délivre.
 Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre  ?
 La mort aux malheureux ne cause point d'effroi :
 Je ne crains que le nom que je laisse après moi.
 Pour mes tristes enfants quel affreux héritage !
 Le sang de Jupiter doit enfler leur courage ;
 Mais, quelque juste orgueil qu'inspire un sang si beau,
 Le crime d'une mère est un pesant fardeau.
 Je tremble qu'un discours, hélas  ! Trop véritable,
 Un jour ne leur reproche une mère coupable.
 Je tremble qu'opprimés de ce poids odieux
 L'un ni l'autre jamais n'osent lever les yeux.
 ŒNONEIl n'en faut point douter, je les plains l'un et l'autre ;
 Jamais crainte ne fut plus juste que la vôtre.
 Mais à de tels affronts pourquoi les exposer  ?
 Pourquoi contre vous-même allez-vous déposer  ?
 C'en est fait : on dira que Phèdre, trop coupable,
 De son époux trahi fuit l'aspect redoutable.
 Hippolyte est heureux qu'aux dépens de vos jours
 Vous-même en expirant appuyez ses discours.
 A votre accusateur que pourrai-je répondre  ?
 Je serai devant lui trop facile à confondre :
 De son triomphe affreux je le verrai jouir
 Et conter votre honte à qui voudra l'ouïr.
 Ah  ! Que plutôt du ciel la flamme me dévore  !
 Mais, ne me trompez point, vous est-il cher encore  ?
 De quel il voyez-vous ce prince audacieux  ?
 PHÈDREJe le vois comme un monstre effroyable à mes yeux.
 ŒNONEPourquoi donc lui céder une victoire entière  ?
 Vous le craignez : osez l'accuser la première
 Du crime dont il peut vous charger aujourd'hui.
 Qui vous démentira  ? Tout parle contre lui :
 Son épée en vos mains heureusement laissée
 Votre trouble présent, votre douleur passée,
 Son père par vos cris dès longtemps prévenu,
 Et déjà son exil par vous-même obtenu.
 PHÈDREMoi, que j'ose opprimer et noircir l'innocence  !
 ŒNONEMon zèle n'a besoin que de votre silence,
 Tremblante comme vous, j'en sens quelques remords.
 Vous me verriez plus prompte affronter mille morts.
 Mais, puisque je vous perds sans ce triste remède,
 Votre vie est pour moi d'un prix à qui tout cede :
 Je parlerai. Théséc, aigri par mes avis,
 Bornera sa vengeance à l'exil de son fils :
 Un père, en punissant, madame, est toujours père,
 Un supplice leger suffit à sa colère.
 Mais, le sang innocent dût-il être versé,
 Que ne demande point votre honneur menacé  ?
 C'est un trésor trop cher pour oser le commettre.
 Quelque loi qu'il vous dicte, il faut vous y soumettre,
 Madame ; et pour sauver votre honneur combattu,
 Il faut immoler tout, et même la vertu.
 On vient ; je vois Thésée.
 PHÈDREAh ! Je vois Hippolyte ;
 Dans ses yeux insolents, je vois ma perte écrite.
 Fais ce que tu voudras, je m'abandonne à toi.
 Dans le trouble où je suis, je ne puis rien pour moi.
 SCÈNE IV THÉSÉE, HIPPOLYTE, PHÈDRE, NONE, 
THÉRAMÈNE THÉSÉELa fortune a mes yeux cesse d'être opposée,
 Madame, et dans vos bras met...
 PHÈDREArretez, Thésée.
 Et ne profanez point des transports si charmants.
 Je ne mérite plus ces doux empressements ;
 Vous êtes offensé. La fortune jalouse
 N'a pas en votre absence épargné votre épouse.
 Indigne de vous plaire et de vous approcher,
 Je ne dois désormais songer qu'à me cacher.
 SCÈNE V THÉSÉE, HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE THÉSÉEQuel est l'étrange accueil qu'on fait à votre père,
 Mon fils  ?
 HIPPOLYTEPhèdre peut seule expliquer ce mystère.
 Mais, si mes vux ardents vous peuvent émouvoir,
 Permettez-moi, seigneur, de ne la plus revoir ;
 Souffrez que pour jamais le tremblant Hippolyte
 Disparaisse des lieux que votre epouse habite.
 THÉSÉEVous, mon fils, me quitter  ?
 HIPPOLYTEJe ne la cherchais pas ;
 C'est vous qui sur ces bords conduisîtes ses pas.
 Vous daignâtes, seigneur, aux rives de Trézène
 Confier en partant Aricie et la reine :
 Je fus même chargé du soin de les garder.
 Mais quels soins désormais peuvent me retarder  ?
 Assez dans les forêts mon oisive jeunesse
 Sur de vils ennemis a montré son adresse :
 Ne pourrai-je, en fuyant un indigne repos,
 D'un sang plus glorieux teindre mes javelots  ?
 Vous n'aviez pas encore atteint l'âge où je touche,
 Déjà plus d'un tyran, plus d'un monstre farouche
 Avait de votre bras senti la pesanteur ;
 Déjà, de l'insolence heureux persécuteur
 Vous aviez des deux mers assuré les rivages
 Le libre voyageur ne craignait plus d'outrages ;
 Hercule, respirant sur le bruit de vos coups,
 Déjà de son travail se reposait sur vous.
 Et moi, fils inconnu d'un si glorieux père,
 Je suis même encor loin des traces de ma mère  !
 Souffrez que mon courage ose enfin s'occuper :
 Souffrez, si quelque monstre a pu vous échapper,
 Que j'apporte à vos pieds sa dépouille honorable,
 Ou que d'un beau trépas la mémoire durable,
 Eternisant des jours si noblement finis
 Prouve à tout l'univers que j'étais votre fils.
   THÉSÉEQue vois-je  ? Quelle horreur dans ces lieux répandue
 Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue  ?
 Si je reviens si craint et si peu désiré,
 O ciel  ! De ma prison pourquoi m'as-tu tiré  ?
 Je n'avais qu'un ami : son imprudente flamme
 Du tyran de l'Epire allait ravir la femme ;
 Je servais à regret ses desseins amoureux ;
 Mais le sort irrité nous aveuglait tous deux.
 Le tyran m'a surpris sans défense et sans armes.
 J'ai vu Pirithous, triste objet de mes larmes,
 Livré par ce barbare à des monstres cruels
 Qu'il nourrissait du sang des malheureux mortels.
 Moi-même, il m'enferma dans des cavernes sombres,
 Lieux profonds et voisins de l'empire des ombres.
 Les dieux, apès six mois, enfin m'ont regardé :
 J'ai su tromper les yeux par qui j'étais gardé.
 D'un perfide ennemi j'ai purgé la nature ;
 A ses monstres lui-même a servi de pâture.
 Et lorsque avec transport je pense m'approcher
 De tout ce que les dieux m'ont de plus cher ;
 Que dis-je quand mon âme à soi-même rendue,
 Vient se rassasier d'une si chère vue,
 Je n'ai pour tout acceuil que des frémissements ;
 Tout fuit, tout se refuse à mes embrassements :
 Et moi-même, éprovant la terreur que je inspire,
 Je voudrais être encor dans les prisons d'Epire.
 Parlez. Phèdre se plaint que je suis outragé.
 Qui m'a trahi ? Pourquoi ne suis-je vengé ?
 La Grèce, à qui mon bras fut tant de fois utile,
 A-t-elle au criminel accordé quelque asile ?
 Vous ne répondez point ! Mon fils, mon propre fils
 Est-il d'intelligence avec mes ennemis ?
 Entrons ; c'est trop garder un doute qui m'accable.
 Connaissons à la fois le crime et le coupable :
 Que Phèdre explique enfin le trouble où je la voi.
 SCÈNE VI HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE HIPPOLYTEOù tendait ce discours qui m'a glacé d'effroi  ?
 Phèdre toujours en proie à sa fureur extrême,
 Veut-elle s'accuser et se perdre elle-même  ?
 Dieux ! Que dira le roi ! Quel funeste poison
 L'amour a répandu sur toute sa maison  !
 Moi-même, plein d'un feu que sa haine réprouve,
 Quel il m'a vu jadis, et quel il me retrouve  !
 De noirs pressentiments viennent m'épouvanter.
 Mais l'innocence enfin n'a rien à redouter.
 Allons : cherchons ailleurs par quelle heureuse adresse
 Je pourrai de mon père émouvoir la tendresse,
 Et lui dire un amour qu'il peut vouloir troubler
 Mais que tout son pouvoir ne saurait ébranler.
 ACTE IV    SCÈNE PREMIÈRE THÉSÉE, NONE THÉSÉEAh  ! Qu'est-ce que j'entends  ? Un traître, un téméraire
 Préparait cet outrage à l'honneur de son père,
 Avec quelle rigueur, destin, tu me poursuis !
 Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis.
 O tendresse  ! Ô bonté trop mal récompensée  
!
 Projets audacieux  ! Détestable pensée  !
 Pour parvenir au but de ses noires amours,
 L'insolent de la force empruntait le secours  !
 J'ai reconnu le fer, instrument de sa rage,
 Ce fer dont je l'armai pour un plus noble usage.
 Tous les liens du sang n'ont pu le retenir  !
 Et Phèdre différait à le faire punir  !
 Le silence de Phèdre épargnait le coupable  !
 ŒNONEPhèdre épargnait plutôt un père déplorable :
 Honteuse du dessein d'un amant furieux
 Et du feu criminel qu'il a pris dans ses yeux,
 Phèdre mourait, seigneur, et sa main meurtrière
 Eteignit de ses yeux l'innocente lumière.
 J'ai vu lever le bras, j'ai couru la sauver,
 Moi seule à votre amour j'ai su la conserver :
 Et, plaignant à la fois son trouble et vos alarmes,
 J'ai servi, malgré moi, d'interprète à ses larmes.
 THÉSÉELe perfide  ! Il n'a pu s'empêcher de pâlir :
 De crainte, en m'abordant, je l'ai vu tressaillir.
 Je me suis étonné de son peu d'allégresse ;
 Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse.
 Mais ce coupable amour dont il est dévoré
 Dans Athènes déjà s'était-il déclaré  
?
 ŒNONESeigneur, souvenez-vous des plaintes de la reine :
 Un amour criminel causa toute sa haine.
 THÉSÉEEt ce feu dans Trézène a donc recommencé  ?
 ŒNONEJe vous ai dit, seigneur, tout ce qui s'est passé.
 C'est trop laisser la reine à sa douleur mortelle ;
 Souffrez que je vous quitte et me range auprès d'elle.
 SCÈNE II THÉSÉE, HIPPOLYTE THÉSÉEAh ! Le voici. Grands dieux ! À ce noble maintien
 Quel il ne serait pas trompé comme le mien  ?
 Faut-il que sur le front d'un profane adultère
 Brille de la vertu le sacré caractère !
 Et ne devrait-on pas à des signes certains
 Reconnaître le cœur des perfides humains  !
 HIPPOLYTEPuis-je vous demander quel funeste nuage,
 Seigneur, a pu troubler votre auguste visage  ?
 N'osez-vous confier ce secret à ma foi  ?
 THÉSÉEPerfide ! Oses-tu bien te montrer devant moi ?
 Monstre, qu'a trop longtemps épargné le tonnerre,
 Reste impur des brigands dont j'ai purgé la terre,
 Après que le transport d'un amour plein d'horreur
 Jusqu'au lit de ton pere a porté ta fureur,
 Tu m'oses présenter une tête ennemie !
 Tu parais dans des lieux pleins de ton infamie,
 Et ne vas pas chercher, sous un ciel inconnu,
 Des pays où mon nom ne soit point parvenu !
 Fuis, traître ! Ne viens point braver ici ma haine,
 Et tenter un courroux que je retiens à peine :
 C'est bien assez pour moi de l'opprobre éternel
 D'avoir pu mettre au jour un fils si criminel,
 Sans que ta mort encor, honteuse à ma mémoire,
 De mes nobles travaux vienne souiller la gloire.
 Fuis ; et, si tu ne veux qu'un soudain châtiment
 T'ajoute aux scélérats qu'a punis cette main,
 Prends garde que jamais l'astre qui nous éclaire
 Ne te voie en ces lieux mettre un pied témeraire.
 Fuis, dis-je ; et sans retour precipitant tes pas,
 De ton horrible aspect purge tous mes États.
 Et toi, Neptune, et toi, si jadis mon courage
 D'infâmes assassins nettoya ton rivage
 Souviens-toi que, pour prix de mes efforts heureux,
 Tu promis d'exaucer le premier de mes vux.
 Dans les longues rigueurs d'une prison cruelle
 Je n'ai point imploré ta puissance immortelle ;
 Avare du secours que j'attends de tes soins,
 Mes vux t'ont réservé pour de plus grands besoins :
 Je t'implore aujourd'hui. Venge un malheureux père ;
 J'abandonne ce traître à toute ta colère ;
 Etouffe dans son sang ses désirs effrontés :
 Thésée à tes fureurs connaîtra tes bontés.
 HIPPOLYTED'un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte  !
 Un tel excès d'horreur rend mon âme interdite ;
 Tant de coups imprévus m'accablent à la fois
 Qu'ils m'ôtent la parole et m'étouffent la voix.
 THÉSÉETraître, tu prétendais qu'en un lâche silence
 Phèdre ensevelirait ta brutale insolence :
 Il fallait, en fuyant, ne pas abandonner
 Le fer qui dans ses mains aide à te condamner ;
 Ou plutôt il fallait, comblant ta perfidie,
 Lui ravir tout d'un coup la parole et la vie.
 HIPPOLYTED'un mensonge si noir justement irrité,
 Je devrais faire ici parler la vérité,
 Seigneur ; mais je supprime un secret qui vous touche.
 Approuvez le respect qui me ferme la bouche,
 Et, sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis,
 Examine ma vie, et songe qui je suis.
 Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes ;
 Quiconque a pu franchir les bornes légitimes
 Peut violer enfin les droits les plus sacres :
 Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ;
 Et jamais on n'a vu la timide innocence
 Passer subitement à l'extrême licence.
 Un jour seul ne fait point d'un mortel vertueux
 Un perfide assassin, un lâche incestueux.
 Elevé dans le sein d'une chaste héroïne,
 Je n'ai point de son sang démenti l'origine.
 Pitthée, estimé sage entre tous les humains,
 Daigna m'instruire encore au sortir de ses mains.
 Je ne veux point me peindre avec trop d'avantage ;
 Mais si quelque vertu m'est tombée en partage,
 Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater
 La haine des forfaits qu'on ose m'imputer.
 C'est par là qu'Hippolyte est connu dans la Grèce.
 J'ai poussé la vertu jusques à la rudesse :
 On sait de mes chagrins l'inflexible rigueur.
 Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.
 Et l'on veut qu'Hippolyte épris d'un feu profane...
 THÉSÉEOui, c'est ce même orgueil, lâche ! Qui te condamne.
 Je vois de tes froideurs le principe odieux :
 Phèdre seule charmait tes impudiques yeux ;
 Et pour tout autre objet ton âme indifférente
 Dédaignait de brûler d'une flamme innocente.
 HIPPOLYTENon, mon père, ce cœur, c'est trop vous le celer,
 N'a point d'un chaste amour dédaigné de brûler.
 Te confesse à vos pieds ma véritable offense :
 J'aime, j'aime, il est vrai, malgré votre défense.
 Aricie à ses lois tient mes vux asservis ;
 La fille de Pallante a vaincu votre fils.
 Je l'adore ; et mon âme, à vos ordres rebelle,
 Ne peut ni soupirer, ni brûler que pour elle.
 THÉSÉETu l'aimes  ? Ciel  ! Mais non, l'artifice est grossier :
 Tu te feins criminel pour te justifier.
 HIPPOLYTESeigneur, depuis six mois je l'évite et je l'aime ;
 Je venais, en tremblant, vous le dire à vous-même.
 Eh quoi  ! De votre erreur rien ne vous peut tirer  !
 Par quel affreux serment faut-il vous rassurer  ?
 Que la terre, le ciel, que toute la nature...
 THÉSÉEToujours les scélérats ont recours au parjure.
 Cesse, cesse, et m'épargne un importun discours,
 Si ta fausse vertu n'a point d'autre secours.
 HIPPOLYTEElle vous paraît fausse et pleine d'artifice.
 Phèdre au fond de son cœur me rend plus de justice.
 THÉSÉEAh ! Que ton impudence excite mon courroux !
 HIPPOLYTEQuel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous  ?
 THÉSÉEFusses-tu par delà les colonnes d'Alcide,
 Je me croirais encor trop voisin d'un perfide.
 HIPPOLYTEChargé du crime affreux dont vous me soupçonnez
 Quels amis me plaindront, quand vous m'abandonnez  ?
 THÉSÉEVa chercher des amis dont l'estime funeste
 Honore l'adultère, applaudisse à l'inceste,
 Des traîtres, des ingrats sans honneur et sans loi,Dignes de protéger un méchant tel que toi.
 HIPPOLYTEVous me parlez toujours d'inceste et d'adultère :
 Je me tais. Cependant Phèdre sort d'une mère,
 Phèdre est d'un sang, seigneur, vous le savez trop bien,De toutes ces horreurs plus rempli que le mien.
 THÉSÉEQuoi  ! Ta rage à mes yeux perd toute retenue  ?
 Pour la dernière fois, ôte-toi de ma vue ;
 Sors, traître : n'attends pas qu'un père furieuxTe fasse avec opprobre arracher de ces lieux.
 SCÈNE III THÉSÉE, seul.Misérable, tu cours à ta perte infaillible  !
 Neptune, par le fleuve aux dieux mêmes terrible
 M'a donné sa parole, et va l'exécuter.
 Un dieu vengeur te suit, tu ne peux l'éviter.
 Je t'aimais ; et je sens que, malgré ton offense,
 Mes entrailles pour toi se troublent par avance.
 Mais à te condamner tu m'as trop engagé :
 Jamais père, en effet, fut-il plus outragé !
 Justes dieux, qui voyez la douleur qui m'accable,
 Ai-je pu mettre au jour un enfant si coupable  !
 SCÈNE IV PHÈDRE, THÉSÉE PHÈDRESeigneur, je viens à vous, pleine d'un juste effroi ;
 Votre voix redoutable a passé jusqu'à moi.
 Je crains qu'un prompt effet n'ait suivi la menace.
 S'il en est temps encore, épargnez votre race,
 Respectez votre sang  ; j'ose vous en prier :
 Sauvez-moi de l'horreur de l'entendre crier ;
 Ne me préparez point la douleur éternelle
 De l'avoir fait répandre à la main paternelle.
 THÉSÉENon, madame, en mon sang ma main n'a point trempé ;
 Mais l'ingrat toutefois ne m'est point échappé :
 Une immortelle main de sa perte est chargée,
 Neptune me la doit ; et vous serez vengée.
 PHÈDRENeptune vous la doit ! Quoi ! Vos vux irrités...
 THÉSÉEQuoi  ! Craignez-vous déjà qu'ils ne soient écoutés  
?
 Joignez-vous bien plutôt à mes vux légitimes :
 Dans toute leur noirceur retracez-moi ses crimes ;
 Echauffez mes transports trop lents, trop retenus.
 TouS ses crimes encor ne vous sont point connus :
 Sa fureur contre vous se répand en injures ;
 Votre bouche, dit-il, est pleine d'impostures ;
 Il soutient qu'Aricie a son cœur, a sa foi,
 Qu'il l'aime.
 PHÈDREQuoi, seigneur  ?
 THÉSÉEIl l'a dit devant moi :
 Mais je sais rejeter un frivole artifice.
 Espérons de Neptune une prompte justice :
 Je vais moi-même encore au pied de ses autels
 Le presser d'accomplir ses serments immortels.
 SCÈNE V PHÈDRE, seule.Il sort. Quelle nouvelle a frappé mon oreille !
 Quel feu mal étouffé dans mon cœur se réveille !
 Quel coup de foudre, ô ciel  ! Et quel funeste avis  !
 Je volais tout entière au secours de son fils ;
 Et, m'arrachant des bras d'Œnone épouvantée,
 Je cédais au remords dont j'étais tourmentée.
 Qui sait même où m'allait porter ce repentir  ?
 Peut-être à m'accuser j'aurais pu consentir ;
 Peut-être, si la voix ne m'eût été coupée,
 L'affreuse vérité me serait échappée.
 Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi !
 Aricie a son cœur ! Aricie a sa foi !
 Ah  ! Dieux  ! Lorsqu'à mes vux l'ingrat inexorable
 S'armait d'un il si fier, d'un front si redoutable,
 Je pensais qu'à l'amour son cœur toujours fermé
 Fût contre tout mon sexe également armé.
 Une autre cependant a fléchi son audace ;
 Devant ses yeux cruels une autre a trouvé grâce.
 Peut-être a-t-il un cœur facile à s'attendrir :
 Je suis le seul objet qu'il ne saurait souffrir.
 Et je me chargerais du soin de le défendre !
 SCÈNE VI PHÈDRE, NONE PHÈDREChère Œnone, sais-tu ce que je viens d'apprendre ?
   ŒNONENon ; mais je viens tremblante, à ne vous point mentir.
 J'ai pâli du dessein qui vous a fait sortir ;
 J'ai craint une fureur a vous-même fatale.
 PHÈDREŒnone, qui l'eût cru  ? J'avais une rivale !
 ŒNONEComment !
 PHÈDREHippolyte aime ; et je n'en puis douter.
 Ce farouche ennemi qu'on ne pouvait dompter,
 Qu'offensait le respect, qu'importunait la plainte,
 Ce tigre, que jamais je n'abordai sans crainte,
 Soumis, apprivoisé, reconnaît un vainqueur :
 Aricie a trouvé le chemin de son cœur.
 ŒNONEAricie !
 PHÈDREAh ! Douleur non encore éprouvée !
 A quel nouveau tourment je me suis réservée  !
 Tout ce que j'ai souffert, mes craintes, mes transports,
 La fureur de mes feux, l'horreur de mes remords,
 Et d'un cruel refus l'insupportable injure,
 N'était qu'un faible essai du tourment que j'endure.
 Ils s'aiment  ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux  ?
 Comment se sont-ils vus  ? Depuis quand  ? Dans quels lieux  ?
 Tu le savais : pourquoi me laissais-tu séduire  ?
 De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m'instruire  ?
 Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher  ?
 Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher  ?
 Hélas  ! Ils se voyaient avec pleine licence :
 Le ciel de leurs soupirs approuvait l'innocence ;
 Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux ;
 Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux  !
 Et moi, triste rebut de la nature entière,
 Je me cachais au jour, je fuyais la lumière :
 La mort est le seul dieu que j'osais implorer.
 J'attendais le moment où j'allais expirer ;
 Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée,
 Encor, dans mon malheur de trop près observée,
 Je n'osais dans mes pleurs me noyer à loisir ;
 Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir ;
 Et sous un front serein déguisant mes alarmes,
 Il fallait bien souvent me priver de mes larmes.
 ŒNONEQuel fruit recevront-ils de leurs vaines amours  ?
 Ils ne se verront plus.
   PHÈDREIls s'aimeront toujours  !
 Au moment que je parle, ah ! Mortelle pensée !
 lls bravent la fureur d'une amante insensée !
 Malgré ce même exil qui va les écarter,
 Ils font mille serments de ne se point quitter
 Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m'outrage,
 Œnone, prends pitié de ma jalouse rage.
 Il faut perdre Aricie ; il faut de mon époux
 Contre un sang odieux réveiller le courroux :
 Qu'il ne se borne pas à des peines légères :
 Le crime de la sur passe celui des frères.
 Dans mes jaloux transports je le veux implorer.
 Que fais-je  ? Où ma raison se va-t-elle égarer  ?
 Moi jalouse ! Et Thésée est celui que j'implore !
 Mon époux est vivant, et moi je brûle encore  !
 Pour qui  ? Quel est le cœur où prétendent mes vux  
?
 Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.
 Mes crimes désormais ont comblé la mesure :
 Je respire à la fois l'inceste et l'imposture
 Mes homicides mains, promptes à me venger,
 Dans le sang innocent brûlent de se plonger.
 Misérable ! Et je vis  ! Et je soutiens la vue
 De ce sacré soleil dont je suis descendue  !
 J'ai pour aïeul le père et le maître des dieux ;
 Le ciel, tout l'univers est plein de mes aieux.
 Où me cacher  ? Fuyons dans la nuit infernale.
 Mais que dis-je  ? Mon père y tient l'urne fatale
 Le sort, dit-on, l'a mise en ses sévères mains :
 Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
 Ah  ! Combien frémira son ombre épouvantée,
 Lorsqu'il verra sa fille à ses yeux préscntée,
 Contrainte d'avouer tant de forfaits divers
 Et des crimes peut-être inconnus aux enfers !
 Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible  ?
 Je crois voir de ta main tomber l'urne terrible ;
 Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,
 Toi-même de ton sang devenir le bourreau.
 Pardonne : un dieu cruel a perdu ta famille ;
 Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.
 Hélas  ! Du crime affreux dont la honte me suit,
 Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit :
 Jusqu'au dernier soupir de malheurs poursuivie
 Je rends dans les tourments une pénible vie.
 ŒNONEEh  ! Repoussez, madame, une injuste terreur  !
 Regardez d'un autre il une excusable erreur.
 Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée :
 Par un charme fatal vous fûtes entraînée.
 Est-ce donc un prodige inouï parmi nous  ?
 L'amour n'a-t-il encor triomphé que de vous  ?
 La faiblesse aux humains n'est que trop naturelle :
 Mortelle, subissez le sort d'une mortelle.
 Vous vous plaignez d'un joug imposé dès longtemps :
 Les dieux mêmes les dieux de l'Olympe habitants,
 Qui d'un bruit si terrible épouvantent les crimes,
 Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes.
 PHÈDREQu'entends-je  ! Quels conseils ose-t-on me donner  ?
 Ainsi donc jusqu'au bout tu veux m'empoisonner,
 Malheureuse ! Voilà comme tu m'as perdue.
 Au jour que je fuyais c'est toi qui m'as rendue.
 Tes prières m'ont fait oublier mon devoir ;
 J'évitais Hippolyte ; et tu me l'as fait voir.
 De quoi te chargeais-tu  ? Pourquoi ta bouche impie
 A-t-elle, en l'accusant, osé noircir sa vie  ?
 Il en mourra peut-être, et d'un père insensé
 Le sacrilige vœu peut-être est exaucé.
 Je ne t'écoute plus. Va-t'en, monstre exécrable !
 Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable.
 Puisse le juste ciel dignement te payer  !
 Et puisse ton supplice à jamais effrayer
 Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,
 Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,
 Les poussent au penchant où leur cœur est enclin,
 Et leur osent du crime aplanir le chemin !
 Détestables flatteurs, présent le plus funeste
 Que puisse faire aux rois la colère céleste  !
   NONE, seule. Ah ! Dieux ! Pour la servir j'ai tout fait, tout quitté,
 Et j'en reçois ce prix ! Je l'ai bien mérité.
 ACTE V    SCÈNE PREMIÈRE HIPPOLYTE, ARICIE ARICIEQuoi ! Vous pouvez vous taire en ce péril extrême ?
 Vous laissez dans l'erreur un père qui vous aime ?
 Cruel, si, de mes pleurs méprisant le pouvoir,
 Vous consentez sans peine à ne me plus revoir,
 Partez, séparez-vous de la triste Aricie.
 Mais du moins en partant assurez votre vie,
 Défendez votre honneur d'un reproche honteux,
 Et forcez votre père à révoquer ses vux :
 Il en est temps encor. Pourquoi, par quel caprice,
 Laissez-vous le champ libre à votre accusatrice ?
 Eclaircissez Thésée.
 HIPPOLYTEEh ! Que n'ai-je point dit !
 Ai-je dû mettre au jour l'opprobre de son lit ?
 Devais-je, en lui faisant un récit trop sincère,
 D'une indigne rougeur couvrir le front d'un père ?
 Vous seule avez percé ce mystère odieux.
 Mon cœur pour s'épancher n'a que vous et les dieux.
 Je n'ai pu vous cacher, jugez si je vous aime,
 Tout ce que je voulais me cacher à moi-même.
 Mais songez sous quel sceau je vous l'ai révelé :
 Oubliez, s'il se peut, que je vous ai parlé,
 Madame ; et que jamais une bouche si pure
 Ne s'ouvre pour conter cette horrible aventure.
 Sur l'équité des dieux osons nous confier ;
 Ils ont trop d'intéret à me justifier ;
 Et Phèdre, tôt ou tard de son crime punie,
 N'en saurait éviter la juste ignominie.
 C'est l'unique respect que j'exige de vous.
 Je permets tout le reste à mon libre courroux :
 Sortez de l'esclavage où vous êtes réduite ;
 Osez me suivre, osez accompagner ma fuite ;
 Arrachez-vous d'un lieu funeste et profané
 Où la vertu respire un air empoisonné ;
 Profitez, pour cacher votre prompte retraite,
 De la confusion que ma disgrâce y jette.
 Je vous puis de la fuite assurer les moyens.
 Vous n'avez jusqu'ici de gardes que les miens ;
 De puissants défenseurs prendront notre querelle ;
 Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle :
 A nos amis communs portons nos justes cris ;
 Ne souffrons pas que Phèdre, assemblant nos débris,
 Du trône paternel nous chasse l'un et l'autre,
 Et promette à son fils ma dépouille et la vôtre.
 L'occasion est belle, il la faut embrasser...
 Quelle peur vous retient ? Vous semblez balancer !
 Votre seul intérêt m'inspire cette audace :
 Quand je suis tout de feu, d'où vous vient cette glace ?
 Sur les pas d'un banni craignez-vous de marcher ?
 ARICIEHélas ! Qu'un tel exil, seigneur, me serait cher !
 Dans quels ravissements, à votre sort liée,
 Du reste des mortels je vivrais oubliée !
 Mais, n'étant point unis par un lien si doux,
 Me puis-je avec honneur dérober avec vous ?
 Je sais que, sans blesser l'honneur le plus sévère,
 Je me puis affranchir des mains de votre père :
 Ce n'est point m'arracher du sein de mes parents ;
 Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans.
 Mais vous m'aimez, seigneur ; et ma gloire alarmée...
   HIPPOLYTENon, non, j'ai trop de soin de votre renommée.
 Un plus noble dessein m'amène devant vous :
 Fuyez vos ennemis, et suivez votre époux.
 Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l'ordonne,
 Le don de notre foi ne dépend de personne.
 L'hymen n'est point toujours entouré de flambeaux.
 Aux portes de Trézène et parmi ces tombeaux,
 Des princes de ma race, antiques sépultures,
 Est un temple sacré formidable aux parjures.
 C'est là que les mortels n'osent jurer en vain.
 Le perfide y reçoit un châtiment soudain ;
 Et, craignant d'y trouver la mort inévitable,
 Le mensonge n'a point de frein plus redoutable.
 Là, si vous m'en croyez, d'un amour éternel
 Nous irons confirmer le serment solennel ;
 Nous prendrons à témoin le dieu qu'on y révère ;
 Nous le prierons tous deux de nous servir de père.
 Des dieux les plus sacrés j'attesterai le nom,
 Et la chaste Diane, et l'auguste Junon,
 Et tous les dieux enfin, témoins de mes tendresses,
 Garantiront la foi de mes saintes promesses.
 ARICIESCÈNE IILe roi vient : fuyez, prince et partez promptement.
 Pour cacher mon départ je demeure un moment.
 Allez, et laissez-moi quelque fidèle guide,
 Qui conduise vers vous ma démarche timide.
 THÉSÉE, ARICIE, ISMÈNE THÉSÉEDieux ! Éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux
 Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux !
 ARICIESonge à tout, chère Ismène, et sois prête à 
la fuite.
 SCÈNE III THÉSÉE, ARICIE  THÉSÉEVous changez de couleur, et semblez interdite,
 Madame : que faisait Hippolyte en ce lieu ?
 ARICIESeigneur, il me disait un éternel adieu.
 THÉSÉEVos yeux ont su dompter ce rebelle courage ;
 Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage.
 ARICIESeigneur, je ne vous puis nier la vérité :
 De votre injuste haine il n'a pas mérité ;
 Il ne me traitait point comme une criminelle.
 THÉSÉEJ'entends : il vous jurait une amour éternelle.
 Ne vous assurez point sur ce cœur inconstant ;
 Car à d'autres que vous il en jurait autant.
 ARICIELui, seigneur ?
 THÉSÉEVous deviez le rendre moins volage :
 Comment souffriez-vous cet horrible partage ?
 ARICIEEt comment souffrez-vous que d'horribles discours
 D'une si belle vie osent noircir le cours ?
 Avez-vous de son cœur si peu de connaissance ?
 Discernez-vous si mal le crime et l'innocence ?
 Faut-il qu'à vos yeux seuls un nuage odieux
 Dérobe sa vertu qui brille à tous les yeux !
 Ah ! C'est trop le livrer à des langues perfides.
 Cessez : repentez-vous de vos vux homicides ;
 Craignez, seigneur, craignez que le ciel rigoureux
 Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vux.
 Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes :
 Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.
 THÉSÉENon, vous voulez en vain couvrir son attentat :
 Votre amour vous aveugle en faveur de l'ingrat.
 Mais j'en crois des témoins certains, irréprochables :
 J'ai vu, j'ai vu couler des larmes véritabfes.
 ARICIESCÈNE IVPrenez, garde, seigneur. Vos invincibles mains
 Ont de monstres sans nombre affranchi les humains ;
 Mais tout n'est pas détruit, et vous en laissez vivre
 Un... Votre fils, seigneur, me défend de poursuivre.
 Instruite du respect qu'il veut vous conserver,
 Je l'affligerais trop si j'osais achever.
 J'imite sa pudeur, et fuis votre présence
 Pour n'être pas forcée à rompre le silence.
 THÉSÉE, seul.SCÈNE VQuelle est donc sa pensée ? Et que cache un discours
 Commencé tant de fois, interrompu toujours ?
 Veulent-ils m'éblouir par une feinte vaine ?
 Sont-ils d'accord tous deux pour me mettre à la gêne ?
 Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur,
 Quelle plaintive voix crie au fond de mon cœur ?
 Une pitié secrète et m'afflige et m'étonne.
 Une seconde fois interrogeons Œnone :
 Je veux de tout le crime être mieux éclairci.
 Gardes, qu'Œnone sorte, et vienne seule ici.
 THÉSÉE, PANOPE PANOPEJ'ignore le projet que la reine médite,
 Seigneur ; mais je crains tout du transport qui l'agite.
 Un mortel désespoir sur son visagc est peint ;
 La pâleur de la mort est déjà sur son teint.
 Déjà, de sa présence, avec honte chassée,
 Dans la profonde mer Œnone s'est lancée.
 On ne sait point d'où part ce dessein furieux ;
 Et les flots pour jamais l'ont ravie à nos yeux.
 THÉSÉEQu'entends-je ?
 PANOPESon trépas n'a point calmé la reine :
 Le trouble semble croître en son âme incertaine.
 Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs,
 Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs,
 Et soudain, renonçant à l'amour maternelle,
 Sa main avec horreur les repousse loin d'elle ;
 Elle porte au hasard ses pas irrésolus
 Son il tout égaré ne nous reconnaît plus.
 Elle a trois fois écrit ; et, changeant de pensée,
 Trois fois elle a rompu sa lettre commencée.
 Daignez la voir, seigneur ; daignez la secourir.
 THÉSÉESCÈNE VIO ciel ! Œnone est morte, et Phèdre veut mourir ?
 Qu'on rappelle mon fils, qu'il vienne se défendre ;
 Qu'il vienne me parler, je suis prêt de l'entendre.
 Ne précipite point tes funestes bienfaits,
 Neptune ; j'aime mieux n'être exaucé jamais.
 J'ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles,
 Et j'ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.
 Ah ! De quel désespoir mes vux seraient suivis !
 THÉSÉE, THÉRAMÈNE THÉSÉEThéramène, est-ce toi ? Qu'as-tu fait de mon fils ?
 Je te l'ai confié dès l'âge le plus tendre.
 Mais d'où naissent les pleurs que je te vois répandre ?
 Que fait mon fils ?
 THÉRAMÈNEO soins tardifs et superflus !
 Inutile tendresse ! Hippolyte n'est plus.
 THÉSÉEDieux !
 THÉRAMÈNEJ'ai vu des mortels périr le plus aimable,
 Et j'ose dire encor, seigneur, le moins coupable.
 THÉSÉEMon fils n'est plus ! Eh quoi ! Quand je lui tends les bras,
 Les dieux impatients ont hâté son trépas !
 Quel coup me l'a ravi ? Quelle foudre soudaine ?
 THÉRAMÈNEA peine nous sortions des portes de Trézène,
 Il était sur son char ; ses gardes affligés
 Imitaient son silence, autour de lui rangés ;
 Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;
 Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes
 Ses superbes coursiers, qu'on voyait autrefois
 Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix,
 L'il morne maintenant, et la tête baissée,
 Semblaient se conformer à sa triste pensée.
 Un effroyable cri, sorti du fond des flots,
 Des airs en ce moment a troublé le repos ;
 Et, du sein de la terre, une voix formidable
 Répond en gémissant à ce cri redoutable.
 Jusqu'au fond de nos curs notre sang s'est glacé ;
 Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé.
 Cependant, sur le dos de la plaine liquide,
 S'élève à gros bouillons une montagne humide.
 L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
 Parmi des flots d'écume, un monstre furieux.
 Son front large est armé de cornes menaçantes ;
 Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes
 Indomptable taureau, dragon impétueux,
 Sa croupe se recourbe en replis tortueux ;
 Ses longs mugissements font trembler le rivage.
 Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;
 La terre s'en émeut, l'air en est infecté ;
 Le flot qui l'apporta recule épouvanté.
 Tout fuit ; et, sans s'armer d'un courage inutile,
 Dans le temple voisin chacun cherche un asile.
 Hippolyte lui seul, digne fils d'un héros,
 Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,
 Pousse au monstre, et d'un dard lancé d'une main sûre,
 Il lui fait dans le flanc une large blessure.
 De rage et de douleur le monstre bondissant
 Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,
 Se roule, et leur présente une gueule enflammée
 Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.
 La frayeur les emporte ; et, sourds à cette fois,
 Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix ;
 En efforts impuissants leur maître se consume,
 Ils rougissent le mors d'une sanglante écume.
 On dit qu'on a vu même, en ce désordre affreux,
 Un dieu qui d'aiguillons pressait leur flanc poudreux.
 A travers les rochers la peur les précipite,
 L'essieu crie et se rompt : l'intrépide Hippolyte
 Voit voler en éclats tout son char fracassé ;
 Dans les rênes lui-même, il tombe embarrassé.
 Excusez ma douleur : cette image cruelle
 Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
 J'ai vu, seigneur, j'ai vu votre malheureux fils
 Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
 Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
 Ils courent : tout son corps n'est bientôt qu'une plaie.
 De nos cris douloureux la plaine retentit.
 Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :
 Ils s'arrêtent non loin de ces tombeaux antiques
 Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.
 J'y cours en soupirant, et sa garde me suit :
 De son généreux sang la trace nous conduit :
 Les rochers en sont teints les ronces égouttantes
 Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
 J'arrive, je l'appelle ; et, me tendant la main,
 Il ouvre un il mourant qu'il referme soudain :
 Le ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie.
 Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
 Cher ami, si mon père un jour désabusé
 Plaint le malheur d'un fils faussement accusé,
 Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,
 Dis-lui qu'avec douceur il traite sa captive ;
 Qu'il lui rende... A ce mot, ce héros expiré
 N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré,
 Triste objet où des dieux triomphe la colère,
 Et que méconnaîtrait l'il même de son père.
 THÉSÉEO mon fils ! Cher espoir que je me suis ravi !
 Inexorables dieux, qui m'avez trop servi !
 A quels mortels regrets ma vie est réservée !
 THÉRAMÈNESCÈNE VIILa timide Aricie est alors arrivée.
 Elle venait, seigneur, fuyant votre courroux,
 A la face des dieux l'accepter pour époux ;
 Elle approche ; elle voit l'herbe rouge et fumante ;
 Elle voit ( quel objet pour les yeux d'une amante ! )
 Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur.
 Elle veut quelque temps douter de son malheur ;
 Et, ne connaissant plus ce héros qu'elle adore,
 Elle voit Hippolyte, et le demande encore.
 Mais, trop sûre à la fin vu'il est devant ses yeux,
 Par un triste regard elle accuse les dieux ; !
 Et froide, gémissante, et presque inanimée,
 Aux pieds de son amant elle tombe pâmée.
 Ismène est auprès d'elle ; Ismène, tout en pleurs,
 La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs.
 Et moi, je suis venu, détestant la lumière
 Vous dire d'un héros la volonté dernière,
 Et m'acquittcr, seigneur, du malheureux emploi
 Dont son cœur expirant s'est reposé sur moi.
 Mais j'aperçois venir sa mortelle ennemie.
  THÉSÉE, PHÈDRE, THÉRAMÈNE, 
PANOPE, GARDES THÉSÉEEh bien ! Vous triomphez, et mon fils est sans vie !
 Ah ! Que j'ai lieu de craindre ; et qu'un cruel soupçon
 L'excusant dans mon cœur, m'alarme avec raison !
 Mais, madame, il est mort, prenez votre victime ;
 Jouissez de sa perte, injuste ou légitime.
 Je consens que mes yeux soient toujours abusés
 Je le crois criminel, puisque vous l'accusez.
 Son trépas à mes pleurs offre assez de matières
 Sans que j'aille chercher d'odieuses lumières,
 Qui, ne pouvant le rendre à ma juste douleur,
 Peut-être ne feraient qu'accroître mon malheur.
 Laissez-moi, loin de vous, et loin de ce rivage,
 De mon fils déchiré fuir la sanglante image.
 Confus, persécuté d'un mortel souvenir
 De l'univers entier, je voudrais me bannir.
 Tout semble s'élever contre mon injustice ;
 L'éclat de mon nom même augmente mon supplice :
 Moins connu des mortels, je me cacherais mieux.
 Je hais jusques aux soins dont m'honorent les dieux
 Et je m'en vais pleurer leurs faveurs meurtrières,
 Sans plus les fatiguer d'inutiles prières.
 Quoi qu'ils fissent pour moi, leur funeste bonté
 Ne me saurait payer de ce qu'ils m'ont ôté.
 PHÈDRENon, Thésée, il faut rompre un injuste silence ;
 Il faut à votre fils rendre son innocence.
 Il n'était point coupable.
 THÉSÉEAh ! Père infortuné !
 Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !
 Cruelle ! Pensez-vous être assez excusée...
 PHÈDRELes moments me sont chers écoute-moi, Thésée :
 C'est moi qui sur ce fils chaste et respectueux
 Osai jeter un il profane, incestueux.
 Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste :
 La détestable Œnone a conduit tout le reste.
 Elle a craint qu'Hippolyte, instruit de ma fureur,
 Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur :
 La perfide, abusant de ma faiblesse extrême
 S'est hâtée à vos yeux, de l'accuser lui-même.
 Elle s'en est punie, et, fuyant mon courroux
 A cherché dans les flots un supplice trop doux.
 Le fer aurait déjà tranché ma destinée ;
 Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée.
 J'ai voulu, devant vous, exposant mes remords,
 Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
 J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines
 Un poison que Médée apporta dans Athènes.
 Déjà jusqu'à mon cœur le venin parvenu
 Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;
 Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage
 Et le ciel et l'époux que ma présence outrage ;
 Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,
 Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.
 PANOPEElle expire, seigneur !
 THÉSÉED'une action si noire
 Que ne peut avec elle expirer la mémoire !
 Allons, de mon erreur, hélas ! Trop éclaircis,
 Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils
 Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,
 Expier la fureur d'un vœu que je déteste :
 Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités ;
 Et, pour mieux apaiser ses mânes irrités,
 Que, malgré les complots d'une injuste famille,
 Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille !
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