AURORE
RÉFLEXIONS SUR LES PRÉJUGÉS MORAUX
PAR
FRÉDÉRIC NIETZSCHE
1901
Traduit par Henri Albert.
« Il y a tant d'aurores qui n'ont pas encore lui. »
Rigveda
Les premières ébauches d'Aurore furent commencées aa printemps de l'année
1880 à Venise. M. Peter Gast, le fidèle ami du philosophe, notait alors —de la
mi-mars à fin juin— des pensées dictées par Nietzsche ou recueillies dans ses
conversations. Ce cahier de notes fut intitulé « L'Ombra di Venezia » et
servit de base au volume. D'autres ébauches furent poursuivies à Marienbad (juillet,
août) et à Stresa, sur le lac Majeur (octobre, novembre). En décembre 1880 et
janvier 1881, à Gênes, Nietzsche put enfin rédiger le volume dans ses lignes générales
sur un cahier qui prit le titre « Le Soc de la charrue ». Puis une série
d'aphorismes terminée le 12 février y fut encore ajoutée.
Imprimé chez B, G. Teubner, à Leipzig, le volume parut en juillet 1881, chez E.
Schmeitzner, à Chemnitz, sous le titre de « L'Aurore. Réflexions sur les préjugés
moraux ». Lorsque l'éditeur Fritzsch, de Leipzig, devint dépositaire des œuvres
de Nietzsche, Aurore fut augmenté de sa préface actuelle, écrite à Ruta,
près Gênes, en octobre 1886.
La présente traduction a été faite sur le quatrième volume des Œuvres complètes,
publié en 1894 par le Nietzsche-Archiv, chez G. G. Naurnann, à Leipzig.
A propos d'Aurore, Nietzsche écrivit en automne 1888, dans Ecce Homo,
ces pages autobiographiques : « L'hiver suivant, mon premier hiver de Gênes, cette
espèce d'adoucissement et de spiritualisation, qui est presque la conséquence
d'une extrême pauvreté de sang et de muscles, donna naissance à Aurore.
La complète clarté, la disposition sereine, je dirai même l'exubérance de l'esprit
que reflète cet ouvrage, s'accorde chez moi, non seulement avec la plus profonde
faiblesse physiologique, mais encore avec un excès de souffrance...
« Avec ce livre commence ma campagne contre la morale. Non que l'on y sente
le moins du monde l'odeur de la poudre ; — on lui trouvera de tout autres senteurs,
bien plus agréables, pour peu que l'on ait quelque délicatesse de flair. Pas de
fracas d'artillerie, pas même de feu de tirailleurs : — si l'effet de ce livre
est négatif, ses procédés ne le sont en aucune façon, et de ces procédés l'effet
se dégage comme un résultat logique, mais non avec la logique brutale d'un coup
de canon. On sort de la lecture de ce livre avec une défiance ombrageuse à l'endroit
de tout ce qu'on honorait et même adorait jusqu'à présent sous le nom de morale
; et pourtant on ne trouve dans tout le livre ni une négation, ni une attaque,
ni une méchanceté ; — bien au contraire, il s'étend au soleil, lisse et heureux,
telle une bête marine qui prend un bain de soleil parmi les récifs. Aussi bien
était-je moi-même cette bête marine : presque chaque phrase de ce livre a été
pensée et comme capturée dans les mille recoins de ce chaos de rochers près de
Gènes, ou je vivais tout seul, en une familière intimité avec la mer. Maintenant
encore, si par aventure je reprends contact avec ce livre, chaque phrase presque
est pour moi comme un bout de fil à l'aide duquel je ramène des profondeurs
quelque merveille incomparable ; sur sa peau courent partout des frissons délicats
de souvenir. L'art qui distingue ce livre n'est point à dédaigner ; il sait surprendre
les choses qui passent légèrement et sans bruit, des instants que je compare à
de divins lézards, et les fixer un instant, — non pas avec la cruauté de ce jeune
dieu grec qui embrochait simplement les pauvres petits lézards, — mais pourtant
à l'aide d'une pointe acérée — la plume... « II y a tant d'aurores qui n'ont
pas encore lui », cette inscription hindoue se dresse au seuil de ce livre.
Où l'auteur cherche-t-il cette aube nouvelle, cette rougeur délicate, invisible
encore, qui annonce un jour nouveau, — oh ! toute une série, tout un monde de
jours nouveaux ? Dans une transmutation de toutes les valeurs, par quoi
l'homme s'affranchira de toutes les valeurs morales reconnues jusqu'alors, dira
« oui » et osera croire à tout ce qui, jusqu'à présent, fut interdit, méprisé,
maudit. Ce livre, tout d'affirmation, épand sa lumière, son amour, sa tendresse,
sur toutes sortes de choses mauvaises, et il leur restitue leur « âme »,
la bonne conscience, leur droit souverain, supérieur à l'existence. La morale
n'est pafe attaquée, elle ne compte plus... Ce livre se termine par un : « Ou
bien ! », — c'est le seul livre au monde qui finisse par ; « Ou bien !
»... »
Les sujets que Nietzsche traite dans Aurore peuvent se classer à peu prés comme
suit :
Livre premier
Aphorismes 1-40 : De l'histoire des mœurs et de la moralité.
— 41-51 : De l'histoire de la pensée et delà con- naissance.
— 52-96 : Des préjugés chrétiens.
Livre deuxième
Aphorismes 97-113 : De la nature et de l'histoire des sentients moraux.
— 114-130 : Des préjugés philosophiques.
— 131-148 : Des préjugés de la morale altruiste.
Livre troisième
Aphorismes 149-178: Culture et cultures.
— 179-207 : L'État, la politique et les peuples.
Livre quatrième
Aphorismes 108-422 : Choses humaines.
Livre cinquième
Aphorismes 423-575 : L'univers du penseur.
AVANT PROPOS
I.
Dans ce livre on trouvera au travail un homme « souterrain
», un homme qui perce, creuse et ronge. On verra, en admettant que l'on ait
des yeux pour un tel travail des profondeurs , comme il s'avance lentement,
avec circonspection et une douce inflexibilité, sans que l'on devine trop
la misère qu'apporte avec elle toute longue privation d'air et de lumière ; on
pourrait presque le croire heureux de son travail obscur. Ne semble-t-il pas que
quelque foi le conduise, que quelque consolation le dédommage ? Qu'il veuille
peut-être avoir une longue obscurité pour lui, des choses qui lui
soient propres, des choses incompréhensibles, cachées, énigmatiques,
parce qu'il sait ce qu'il aura en retour : son matin à lui, sa propre
rédemption, sa propre aurore ? ... Certainement, il reviendra : ne lui
demandez pas ce qu'il veut là en bas, il finira bien par vous le dire
lui-même, ce Trophonios, cet homme d'apparence souterraine, dès qu'il se
sera de nouveau « fait homme ». On désapprend foncièrement de se taire
lorsque l'on a été taupe aussi longtemps que lui, seul aussi longtemps que lui.
2.
En effet, mes amis patients, je veux vous dire ce que je voulais
faire là en bas, je veux vous le dire dans cette préface tardive
qui aurait facilement pu devenir une nécrologie, une oraison funèbre :
car je suis revenu et je m'en suis tiré. Ne croyez surtout pas que
je vais vous engager à une semblable entreprise chanceuse, ou même
seulement à une pareille solitude ! Car celui qui suit de tels chemins
particuliers ne rencontre personne : cela tient aux « chemins particuliers
». Personne ne vient à son aide ; il faut qu'il se tire tout seul
de tous les dangers, de tous les hasards, de toutes les méchancetés,
de tous les mauvais temps qui surviennent. Car il a son chemin à lui
et, comme de raison, son amertume, parfois son dépit, à cause de
cet « à lui » : il faut ranger, parmi ces sujets d'amertume et
de dépit, par exemple l'incapacité où se trouvent ses amis
de deviner où il est, où il va ; au point qu'ils se demanderont
parfois « Comment ? est-ce là avancer ? a-t-il encore un chemin
? » Alors j'entrepris quelque chose qui ne pouvait être l'affaire
de tout le monde : je descendis dans les profondeurs : je me mis à percer
le fond, je commençai à examiner et à saper une vieille
confiance, sur quoi, depuis quelques milliers d'années, nous autres philosophes,
nous avons l'habitude de construire, comme sur le terrain le plus solide,
de construire toujours à nouveau, quoique jusqu'à présent
chaque construction se soit effondrée : je commençai à saper
notre confiance en la morale. Mais vous ne me comprenez pas ?
3.
C'est sur le bien et le mal que l'on a jusqu'à présent
le plus pauvrement réfléchi : ce fut là toujours une chose
trop dangereuse. La conscience, le bon renom, l'enfer, parfois même la police
ne permettaient et ne permettent pas d'impartialité ; c'est qu'en présence
de la morale, comme en regard de toute autorité, il n'est pas permis de
réfléchir et, encore moins, de parler : là il faut
obéir ! Depuis que le monde existe, aucune autorité n'a encore voulu
se laisser prendre pour objet de la critique ; et aller jusqu'à critiquer
la morale, la morale en tant que problème, tenir la morale pour problématique
: comment ? cela n'a-t-il pas été cela n'est-il pas
immoral ? La morale cependant ne dispose pas seulement de toute espèce
de moyens d'intimidation, pour tenir à distance les investigations critiques
et les instruments de torture : sa sécurité repose davantage encore
sur un certain art de séduction à quoi elle s'entend elle
sait « enthousiasmer ». Elle réussit parfois avec un seul regard
à paralyser la volonté critique, ou encore à attirer celle-ci
de son côté, il y a même des cas où elle s'entend à
la faire se tourner contre elle-même : en sorte que, pareille au scorpion,
elle enfonce l'aiguillon dans son propre corps. Car la morale connaît depuis
longtemps toute espèce de diablerie dans l'art de persuader : aujourd'hui encore,
il n'y a pas un orateur qui ne s'adresse à elle pour lui demander secours
( que l'on écoute, par exemple, jusqu'à nos anarchistes : comme
ils parlent moralement pour convaincre ! Ils finissent par s'appeler eux-mêmes
« les bons et les justes ». ) C'est que la morale, de tous temps, depuis
que l'on parle et convainc sur la terre, s'est affirmée comme la plus grande
maîtresse en séduction et, ce qui nous importe à nous
autres philosophes, comme la véritable Circé des philosophes. A
quoi cela tient-il donc si, depuis Platon, tous les constructeurs philosophiques
en Europe ont construit en vain ? Si tout menace de s'effondrer ou se trouve déjà
perdu dans les décombres tout ce qu'ils croyaient eux-mêmes,
loyalement et sérieusement, être à¦re perennius ? Hélas
! combien est erronée la réponse qu'aujourd'hui encore on tient
prête à une semblable question : « Puisqu'ils ont tous négligé
d'admettre l'hypothèse, l'examen du fondement, une critique de toute la raison.
» C'est là cette néfaste réponse de Kant qui
ne nous a certainement pas attirés, nous autres philosophes, sur un terrain
plus solide et moins trompeur ! ( et, soit dit en passant, n'était-il
pas un peu singulier de demander à ce qu'un instrument se mît à
critiquer sa propre perfection et sa propre aptitude ? que l'intellect lui-même
« connût » sa valeur, sa force, ses limites ? n'était-ce pas
un peu absurde même ? ) La véritable réponse eût
été, au contraire, que tous les philosophes ont construit leurs
édifices sous la séduction de la morale, Kant comme les autres
, que leur intention ne se portait qu'en apparence sur la certitude, sur la «
vérité », mais en réalité sur le majestueux édifice
morale : pour nous servir encore une fois de l'innocent langage de Kant qui considérait
comme sa tâche et son travail, une tâche « moins brillante, mais
qui n'est pas sans mérite », « d'aplanir et de rendre solide le
terrain où s'édifierait ce majestueux édifice moral »
( Critique de la raison pure, II, p. 257 ). Hélas ! il n'y a pas réussi,
tout au contraire ! il faut le dire aujourd'hui. Avec des intentions aussi
exaltées, Kant était le véritable fils de son siècle qui
peut être appelé, plus que tout autre, le siècle de l'exaltation
: comme il l'est demeuré encore, et cela est heureux, par rapport au côté
le plus précieux de son siècle ( par exemple avec ce bon sensualisme qu'il
introduisit dans sa théorie de la connaissance ). Lui aussi avait été
mordu par cette tarentule morale qu'était Rousseau, lui aussi sentait peser
sur son âme le fanatisme moral, dont un autre disciple de Rousseau se croyait
et se proclamait l'exécuteur, je veux dire Robespierre, qui voulait «
fonder sur la terre l'empire de la sagesse, de la justice et de la vertu »
(* en français dans le texte. *) ( Discours du 7 juin 1794
). D'autre part, avec un tel fanatisme français au cur, on ne pouvait
pas s'y prendre d'une façon moins française, plus profonde, plus
solide, plus allemande si de nos jours le mot « allemand » est encore
permis dans ce sens que ne s'y est pris Kant : pour faire de la place à
son « empire moral », il se vit forcé d'ajouter un monde indémontrable,
un « au-delà » logique, c'est pourquoi il lui fallut sa
critique de la raison pure ! Autrement dit : il n'en aurait pas eu besoin s'il
n'y avait pas eu une chose qui lui importât plus que toute autre
rendre le « monde moral » inattaquable, mieux encore insaisissable à
la raison , car il sentait trop violemment la vulnérabilité
d'un ordre moral en face de la raison ! En regard de la nature et de l'histoire,
en regard de la foncière immoralité de la nature et de l'histoire, Kant,
comme tout bon Allemand, dès l'origine, était pessimiste ; il croyait en
la morale, non parce qu'elle est démontrée par la nature et par
l'histoire, mais malgré que la nature et l'histoire y contredisent sans
cesse. Pour comprendre ce « malgré que », on pourra peut-être
se souvenir de quelque chose de voisin chez Luther, chez cet autre grand pessimiste,
qui, avec toute l'intrépidité luthérienne, voulut un jour
le rendre sensible à ses amis : « Si l'on pouvait comprendre par la
raison combien le Dieu qui montre tant de colère et de méchanceté
peut être juste et bon, à quoi servirait alors la foi ? » Car,
de tous temps, rien n'a fait une impression plus profonde sur l'âme allemande,
rien ne l'a plus « tentée », que cette déduction, la plus
dangereuse de toutes, une déduction qui constitue pour tout véritable
Latin un péché contre l'esprit : credo quia absurdum est. Avec lui,
la logique allemande entre pour la première fois dans l'histoire du dogme chrétien
; mais aujourd'hui encore, mille années plus tard, nous autres Allemands
d'aujourd'hui, Allemands tard-venus à tous points de vue nous pressentons
quelque chose de la vérité, une possibilité de vérité,
derrière le célèbre principe fondamental de la dialectique, par lequel
Hegel aida naguère à la victoire de l'esprit allemand sur l'Europe
« la contradiction est le moteur du monde, toutes choses se contredisent elles-mêmes
» : car nous sommes, jusqu'en logique, des pessimistes.
4.
Mais ce ne sont pas les jugements logiques qui sont les plus inférieurs
et les plus fondamentaux, vers quoi puisse descendre la bravoure de notre suspicion
: la confiance en la raison qui est inséparable de la validité de
ces jugements, en tant que confiance, est un phénomène moral... Peut-être
le pessimiste allemand a-t-il encore à faire son dernier pas ? Peut-être
lui faudra-t-il, encore une fois, d'une façon terrible, mettre l'un en
face de l'autre son credo et son absurdum ? Et si ce livre, jusque dans la morale,
jusque par-delà la confiance en la morale, est un livre pessimiste,
ne serait-il pas, par cela même, un livre allemand ? Car il représente
en effet une contradiction et ne craint pas cette contradiction : on s'y dédit
de la confiance en la morale pourquoi donc ? Par moralité ! Ou bien
comment devons-nous appeler ce qui se passe dans ce livre, ce qui se passe en
nous ? car nous préférerions à notre goût des
expressions plus modestes. Mais il n'y a aucun doute, à nous aussi parle
un « tu dois », nous aussi nous obéissons à une loi sévère
au-dessus de nous, et c'est là la dernière morale qui se rende
encore intelligible pour nous, la dernière morale que, nous aussi, nous puissions
encore vivre ; si en quelque chose nous sommes encore hommes de la conscience,
c'est bien en cela : car nous ne voulons pas revenir à ce que nous regardons
comme surmonté et caduc, à quelque chose que nous ne considérons
pas comme digne de foi, quel que soit le nom qu'on lui donne : Dieu, vertu, vérité,
justice, amour du prochain ; nous ne voulons pas nous ouvrir de voie mensongère
vers un idéal ancien ; nous avons une aversion profonde contre tout ce
qui en nous voudrait rapprocher et s'entremettre ; nous sommes les ennemis de
toute espèce de foi et de christianisme actuels ; ennemis des demi-mesures de
tout ce qui est romantisme et de tout esprit patriotard ; ennemi aussi du raffinement
artiste, du manque de conscience artiste qui voudrait nous persuader qu'il faut
adorer là où nous ne croyons plus car nous sommes des artistes
; ennemis, en un mot, de tout le féminisme européen ( ou
idéalisme, si l'on préfère que je dise ainsi ) qui éternellement
« entraîne vers les hauteurs » et qui, par cela même, «
rabaisse » éternellement. Or, en tant qu'hommes de cette conscience,
nous croyons encore remonter à la droiture et à la piété
allemandes millénaires, quoique nous en soyons les descendants incertains
et ultimes, nous autres immoralistes et impies d'aujourd'hui, nous nous considérons
même, en un certain sens, comme les héritiers de cette droiture et
de cette piété, comme les exécuteurs de leur volonté
intérieure, d'une volonté pessimiste, comme je l'ai indiqué,
qui ne craint pas de se nier elle-même, parce qu'elle nie avec joie ! En
nous s'accomplit, pour le cas où vous désireriez une formule,
l'autodépassement de la morale.
5.
En fin de compte cependant : pourquoi nous faut-il dire
si haut et avec une telle ardeur, ce que nous sommes, ce que nous voulons et ce
que nous ne voulons pas ? Regardons cela plus froidement et plus sagement, de
plus loin et de plus haut, disons-le comme cela peut être dit entre nous,
à voix si basse que le monde entier ne l'entend pas, que le monde entier
ne nous entend pas ! Avant tout, disons-le lentement... Cette préface arrive
tardivement, mais non trop tard ; qu'importent, en somme, cinq ou six ans ! Un
tel livre et un tel problème n'ont nulle hâte ; et nous sommes, de plus,
amis du lento, moi tout aussi bien que mon livre. Ce n'est pas en vain que l'on
a été philologue, on l'est peut-être encore. Philologue, cela
veut dire maître de la lente lecture : on finit même par écrire
lentement. Maintenant ce n'est pas seulement conforme à mon habitude,
c'est aussi mon goût qui est ainsi fait, un goût malicieux
peut-être ? Ne plus jamais rien écrire qui ne désespère
l'espèce des hommes « pressés ». Car la philologie est cet art vénérable
qui, de ses admirateurs, exige avant tout une chose : se tenir à l'écart,
prendre du temps, devenir silencieux, devenir lent, un art d'orfèvrerie,
et une maîtrise d'orfèvre appliquée au mot, un art qui demande un
travail subtil et délicat, et qui ne réalise rien s'il ne s'applique
avec lenteur. Mais c'est justement à cause de cela qu'il est aujourd'hui
plus nécessaire que jamais, justement par là qu'il charme et séduit
le plus, au milieu d'un âge du « travail » : je veux dire de la précipitation,
de la hâte indécente qui s'échauffe et qui veut vite «
en finir » de toute chose, même d'un livre, fût-il ancien ou nouveau.
Cet art lui-même n'en finit pas facilement avec quoi que ce soit,
il enseigne à bien lire, c'est-à-dire lentement, avec profondeur,
égards et précautions, avec des arrière-pensées, des portes
ouvertes, avec des doigts et des yeux délicats... Amis patients, ce livre
ne souhaite pour lui que des lecteurs et des philologues parfaits : apprenez à
me bien lire !
Ruta près Gênes, en automne de l'année 1886.
LIVRE PREMIER
1
Raison ultérieure. Toutes les choses qui vivent longtemps sont peu
à peu tellement imbibées de raison que l'origine qu'elles tirent
de la déraison devient invraisemblable. L'histoire précise d'une
origine n'est-elle pas presque toujours ressentie comme paradoxale et sacrilège
? Le bon historien n'est-il pas, au fond, sans cesse en contradiction avec son
milieu ?
2
Préjugé des savants. Les savants sont dans le vrai lorsqu'ils
jugent que les hommes de toutes les époques ont cru savoir ce qui était
bon et mauvais. Mais c'est un préjugé des savants de croire que
maintenant nous en soyons mieux informés qu'à aucune autre époque.
3
Toute chose a son temps. Lorsque l'homme prêtait un sexe à
toute chose, il ne croyait pas se livrer à un jeu, mais élargir
son entendement : il ne s'est avoué que plus tard, et pas encore
entièrement de nos jours, l'énormité de cette erreur. De même
l'homme a attribué, à tout ce qui existe, un rapport avec la morale,
jetant sur les épaules du monde le manteau d'une signification éthique.
Tout cela aura un jour autant et pas plus de valeur que n'en a aujourd'hui déjà
la croyance au sexe masculin ou féminin du soleil.
4
Contre le prétendu manque d'harmonie des sphères. Il nous faut à
nouveau faire disparaître du monde l'abondance de fausse sublimité,
parce qu'elle est contraire à la justice que les choses peuvent revendiquer
! Encore faut-il ne pas prétendre à concevoir le monde avec moins
d'harmonie qu'il n'en a !
5
Soyez reconnaissants ! Le grand résultat que l'humanité a
obtenu jusqu'à présent, c'est que nous n'avons plus besoin de vivre
dans la crainte continuelle des bêtes sauvages, des barbares, des dieux
et de nos rêves.
6
Le prestidigitateur et son contraire. Ce qui étonne dans la science
est le contraire de ce qui étonne dans l'art du prestidigitateur. Car celui-ci
veut nous persuader de voir une causalité très simple là où,
en réalité, une causalité très compliquée est en jeu.
La science, par contre, nous force à abandonner la croyance à
la causalité simple, dans les cas où tout paraît extrêmement
simple et où nous ne sommes que les victimes de l'apparence. Les choses
les plus « simples » sont très compliquées, on ne peut assez
s'en étonner !
7
Modification du sentiment de l'espace. Sont-ce les choses réelles
ou les choses imaginées qui ont le plus contribué au bonheur humain
? Ce qu'il y a de certain, c'est que la distance qui existe entre le plus grand
bonheur et le plus profond malheur n'a pris toute son ampleur qu'à l'aide
des choses imaginées. Par conséquent, ce genre de sentiment de l'espace,
sous l'influence de la science, devient toujours plus petit : de même que
la science nous a enseigné et nous enseigne encore à éprouver
la terre comme petite et tout le système solaire comme un point.
8
Transfiguration. Souffrance sans espoir, rêverie confuse, ravissement
supra-terrestre, voilà les trois seuls degrés qu'établit
Raphaël pour diviser l'humanité. Nous ne regardons plus le monde de
cette façon et Raphaël, lui aussi, n'aurait plus le droit de
le regarder ainsi : il verrait de ses yeux une nouvelle transfiguration.
9
Idée de la moralité des murs. Si l'on compare notre
façon de vivre à celle de l'humanité pendant des milliers
d'années, on constatera que, nous autres, hommes d'aujourd'hui, vivons
dans une époque très immorale : le pouvoir des maeurs est affaibli d'une
façon surprenante et le sens moral s'est tellement subtilisé et
élevé que l'on peut tout aussi bien le considérer comme volatilisé.
C'est pourquoi, nous autres, hommes tardifs, pénétrons si difficilement
les idées directrices qui ont présidé à la formation
de la morale et, si nous arrivons à les découvrir, nous répugnons
encore à les publier, tant elles nous paraissent grossières ! tant elles
ont l'air de calomnier la moralité ! Voici déjà , par exemple,
la proposition principale : la moralité n'est pas autre chose ( donc, avant
tout, pas plus ) que l'obéissance aux murs, quel que soit le genre
de celles-ci ; or les murs, c'est la façon traditionnelle d'agir
et d'évaluer. Partout où les coutumes ne commandent pas il n'y a
pas de moralité ; et moins l'existence est déterminée par
les coutumes, moins est grand le cercle de la moralité. L'homme libre est
immoral, puisque, en toutes choses, il veut dépendre de lui-même
et non d'un usage établi, d'une tradition : dans tous les états
primitifs de l'humanité « mal » est synonyme d' « individuel
», « libre », « arbitraire », « inaccoutumé »,
« imprévu », « imprévisible ». Dans ces mêmes
états primitifs, toujours selon la même évaluation : si une
action est exécutée, non parce que la tradition la commande, mais
pour d'autres raisons ( par exemple à cause de son utilité individuelle
), et même pour les raisons qui autrefois ont établi la coutume,
elle est qualifiée d'immorale et considérée comme telle,
même par celui qui l'exécute : car celui-ci ne s'est pas inspiré
de l'obéissance envers la tradition. Qu'est-ce que la tradition ? Une autorité
supérieure à laquelle on obéit, non parce qu'elle commande
l'utile, mais parce qu'elle commande. En quoi ce sentiment de la tradition
se distingue-t-il d'un sentiment général de crainte ? C'est la crainte
d'une intelligence supérieure qui ordonne, d'une puissance incompréhensible
et indéfinie, de quelque chose qui est plus que personnel, il y
a de la superstition dans cette crainte. A l'origine, l'éducation
tout entière et les soins de la santé, le mariage, l'art médical,
l'agriculture, la guerre, la parole et le silence, les rapports entre hommes et
les rapports avec les dieux appartenaient au domaine de la moralité : la
moralité exigeait que l'on observât des prescriptions, sans penser
à soi-même en tant qu'individu. Dans les temps primitifs, tout dépendait
donc de l'usage, des murs, et celui qui voulait s'élever au-dessus
des murs devait se faire législateur, guérisseur et quelque
chose comme un demi-dieu : c'est-à-dire qu'il lui fallait créer
des mcpurs, chose épouvantable et fort dangereuse ! Quel
est l'homme le plus moral ? Tout d'abord, celui qui accomplit la loi le plus souvent
: qui, donc comme le brahmane, porte la conscience de la loi partout et dans la
plus petite division du temps, de sorte que son esprit singeme sans cesse à
trouver des occasions pour accomplir la loi. Ensuite, celui qui accomplit aussi
la loi dans les cas les plus difficiles. Le plus moral est celui qui sacrifie
le plus souvent aux murs : mais quels sont les plus grands sacrifices ?
En répondant à cette question l'on arrive à développer
plusieurs morales distinctes : cependant la différence essentielle reste
celle qui sépare la moralité de l'accomplissement plus fréquent
de la moralité de l'accomplissement le plus difficile. Que l'on ne se trompe
pas sur les motifs de cette morale qui exige, comme signe de la moralité,
l'accomplissement d'un usage dans les cas les plus difficiles ! La victoire sur
soi-même n'est pas demandée à cause des conséquences
utiles qu'elle a pour l'individu, mais pour que les murs, la tradition apparaissent
comme dominantes, malgré toutes les velléités contraires
et tous les avantages individuels : l'individu doit se sacrifier ainsi
l'exige la moralité des maeurs. Par contre, ces moralistes qui, pareils
aux successeurs de Socrate, recommandent à l'individu la domination de
soi et la sobriété, comme ses avantages les plus particuliers, comme
la clef de son bonheur le plus personnel, ces moralistes ne sont que l'exception
et s'il nous paraît en être autrement, c'est simplement parce
que nous avons été élevés sous leur influence : tous
suivent une voie nouvelle qui leur vaut la désapprobation absolue de tous
les représentants de la moralité des maeurs, ils s'excluent
de la communauté, étant immoraux, et sont, au sens le plus profond,
mauvais. De même, un Romain vertueux de la vieille école considérait
comme mauvais tout chrétien qui « aspirait, avant tout, à son
propre salut ». Partout où il y a communauté et, par
conséquent, moralité des maeurs, domine l'idée que la peine
pour la violation des murs touche avant tout la communauté elle-même
: cette peine est une peine surnaturelle, dont la manifestation et les limites
sont si difficiles à saisir pour l'esprit qui les approfondit avec une
peur superstitieuse. La communauté peut forcer l'individu à racheter,
auprès d'un autre individu ou de la communauté même, le dommage immédiat
qui est la conséquence de son acte, elle peut aussi exercer une sorte de
vengeance sur l'individu parce que, à cause de lui comme une prétendue
conséquence de son acte les nuages divins et les explosions de la
colère divine se sont accumulés sur la communauté, mais elle
considère pourtant, avant tout, la culpabilité de l'individu comme sa culpabilité
à elle, et elle en supporte la punition comme sa punition : « Les maeurs
se sont relâchées », ainsi gémit l'âme de chacun,
« pour que de pareils actes soient devenus possibles ». Toute action individuelle,
toute façon de penser individuelle font frémir ; il est tout à
fait impossible de déterminer ce que les esprits rares, choisis, primesautiers,
ont dû souffrir au cours des temps à être ainsi toujours considérés
comme mauvais et dangereux, bien plus, à s'être toujours euxmêmes
considérés ainsi. Sous la domination de la moralité des maeurs,
toute espèce d'originalité avait mauvaise conscience, l'horizon des meilleurs
en est devenu encore plus sombre qu'il n'aurait dû.
10
Mouvement réciproque entre le sens de la moralité et le sens de
la causalité. A mesure que le sens de la causalité augmente,
l'étendue du domaine de la moralité diminue : car chaque fois que
l'on a compris les effets nécessaires, que l'on parvient à les
imaginer isolés de tous les hasards, de toutes les suites occasionnelles
( post hoc ), on a, du même coup, détruit un nombre énorme
de causalités imaginaires, de ces causalités que, jusque-là ,
on croyait être les fondements de la morale, le monde réel
est beaucoup plus petit que le monde de l'imagination, on a chaque fois
fait disparaître du monde une partie de la crainte et de la contrainte,
chaque fois aussi une partie de la vénération et de l'autorité
dont jouissaient les murs : la moralité a subi une perte dans son
ensemble. Celui qui, par contre, veut augmenter la moralité doit savoir
éviter que les succès puissent devenir contrôlables.
11
Morale populaire et médecine populaire. Il se fait, sur la morale
qui règne dans une communauté, un travail constant auquel chacun participe
: la plupart des gens veulent ajouter un exemple après l'autre qui démontre
le rapport prétendu entre la cause et l'effet, le crime et la punition
; ils contribuent ainsi à confirmer le bien-fondé de ce rapport
et augmentent la foi que l'on y ajoute : quelques-uns font de nouvelles observations
sur les actes et les suites de ces actes, ils en tirent des conclusions et des
lois : le plus petit nombre se formalise çà et là et affaiblit
la croyance sur tel ou tel point. Mais tous se ressemblent dans la façon
grossière et antiscientifique de leur action ; qu'il s'agisse d'exemples, d'observations
ou de réticences, ou qu'il s'agisse de la démonstration, de l'affirmation,
de l'expression ou de la réfutation d'une loi, ce sont toujours des matériaux
sans valeur, sous une expression sans valeur, comme les matériaux et l'exprès
sion de toute médecine populaire. Médecine populaire et morale populaire
sont de même acabit et ne devraient plus, comme c'est toujours l'usage,
être appréciées de façon si différente : toutes
deux sont des sciences apparentes de la plus dangereuse espèce.
12
La conséquence comme adjuvant. Autrefois on considérait le
succès d'une action non comme une conséquence de cette action, mais comme
un libre adjuvant venant de Dieu. Peut-on imaginer une plus grossière confusion
! Il fallait s'efforcer différemment en vue de l'action et en vue du succès,
avec des pratiques et des moyens tout différents !
13
Pour l'éducation nouvelle du genre humain. Collaborez à
une uvre, vous qui êtes secourables et bienpensants : aidez à
éloigner du monde l'idée de punition qui partout est devenue envahissante
! Il n'y a pas mauvaise herbe plus dangereuse ! On a introduit cette idée,
non seulement dans les conséquences de notre façon d'agir
et qu'y a-t-il de plus néfaste et de plus déraisonnable que d'interpréter
la cause et l'effet comme cause et comme punition ! Mais on a fait pis
que cela encore, on a privé les événements purement fortuits
de leur innocence en se servant de ce maudit art d'interprétation par l'idée
de punition. On a même poussé la folie jusqu'à inviter à
voir dans l'existence elle-même une punition. On dirait que c'est
l'imagination extravagante de geôliers et de bourreaux qui a dirigé
jusqu'à présent l'éducation de l'humanité !
14
Signification de la folie dans l'histoire de l'humanité. Si, malgré
ce formidable joug de la « moralité des murs », sous lequel
toutes les sociétés humaines ont vécu, si durant des
milliers d'années avant notre ère, et encore au cours de celle-ci jusqu'à
nos jours ( nous habitons nous-mêmes, dans un petit monde d'exception et
en quelque sorte dans la zone mauvaise ) des idées nouvelles et
divergentes, des appréciations et des jugements de valeur contraires n'ont
jamais cessé de surgir, ce ne fut cependant que parce qu'ils étaient
sous l'égide d'un sauf-conduit terrible : presque partout, c'est la folie
qui aplanit le chemin de l'idée nouvelle, qui rompt le ban d'une coutume,
d'une superstition vénérée. Comprenezvous pourquoi il fallut
l'assistance de la folie ? De quelque chose qui fût aussi terrifiant et
aussi incalculable, dans la voix et dans l'attitude, que les caprices démoniaques
de la tempête et de la mer, et, par conséquent, aussi dignes qu'eux
de la crainte et du respect ? De quelque chose qui portât, autant que les
convulsions et l'écume de l'épileptique, le signe visible d'une
manifestation absolument involontaire ? De quelque chose qui parût imprimer
à l'aliéné le sceau de quelque divinité dont il semblait
être le masque et le porte-parole ? De quelque chose qui inspirât,
même au promoteur d'une idée nouvelle, la vénération
et la crainte de lui-même, et non plus des remords, et qui le poussât
à être le prophète et le martyr de cette idée ? Tandis
que de nos jours on nous donne sans cesse à entendre que le génie
possède au lieu d'un grain de bon sens un grain de folie, les hommes d'autrefois
étaient bien plus près de l'idée que là où il y a
de la folie il y a aussi un grain de génie et de sagesse, quelque
chose de « divin », comme on se murmurait à l'oreille. Ou plutôt,
on s'exprimait plus nettement : « Par la folie, les plus grands bienfaits ont
été répandus sur la Grèce », disait Platon avec toute
l'humanité antique. Avançons encore d'un pas : à tous ces
hommes supérieurs poussés irrésistiblement à briser
le joug d'une moralité quelconque et à proclamer des lois nouvelles,
il ne resta pas autre chose à faire, lorsqu'ils n'étaient pas véritablement
fous, que de le devenir ou de simuler la folie. Et il en est ainsi de tous
les novateurs dans tous les domaines, et non seulement de ceux des institutions
sacerdotales et politiques : même l'inventeur du mètre poétique
dut se faire accréditer par la folie z. ( Jusqu'à des époques
beaucoup plus tempérées, la folie resta comme une espèce de convention
chez les poètes : Solon s'en servit lorsqu'il enflamma les Athéniens à
reconquérir Salamine. ) « Comment se rend-on fou lorsqu'on ne
l'est pas et lorsqu'on n'a pas le courage de faire semblant de l'être ?
» Presque tous les hommes éminents de l'ancienne civilisation se sont livrés
à cet épouvantable raisonnement ; une doctrine secrète, faite d'artifices
et d'indications diététiques, s'est conservée à ce
sujet, en même temps que le sentiment de l'innocence et même de la
sainteté d'une telle intention et d'un tel rêve. Les formules pour
devenir « homme-médecine » chez les Indiens, saint chez les chrétiens
du Moyen Age, « anguécoque » chez les Groënlandais, « paje
» chez les Brésiliens sont, dans leurs lignes générales,
les mêmes ; le jeûne à outrance, la continuelle abstinence
sexuelle, la retraite dans le désert ou sur une montagne ou encore au haut
d'une colonne, ou bien aussi « le séjour dans un vieux saule au bord
d'un lac » et l'ordonnance de ne pas penser à autre chose qu'à
ce qui peut amener le ravissement et le désordre de l'esprit. Qui donc
oserait jeter un regard dans l'enfer des angoisses morales, les plus amères et
les plus inutiles, où se sont probablement consumés les hommes les
plus féconds de toutes les époques ! Qui osera écouter les
soupirs des solitaires et des égarés : « Hélas ! accordez-moi
donc la folie, puissances divines ! la folie pour que je finisse enfin par croire
en moi-même ! Donnez-moi des délires et des convulsions, des heures
de clarté et d'obscurité soudaines, effrayez-moi avec des frissons
et des ardeurs que jamais mortel n'éprouva, entourez-moi de fracas et de
fantômes ! laissez-moi hurler et gémir et ramper comme une bête
: pourvu que j'obtienne la foi en moi-même ! Le doute me dévore,
j'ai tué la loi et j'ai pour la loi l'horreur des vivants pour un cadavre
; à moins d'être au-dessus de la loi, je suis le plus réprouvé
d'entre les réprouvés. L'esprit nouveau qui est en moi, d'où
me vient-il s'il ne vient pas de vous ? Prouvez-moi donc que je vous appartiens
! La folie seule me le démontre. » Et ce n'est que trop souvent
que cette ferveur atteignit son but : à l'époque où le christianisme
faisait le plus largement preuve de sa fertilité en multipliant les saints
et les anachorètes, croyant ainsi s'affirmer soi-même, il y avait à
Jérusalem de grands établissements d'aliénés pour
les saints naufragés, pour ceux qui avaient sacrifié leur dernier
grain de raison.
15
Les plus anciens moyens de consolation. Premier degré : l'homme
voit dans tout malaise, dans toute calamité du sort, quelque chose pour
quoi il lui faut faire souffrir quelqu'un d'autre, n'importe qui, c'est
ainsi qu'il se rend compte de la puissance qui lui reste encore, et cela le console.
Deuxième degré : l'homme voit dans tout malaise et dans toute calamité
du sort une punition, c'est-à-dire l'expiation de la faute et le moyen
d'échapper à l'envoûtement maléfique d'une partialité
réelle ou imaginaire du destin. S'il s'aperçoit de cet avantage
que le malheur apporte avec lui, il ne croira plus devoir faire souffrir quelqu'un
d'autre pour ce malheur, il renoncera à ce genre de satisfaction
parce qu'il en a maintenant un autre.
16
Premier principe de la civilisation. Chez les peuples sauvages il y a une
catégorie de murs qui semblent viser à être une coutume
générale : ce sont des ordonnances pénibles et, au fond,
superflues ( par exemple la coutume répandue chez les Kamtchadales de ne
jamais gratter avec un couteau la neige attachée aux chaussures, de ne
jamais embrocher un charbon avec un couteau, de ne jamais mettre un fer au feu
et la mort frappe celui qui contrevient à ces coutumes ! )
mais ces ordonnances maintiennent sans cesse dans la conscience l'idée
de la coutume, la contrainte ininterrompue de lui obéir : ceci pour renforcer
le grand principe par quoi la civilisation commence : toute coutume vaut mieux
que l'absence de coutumes.
17
La nature bonne et mauvaise. Les hommes ont commencé par substituer
leur propre personne à la nature : ils se voyaient partout eux-mêmes,
ils voyaient leurs semblables, c'est-à-dire qu'ils voyaient leur mauvaise
et capricieuse humeur, cachée en quelque sorte sous les nuées, les
orages, les bêtes fauves, les arbres et les plantes : c'est alors qu'ils
inventèrent la « nature mauvaise ». Après cela vint un autre temps, où
l'on voulut se différencier de la nature, l'époque de Rousseau :
on était si las les uns des autres que l'on voulut absolument posséder
un coin du monde que l'homme ne pût pas atteindre, avec sa misère : on inventa
la « nature bonne ».
18
La morale de la souffrance volontaire. Quelle est la jouissance la plus
élevée pour les hommes en état de guerre, dans cette petite
communauté sans cesse en danger, où règne la moralité la
plus stricte ? Je veux dire, pour les âmes vigoureuses, vindicatives, haineuses,
perfides, soupçonneuses, prêtes au pire, endurcies par les privations
et la morale ? La jouissance de la cruauté. De même, chez
de pareilles âmes, dans de telles situations, c'est une vertu d'être
inventif et insatiable dans la cruauté. La communauté se récrée
au spectacle des actions de l'homme cruel et elle jette loin d'elle, pour une
fois, l'austérité de la crainte et des continuelles précautions.
La cruauté est une des plus anciennes réjouissances de l'humanité.
On estime, par conséquent, que les dieux, eux aussi, se réconfortent
et se réjouissent lorsqu'on leur offre le spectacle de la cruauté,
de telle sorte que l'idée du sens et de la valeur supérieure
qu'il y a dans la souffrance volontaire et dans le martyre choisi librement s'introduit
dans le monde. Peu à peu, la coutume dans la communauté établit
une pratique conforme à cette idée : on se méfie dorénavant
de tout bien-être exubérant et l'on reprend confiance chaque fois
que l'on est dans un état de grande douleur ; on se dit que les dieux pourraient
être défavorables à cause du bonheur et favorables à
cause du malheur défavorables et pas du tout pitoyables ! Car la
pitié est considérée comme méprisable et indigne d'une
âme forte et terrible ; mais les dieux sont favorables parce que
le spectacle des misères les amuse et les met de bonne humeur : car la cruauté
procure la plus haute volupté du sentiment de puissance. C'est ainsi que
s'introduit dans la notion de l' « homme moral », telle qu'elle existe
dans la communauté, la vertu de la souffrance fréquente, de la privation,
de l'existence pénible, de la mortification cruelle, non, pour le
répéter encore, comme moyen de discipline, de domination de soi,
d'aspiration au bonheur personnel, mais comme une vertu qui dispose favorablement
pour la communauté les dieux méchants, parce qu'elle élève
sans cesse à eux la fumée d'un sacrifice expiatoire. Tous les conducteurs
spirituels des peuples qui s'entendirent à mettre en mouvement la bourbe
paresseuse et terrible des murs ont eu besoin, outre la folie, du martyre
volontaire pour trouver créance, et, comme toujours, d'abord et
surtout auprès d'euxmêmes ! Plus leur esprit suivait justement des voies
nouvelles, étant, par conséquent, tourmenté par les remords
et la crainte, plus ils luttaient cruellement contre leur propre chair, leur propre
désir et leur propre santé, comme pour offrir à la
divinité une compensation en joies, pour le cas où elle s'irriterait
à cause des coutumes négligées et combattues au profit de
buts nouveaux. Il ne faut pas s'imaginer, cependant, avec trop de complaisance,
que de nos jours nous nous sommes entièrement débarrassés d'une
telle logique du sentiment ! Que les âmes les plus héroïques
s'interrogent à ce sujet dans leur for intérieur ! Le moindre pas
fait en avant, dans le domaine de la libre pensée et de la vie individuelle,
a été conquis, de tous temps, avec des tortures intellectuelles
et physiques : et ce ne fut pas seulement la marche en avant, non ! toute espèce
de marché, de mouvement, de changement a nécessité des martyrs
innombrables, au cours de ces milliers d'années qui cherchaient leurs voies
et qui édifiaient des bases, mais auxquelles on ne songe pas lorsque l'on
parle de cet espace de temps ridiculement petit, dans l'existence de l'humanité,
que l'on appelle « histoire universelle » ; et même dans le domaine
de cette histoire universelle qui n'est, en somme, que le bruit que l'on fait
autour des derniè res nouveautés, il n'y a pas de sujet plus essentiel
et plus important que l'antique tragédie des martyrs qui voulaient mettre
le bourbier en mouvement. Rien n'a été payé plus chèrement
que cette petite parcelle de raison humaine et de sentiment de la liberté
dont nous sommes si fiers maintenant. Mais c'est à cause de cette fierté
qu'il nous est presque impossible ~iujourd'hui d'avoir le sens de cet énorme
laps de temps où régnait la « moralité des murs
» et qui précède l' « histoire universelle », époque
réelle et décisive, de la première importance historique, qui a
fixé le caractère de l'humanité, époque où la souffrance
était une vertu, la cruauté une vertu, la dissimulation une vertu,
la vengeance une vertu, la négation de la raison une vertu, où le
bien-être, par contre, était un danger, la soif du savoir un danger,
la paix un danger, la compassion un danger, l'excitation à la pitié
une honte, le travail une honte, la folie quelque chose de divin, le changement
quelque chose d'immoral, gros de danger ! Vous vous imaginez que tout cela
est devenu autre et que, par le fait, l'humanité a changé de caractère
? Oh ! connaisseurs du cur humain, apprenez à vous mieux connaître
!
19
Moralité et abêtissement. Les mceurs représentent les
expériences des hommes antérieurs sur ce qu'ils considéraient
comme utile et nuisible, mais le sentiment des mcrurs ( de la moralité
) ne se rapporte pas à ses expériences, mais à l'antiquité,
à la sainteté, à l'indiscutabilité des murs.
Voilà pourquoi ce sentiment s'oppose à ce que l'on fasse des expériences
nouvelles et à ce que l'on corrige les murs : ce qui veut dire que
la moralité s'oppose à la formation des murs nouvelles et
meilleures : elle abêtit.
20
Libres agisseurs et libres penseurs. Les libres agisseurs sont en désavantage
sur les libres penseurs parce que les hommes souffrent d'une façon plus
visible des conséquences des actes que des conséquences des pensées.
Mais si l'on considère que les uns comme les autres cherchent leur satisfaction,
et que les libres penseurs la trouvent déjà dans le fait de réfléchir
aux choses défendues et de les exprimer, en regard des motifs ils sont
tout à fait identiques : et, en regard des résultats, les libres
agisseurs l'emporteront même sur les libres penseurs, en admettant que l'on
ne juge pas conformément à la visibilité la plus prochaine
et la plus grossière c'està -dire comme tout le monde. Il faut en
revenir sur bien des calomnies dont les hommes ont comblé tous ceux qui
ont brisé par l'action l'autorité d'une coutume, généralement
on appelle ceux-ci des criminels. Tous ceux qui ont renversé la loi morale
établie ont toujours été considérés d'abord
comme de mauvais hommes : mais lorsque l'on ne parvenait pas à rétablir
cette loi et que l'on s'accommodait du changement, l'attribut se transformait
peu à peu ; l'histoire traite presque exclusivement de ces mauvais
hommes qui, plus tard, ont été appelés bons !
21
«Accomplissement de la loi. » Lorsque l'observation d'un précepte
moral aboutit à un résultat différent de celui que l'on
avait promis et attendu, et n'apporte pas à l'homme moral le bonheur promis,
mais, contre toute attente, le malheur et la misère, il reste toujours aux consciencieux
et aux inquiets l'excuse de dire : « On a fait une erreur dans l'exécution.
» Dans le pire des cas, une humanité opprimée qui souffre profondément
finira même par décréter : « Il est impossible de bien
exécuter le précepte, nous sommes faibles et pécheurs jusqu'au
fond de l'âme et profondément incapables de moralité, par
conséquent nous ne pouvons avoir aucune prétention au bonheur et
à la réussite. Les promesses et les préceptes moraux sont
pour des êtres meilleurs que nous ne sommes. »
22
Les ceuvres et la foi. Les docteurs protestants continuent à propager
cette erreur fondamentale que seule la foi importe et que les aeuvres sont une
conséyucnce naturelle de la foi. Cette doctrine n'est tout bonnement pas
vraie, mais elle a l'air si séduisante qu'elle d déjà ébloui
des intelligences bien autres que celle de Luther ( je veux dire celle de Socrate
et de Platon ) : yuoique l'évidence et l'expérience de tous les
jours prouve le contraire. La connaissance et la foi, malgré toutes les
promesses qu'elles renferment, ne peuvent donner ni la force ni l'habileté
nécessaires à l'action. Elle ne peuvent pas remplacer l'habitude
de ce mécanisme subtil et multiple qui a dû être mis en mouvement
pour que n'importe quoi puisse passer de la représentation à l'action.
Avant tout, et en premier lieu, les uvres ! C'est-à -dire l'exercice,
l'exercice, et encore l'exercice ! La « foi » adéquate viendra par
surcroît soyez-en certains !
23
En quoi nous sommes le plus subtils. Du fait que, pendant des milliers
d'années, on a considéré les choses ( la nature, les instruments,
la propriété de tout genre ) comme vivantes et animées, avec
la force de nuire et de se soustraire aux intentions humaines, le sentiment de
l'impuissance, parmi les hommes, a été beaucoup plus grand et plus
fréquent qu'il n'aurait dû l'être : car il était nécessaire
que l'on s'assurât des objets, tout comme des hommes et des animaux, par
la force, la contrainte, la flatterie, les traités, les sacrifices,
et c'est là l'origine de la plupart des coutumes superstitieuses, c'est-à-dire
d'une partie, peut-être la plus grande, et pourtant la plus inutilement
gaspillée, de l'activité humaine. Mais, puisque le sentiment
de l'impuissance et de la crainte se trouvait dans un état d'irritation
si violent, si continuel et presque permanent, le sentiment de la puissance s'est
développé d'une façon tellement subtile que l'homme peut
maintenant, en cette matière, se mesurer avec le trébuchet le plus sensible.
Ce sentiment est devenu son inclination la plus violente ; les moyens que l'on
a découverts pour se le procurer forment presque l'histoire de la culture.
24
La démonstration du précepte. D'une façon générale
la valeur ou la non-valeur d'un précepte par exemple celui pour
cuire du pain se démontre par le fait que le résultat promis
se présente ou ne se présente pas, en admettant toutefois qu'on
l'exécute minutieusement. Or, il en est autrement des préceptes
moraux : car, dans ce cas particulier, il n'est pas possible de se rendre compte
des résultats, de les interpréter et de les définir. Ces
préceptes reposent sur des hypothèses d'une très faible valeur scientifique,
dont la démonstration ou la réfutation par les résultats
sont en somme également impossibles : mais autrefois, du temps où
toute science était grossière et primitive et où l'on n'avait que
de faibles prétentions à considérer une chose comme démontrée,
autrefois la valeur ou la non-valeur d'un précepte de moralité
se déterminaient de la même façon que tout autre précepte
: en invoquant les résultats. Chez les indigènes de l'Amérique russe,
il y a un précepte qui dit : « Tu ne dois ni jeter au feu les os d'animaux
ni les donner aux chiens », et on démontre ce précepte
en ajoutant : « Si tu le fais tu n'auras pas de chance à la chasse.
» Or, dans un sens ou dans un autre, il arrive presque toujours que l'on n'a
pas de chance à la chasse ; il n'est donc pas facile de réfuter
de cette manière la valeur du précepte, surtout lorsque c'est la communauté
tout entière, et non pas seulement l'individu, qui porte le poids de la faute
; il y aura, par conséquent, toujours une circonstance qui semblera démontrer
la valeur du précepte.
25
Mceurs et beauté. Il ne faut pas passer sous silence cet argument
en faveur des murs que chez chacun de ceux qui s'y soumettent entièrement,
de tout caeur et dès l'origine, les organes d'attaque et de défense
tant physiques qu'intellectuels s'atrophient : ce qui permet à
cet individu de devenir toujours plus beau. Car c'est l'exercice de ces organes,
et le sentiment correspondant, qui rendent laid et qui conservent la laideur.
C'est pourquoi le vieux babouin est plus laid que le jeune et c'est pourquoi le
jeune babouin femelle ressemble le plus à l'homme et se trouve donc être
le plus beau. Que l'on tire de là une conclusion sur l'origine
de la beauté chez la femme !
26
Les animaux et la morale. Les pratiques que l'on exige dans la société
raffinée, éviter avec précaution tout ce qui est ridicule,
bizarre, prétentieux, réfréner ses vertus tout aussi bien
que ses désirs violents, se montrer semblable aux autres, se soumettre
à des règles, s'amoindrir, tout cela, en tant que morale sociale,
se retrouve jusqu'à l'échelle la plus basse de l'espèce animale,
et ce n'est qu'à ce degré inférieur que nous voyons
les idées de derrière la tête de toutes ces aimables réglementations
: on veut échapper à ses poursuivants et être favorisé
dans la recherche de sa proie. C'est pourquoi les animaux apprennent à
se dominer et à se déguiser au point que certains d'entre eux parviennent
à assimiler leur couleur à celle de leur entourage ( en vertu
de ce que l'on appelle la « fonction chromatique » ), à simuler
la mort, à adopter les formes et les couleurs d'autres animaux, ou encore
l'aspect du sable, des feuilles, des lichens ou des éponges ( ce que les
naturalistes anglais appellent "mimicry" ). C'est ainsi que l'individu
se cache sous l'universalité du terme générique « homme
» ou parmi la « société », ou bien encore s'adapte et
s'assimile aux princes, aux castes, aux partis, aux opinions de son temps ou de
son milieu : et à toutes nos façons subtiles de nous faire passer
pour heureux, reconnaissants, puissants, amoureux, on trouvera facilement l'équivalent
animal. Le sens de la vérité lui aussi, qui, au fond, n'est pas
autre chose que le sens de la sécurité, l'homme l'a en commun avec
l'animal : on ne veut pas se laisser tromper, se laisser égarer par soi-même,
on écoute avec méfiance les encouragements de ses propres passions,
on se domine et l'on demeure méfiant à l'égard de soi-même
; tout cela, l'animal l'entend à l'égal de l'homme ; chez lui aussi
la domination de soi tire son origine du sens de la réalité ( de
l'intelligence ). De même l'animal observe les effets qu'il exerce sur l'imagination
des autres animaux, il apprend à faire ainsi un retour sur lui-même,
à se considérer « objectivement », lui aussi, à
posséder, en une certaine mesure, la connaissance de soi. L'animal juge
des mouvements de ses adversaires et de ses amis, il apprend par cur leurs
particularités : contre les représentants d'une certaine espèce
il renonce, une fois pour toutes, à la lutte, et de même il devine,
à l'approche de certaines variétés d'animaux, les intentions
pacifiques et conciliantes. Les origines de la justice, comme celles de l'intelligence,
de la modération, de la bravoure, en un mot de tout ce que nous
désignons sous le nom de vertus socratiques sont animales : ces
vertus sont une conséquence de ces instincts qui enseignent à chercher
la nourriture et à échapper aux ennemis. Si nous considérons
donc que l'homme supérieur n'a fait que s'élever et s'affiner dans
la qualité de sa nourriture et dans l'idée de ce qu'il considère
comme opposé à sa nature, il ne sera pas interdit de qualifier
d'animal le phénomène moral tout entier.
27
Valeur de la croyance aux passions surhumaines. L'institution du mariage
maintient opiniâtrement la croyance que l'amour, bien qu'il soit une passion,
est cependant susceptible de durer en tant que passion, la croyance que l'amour
durable, l'amour à vie peut être considéré comme la
règle. Par cette ténacité d'une noble croyance, maintenue, malgré
des réfutations si fréquentes qu'elles sont presque la règle et
qui en font par conséquent une pia fraus, l'institution du mariage
a conféré à l'amour une noblesse supérieure. Toutes
les institutions qui ont concédé à une passion la croyance
en sa durée et la rendent responsable de cette durée, malgré
l'essence même de la passion, lui ont procuré un rang nouveau : et
celui qui dès lors est pris d'une semblable passion n'y voit plus, comme jadis,
une dégradation ou une menace, mais, au contraire se sent élevé
par elle devant lui-même et devant ses semblables. Que l'on songe aux institutions
et aux coutumes qui ont fait de l'abandon fougueux d'un moment une fidélité
éternelle, du plaisir de la colère l'éternelle vengeance, du désespoir
le deuil éternel, de la parole soudaine et unique l'éternel engagement.
Par de telles transformations, beaucoup d'hypocrisie et de mensonge s'est chaque
fois introduit dans le monde : chaque fuis aussi, et à ce prix seulement,
une conception surhumaine qui élève l'homme.
28
La disposition d'esprit comme argument. D'où vient la joyeuse résolution
qui s'empare de nous devant l'action ? C'est là une question qui
a beaucoup préoccupé les hommes. La réponse la plus ancienne,
qui demeure toujours courante, c'est qu'il faut en faire remonter la cause à
Dieu qui nous donne à entendre par là qu'il approuve notre décision.
Lorsque l'on interrogeait autrefois les oracles on voulait rentrer chez soi en
rapportant cette joyeuse résolution ; et chacun répondait aux doutes
qui lui venaient, lorsque se présentaient à son âme plusieurs
actions possibles : « Je ferai la chose qui sera accompagnée d'un pareil
sentiment. » On ne se décidait donc pas pour ce qu'il y avait de plus
raisonnable, mais pour le projet dont l'image rendait l'âme courageuse et
pleine d'espérance. La bonne disposition pesait dans la balance comme un
argument plus lourd que la raison : puisque la disposition d'esprit était
interprétée d'une façon superstitieuse, comme l'effet d'un
dieu qui promet la réussite et qui veut ainsi faire parler, à sa
raison, le langage de la sagesse supérieure. Or, considérez les
conséquences d'un pareil préjugé, lorsque des hommes rusés
et avides de puissance s'en servaient lorsqu'ils s'en servent encore !
« Disposer favorablement les esprits ! » avec cela on peut remplacer
tous les arguments et vaincre toutes les objections !
29
Les comédiens de la vertu et du péché. Parmi les hommes
de l'antiquité qui devinrent célèbres par leur vertu il y en eut,
semble-t-il, un nombre considérable qui jouaient la comédie devant
eux-mêmes : les Grecs surtout, ces comédiens-nés, ont dû
simuler ainsi tout à fait involontairement et trouver qu'il était
bon de simuler. Du reste, chacun se trouvait en compétition pour sa vertu
avec la vertu d'un autre ou de tous les autres : comment n'aurait-on pas rassemblé
tous les artifices pour faire montre de ses vertus, avant tout devant soi-même,
ne fût-ce que pour en prendre l'habitude ! A quoi servait une vertu que
l'on ne pouvait montrer ou qui ne s'entendait pas à se montrer elle-même
! Le christianisme imposa un frein à cette comédie de la
vertu : il inventa l'usage d'étaler ses péchés d'une façon
répugnante, d'en faire parade, il introduisit dans le monde la culpabilité
affectée ( considérée jusqu'à nos jours comme de
« bon ton » parmi les bons chrétiens ).
30
La cruauté raffinée en tant que vertu. Voici une moralité
qui repose entièrement sur le besoin de se distinguer n'en pensez pas trop
de bien ! Quel penchant est-ce donc au fond et quelle est l'arrière-pensée
qui le dirige ? On aspire à ce que notre vue fasse mal à notre
voisin et à son esprit d'envie, éveille en lui un sentiment d'impuissance
et de déchéance ; on veut lui faire goûter l'amertume de sa
destinée, en répandant sur sa langue une goutte de notre miel et,
tandis qu'on lui fait goûter ce prétendu bienfait, on le regarde
dans le blanc des yeux, fixement et d'un air de triomphe. Le voici devenu humble
et parfait maintenant dans son humilité, cherchez ceux à
qui, par son humilité, il préparait depuis longtemps une torture
; vous finirc : ~ bien par les trouver ! Celui-ci témoigne de la pitié
à l'égard des animaux et on l'en admire à cause de cela,
mais il il y acertaines gens à qui, par là, il a voulu faire
subir sa cruauté. Voici un grand artiste : la volupté qu'il goûte
d'avance, en se figurant l'envie des rivaux terrassés, n'a pas laissé
dormir sa vigueur jusqu'à ce qu'il soit devenu un grand homme combien
de moments amers chez d'autres âmes s'est-il fait payer pour atteindre à
sa grandeur ! La chasteté de la nonne : de quels yeux menaçants
dévisage-t-elle les femmes qui vivent autrement qu'elle ! Quelle joie vengeresse
il y a dans ses yeux ! Le thème est court, les variations pourraient en être
innombrables, sans risque de susciter l'ennui car affirmcr que la moralité
de la distinction n'est, en dernière instance, que le plaisir que procure la cruauté
raffinée, c'est là une nouveauté par trop paradoxale et
presque blessante. En dernière instance je veux dire : chaque fois dans
la première génération. Car, lorsque l'habitude d'une action qui
distingue devient héréditaire, l'arrière-pensée ne
se transmet pas ( seuls les sentiments et non les pensées peuvent s'hériter
) : et, en supposant que l'on ne l'introduise pas à nouveau par l'éducation,
à la seconde génération le plaisir de la cruauté,
dans l'action qui distingue, n'existe déjà plus : mais seulement
le plaisir que procure l'habitude de cette action. Mais ce plaisir-là
est le premier degré du « bien ».
31
La fierté de l'eserit. La fierté de l'homme qui se rebiffe
contre la thèse de son ascendance animale et qui établit entre la nature
et l'homme un grand abîme cette fierté trouve sa raison dans
un préjugé sur la nature de l'esprit, et ce préjugé
est relativement récent. Durant la longue période préhistorique
de l'humanité, on supposait que l'esprit était partout et l'on ne
songeait pas du tout à le vénérer comme une prérogative
de l'homme. Parce que l'on considérait au contraire le spirituel ( ainsi
que tous les instincts, les malices, les penchants ) comme appartenant à
tout le monde, comme étant, par conséquent, d'essence vulgaire,
on n'avait pas honte de descendre d'animaux ou d'arbres ( les races nobles se
croyaient honorées par de pareilles légendes ), l'on voyait dans
l'esprit ce qui nous unit à la nature et non ce qui nous sépare
d'elle. Ainsi on était élevé dans la modestie et c'était
aussi par suite d'un préjugé.
32
L'entrave. Souffrir moralement et apprendre, par la suite, que cette espèce
de souffrance repose sur une erreur, voilà qui révolte. Car il
y a une consolation unique à affirmer, par sa souffrance, « un monde
de vérité » plus profond que tout autre monde, et l'on préfère
de beaucoup souffrir et se sentir de la sorte supérieur à la réalité
( par la conscience de s'approcher ainsi de ce « monde de vérité
plus profond » ), que de vivre sans souffrance et d'être privé
de ce sentiment de supériorité. Par conséquent, c'est la
fierté et la façon habituelle de la satisfaire qui s'opposent à
la nouvelle conception de la morale. Quelle force faudra-t-il donc employer pour
éliminer cette entrave ? Plus de fierté ? Une nouvelle fierté
?
33
Le mépris des causes, des conséquences et de la réalité.
Ces hasards néfastes qui frappent une communauté, orages
subits, sécheresses ou épidémies, éveillent chez tous
ses membres le soupçon que des fautes contre les murs ont été
commises, ou font croire qu'il faut inventer de nouvelles coutumes, pour apaiser
une nouvelle puissance et une nouvelle lubie des démons. Ce genre de suspicion
et de raisonnement évite donc justement d'approfondir la véritable
cause naturelle et considère la cause démoniaque comme raison première.
Il y a là une des sources des travers héréditaires de l'esprit
humain : et l'autre source se trouve tout à côté, car, de
même et tout aussi systématiquement, on accorde une attention beaucoup
moindre aux conséquences véritables et naturelles d'une action qu'à
ses conséquences surnaturelles ( ce que l'on appelle les punitions et les
grâces de la divinité ). On prescrit, par exemple, de prendre certains
bains à des moments déterminés : on ne se baigne pas pour
des raisons de propreté, mais parce que cela est prescrit. On n'apprend
pas à fuir les véritables conséquences de la malpropreté,
mais le prétendu déplaisir qu'éprouverait la divinité
à vous voir négliger un bain. Sous la pression d'une crainte superstitieuse
on soupçonne que ces lavages du corps malpropre ont plus d'importance qu'ils
en ont l'air, on y introduit des significations de seconde et de troisième main,
on se gâte la joie et le sens de la réalité, et l'on finit
par n'attacher d'importance à ces lavages qu'en tant qu'ils peuvent être
un symbole. De telle sorte que, sous l'empire de la moralité des murs,
l'homme méprise premièrement les causes, en second lieu les conséquences,
cn troisième lieu la réalité, et il relie tous ses sentiments élevés
( de vénération, de noblesse, de fierté, de reconnaissance,
d'amour ) à un monde imaginaire : qu'il appelle un monde supérieur.
Et, aujourd'hui encore, nous en voyons les conséquences : dès que les sentiments
d'un homme s'élèvent d'une façon ou d'une autre, ce monde imaginaire
est en jeu. C'est triste à dire, mais provisoirement tous les sentiments
élevés doivent être suspects à l'homme de science,
tant il s'y mêle d'illusions et d'extravagances. Non que ces sentiments
dussent être suspects en soi et pour toujours, mais, de toutes les épurations
graduelles qui attendent l'humanité, l'épuration des sentiments
élevés sera une des plus lentes.
34
Sentiments moraux et concepts moraux. Il est évident que les sentiments
moraux se transmettent par le fait que les enfants remarquent chez les adultes
des prédilections violentes et de fortes antipathies à l'égard
de certaines actions, et que, singes de naissance, ils imitent ces prédilections
et ces antipathies ; plus tard, au cours de leur existence, alors qu'ils sont
pleins de ces sentiments bien appris et bien exercés, ils tiennent pour
convenable de procéder à un examen tardif, à une espèce
d'exposé des motifs qui justifieront ces prédilections et ces antipathies.
Mais cet « exposé des motifs » n'a rien à voir chez eux
ni avec l'origine, ni avec l'intensité de ces sentiments : on se contente
de se mettre en règle avec la convenance, qui veut qu'un être raisonnable
connaisse les raisons de ses pour et de ses contre, des raisons avouables et acceptables.
En ce sens l'histoire des sentiments moraux est toute différente de l'histoire
des concepts moraux. Les premiers sont puissants avant l'action, les seconds surtout
après, en face de la nécessité de s'expliquer sur elle.
35
Les sentiments et l'origine qu'ils tirent des jugements. « Fie-toi à
ton sentiment ! » Mais les sentiments ne sont rien de définitif,
rien d'originel ; derrière les sentiments il y a les jugements et les appréciations
qui nous sont transmis sous forme de sentiments ( prédilections, antipathies
). L'inspiration qui découle d'un sentiment est petitefille d'un jugement
souvent d'un jugement erroné ! et, en tous les cas, pas d'un
jugement qui te soit personnel. Faire confiance à ses sentiments
c'est obéir plus à son grand-père, à sa grand-mère et aux
grands-parents de ceux-ci, qu'aux dieux qui sont en nous, à notre raison
et à notre expérience.
36
Une sottise de la piété pleine d'arrière-pensées.
Comment ! les inventeurs des antiques cultures, les premiers constructeurs d'instruments
et de cordeaux, de chariots, de canots et de maisons, les premiers observateurs
de la conformité des lois du système céleste et de la table de multiplication,
seraient différents des inventeurs et des observateurs de notre
temps et supérieurs à ceux-ci ? Les premiers pas auraient une valeur
que n'égaleraient pas tous nos voyages, toutes nos navigations circulaires
dans le domaine des découvertes ? Ainsi parle la voix du préjugé
; on argumente ainsi pour rabaisser l'importance de l'esprit actuel. Et pourtant
il est évident qu'autrefois le hasard fut le plus grand inventeur et le
plus grand observateur, le bienveillant inspirateur de cette époque ingénieuse
et que, pour les inventions les plus insignifiantes que l'on fait maintenant,
on use plus d'esprit, plus d'énergie et d'imagination scientifique qu'il
n'y en eut autrefois pendant de longues périodes.
37
Fausses conclusions que l'on tire de l'utilité. Lorsque l'on a démontré
la plus haute utilité d'une chose on n'a pas encore fait un pas pour expliquer
son origine : ce qui veut dire que l'on ne peut jamais expliquer, par l'utilité,
la nécessité de l'existence. Mais c'est précisément
le jugement contraire qui a dominé jusqu'à présent
et jusque dans le domaine de la science la plus sévère. Les astronomes
ne sont-ils pas allés jusqu'à prétendre que l'utilité
( supposée ) dans l'économie des satellites ( suppléer à
la lumière affaiblie par une trop grande distance du soleil, pour que les habitants
des astres ne manquassent pas de lumière ) était le but final de cette
économie et en expliquait l'origine ? On se souviendra aussi du raisonnement
de Christophe Colomb : la terre est faite pour l'homme, donc, s'il y a des contrées
il faut qu'elles soient habitées. « Est-il possible que le soleil répande
ses rayons sur le néant et que la veille nocturne des étoiles soit
prodiguée en vain à des mers sans voiles et à des régions
vides d'hommes ? »
38
Les instincts transformés par les jugements moraux. Le même
instinct devient un sentiment pénible de lâcheté, sous l'impression
du blâme que les meeurs ont fait reposer sur lui : ou bien un sentiment
agréable d'humilité, si une morale, telle que la morale chrétienne,
l'a pris à ceeur et l'a appelé bon. Ce qui signifie que cet instinct
jouira soit d'une bonne, soit d'une mauvaise conscience ! En soi, comme tout instinct,
il est indépendant de la conscience, il ne possède ni un caractère, ni
une désignation morale, et n'est pas même accompagné d'un
sentiment de plaisir ou de déplaisir déterminé : il ne fait
qu'acquérir tout cela, comme une seconde nature, lorsqu'il entre en relation
avec d'autres instincts qui ont déjà reçu le baptême
du bien et du mal, ou si l'on reconnaît qu'il est l'attribut d'un être
que le peuple a déjà déterminé et évalué
au point de vue moral. Ainsi les anciens Grecs avaient d'autres sentiments
sur l'envie que nous autres ; Hésiode la nomme parmi les effets de la bonne
et bienfaisante Eris et il ne se choquait pas à la pensée que les
dieux eussent quelque chose d'envieux : phénomène compréhensible
dans un état de choses dont l'émulation était l'âme
; l'émulation, elle, était considérée comme bonne
et appréciée comme telle. De même les Grecs différaient
de nous dans l'évaluation de l'espérance : ils la considéraient
comme aveugle et perfide ; Hésiode a indiqué dans une fable ce que
l'on peut dire de plus violent contre elle, et ce qu'il dit est si étrange
qu'aucun interprète nouveau n'y a compris quelque chose, - car c'est contraire
à l'esprit moderne qui a appris du christianisme à croire à
l'espérance comme à une vertu. Chez les Grecs, par contre, la connaissance
de l'avenir ne paraissait pas entièrement fermée, et l'interrogation de
l'avenir était devenue, dans des cas innombrables, un devoir religieux
; alors que nous nous contentons de l'espérance, les Grecs, grâce
aux prédictions de leurs devins, estimaient fort peu l'espérance
et l'abaissaient à la hauteur d'un mal ou d'un danger. Les juifs,
qui considéraient la colère autrement que nous, l'ont sanctifiée
: c'est pourquoi ils ont placé la sombre majesté qui l'accompagnait
si haut qu'un Européen ne saurait l'imaginer : ils ont façonné
la sainteté de leur Jéhovah en colère d'après la sainteté
de leurs prophètes en colère. Les grands courroucés parmi les Européens,
si on les évalue d'après une telle mesure, ne sont, en quelque sorte, que
des créatures de seconde main.
39
Le préjugé de l' « esprit pur ». Partout où
a régné la doctrine de la spiritualité pure, elle a détruit
par ses excès la force nerveuse : elle enseignait à mépriser le
corps, à le négliger ou à le tourmenter, à tourmenter
et à mépriser l'homme lui-même, à cause de tous ses
instincts ; elle produisait des âmes assombries, raidies et oppressées,
qui en outre, croyaient connaître la cause de leur sentiment de misère
et espéraient pouvoir la supprimer ! « Il faut qu'elle se trouve dans
le corps ! il est toujours encore trop florissant ! » ainsi concluaient-ils,
tandis qu'en réalité le corps, par ses douleurs, ne cessait de s'élever
contre le continuel mépris qu'on lui témoignait. Une extrême
nervosité, devenue générale et chronique, finissait par être
l'apanage de ces vertueux esprits purs : ils n'apprenaient plus à connaître
la joie que sous la forme de l'extase et autres prodromes de la folie et
leur système atteignait son apogée lorsqu'ils considéraient l'extase
comme point culminant de la vie et comme étalon pour condamner tout ce
qui est terrestre.
40
L'incessante réflexion sur les usages. Les nombreux préceptes
moraux que l'on tirait, à la hâte, d'un événement
unique et étrange finissaient très vite par devenir incompréhensibles
: il était tout aussi difficile d'en déduire des intentions que
de reconnaître la pénalité qui devait suivre une infraction
; on avait même des doutes sur le déroulement des cérémonies
; mais, tandis que l'on se concertait tout au long à ce sujet, l'objet
d'une pareille investigation grandissait en valeur, et ce qu'il y avait justemcnt
d'absurde dans une coutume finissait par devenir sacro-saint. Que l'on ne juge
pas à la légère la force que l'humanité a dépensée
là pendant des milliers d'années et surtout pas l'effet que produisaient
ces incessantes réflexions sur les usages ! Nous voici arrivés sur
l'immense terrain de manuvre de l'intelligence : non seulement les religions
s'y développent et s'y achèvent, mais la science, elle aussi, y trouve
ses précurseurs vénérables, quoique terribles encore ; c'est
là que le poète, le penseur, le médecin, le législateur
ont grandi ! La peur de l'incompréhensible qui, d'une façon équivoque,
exige de nous des cérémonies a revêtu peu à peu l'attrait
de l'hermétisme et, lorsque l'on ne parvenait pas à approfondir,
on apprenait à créer.
41
Pour déterminer la valeur de la vie contemplative. N'oublions pas, étant
des hommes de la vie contemplative, de quelle sorte furent les malheurs et les
malédictions qui atteignirent les hommes de la vie active par les différents
contrecoups de la contemplation, en un mot quel compte la vie active aurait
à nous présenter, à nous, si nous nous targuions avec trop
d'orgueil de nos bienfaits. Elle nous opposerait en premier lieu : les natures
dites religieuses qui, par leur nombre, prédominent parmi les contemplatifs
et en fournissent, par conséquent, l'espèce la plus commune ; elles ont,
de tout temps, agi de façon à rendre la vie difficile aux hommes
pratiques, à les en dégoûter si possible : obscurcir le ciel,
effacer le soleil, rendre la joie suspecte, déprécier les espérances,
paralyser la main active, c'est ce à quoi elles se sont entendues,
tout comme elles ont eu, pour les époques et les sentiments misérables,
leurs consolations, leurs aumônes, leurs mains tendues et leurs bénédictions.
En deuxième lieu : les artistes, une espèce d'hommes de la vie contemplative plus
rare que la religieuse, mais encore assez fréquente ; en tant qu'individus
ils ont généralement été insupportables, capricieux,
envieux, violents, querelleurs : cette impression est à déduire
de l'impression rassérénante et exaltante de leurs ceuvres. En troisième
lieu : les philosophes, une espèce où se trouvent réunies des forces
religieuses et artistiques, pourtant de façon qu'un troisième élément
s'y puisse placer, l'élément dialectique, le plaisir de disputer
; ils ont été à l'origine des mêmes maux que les hommes
religieux et les artistes, et, de plus, par leur penchant dialectique, ils ont
produit de l'ennui chez beaucoup d'hommes ; mais leur nombre fut toujours très
petit. En quatrième lieu : les penseurs et les ouvriers scientifiques ; ils ont
rarement cherché à produire des effets, se contentant de creuser
en silence leurs trous de taupe, ce qui fait qu'ils ont suscité peu d'ennui
et de plaisir ; étant des objets d'hilarité et de moquerie, ils
ont même, sans le vouloir, allégé l'existence des hommes de
la vie active. Enfin, la science a fini par devenir quelque chose de très utile
à tous : si, à cause de cette utilité, beaucoup d'hommes
prédestinés à la vie active se frayent un chemin vers la
science, à la sueur de leur front et non sans malédictions et casse-tête,
la foule des penseurs et des ouvriers scientifiques ne porte cependant pas la
responsabilité de leurs déboires : c'est là une « souffrance
infligée à soi-même».
42
Origine de la vie contemplative. Pendant les époques barbares, lorsque
règnent les jugements pessimistes à l'égard des hommes et du monde,
l'individu s'applique toujours, confiant dans la plénitude de sa force,
à agir conformément à ces jugements, c'est-à-dire
à mettre les idées en action, par la chasse, le pillage, la surprise,
la brutalité et le meurtre, y compris les formes affaiblies de ces actes,
seules tolérées dans le sein de la communauté. Mais si la
vigueur de l'individu se relâche, s'il se sent fatigué ou malade,
mélancolique ou rassasié, et, par conséquent, d'une façon
temporaire, sans désirs et sans appétits, il devient un homme relativement
meilleur, c'est-à-dire moins dangereux, et ses idées pessimistes
ne se formulent à présent que par des paroles et des réflexions,
par exemple sur ses compagnons, sa femme, sa vie ou ses dieux, et les jugements
qu'il émettra alors seront des jugements défavorables. Dans cet
état d'esprit il deviendra penseur et annonciateur, ou bien son imagination
développera ses superstitions, inventera des usages nouveaux, raillera
ses ennemis - : mais quoi qu'il puisse imaginer, toutes les productions de son
esprit refléteront nécessairement son état, donc un accroissement
de sa crainte et de sa fatigue, une diminution de son estime pour l'action et
la jouissance ; il faudra que la teneur de pareilles productions corresponde aux
éléments de l'état d'âme poétique, imaginatif
et sacerdotal : le jugement défavorable doit y régner. Plus tard,
tous ceux qui faisaient d'une façon continue ce qu'autrefois l'individu
faisait en cette disposition, ceux donc qui portaient des jugements défavorables,
vivaient mélancoliquement et demeuraient pauvres en actions, furent appelés
poètes ou penseurs, prêtres ou « médecins »- : parce qu'ils
n'agissaient pas suffisamment, on eût volontiers méprisé de
pareils hommes ou bien on les eût chassés de la commune ; mais il
y avait à cela un danger, ils s'étaient mis sur la piste
de la superstition et sur les traces de la puissance divine, on ne doutait pas
qu'ils ne disposassent de moyens appartenant à des puissances inconnues.
C'est en cette estime qu'étaient tenues les plus anciennes générations
de natures contemplatives, méprisées dans la mesure où
elles n'éveillaient pas la crainte. C'est sous cette forme masquée,
en ce respect douteux, avec un mauvais cur et un esprit souvent tourmenté,
que la contemplation a fait sa première apparition sur la terre, faible en même
temps que terrible, méprisée en secret et couverte publiquement
des marques d'un respect superstitieux ! Il faut dire ici comme toujours : pudenda
origo!
43
Combien de forces le penseur doit maintenant réunir en lui. Devenir
étranger aux considérations des sens, s'élever à
l'abstraction, autrefois on éprouvait vraiment cela comme une élévation
: nous ne pouvons plus avoir tout à fait les mêmes sentiments. L'ivresse
créée par les plus pâles images des mots et des choses, le
commerce avec les êtres invisibles, imperceptibles, intangibles, étaient
considérés comme existence dans un autre monde supérieur,
une existence née du profond mépris pour le monde perceptible aux
sens, ce monde séducteur et mauvais. « Ces abstractions n'éconduisent
plus, mais elles peuvent nous conduire ! » (* jeu de mots
sur führen, conduire et verführen, séduire. *)
à ces paroles on s'élançait comme si l'on voulait gravir
des sommets. Ce n'est pas le contenu de ces jeux spirituels, ce sont ces jeux
eux-mêmes qui furent « la chose supérieure » dans la préhistoire
de la science. De là l'admiration de Platon pour la dialectique, de là
sa foi enthousiaste dans le rapport nécessaire de celle-ci avec l'homme
bon, délivré des sens. Ce ne sont pas seulement les différentes
façons de connaître qui ont été découvertes
séparément et peu à peu, mais encore les moyens de la connaissance
en général, les conditions et les opérations, qui, dans l'homme,
précèdent l'acte de connaître. Et toujours il semblait que l'opération
nouvellement découverte, ou les états d'âme nouveaux ne fussent
point des moyens pour arriver à toute connaissance, mais le but désiré,
la teneur et la somme de ce qu'il faut connaître. Le penseur a besoin de
l'imagination, de l'élan, de l'abstraction, de la spiritualisation, du
sens inventif, du pressentiment, de l'induction, de la dialectique, de la déduction,
de la critique, du groupement des matériaux, de la pensée impersonnelle,
de la contemplation et de la synthèse, et non moins de justice et d'amour à
l'égard de tout ce qui est, mais tous ces moyens ont été
considérés, chacun séparément, dans l'histoire de
la vie contemplative, comme but et comme but suprême, et ils ont
procuré à leurs inventeurs cette félicité qui emplit
l'âme humaine lorsqu'elle s'éclaire du rayonnement d'un but suprême.
44
Origine et signification. Pourquoi cette pensée revient-elle sans
cesse à mon esprit et prend-elle des couleurs de plus en plus vives ?
la pensée qu'autrefois les philosophes, lorsqu'ils étaient
sur la voie de l'origine des choses, s'imaginaient toujours qu'ils feraient des
découvertes d'une signification inappréciable pour toute espèce
d'action et de jugement ; on présupposait même que le salut des hommes
devait dépendre de l'intelligence qu'il avait de l'origine des choses :
maintenant au contraire, plus nous nous livrons à la recherche des origines,
moins notre intérêt participe à cette opération, toutes
nos évaluations, au contraire, tous les « intérêts »
que nous avons placés dans les choses, commencent à perdre leur
signification à mesure que nous reculons dans la connaissance pour serrer
de près les choses elles-mêmes, avec l'intelligence de l'origine l'insignifiance
de l'origine augmente : tandis que ce qui est proche, ce qui est en nous et autour
de nous commence peu à peu à s'annoncer riche de couleurs, de
beautés, d'énigmes et de significations, dont l'humanité
ancienne ne se doutait même pas en rêve. Jadis les penseurs tournaient
en rond comme des bêtes enfermées, dévorées d'une rage
secrète, l'aeil toujours fixé sur les barreaux de leur cage, bondissant
contre ces barreaux pour essayer de les briser ; et bienheureux semblait celui
qui, par un interstice, croyait voir quelque chose du dehors, de l'au-delà
et des lointains.
45
Un dénouement tragique de la connaissance. De tous les moyens d'exaltations
ce sont les sacrifices humains qui, de tous temps, ont le plus élevé
et spiritualisé l'homme. Et peut-être y a-t-il une seule idée
prodigieuse qui, maintenant encore, pourrait anéantir toute autre aspiration,
en sorte qu'elle remporterait la victoire sur la plus victorieuse, je veux
dire l'idée de l'humanité se sacrifiant elle-même. Mais à
qui devrait-elle se sacrifier ? On peut déjà jurer que, si jamais
la constellation de cette idée apparaît à l'horizon, la connaissance
de la vérité demeurera le seul but énorme à quoi
un pareil sacrifice serait proportionné, parce que pour la connaissance
aucun sacrifice n'est trop grand. En attendant le problème n'a jamais été
posé, on ne s'est jamais demandé si l'humanité dans son ensemble
était capable d'une démarche propre à faire progresser la
connaissance, et moins encore moins quel besoin de connaissance pousserait l'humanité
à s'offrir elle-même en holocauste pour mourir avec dans les yeux
la lumière d'une sagesse anticipée. Peut-être que lorsque l'on sera
parvenu à fraterniser avec les habitants d'autres planètes, dans l'intérêt
de la connaissance, et que, pendant quelques milliers d'années, on se sera
communiqué son savoir d'étoile en étoile, peut-être
qu'alors le flot d'enthousiasme provoqué par la connaissance aura atteint
une pareille hauteur !
46
Douter que l'on doute. « Quel mol oreiller que le doute pour une tête
bien faite ! » ce mot de Montaigne a toujours exaspéré
Pascal, car personne, justement n'avait autant que lui besoin d'un mol oreiller.
A quoi cela tenait-il donc?
47
Les mots nous barrent la route ! Partout où les anciens des premiers
âges plaçaient un mot ils croyaient avoir fait une découverte.
Combien en vérité il en était autrement ! ils avaient
touché à un problème et, en croyant l'avoir résolu, ils
avaient créé un obstacle à la solution. Maintenant,
pour atteindre la connaissance, il faut trébucher sur des mots devenus
éternels et durs comme la pierre, et la jambe se cassera plus facilement
que le mot.
48
« Connais-toi toi-même », c'est là toute la science.
Ce n'est que lorsque l'homme aura atteint la connaissance de toute chose qu'il
pourra se connaître lui-même. Car les choses ne sont que les frontières
de l'homme.
49
Le nouveau sentiment fondamental : notre nature définitivement périssable.
Autrefois, on cherchait à éveiller le sentiment de la souveraineté
de l'homme en montrant son origine divine : ceci est devenu maintenant un chemin
interdit, car à sa porte se dresse le singe, avec quelque autre gent animale
effroyable : il grince des dents, comme si il voulait dire : pas un pas
de plus dans cette direction ! On fait, par conséquent, des tentatives
dans la direction opposée : le chemin que prend l'humanité doit
servir à prouver sa souveraineté et sa nature divine. Hélas
! de cela aussi il n'en est rien ! Au bout de ce chemin se trouve l'urne funéraire
du dernier homme qui enterre les morts ( avec l'inscription : « nihil humani
a me alienum puto »). Aussi haut que son évolution puisse porter l'humanité
et peut-être sera-t-elle à la fin inférieure à
ce qu'elle a été au début ! il n'y a pour elle point
de passage dans un ordre supérieur, tout aussi peu que la fourmi et le
perce-oreille, à la fin de leur « carrière terrestre », entrent
dans l'éternité et le sein de Dieu. Le devenir traîne derrière
lui ce qui fut le passé : pourquoi y aurait-il pour une petite étoile
quelconque et pour une petite espèce sur cette étoile, une exception à
cet éternel spectacle ! Éloignons de nous de telles sentimentalités.
50
La foi en l'ivresse. Les hommes qui connaissent des moments de sublime
ravissement, et qui, en temps ordinaires, à cause du contraste et de l'extrême
usure de leurs forces nerveuses, se sentent misérables et désolés,
considèrent de pareils moments comme la véritable manifestation d'eux-mêmes,
de leur « moi », la misère et la désolation, par contre, comme l'effet
du « non-moi » ; c'est pourquoi ils pensent à leur entourage, leur
époque, leur monde tout entier, avec des sentiments de vengeance. L'ivresse
passe à leurs yeux pour être la vie vraie, le moi véritable
: ailleurs ils voient des adversaires et des empêcheurs de l'ivresse, quelle
que soit l'espèce de cette ivresse, spirituelle, morale, religieuse ou artistique.
L'humanité doit une bonne part de ses malheurs à ces ivrognes enthousiastes
: car ce sont d'insatiables semeurs de l'ivraie du mécontentement de soi
et des autres, du mépris de l'époque et du monde, et surtout de
la lassitude. Peut-être tout un enfer de criminels ne saurait-il produire
ces suites néfastes et lointaines, ces effets lourds et inquiétants
qui corrompent la terre et l'air, et qui sont l'apanage de cette noble petite
communauté d'êtres effrénés, fantasques et à
demi-fous, de génies qui ne savent pas se dominer et qui ne parviennent
à toutes les jouissances d'eux-mêmes que s'ils se perdent complètement
: tandis qu'au contraire le criminel donne souvent encore une preuve d'admirable
domination de soi, de sacrifice et de sagesse, et maintient vivantes ces qualités
chez ceux qui le craignent. Par lui la voûte céleste qui s'élève
au-dessus de la vie devient peut-être dangereuse et obscure, mais l'atmosphère
demeure vigoureuse et sévère. De plus, ces illuminés mettent
toutes leurs forces à propager la foi en l'ivresse, comme étant
la vie par excellence : redoutable croyance ! Tout comme l'on corrompt maintenant
à bref délai les sauvages par l' « eau de feu » qui les
fait périr, l'humanité a été corrompue dans son ensemble,
lentement et foncièrement, par l'eau de feu spirituelles des sentiments enivrants
et par ceux qui en maintenaient vivace le désir : peut-être finira-t-elle
par en périr.
51
Tels que nous sommes ! « Soyons indulgents envers les grands borgnes
! » a dit Stuart Mill : comme s'il fallait demander de l'indulgence
là où l'on est habitué à accorder de la croyance
et même de l'admiration ! Je dis : soyons indulgents à l'égard
des hommes à deux yeux, les grands et les petits, car, tels que nous sommes,
nous n'arriverons pas au-delà de l'indulgence !
52
Où sont les nouveaux médecins de l'âme ? Ce sont les
moyens de consolation qui ont imprimé à la vie ce caractère foncièrement
misérable auquel on croit maintenant : la plus grande maladie des hommes
est née de la lutte contre les maladies, et les remèdes apparents ont produit
à la longue un mal pire que celui qu'ils étaient censés
éliminer. Par ignorance, l'on considérait les remèdes stupéfiants
et engourdissants qui agissaient immédiatement, ce que l'on appelait des
« consolations », comme ( les curatifs proprement dits ; on ne remarquait
même pas que l'on payait souvent ce soulagement immédiat par une
altération de la santé, profonde et générale, que
les malades souffraient des effets de l'ivresse, puis de l'absence d'ivresse et
enfin d'un sentiment d'inquiétude, d'oppression, de tremblements nerveux
et de malaise général. Lorsque l'on était tombé malade
jusqu'à un certain degré, on ne guérissait plus,
les médecins de l'âme y veillaient au milieu de la confiance et de
la vénération générale. On dit, avec raison,
que Schopenhauer a été le premier à avoir de nouveau pris
au sérieux les souffrances de l'humanité : où est celui qui
s'avisera enfin de prendre au sérieux les remèdes à ces souffrances
et qui mettra au pilori l'inqualifiable charlatanisme avec lequel jusqu'à
présent l'humanité a traité les maladies de l'âme sous
les noms les plus sublimes ?
53
Abus envers les consciencieux. Ce sont les gens consciencieux et non pas
ceux qui manquaient de conscience qui eurent terriblement à souffrir sous
la pression des exhortations à la pénitence et de la crainte de
l'enfer, surtout s'ils étaient en même temps des hommes d'imagination.
On a donc attristé la vie de ceux justement qui avaient le plus besoin
de sérénité et d'images agréables non seulement
pour leur propre réconfort et leur propre guérison, mais pour que
l'humanité puisse se réjouir de leur aspect et absorber en elle
le rayonnement de leur beauté. Hélas ! combien de cruauté
superflues, combien de mauvais traitements sont venus des religions qui ont inventé
le péché ! Et des hommes qui, par ces religions, ont voulu avoir
la plus haute jouissance de leur pouvoir !
54
Les idées sur la maladie. Tranquilliser l'imagination du malade
pour qu'il n'ait plus à souffrir des idées qu'il se fait de sa
maladie, plus que de la maladie elle-même, je pense que c'est déjà
quelque chose ! Et même ce n'est pas peu ! Comprenez-vous maintenant notre
tâche ?
55
Les « chemins ». Les prétendus « raccourcis » ont
toujours fait courir à l'humanité les plus grands dangers ; lorsqu'elle
apprend la bonne nouvelle qu'un chemin plus court a été trouvé,
l'humanité quitte toujours son propre chemin et elle perd le chemin.
56
L'apostat de l'esprit libre. Qui donc aurait une aversion contre les hommes
pieux et fermes dans leur foi ? Ne les regardons-nous pas, au contraire, avec
une vénération silencieuse, en nous réjouissant de leur aspect,
avec le regret profond que ces hommes excellents n'aient pas les mêmes sentiments
que nous ? Mais d'où vient cette aversion soudaine et sans raison contre
celui qui a possédé toute la liberté d'esprit et qui est
devenu « croyant » ? Lorsque nous y songeons nous avons l'impression d'avoir
vu un spectacle dégoûtant qu'il nous faudrait vite effacer de notre
âme ! Ne tournerions-nous pas le dos à l'homme le plus vénéré
si nous avions à ce sujet quelque soupçon à son égard
? Et ce ne serait pas puisque nous le condamnerions au point de vue moral, mais
à cause du dégoût et de l'effroi qui nous prendraient soudain
! D'où vient cette sévérité de sentiment ? Peut-être
l'un ou l'autre voudrait-il nous faire entendre qu'au fond nous ne sommes pas
tout à lait sûrs de nous-mêmes ! Que nous plantons autour
de nous, au bon moment, les buissons du mépris le plus épineux,
pour qu'au moment décisif où l'âge nous rend f~iibles et oublieux,
nous ne puissions plus enjamber notre mépris ! Franchement, cette
supposition porte à faux, et celui qui la fait ne sait rien de ce qui
agite et détermine l'esprit libre : comme ce dernier est loin de trouver
le changement de ses opinions méprisable en soi ! Combien il vénère,
au contraire, la faculté de changer son opinion, une qualité rare
et supérieure, surtout lorsqu'on la garde jusqu'à un âge
avancé ! Et son orgueil ( et non sa pusillanimité ) va jusqu'à
cueillir les fruits défendus du spernere se sperni et du spernere
se ipsum, loin de s'arrêter à la crainte qu'ils inspirent aux
vaniteux et aux timorés. De plus, la doctrine de l'innocence de toutes
les opinions lui paraît aussi certaine que la doctrine de l'innocence de
toutes les actions : comment pourrait-il se faire le juge et le bourreau des apostats
de la liberté intellectuelle ? L'aspect d'un tel apostat le touche par
contre de la même façon dont l'aspect d'une maladie répugnante
touche un médecin : le dégoût physique devant ce qui est spongieux,
amolli, envahissant, purulent, surmonte un instant la raison et la volonté
d'aider. Ainsi notre bonne volonté est terrassée par l'idée
de la monstrueuse déloyauté qui a dû dominer chez l'apostat
de l'esprit libre, par l'idée d'une dégénérescence
générale rongeant jusqu'à l'ossature du caractère.
57
Autre crainte, autre certitude. Le christianisme avait fait planer sur
la vie une menace illimitée et toute nouvelle, et créé, de
même, des certitudes, des jouissances, des récréations toutes
nouvelles et de nouvelles évaluations des choses. Notre siècle nie l'existence
de cette menace, et en bonne conscience : et pourtant il traîne encore après
lui les vieilles habitudes de la certitude chrétienne, de la jouissance,
de la récréation, de l'évaluation chrétiennes ! Et
jusque dans ses arts et ses philosophies les plus nobles ! Comme tout cela doit
paraître faible et usé, boiteux et gauche, arbitrairement fanatique
et, avant tout, combien incertain tout cela doit paraître, maintenant que
le terrible vis-à-vis de tout cela s'est perdu : l'omniprésente
crainte du chrétien pour son salut éternel !
58
Le christianisme et les passions. On devine dans le christianisme une grande
protestation populaire contre la philosophie : la raison des sages anciens avait
déconseillé à l'homme les passions, le christianisme veut
les lui rendre. A cette fin, il dénie toute valeur morale à la
vertu, telle que l'entendaient les philosophes, comme une victoire de la
raison sur la passion, condamne d'une façon générale,
toute espèce de bon sens et invite les passions à se manifester avec la
plus grande mesure de force et de splendeur : comme amour de Dieu, crainte de
Dieu, foi fanatique en Dieu, espérance aveugle en Dieu.
59
L'erreur comme cordial. On dira ce que l'on voudra, mais il est certain
que le christianisme a voulu délivrer l'homme du poids des engagements
moraux en croyant montrer le chemin le plus court vers la perfection : tout comme
quelques philosophes croyaient pouvoir se soustraire à la dialectique
pénible et longue et à la récolte de faits sévèrement
contrôlés, en renvoyant à une « voie royale vers la vérité
». C'était une erreur dans les deux cas, mais pourtant un grand
cordial pour les désespérés mourant de fatigue dans le désert.
60
Tout esprit finit par devenir réellement visible. Le christianisme
s'est assimilé tout l'esprit d'un nombre incalculable d'individus qui avaient
besoin d'assujettissement, de tous ces subtils ou grossiers enthousiastes de l'humiliation
et de la dévotion. Il s'est ainsi débarrassé de lourdeur
campagnarde à quoi l'on pense par exemple vivement en voyant la
première image de l'apôtre Pierre pour devenir une religion très
spirituelle, avec un visage marqué de mille rides, de faux-fuyants et d'arrière-pensées
; il a donné de l'esprit à l'humanité européenne,
et rie s'est pas contenté de la rendre astucieuse au point de vue théologique.
Dans cet esprit, allié à la puissance et très souvent à
la profonde conviction et à la loyauté de l'abnégation,
il a façonné les individualités les plus subtiles qu'il y
ait jamais eu dans la société humaine : les figures du plus haut
clergé catholique, surtout lorsque celles-ci tiraient leur origine d'une
famille noble et apportaient, dès l'origine, la grâce innée des gestes,
la force dominatrice du regard, de belles mains et des pieds fins. Là
le visage humain atteint cette spiritualisation que produit le flot continuel
de deux espèces de bonheur ( le sentiment de puissance et le sentiment de soumission
), une fois qu'un style de vie très concerté a dompté l'animal dans
l'homme ; là une activité qui consiste à bénir,
à pardonner les péchés, à représenter la
divinité, maintient sans cesse en éveil, dans l'âme, et même
dans le corps, le sentiment d'une mission surhumaine ; là règne ce mépris
noble de la fragilité du corps, du bien-être et du bonheur, propre
aux soldats de naissance ; on met sa fierté dans l'obéissance, ce
qui est le signe distinctif de tous les aristocrates ; on trouve son idéalisme
et son excuse dans l'énorme impossibilité de sa tâche. La
puissante beauté et la finesse des princes de l'Église ont toujours
démontré chez le peuple la vérité de l'Église
; une brutalisation momentanée du clergé ( comme du temps de Luther
) amène toujours la croyance au contraire. Et ce résultat de la
beauté et de la finesse humaines, dans l'harmonie de la figure, de l'esprit
et de la tâche, serait anéanti en même temps que finissent
les religions ? Et il n'y aurait pas moyen d'atteindre quelque chose de plus haut,
ni même d'y songer ?
61
Le sacrifice nécessaire. Ces hommes sérieux, solides, loyaux,
d'une sensiblité profonde qui sont maintenant encore chrétiens de
caeur : ils se doivent à eux-mêmes d'essayer une fois, pendant un
certain temps, de vivre sans christianisme ; ils doivent à leur foi d'élire
ainsi domicile « dans le désert » afin d'acquérir
le droit d'être juges dans la question de savoir si le christianisme est
nécessaire. En attendant, ils demeurent attachés à leur
glebe et maudissent le monde qui se trouve au-delà : ils s'irritent même
lorsque quelqu'un donne à entendre que c'est justement au-delà
que se trouve le monde entier, que le christianisme n'est, somme toute, qu'un
recoin ! Non, votre témoignage n'aura de poids que lorsque vous aurez vécu
pendant des années sans christianisme, avec un loyal désir de pouvoir,
au contraire, exister sans lui : jusqu'à ce que vous vous en soyez éloigné,
loin, bien loin. Si ce n'est pas le mal du pays qui vous ramène au bercail, mais
un jugement fondé sur une comparaison sévère, votre retour signifiera
quelque chose ! Les hommes de l'avenir agiront un jour ainsi avec tous
les jugements des valeurs du passé ; il faut les revivre volontairement
encore une fois, et de même leurs contraires, pour avoir enfin le
droit de les passer au crible.
62
De l'origine des religions. Comment quelqu'un peutil considérer
comme une révélation sa propre opinion sur les choses ? C'est là
le problème de la formation des religions : un homme entrait chaque fois en jeu
chez qui ce phénomène était possible. La condition première c'était
qu'il crût déjà précédemment aux révélations.
Soudain, une nouvelle idée lui vient un jour, son idée, et ce qu'il
y a d'enivrant dans une grande hypothèse personnelle qui embrasse l'existence
et le monde tout entier, pénètre avec tant de puissance dans sa conscience,
qu'il n'ose pas se croire le créateur d'une telle béatitude, et
qu'il en attribue la cause, et aussi la cause qui occasionne cette pensée
nouvelle, à son Dieu : en tant que révélation de ce Dieu.
Comment un homme pourrait-il être l'auteur d'un si grand bonheur ?
interroge son doute pessimiste. En outre d'autres leviers agissent en secret :
on fortifie par exemple une opinion devant soi-même en la considérant
comme une révélation, on lui enlève ainsi ce qu'elle a d'hypothétique,
on la soustrait à la critique et même au doute, on la rend sacrée.
Il est vrai que l'on s'abaisse de la sorte au rôle d'organe, mais notre
pensée finit par être victorieuse sous le nom de pensée divine,
ce sentiment de demeurer vainqueur avec elle en fin de compte, ce sentiment
l'emporte sur le sentiment d'abaissement. Un autre sentiment s'agite encore à
l'arrièreplan : lorsque l'on élève son produit au-dessus de soi, faisant,
en apparence, abstraction de sa propre valeur, on garde pourtant une espèce d'allégresse
de l'amour paternel et de la fierté paternelle qui efface tout, qui fait
encore plus qu'effacer.
63
Haine du prochain. En admettant que nous considérons notre prochain
comme il se considère lui-même Schopenhauer appelle cela de la compassion,
( * jeu de mots sur Mitleid, compassion et Ein-Leid,
Einleidigkeit ; mots inventés par Nietzsche qui signifient littéralement
: souffrance une. *)ce serait plus exactement de l'auto-passion,
nous serions forcés de le haïr, si, comme Pascal, il se croit lui-même
haïssable. Et c'était bien le sentiment général de Pascal
à l'égard des hommes, et aussi celui de l'ancien christianisme
que, sous Néron, l'on « convainquit » de l'odium generis humani,
comme rappporte Tacite.
64
Les désespérés. Le christianisme possède le flair
du chasseur pour tous ceux que, de quelque façon que ce soit, on peut acculer
au désespoir, seule une partie de l'humanité en est capable.
Il est toujours à la poursuite de ceux-ci, toujours à l'affût.
Pascal fit l'expérience d'amener chacun au désespoir, au moyen de
la connaissance la plus incisive ; la tentative échoua, à
son nouveau désespoir.
65
Brahmanisme et christianisme. Il y a des recettes pour arriver au sentiment
de puissance : d'une part pour ceux qui savent se dominer eux-mêmes et auxquels,
par ce fait, le sentiment de puissance est déjà familier ; d'autre
part, pour ceux qui en sont incapables. Le brahmanisme a eu soin des hommes de
la première espèce, le christianisme des hommes de la seconde.
66
Faculté de vision. A travers tout le Moyen Age, le signe distinctif
et véritable de l'humanité supérieure était la faculté
d'avoir des visions c'est-à-dire d'être possédé
d'un profond trouble cérébral ! Et, au fond, les règles de vie,
de toutes les natures supérieures du Moyen Age ( les natures religieuses
) visent à rendre l'homme capable de visions. Quoi d'étonnant si
l'estime exagérée où l'on tient les personnes à moitié
dérangées, fantasques, fanatiques, soi-disant géniales, ait
persisté jusqu'à nos jours ? « Elles ont vu des choses que d'autres
ne voient pas » certes ! et cela devrait nous mettre en garde contre elles
et nullement nous rendre crédules !
67
Le prix des croyants. Celui qui tient tellement à ce que l'on ait
foi en lui qu'il garantit le ciel en récompense de cette croyance, qu'il
le garantit à tout le monde, même au larron sur la croix,
celui-là a dû souffrir d'un doute épouvantable et apprendre
à connaître les crucifiements de toute espèce : autrement il ne
payerait pas ses croyants un prix aussi élevé.
68
Le premier chrétien. Le monde entier croit encore au métier
d'auteur chez le « Saint-Esprit », ou subit les contrecoups de cette croyance
: si l'on ouvre la Bible c'est pour « s'édifier », pour trouver
à sa propre misère, grande ou petite, un mot de consolation, bref
on s'y cherche et un s'y trouve soi-même. Qu'elle rapporte aussi l'histoire
d'une âme des plus ambitieuses et des plus importunes, d'un esprit aussi
plein de superstition que d'astuce, l'histoire de l'apôtre Paul,
qui le sait en dehors de quelques savants ? Pourtant, sans cette histoire singulière,
sans les troubles et les orages d'un tel esprit, d'une telle âme, il n'y
aurait pas de monde chrétien ; à peine aurions-nous entendu parler
d'une petite secte juive dont le maître mourut en croix. Il est vrai que,
si l'on avait compris à temps cette histoire, si l'on avait lu, véritablement
lu, les écrits de saint Paul, non pas comme on lit les révélations
du « Saint-Esprit », mais avec la droiture d'un esprit libre et primesautier,
sans songer à toute notre détresse personnelle pendant quinze
cents ans il n'y eut pas de pareils lecteurs -, il y a longtemps que c'en serait
fait du christianisme : tant il est vrai que ces pages du Pascal juif mettent
à nu les origines du christianisme, tout comme les pages du Pascal français
nous dévoilent sa destinée et la raison de son issue fatale. Si
le vaisseau du christianisme a jeté par-dessus son bord une bonne part
de son lest judaïque, s'il est entré, s'il a pu entrer dans les eaux
du paganisme, c'est à l'histoire d'un seul homme qu'il le doit,
de cette nature tourmentée, digne de pitié, de cet homme désagréable
aux autres et à lui-même. Il souffrait d'une idée fixe, ou
plutôt d'une question fixe, toujours présente et toujours brûlante
: qu'en était-il de la Loi juive ? de l'accomplissement de cette Loi ?
Dans sa jeunesse, il avait voulu y satisfaire lui-même, avide de cette suprême
distinction que pouvaient imaginer les juifs, ce peuple qui a poussé
l'imagination du sublime moral plus haut que tout autre peuple et qui a seul réuni
la création d'un Dieu saint, avec l'idée du péché
considéré comme manquement à cette sainteté. Saint
Paul était devenu à la fois le défenseur fanatique et le
garde d'honneur de ce Dieu et de sa Loi. Sans cesse en lutte et aux aguets contre
les transgresseurs de cette Loi et contre ceux qui la mettaient en doute, il était
dur et impitoyable pour eux et disposé à les punir de la façon
la plus rigoureuse. Et voici qu'il fit l'expérience sur sa propre personne
qu'un homme tel que lui violent, sensuel, mélancolique, comme il
l'était, raffinant la haine ne pouvait pas accomplir cette Loi ;
bien plus, et ce qui lui parut le plus étrange : il s'aperçut que
son ambition effrénée était continuellement provoquée
à l'enfreindre et qu'il lui fallait céder à cet aiguillon.
Qu'est-ce à dire ? Était-ce bien « l'inclination charnelle »
qui, toujours à nouveau, le forçait à transgresser la Loi
? N'était-ce pas plutôt, comme il s'en douta plus tard, derrière
cette inclination, la Loi elle-même qui devait sans cesse prouver son caractère
irréalisable et poussait à la transgression, avec un charme irrésistible
? Mais en ce temps-là il ne possédait pas encore cette échappatoire.
Peut-être avait-il sur la conscience, ainsi qu'il le fait entrevoir, la
haine, le crime, la sorcellerie, l'idolâtrie, la luxure, l'ivrognerie, le
plaisir dans la débauche et dans l'orgie et quoi qu'il pût
faire pour soulager cette conscience et, plus encore, son désir de domination,
par l'extrême fanatisme qu'il mettait dans la défense et la vénération
de la Loi, il avait des moments où il se disait : « Tout est en vain
! La torture de l'inaccomplissement de la Loi est insurmontable. » Luther
a dû éprouver un sentiment analogue lorsqu'il voulut devenir, dans
son cloître, l'homme de l'idéal ecclésiastique et ce qui arriva
à Luther qui se mit un jour à haïr et l'idéal
ecclésiastique, et le pape, et ses saints, et tout le clergé, avec
une haine d'autant plus mortelle qu'il ne pouvait se l'avouer arriva aussi
à saint Paul. La Loi devint la croix où il se sentait cloué
: combien il la haïssait ! combien il lui en voulait ! comme il se mit à
fureter de tous côtés pour trouver un moyen propre à l'anéantir
et non plus à l'accomplir dans sa propre personne ! Mais voici
qu'enfin le jour se fit tout à coup dans son esprit, grâce à
une vision, comme il ne pouvait en être autrement chez cet épileptique,
une idée salvatrice le frappe : lui, le fougueux zélateur de la
Loi qui, au fond de son âme, en était fatigué jusqu'à
la mort, voit apparaître sur une route solitaire le Christ avec un rayonnement
divin sur le visage, et saint Paul entend ces paroles : « Pourquoi me persécutes-tu
? » Or, en substance, voici ce qui s'était passé : son esprit
s'était tout à coup éclairci, et il s'était dit :
« L'absurdité, c'est précisément de persécuter
ce Jésus ! Le voilà l'expédient que je cherchais, voilà
la vengeance complète, là et nulle part ailleurs je n'ai entre les mains
le destructeur de la Loi ! » Le malade à l'orgueil tourmenté
se sent du même coup revenir à la santé, le désespoir
moral s'est envolé car la morale elle-même s'est envolée,
anéantie c'est-à-dire accomplie, là -haut, sur la
croix ! Jusqu'à présent cette mort ignominieuse lui avait tenu
lieu d'argument principal contre cette « vocation messianique » dont parlaient
les disciples de la nouvelle doctrine : mais qu'adviendrait-il si elle avait été
nécessaire, pour abolir la Loi ? Les conséquences énormes
de cette idée subite, de cette solution de l'énigme, tourbillonnent
devant ses yeux, et il devient tout à coup le plus heureux des hommes,
la destinée des juifs, non, la destinée de l'humanité
tout entière, lui semble liée à cette seconde d'illumination soudaine,
il tient l'idée des idées, la clef des clefs, la lumière des lumières
; autour de lui gravite désormais l'histoire ! Dès lors il est l'apôtre
de l'anéantissement de la Loi ! Mourir au mal cela veut dire aussi
mourir à la Loi ; vivre selon la chair c'est vivre aussi selon
la Loi ! Être devenu un avec le Christ cela veut dire être
devenu, comme lui, destructeur de la Loi ; être mort en Christ cela
veut dire aussi mort à la Loi ! Quand même il serait possible de
pécher encore, ce ne serait du moins pas contre la Loi ; « je suis en
dehors d'elle », dit-il, et il ajoute : « Si je voulais maintenant confesser
de nouveau la Loi et m'y soumettre, je rendrais le Christ complice du péché
» ; car la Loi n'existait que pour engendrer toujours le péché,
comme un sang corrompu fait sourdre la maladie ; Dieu n'aurait jamais pu décider
la mort du Christ si l'accomplissement de la Loi avait été possible
sans cette mort ; désormais non seulement tous les péchés
nous sont remis, mais le péché lui-même est aboli ; désormais
la Loi est morte, désormais est mort l'esprit charnel où elle habitait
ou bien du moins cet esprit est en train de mourir, de tomber en putréfaction.
Quelques jours à vivre encore au sein de cette putréfaction !
tel est le sort du chrétien, avant qu'uni avec le Christ il ne ressuscite
avec le Christ, participant avec le Christ à la gloire divine, désormais
« fils de Dieu » comme le Christ. Ici l'exaltation de saint Paul
est à son comble et avec elle l'effronterie de son âme, l'idée
de l'union avec le Christ lui a fait perdre toute pudeur, toute mesure, toute
soumission, et l'indomptable volonté de domination se révèle dans
un enivrement anticipant la gloire divine. Tel fut le premier chrétien,
l'inventeur du christianisme ! Avant lui il n'y avait que quelques sectaires juifs.
69
Inimitable. Il y a une énorme tension entre l'envie et l'amitié,
entre le mépris de soi et la fierté : les Grecs vivaient dans la
première, les chrétiens dans la seconde.
70
A quoi sert un intellect grossier. L'église chrétienne est
une encyclopédie des cultes d'autrefois, des conceptions d'origines multiples,
et c'est pour cela qu'elle a tant de succès avec ses missions : elle pouvait aller
jadis et elle peut encore maintenant aller où elle veut, elle se trouvait.
et elle se trouve toujours en présence de quelque chose qui lui ressemble,
à quoi elle peut s'assimiler, et substituer peu à peu son sens
propre. Ce n'est pas ce qu'elle a en elle de chrétien, mais ce qu'il y
a d'universellement païen dans ses usages qui est cause du développement
de cette religion universelle ; ses idées qui ont leurs racines en même
temps dans l'esprit judaïque et dans l'esprit hellénique, ont su s'élever
dès l'abord, tant au-dessus des séparations et des subtilités de
races et de nations qu'au-dessus des préjugés. Bien que l'on ait
le droit d'admirer cette force de marier les choses les plus différentes,
il ne faut cependant pas oublier les qualités méprisables de cette
force, cette étonnante grossièreté, cette sobriété
de son intellect, au moment où l'Église s'est formée, qui
lui permettaient de s'accommoder ainsi de tous les régimes et de digérer
les contradictions comme les cailloux.
71
La vengeance chrétienne contre Rome. Rien ne fatigue peut-être
autant que l'aspect d'un perpétuel vainqueur, on avait vu Rome s'assujettir
pendant deux cents ans, un peuple après l'autre, le cercle était accompli,
tout avenir semblait arrêté, toute chose était préparée
à durer éternellement, et lorsque l'empire construisait,
on construisait avec l'arrière-pensée de l' « aere perennius » ;
nous qui ne connaissons que la « mélancolie des ruines »,
pouvons à peine comprendre cette mélancolie toute différente
des constructions éternelles, contre quoi il fallait tâcher de se
défendre comme on pouvait, par exemple avec la légèreté
d'Horace. D'autres cherchèrent d'autres consolations contre la fatigue qui frisait
le désespoir, contre la conscience mortelle que dès lors tous mouvements
de la pensée et du cur seraient sans espoir, que partout guettait
la grosse araignée qui boirait impitoyablement tout le sang qui pouvait
encore couler. Cette haine muette du spectateur fatigué, longue
d'un siècle, cette haine contre Rome partout où dominait Rome, finit par
se décharger dans le christianisme qui résuma Rome, le « monde
» et le « péché », dans un seul sentiment ; on se vengea
de Rome en imaginant la fin du monde prochaine et soudaine, on se vengea de Rome
en introduisant de nouveau un avenir Rome avait su tout transformer en
histoire de son passé et de son présent un avenir avec lequel
Rome ne supporterait pas la comparaison ; on se vengea de Rome en rêvant
du Jugement dernier, et le juif crucifié, symbole du salut, apparaissait
comme la plus profonde dérision, en face des superbes préteurs des
provinces romaines, car dès lors ils apparurent comme les symboles de la perdition
et du « monde » mûr pour la chute.
72
L' « outre-tombe ». Le christianisme trouva la conception des peines
infernales dans tout l'Empire romain : les nombreux cultes mystiques avaient couvé
cette idée avec une complaisance toute particulière, comme si c'était
là l'uf le plus fécond de leur puissance. Épicure
ne croyait rien pouvoir faire de plus grand pour ses semblables que d'extirper
cette croyance jusque dans ses racines : son triomphe a trouvé son plus
bel écho dans la bouche d'un disciple de sa doctrine, disciple sombre,
mais venu à la clarté, le Romain Lucrèce. Hélas ! son triomphe
vint trop tôt, le christianisme prit sous sa protection particulière
la croyance aux épouvantes du Styx, qui se flétrissait déjà ,
et il fit bien ! Comment, sans ce coup d'audace en plein paganisme, aurait-il
pu remporter la victoire sur la popularité des cultes de Mitra et d'Isis
? C'est ainsi qu'il mit les gens craintifs de son côté, les
adhérents les plus enthousiastes d'une foi nouvelle ! Les juifs, étant
un peuple qui tenait et tient à la vie, comme les Grecs et plus encore
que les Grecs, avaient peu cultivé cette idée. La mort définitive,
comme châtiment du pécheur, la mort sans résurrection, comme
menace extrême, voilà qui impressionnait suffisamment ces
hommes singuliers qui ne voulaient pas se débarrasser de leur corps, mais
qui, dans leur égypticisme raffiné, espéraient se sauver
pour toute éternité. ( Un martyr juif dont il est question au deuxième
livre des Macchabées, ne songe pas à renoncer aux entrailles qui
lui ont été arrachées ; il tient à les avoir lorsque
ressusciteront les morts cela est bien juif ! ) Les premiers chrétiens
étaient bien loin de l'idée des peines éternelles, ils pensaient
être délivrés « de la mort » et ils attendaient, de
jour en jour, une métamorphose et non plus une mort. ( Quelle étrange
impression a dû produire le premier décès parmi ces gens qui étaient
dans l'attente ! Quel mélange d'étonnement, d'allégresse,
de doute, de pudeur et de passion ! c'est là vraiment un sujet
digne du génie d'un grand artiste ! ). Saint Paul ne sut rien dire de mieux
à la louange de son Sauveur si ce n'est qu'il avait ouvert à chacun
les portes de l'immortalité, il ne croyait pas encore à
la résurrection de ceux qui n'étaient pas sauvés ; bien plus,
en raison de sa doctrine de la Loi inaccomplissable et de la mort considérée
comme conséquence du péché, il soupçonnait même
que personne en somme n'était jusqu'alors devenu immortel ( sauf un petit
nombre, un petit nombre d'élus, par la grâce et sans mérite
) ; ce n'est que maintenant que l'immortalité commençait à
ouvrir ses portes, et peu d'élus y auraient accès : l'orgueil de
l'élu ne peut pas manquer d'ajouter cette restriction -. Ailleurs, lorsque
l'instinct de vie n'était pas aussi grand que parmi les juifs et les juifs
chrétiens, et lorsque la perspective de l'immortalité ne paraissait
pas, simplement, plus précieuse que la perspective d'une mort définitive,
l'adjonction, païenne il est vrai, mais point totalement anti judaïque
de l'enfer devint un instrument propice aux mains des missionnaires : alors naquit
cette nouvelle doctrine que le pécheur et le non-sauvé sont, eux
aussi, immortels, la doctrine de la damnation éternelle, et cette doctrine
fut plus puissante que l'idée de la mort définitive qui se mit à
pâlir dès lors. C'est la science qui a dû refaire la conquête
de cette idée, en repoussant en même temps toute autre représentation
de la mort et toute espèce de vie dans l'au-delà . Nous sommes devenus
plus pauvres d'une chose intéressante : la vie « après la mort »
ne nous regarde plus ! un indicible bienfait bien qu'encore trop récent
pour être considéré comme tel dans le monde entier.
Et voici qu'Epicure triomphe de nouveau !
73
Pour la « vérité » ! « La vérité
du christianisme était démontrée par la conduite vertueuse
des chrétiens, leur fermeté dans la souffrance, leur foi inébranlable
et avant tout par l'expansion et la croissance du christianisme malgré
toutes ses tribulations. » Vous parlez ainsi aujourd'hui encore ! C'est
à faire pitié ! Apprenez donc que tout cela ne prouve rien, ni
pour ni contre la vérité, qu'il faut démontrer la vérité
autrement que la véracité, et que la seconde n'est nullement un
argument en faveur de la première.
74
Arrière-pensée chrétienne. Les chrétiens des premiers
siècles n'auraient-ils pas eu généralement cette arrière-pensée
: « Il vaut mieux se persuader que l'on est coupable que de se persuader que
l'on est innocent, car on ne sait jamais comment un juge aussi puissant pourra
être disposé, mais il est à craindre qu'il n'espère
trouver que des coupables qui ont conscience de leur faute. Avec sa grande puissance
il fera plutôt grâce à un coupable que d'avouer que celui-ci
est dans son droit. » C'était là le sentiment des pauvres
gens de province devant le préteur romain : « Il est trop fier pour
que nous osions être innocents. » Pourquoi ce sentiment n'aurait-il
pas reparu lorsque les chrétiens voulurent se représenter le juge
suprême !
75
Ni européen ni noble. Il y a quelque chose d'oriental et quelque
chose de féminin dans le christianisme : c'est ce que révèle, à
propos de Dieu, la pensée « qui aime bien châtie bien» ; car
les femmes en Orient considèrent le châtiment et la claustration sévère
de leur personne, à l'écart du monde, comme un témoignage
d'amour de la part de leur mari, et elles se plaignent lorsque ce témoignage
fait défaut.
76
Croire mauvais c'est rendre mauvais. Les passions deviennent mauvaises
et perfides lorsqu'on les considère d'une façon mauvaise et perfide. C'est
ainsi que le christianisme a réussi à faire d'Éros et d'Aphrodite
sublimes puissances capables d'idéalité des génies
infernaux et des esprits trompeurs, en créant dans la conscience des croyants,
à chaque excitation sexuelle, des remords qui allaient jusqu'à
la torture. N'est-ce pas épouvantable de transformer des sensations nécessaires
et régulières en une source de misère intérieure et de rendre ainsi,
volontairement, la misère intérieure nécessaire et régulière
chez tous les hommes ! De plus, cette misère demeure secrète, mais elle n'en a
que des racines plus profondes : car tous n'ont pas comme Shakespeare dans ses
sonnets le courage de confesser l'assombrissement provoqué dans ce domaine
par le christianisme. Une chose, contre quoi l'on est forcé de lutter,
que l'on doit maintenir dans ses limites, ou même, dans certains cas, se
sortir complètement de la tête, devra-t-elle donc toujours être appelée
mauvaise ? N'est-ce pas l'habitude des âmes vulgaires de considérer
toujours un ennemi comme mauvais ? A-t-on le droit d'appeler Éros un ennemi
? Les sensations sexuelles, tout comme les sensations de pitié et d'adoration,
ont cela de particulier qu'en les éprouvant l'homme fait du bien à
un autre homme par son plaisir on ne rencontre pas si souvent de ces dispositions
bienfaisantes dans la nature ! Et c'est justement l'une d'elles que l'on calomnie
et que l'on corrompt par la mauvaise conscience ! On assimile la procréation
de l'homme à la mauvaise conscience ! Mais cette diabolisation
d'Éros a fini par avoir un dénouement de comédie : le «
diable » Éros est devenu peu à peu plus intéressant
pour les hommes que les anges et les saints, grâce aux cachotteries et aux
allures mystérieuses de l'Église dans toutes les choses érotiques
: c'est grâce à elle que les histoires d'amour devinrent le seul
intérêt véritable commun à tous les milieux,
avec une exagération qui paraîtrait incompréhensible à
l'antiquité et qui ne manquera pas un jour de provoquer l'hilarité.
Toute notre poésie, toute notre pensée, du plus haut au plus bas,
est marquée et plus que marquée par l'importance diffuse que l'on
donne à l'amour, présenté toujours comme événement
principal. Peut-être qu'à cause de ce jugement la postérité
trouvera à tout l'héritage de la civilisation chrétienne
quelque chose de mesquin et de maniaque.
77
Des tortures de l'âme. Pour les moindres tortures que quelqu'un fait
subir à un corps étranger, tout le monde pousse maintenant les
hauts cris ; l'indignation contre un homme capable d'une pareille action éclate
spontanément ; nous allons même jusqu'à trembler rien qu'en
nous figurant la torture que l'on pourrait infliger à un homme ou à
un animal, et notre souffrance devient insupportable lorsque nous entendons parler
d'un acte de cet ordre. Mais on est encore bien éloigné d'avoir
le même sentiment, aussi général et aussi déterminé,
pour ce qui en est des tortures de l'âme et de ce qu'elles ont d'épouvantable.
Le christianisme les a mises en usage dans une mesure insolite et il prêche
encore constamment ce genre de martyre, il va même jusqu'à se plaindre
de défections et de tiédeurs lorsqu'il rencontre un état
d'âme sans de telles tortures. De tout cela il résulte que
l'humanité se comporte encore aujourd'hui, en face des bûchers spirituels,
des tortures et des instruments de torture de l'esprit, avec la même patience
et la même incertitude craintives qu'elle avait autrefois à l'égard
des cruautés commises sur des corps d'hommes ou d'animaux. Certes, l'enfer
n'est pas demeuré une vaine parole ; et aux réelles craintes de
l'enfer qui venaient d'être créées correspondait une nouvelle
espèce de pitié, une horrible et pesante compassion, autrefois inconnue,
pour ces êtres « irrévocablement damnés », la pitié
que manifeste par exemple l'Hôte de Pierre envers Don Juan et qui, durant
les siècles chrétiens, a dû souvent faire gémir les pierres.
Plutarque présente une sombre image de l'état de l'homme superstitieux
dans le paganisme : cette image devient anodine lorsque l'on met en parallèle
le chrétien du Moyen Age qui présume qu'il ne pourra plus échapper
aux « tourments éternels ». Il voit apparaître devant lui
d'épouvantables présages : peut-être une cigogne qui tient
un serpent dans son bec et qui hésite à l'avaler. Ou bien il voit
la nature tout entière pâlir soudain, ou bien des couleurs enflammées
courir sur le sol. Ou bien les fantômes des parents morts apparaissent avec
des visages portant les traces de souffrances horribles. Ou bien encore les murs
obscurs dans la chambre de l'homme endormi s'illuminent, et, dans de jaunes fumées
se dressent des instruments de torture, s'agite un fouillis de serpents et de
démons. Quel épouvantable séjour le christianisme a-t-il
su faire de cette terre, rien qu'en exigeant partout des crucifix, désignant
ainsi la terre comme un lieu où « le juste est torturé à
mort » ! Et lorsque l'ardeur d'un grand prédicateur présentait
en public les secrètes souffrances de l'individu, les tortures de la « chambre
solitaire », lorsque, par exemple, un Whitefieldprêchait « comme
un mourant à des mourants », tantôt pleurant à chaudes
larmes, tantôt frappant violemment du pied, parlant avec passion, d'un ton
brusque et incisif, sans craindre de diriger tout le poids de son attaque sur
une seule personne présente, la repoussant de la communauté avec
une dureté excessive, ne semblait-il pas que la terre voulût se transformer
chaque fois en « prairie du malheur » ! On voyait alors des hommes accourus
en masses, les uns auprès des autres, comme saisis d'un accès de folie ; beaucoup
étaient pris de crampes d'angoisse ; d'autres gisaient évanouis
et sans mouvements ; quelques-uns tremblaient violemment, ou bien le bruit strident
de leurs cris traversait l'air pendant des heures. Partout c'était la respiration
saccadée de gens à moitié étranglés qui aspirent
l'air avec bruit. « Et, en vérité, dit un témoin oculaire
d'un tel sermon, presque tous les sons que l'on percevait semblaient être
provoqués par les amères souffrances des agonisants. » N'oublions
pas que ce fut le christianisme qui fit du lit de mort un lit de torture et que
les scènes que l'on y vit depuis lors, les accents terrifiants qui pour la première
fois y furent possibles, ont empoisonné les sens et le sang d'innombrables
témoins pour leur vie entière et celle de leurs descendants ! Que l'on
se figure un homme candide qui ne peut effacer le souvenir de paroles comme celles-ci
: « O éternité ! Puissé-je ne pas avoir d'âme !
Puissé-je n'être jamais né ! Je suis damné, damné,
perdu à jamais ! Il y a six jours vous auriez pu m'aider. Mais c'est fini
maintenant. J'appartiens au diable, avec lui je veux aller en enfer. Brisez-vous,
pauvres curs de pierre ! Vous ne voulez pas vous briser ? Que peut-on faire
de plus pour des curs de pierre ? Je suis damné, afin que vous soyez
sauvés ! Le voici ! Oui, le voici ! Viens, bon démon ! Viens ! »
78
La justice vengeresse. Le malheur et la faute ces deux choses ont
été mises par le christianisme sur une même balance : en sorte
que, lorsque le malheur qui succède à une faute est grand, l'on mesure,
maintenant encore, involontairement, la grandeur de la faute ancienne d'après
ce malheur. Mais ce n'est pas là une évaluation antique et c'est
pourquoi la tragédie grecque, où il est si abondamment question
de malheur et de faute, bien que dans un autre sens, fait partie des grandes libératrices
de l'esprit, en une mesure que les Anciens mêmes ne pouvaient comprendre.
Ceux-ci étaient demeurés assez insouciants pour ne pas fixer de
« relation adéquate » entre la faute et le malheur. La faute de
leurs héros tragiques est, à vrai dire, le caillou qui les fait
trébucher, par quoi il leur arrive bien de se casser un bras ou de perdre
un il ; et le sentiment antique ne manquait pas de dire : « Certes, il
aurait dû suivre son chemin avec un peu plus de précaution et moins
d'orgueil ! » Mais c'est au christianisme qu'il fut réservé
de dire : « Il y a là un grand malheur et derrière ce grand malheur
il faut qu'une grande faute, une faute tout aussi grande se trouve cachée,
bien que nous ne puissions pas la voir distinctement ! Si tu ne sens pas cela,
malheureux, c'est que ton cur est endurci. et il t'arrivera des choses
bien pires encore ! » Dans l'antiquité, il y avait encore des malheurs
véritables, des malheurs purs, innocents ; ce n'est qu'avec le christianisme
que toute punition devint punition méritée : le christianisme rend
encore souffrante l'imagination de celui qui souffre, en sorte que le moindre
malaise provoque chez cette victime le sentiment d'être moralement réprouvé
et répréhensible. Pauvre humanité ! Les Grecs ont
un mot particulier pour désigner le sentiment de révolte qu'inspirait
le malheur d'autrui : chez les peuples chrétiens ce sentiment était
interdit, c'est pourquoi ils ne donnent point de nom à ce frère plus viril
de la pitié.
79
Une proposition. Si, d'après Pascal et le christianisme, notre moi est
toujours haïssable, comment pouvonsnous autoriser et accepter que d'autres
se mettent à l'aimer fussent-ils Dieu ou hommes ? Ce serait contraire
à toute bonne convenance de se laisser aimer alors que l'on sait fort
bien que l'on ne mérite que la haine, pour ne point parler d'autres
sentiments de répulsion « Mais c'est là justement le
règne de la grâce. » Votre amour du prochain est donc une grâce
? Votre pitié est une grâce ? Eh bien ! si cela vous est possible,
faites un pas de plus : aimez-vous vous-mêmes par grâce, alors
vous n'aurez plus du tout besoin de votre Dieu, et tout le drame de la chute et
de la rédemption se déroulera en vous-mêmes jusqu'à
sa fin !
80
Le chrétien compatissant. La compassion chrétienne devant
la souffrance du prochain a un revers : c'est la profonde suspicion devant toutes
les joies du prochain, de la joie que cause au prochain tout ce qu'il veut, tout
ce qu'il peut.
81
Humanité du saint. Un saint s'était égaré parmi
les croyants et ne parvenait pas à supporter leur haine continuelle du
péché. Il finit par dire : « Dieu a créé toutes
choses, sauf le péché : quoi d'étonnant s'il ne lui veut
pas de bien ? Mais l'homme a créé le péché
et il repousserait cet enfant unique, rien que parce qu'il déplaît
à Dieu, le grand-père du péché : Est-ce humain ? A tout
seigneur tout honneur ! mais le caeur et le devoir devraient avant tout
parler en faveur de l'enfant et en second lieu seulement pour l'honneur
du grand-père ! »
82
Agression spirituelle. « Tu dois décider de cela avec toi-même,
car c'est ta vie qui est en jeu. » C'est Luther qui nous interpelle ainsi
et il croit nous mettre le couteau sur la gorge. Mais nous le repoussons avec
les paroles de quelqu'un de plus haut et de plus circonspect : « Il nous appartient
de ne point nous former d'opinion sur telle ou telle chose, pour épargner
de la sorte l'inquiétude à notre âme. Car, de par leur nature,
les choses ne peuvent nous forcer à avoir une opinion. »
83
Pauvre humanité ! Une goutte de sang de plus ou de moins dans le
cerveau peut rendre notre vie indiciblement misérable et pénible,
si bien que nous souffrons plus de cette goutte que Prométhée de
son vautour. Mais cela n'est vraiment tout à fait épouvantable
que lorsque l'on ne sait même pas que c'est cette goutte qui en est la cause.
Et que l'on se figure que c'est « le diable » ! Ou « le péché
» !
84
La philologie du christianisme. On peut assez bien se rendre compte combien
peu le christianisme développe le sens de la probité et de la justice
en analysant les écrits de ses savants : ceux-ci avancent leurs suppositions
avec autant d'audace que si elles étaient des dogmes, et l'interprétation
d'un passage de la Bible les plonge rarement dans un embarras loyal. On lit sans
cesse : « J'ai raison, car il est écrit »-, et alors c'est une telle
impertinence arbitraire dans l'interprétation qu'elle fait s'arrêter
un philologue entre la colère et le rire pour se demander toujours à nouveau
: Est-il possible ! Cela est-il loyal ? Est-ce seulement convenable ? Les déloyautés
que l'on commet à ce sujet du haut des chaires protestantes, la façon
grossière dont le prédicateur exploite le fait que personne ne peut lui
répondre, déforme et accommode la Bible et inculque ainsi au peuple,
de toutes les manières, l'art de mal lire, tout cela ne sera méconnu
que par celui qui ne va jamais ou qui va toujours à l'église. Mais,
en fin de compte, que peut-on attendre des effets d'une religion qui, pendant
les siècles de sa fondation, a exécuté cette extraordinaire farce
philologique autour de l'Ancien Testament ? Je veux dire la tentative d'enlever
l'Ancien Testament aux juifs avec l'affirmation qu'il ne contenait que des doctrines
chrétiennes et qu'il ne devait appartenir qu'aux chrétiens, le véritable
peuple d'Israëll, tandis que les juifs n'avaient fait que se l'arroger. Il
y eut alors une rage d'interprétation et de substitution qui ne pouvait
certainement pas s'allier à la bonne conscience ; quelles que fussent
les protestations des juifs, partout, dans l'Ancien Testament, il devait être
question du Christ, et rien que du Christ, partout notamment de sa croix, et tous
les passages où il était question de bois, de verge, d'échelle,
de rameau, d'arbre, de roseau, de bâton ne pouvaient être que des
prophéties relatives aux bois de la croix : même l'érection
de la licorne et du serpent d'airain, Moïse lui-même avec les bras
étendus pour la prière, et les lances où rôtissait l'agneau
pascal, tout cela n'était que des allusions et, en quelque sorte,
des préludes de la croix ! Ceux qui prétendaient ces choses, les
ont-ils jamais crues ? L'Église n'a même pas reculé devant
( les interpolations dans le texte de la version des Septentes ( par exemple au
psaume 96, verset 10 ), pour donner après coup au passage frauduleusement introduit
le sens d'une prophétie chrétienne. C'est que l'on était
en guerre et que l'on pensait aux adversaires et non à la loyauté.
85
Subtilité dans la pénurie. Gardez-vous surtout de vous moquer
de la mythologie des Grecs, sous prétexte qu'elle ressemble si peu à
votre profonde métaphysique ! Vous devriez admirer un peuple qui, dans
ce cas particulier, a imposé un arrêt à sa rigoureuse intelligence
et qui a eu longtemps assez de tact pour échapper au danger de la scolastique
et de la superstition sophistique.
86
Les interprètes chrétiens du corps. Tout ce qui peut provenir de
l'estomac, des intestins, des battements du cur, des nerfs, de la bile,
de la semence toutes ces indispositions, ces affaiblissements, ces irritations,
tous les hasards de la machine, qui nous est si peu connue tout cela un
chrétien comme Pascal le considère comme un phénomène moral et religieux,
et il se demande si c'est Dieu ou le diable, le bien ou le mal, le salut ou la
damnation qui en sont cause. Hélas ! quel interprète malheureux ! Comme
il lui faut contourner et torturer son système ! Comme il lui faut se tourner
et se torturer lui-même pour garder raison !
87
Le miracle moral. Dans le domaine moral, le chrétien ne connaît
que le miracle : le changement soudain de toutes les évaluations, le renoncement
soudain à toutes les habitudes, le penchant soudain et irrésistible
vers des personnes et des objets nouveaux. Il considère ce phénomène comme
l'action de Dieu et l'appelle acte de régénération, il lui
prête une valeur unique et incomparable. Tout ce qui pour le reste
s'appelle encore moralité et qui est sans rapport avec ce miracle, devient,
de la sorte, indifférent au chrétien, et, en tant que sentiment
de bien-être et de fierté, peut-être même un objet de
crainte. Le canon de la vertu, de la Loi accomplie, est établi dans le
Nouveau Testament, mais de façon que ce soit le canon de la vertu impossible
: les hommes qui aspirent encore à une perfection morale doivent apprendre,
en regard d'un pareil canon, à se sentir de plus en plus éloignés
de leur but, ils doivent désespérer de la vertu et finir par se
jeter au ccpur de l'Être compatissant, seule cette conclusion permettait
aux efforts moraux du chrétien de conserver de la valeur, à condition
que ces efforts demeurassent toujours stériles, pénibles et mélancoliques
; ainsi ils pouvaient encore servir à provoquer cette minute extatique
où l'homme assiste au « débordement de la grâce » et
au miracle moral : pourtant, cette lutte pour la moralité n'est
pas nécessaire, car il n'est point rare que ce miracle assaille le pécheur,
justement au moment où fleurit, en quelque sorte, la lèpre du péché
; le saut brutal hors du péché le plus profond et le plus foncier
apparaît même plus facile, et aussi, comme preuve évidente
du miracle, plus désirable. Pénétrer le sens d'un
tel revirement soudain, déraisonnable et irrésistible, d'un tel
passage de la plus profonde misère au plus profond sentiment de bien-être,
au point de vue physiologique ( peut-être est-ce une épilepsie masquée
? ) c'est l'affaire des médecins aliénistes qui ont abondamment
l'occasion d'observer de pareils « miracles » ( par exemple sous forme
d'obsession du crime ou du suicide ). Le « résultat plus agréable
», relativement du moins, dans le cas du chrétien, - ne constitue
pas une différence essentielle.
88
Luther, le grand bienfaiteur. Ce que Luther a fait de plus important, c'est
d'avoir éveillé la méfiance à l'égard des
saints et de la vie contemplative tout entière : à partir de son époque
seulement le chemin qui mène à une vie contemplative non chrétienne
a de nouveau été rendu accessible en Europe et un frein a été
mis au mépris de l'activité laïque. Luther, qui resta un brave
fils de mineur lorsqu'on l'eut enfermé dans un couvent, où, à
défaut d'autres profondeurs et d'autres « filons », il descendit
en lui-même pour y creuser de terribles galeries souterraines ; Luther s'aperçut
enfin qu'une vie sainte et contemplail ve lui était impossible et que l'
« activité » qu'il tenait de naissance le minerait corps et âme.
Trop longtemps il cssaya de trouver par les mortifications le chemin qui niène
à la sainteté, mais il finit enfin par prendre une résolution
et par se dire à part lui : « Il n'existe pas de véritable vie
contemplative ! Nous nous sommes laissés tromper ! Les saints ne valaient
pas plus que nous tous. » C'était là , il est vrai, une
façon bien paysanne d'avoir raison, mais pour des Allemands de cette
époque, c'était la seule qui fût véritablement appropriée
: comme ils étaient édifiés de pouvoir lire dans le catéchisme
de Luther : « En dehors des dix commandements, il n'y a pas d'ccuvre qui puisse
plaire à Dieu, les aeuvres spirituelles, tant vantées des
saints, sont purement imaginaires » !
89
Le doute comme péché. Le christianisme a fait tout ce qui
lui était possible pour fermer un cercle autour de lui : il a déclaré
que le doute, à lui seul, constituait un péché. On doit
être précipité dans la foi sans l'aide de la raison, par un
miracle, et y nager dès lors comme dans l'élément le plus clair
et le moins équivoque : un regard jeté vers la terre ferme, la pensée
seule que l'on pourrait peut-être ne pas exister que pour nager, le moindre
mouvement de notre nature d'amphibie suffisent pour nous faire commettre
un péché ! Il faut remarquer que, de la sorte, les preuves de la
foi et toute réflexion sur l'origine de la foi sont condamnables. On exige
l'aveuglement et l'ivresse, et un chant éternel au-dessus des vagues où
s'est noyée la raison !
90
Égoïsme contre égoïsme. Combien y en a-t-il qui
tirent encore cette conclusion : « La vie serait intolérable s'il n'y
avait point de Dieu ! » ( Ou comme on dit dans les milieux idéalistes
: « La vie serait intolérable si elle n'avait pas au fond sa signification
morale ! » ) Donc il faut qu'il y ait un Dieu ( ou bien une signification
morale de l'existence ) ! En vérité, il en est tout autrement. Celui
qui s'est habitué à cette idée ne désire pas vivre
sans elle : elle est donc nécessaire à sa conservation,
mais quelle présomption de décréter que tout ce qui est nécessaire
à ma conservation doit exister en réalité ! Comme si ma
conservation était quelque chose de nécessaire ! Que serait-ce si
d'autres avaient le sentiment contraire ! s'ils se refusaient justement à
vivre sous les conditions de ces deux articles de foi, et si, une fois ces conditions
réalisées, la vie ne leur semblait plus digne d'être vécue
! Et il en est maintenant ainsi !
91
La bonne foi de Dieu. Un Dieu qui est omniscient et omnipotent et qui ne
veillerait même pas à ce que ses intentions fussent comprises par
ses créatures serait-ce là un Dieu de bonté ? Un
Dieu qui laisse subsister pendant des milliers d'années des doutes et des
hésitations innombrables, comme si ces doutes et ces hésitations
étaient sans importance pour le salut de l'humanité, et qui pourtant
fait prévoir les conséquences les plus épouvantables au cas
où l'on se méprendrait sur la vérité ? Ne serait-ce
pas un Dieu cruel s'il possédait la vérité et s'il pouvait
assister froidement au spectacle de l'humanité se tourmentant pitoyablement
à cause d'elle ? Ou peut-être est-ce quand même un
Dieu d'amour mais incapable de s'exprimer plus clairement ! Manquerait-il
peut-être d'esprit pour cela ? ou d'éloquence ? Ce serait d'autant
plus grave ! Car alors il se serait peut-être trompé dans ce qu'il
appelle sa « vérité » et il ressemblerait beaucoup au «
pauvre diable dupé » ! Ne lui faut-il pas alors supporter presque les
tourments de l'enfer quand il voit ainsi souffrir ses créatures, et plus
encore, souffrir pour toute éternité, à vouloir le connaître,
et qu'il ne peut ni conseiller ni secourir, si ce n'est comme un sourd-muet qui
fait toutes sortes de signes indistincts lorsque son enfant ou son chien est assailli
du danger le plus épouvantable ? Un croyant dans la détresse qui
raisonnerait ainsi serait vraiment pardonnable si la pitié pour le Dieu
souffrant était plus à sa portée que la pitié pour
le « prochain », car il cesse d'être son prochain si le plus
solitaire, le plus originel de tous les êtres, est aussi le plus souffrant,
celui qui a le plus besoin de consolation. Toutes les religions portent
l'indice qu'elles doivent leur origine à un état d'intellectualité
humaine trop jeune et sans maturité, elles prennent toutes extraordinairement
à la légère l'obligation de dire la vérité : elles
ne savent encore rien du devoir divin de se manifester aux hommes avec clarté
et véracité. Personne n'a été plus éloquent
que Pascal pour parler du « Dieu caché » et des raisons qu'il a
de se tenir si caché et de ne dire jamais les choses qu'à demi,
signe que Pascal n'a jamais pu se tranquilliser à ce sujet : mais il parle
avec tant de confiance que l'on pourrait croire qu'il s'est trouvé par
hasard dans les coulisses. Il soupçonnait une immoralité dans le
« deus absconditus», mais il aurait eu honte et il aurait craint de se
l'avouer : c'est pourquoi il parlait aussi haut qu'il pouvait, comme quelqu'un
qui a peur.
92
Au lit de mort du christianisme. Les hommes véritablement actifs
se passent maintenant de christianisme, et les hommes plus tempérés
et plus contemplatifs de la moyenne intellectuelle ne possèdent plus qu'un christianisme
apprêté, c'est-à-dire singulièrement simplifié. Un
Dieu qui, dans son amour, dispose tout pour notre bien final, un Dieu qui nous
donne et nous prend notre vertu tout comme notre bonheur, en sorte que tout finit,
en somme, par bien se passer, et qu'il ne reste plus de raison pour prendre la
vie en mauvaise part ou même pour l'accuser, en un mot la résignation
et l'humilité élevées au rang de divinité,
c'est là ce qui est demeuré du christianisme de meilleur et de
plus vivant. Mais on devrait s'apercevoir que, de cette manière, le christianisme
a évolué vers un doux moralisme : à la place de « Dieu,
la liberté et l'immortalité », c'est une façon de bienveillance
et de sentiments honnêtes qui est resté, et aussi la croyance que,
dans l'univers tout entier, règneront un jour la bienveillance et les sentiments
honnêtes : c'est l'euthanasie du christianisme.
93
Qu'est-ce que la vérité ? Qui ne se plaira à écouter
la déduction que font volontiers les croyants : « La science ne peut
pas être vraie, car elle nie Dieu. Donc elle ne vient pas de Dieu ; donc
elle n'est pas vraie, car Dieu est la vérité. » Ce n'est pas
la déduction, mais l'hypothèse première qui contient l'erreur. Comment,
si Dieu n'était précisément pas la vérité,
et si c'était cela qui est maintenant démontré ? S'il était
la vanité, le désir de puissance, l'impatience, la crainte, la folie
ravie et épouvantée des hommes ?
94
Remède contre le déplaisir. Saint Paul déjà croyait
qu'un sacrifice était nécessaire pour dissiper le profond déplaisir
que le péché cause à Dieu : et depuis lors les chrétiens
n'ont pas cessé d'épancher sur une victime leur mécontentement
d'eux-mêmes, que ce soit le « monde », ou l' « histoire
», ou la « raison », ou la joie, ou encore la tranquillité des
autres hommes, il faut que n'importe quoi, mais quelque chose de bon, meure
pour leurs péchés ( si ce n'est même qu'en effigie ) !
95
La réfutation historique est la réfutation définitive.
Autrefois, on cherchait à démontrer qu'il n'y a point de Dieu,
aujourd'hui l'on montre comment cette foi en l'existence d'un Dieu a pu
se former et par quoi cette foi a pris du poids et de l'importance : c'est ainsi
que la contre-preuve qu'il n'y a point de Dieu devient inutile. Autrefois,
lorsque l'on avait réfuté les « preuves de l'existence de Dieu
» que l'on vous avançait, un doute continuait encore à subsister,
à savoir si l'on ne pourrait pas trouver des preuves meilleures que celles
que l'on venait de réfuter : à cette époque-là les
athées ne s'entendaient pas à faire table rase.
96
« In hoc signo vinces ! »- Quel que soit le degré de progrès qu'ait
atteint l'Europe par ailleurs : en matière religieuse elle n'est pas encore arrivée
à la naïveté libérale ( les vieux Brahmanes, ce qui
prouve qu'en Inde, il y a quatre mille ans, l'on réfléchissait plus
et l'on transmettait à ses descendants plus de plaisir à la réflexion
que ce n'est le cas de nos jours. Car ces Brahmanes croyaient premièrement que
les prêtres étaient plus puissants que les dieux, et en deuxième
lieu que c'étaient les usages qui constituaient la puissance des prêtres
: c'est pourquoi leurs poètes ne se fatiguaient pas de glorifier les usages (
prières, cérémonies, sacrifices, chants, mélopées
), qu'ils considéraient comme les véritables dispensateurs de tous
les bienfaits. Quel que soit le degré de superstition et de poésie
qui se mêlent à tout cela : les principes demeurent vrais ! Un pas
de plus et l'on jetait les dieux de côté, ce que l'Europe
devra également faire un jour ! Encore un pas de plus, et l'on pouvait
aussi se passer des prêtres et des intermédiaires ; le prophète vint
qui enseignait la religion de la rédemption par soi-même, Bouddha
: combien l'Europe est encore éloignée de ce degré
de culture ! Quand enfin tous les usages et toutes les coutumes, sur quoi s'appuie
la puissance des dieux, des prêtres et des sauveurs, seront détruits,
donc, quand la morale, au sens ancien, sera morte, alors adviendra qu'est-ce
qui adviendra alors ? Mais ne cherchons pas à deviner, cherchons plutôt
à rattraper ce qui, en Inde, au milieu de ce peuple de penseurs, fut considéré,
déjà il y a quelques milliers d'années, comme le commandement
de la pensée ! Il y a maintenant peut-être dix à vingt millions
d'hommes, parmi les différents peuples de l'Europe, qui « ne croient
plus en Dieu », est-ce trop demander que de vouloir qu'ils se fassent
signe ? Dès qu'ils se reconnaîtront de la sorte ils se feront aussi connaître,
immédiatement, ils seront une puissance en Europe, et heureusement
une puissance parmi les peuples ! parmi les castes ! parmi les riches et les pauvres
! parmi ceux qui commandent et ceux qui obéissent ! parmi les inquiets
et les pacifiques, les pacificateurs par excellence !
97
Si l'on agit d'une façon morale ce n'est pas parce que l'on est
moral ! La soumission aux lois de la morale peut être provoquée
par l'instinct d'esclavage ou par la vanité, par l'égoïsme
ou la résignation, par le fanatisme ou l'irréflexion. Elle peut
être un acte de désespoir comme la soumission à l'autorité
d'un souverain : en soi elle n'a rien de moral.
98
Les changements en morale. Un constant travail de transformation s'opère
sur la morale, les crimes aux issues heureuses en sont la cause ( j'y compte
par exemple toutes les innovations dans les jugements moraux ).
99
En quoi nous sommes tous déraisonnables. Nous continuons toujours
à tirer les conséquences de jugements que nous considérons
comme faux, de doctrines auxquelles nous ne croyons plus, par nos sentiments.
100
S'éveiller du rêve. Des hommes nobles et sages ont cru jadis
à l'harmonie des sphères : des hommes nobles et sages croient encore à
« la valeur morale de l'existence ». Mais voici venir le jour où
cette harmonie, elle aussi, ne sera plus perceptible à leur oreille !
Ils s'éveilleront et s'apercevront que leur oreille a rêvé.
101
Digne de réflexion. Accepter une croyance simplement parce qu'il
est d'usage de l'accepter ne serait-ce pas là être de mauvaise
foi, être lâche, être paresseux ! La mauvaise foi, la
lâcheté, la paresse seraient-elles donc la condition première de
la moralité ?
102
Les plus anciens jugements moraux. Quelle est donc notre attitude vis-à-vis
des actes de notre prochain ? Tout d'abord, nous regardons ce qui en résulte
pour nous, nous ne les jugeons qu'à ce point de vue. C'est cet
effet causé sur nous que nous considérons comme l'intention de l'acte
et enfin les intentions attribuées à notre prochain deviennent
chez lui des qualités permanentes, en sorte que nous en faisons, par exemple,
« un homme dangereux ». Triple erreur ! Triple méprise, vieille
comme le monde ! Peut-être cet héritage nous vient-il des animaux
et de leur faculté de jugement. Ne faut-il pas chercher l'origine de toute
morale dans ces horribles petites conclusions : « Ce qui me nuit est quelque
chose de mauvais ( qui porte préjudice par soi-même ) ; ce qui m'est
utile est bon ( bienfaisant et profitable en soi ) ; ce qui me nuit une ou plusieurs
fois m'est hostile en soi et foncièrement ; ce qui m'est utile une ou plusieurs
fois m'est favorable en soi et foncièrement. » O pudenda origo ! Cela ne veut-il
pas dire : interpréter les relations pitoyables, occasionnelles et accidentelles
qu'un autre peut avoir avec nous comme si ces relations étaient l'essence
et le fond de son être, et prétendre qu'envers tout le monde et envers
soi-même il n'est capable que de rapports semblables aux rapports que nous
avons eus avec lui une ou plusieurs fois ? Et derrière cette véritable
folie n'y a-t-il pas la plus immodeste de toutes les arrière-pensées :
croire qu'il faut que nous soyons nous-mêmes le principe du bien puisque
le bien et le mal se déterminent d'après nous ?
103
Il y a deux façons de nier la moralité. « Nier la moralité
» cela peut vouloir dire d'abord : nier que les motifs éthiques
invoqués par les hommes les aient vraiment poussés à leurs
actes, cela équivaut donc à dire que la moralité
est affaire de mots et qu'elle fait partie de ces duperies grossières ou subtiles
( le plus souvent duperies de soi-même ) qui sont le propre de l'homme,
surtout peut-être des hommes célèbres par leurs vertus. Et ensuite
cela peut signifier : nier que les jugements moraux reposent sur des vérités.
Dans ce cas, l'on accorde que ces jugements sont vraiment les motifs des actions,
mais que ce sont des erreurs, fondements de tous les jugements moraux, qui poussent
les hommes à leurs actions morales. Ce dernier point de vue est le mien
: pourtant je ne nie pas que dans beaucoup de cas une subtile méfiance
à la façon du premier point de vue, c'est-à-dire, dans l'esprit
de La Rochefoucauld, ne soit à sa place et en tous les cas d'une haute
utilité générale. Je nie donc la moralité comme
je nie l'alchimie ; et si je nie les hypothèses, je ne nie pas qu'il y ait eu
des alchimistes qui ont cru en ces hypothèses et se sont fondés sur elles.
Je nie de même l'immoralité : non qu'il y ait une infinité
d'hommes qui se sentent immoraux, mais qu'il y ait en vérité une
raison pour qu'ils se sentent ainsi. Je ne nie pas, ainsi qu'il va de soi
en admettant que je ne sois pas insensé , qu'il faille éviter
et combattre beaucoup d'actions que l'on dit immorales ; de même qu'il faut
exécuter et encourager beaucoup de celles que l'on dit morales ; mais je
crois qu'il faut faire l'une et l'autre chose pour d'autres raisons qu'on l'a
fait jusqu'à présent. Il faut que nous changions notre façon
de voir pour arriver enfin, peut-être très tard, à changer
notre façon de sentir.
104
Nos appréciations. Il faut ramener toutes nos actions à
des façons d'apprécier ; toutes nos appréciations de valeur
nous sont propres ou bien elles sont acquises. Ces dernières sont les plus
nombreuses. Pourquoi les adoptons-nous ? Par crainte : c'est-à-dire que
notre prudence nous conseille d'avoir l'air de les prendre pour nôtres
et nous nous habituons à cette idée, en sorte qu'elle finit par
devenir notre seconde nature. Avoir une appréciation personnelle : cela
ne veut-il pas dire mesurer une chose d'après le plaisir ou le déplaisir
qu'elle nous cause, à nous et à personne autre, mais c'est
là quelque chose d'extrêmement rare ! Il faudra du moins que l'appréciation
que nous portons sur autrui et qui nous pousse à nous servir, dans la
plupart des cas, de ses appréciations, parte de nous et soit notre propre
motif déterminant. Mais ces déterminations nous les créons
pendant notre enfance et rarement nous changeons d'avis à leur sujet ;
nous demeurons le plus souvent, durant toute notre vie, dupes de jugements enfantins
auxquels nous nous sommes habitués, et cela dans la façon dont nous
jugeons nos prochains ( leur esprit, leur rang, leur moralité, leur caractère,
ce qu'ils ont de louable et de blâmable ) et nous croyons obligés
de rendre hommage à leurs appréciations.
105
L'égoïsme apparent. La plupart des gens, quoi qu'ils puissent
penser et dire de leur « égoïsme », ne font rien, leur vie
durant, pour leur ego, mais seulement pour le fantôme d'ego qui s'est formé
d'eux dans l'esprit de leur entourage avant de se communiquer à eux ;
par conséquent, ils vivent tous dans une nuée d'opinions
impersonnelles, d'appréciations fortuites et fictives, l'un à l'égard
de l'autre, et ainsi de suite toujours l'un dans l'esprit de l'autre. Singulier
monde de fantasmes qui sait se donner une apparence si raisonnable ! Cette brume
d'opinions et d'habitudes grandit et vit presque indépendamment des hommes
qu'elle entoure ; d'elle dépend la prodigieuse influence des jugements
d'ordre général que l'on porte sur « l'homme » tous
ces hommes inconnus l'un à l'autre croient à cette chose abstraite
qui s'appelle « l'homme », c'est-à-dire à une fiction ;
et tout changement tenté sur cette chose abstraite par les jugements d'individualités
puissantes ( telles que les princes et les philosophes ) fait un effet extraordinaire
et insensé sur le grand nombre. Tout cela parce que chaque individu
ne sait pas opposer, dans ce grand nombre, un ego véritable, qui lui est
propre et qu'il a approfondi, à la pâle fiction universelle qu'il
détruirait par là même.
106
Contre la définition du but moral. De tous côtés on
entend maintenant dire que le but de la morale est quelque chose comme la conservation
et l'avancement de l'humanité ; mais c'est là vouloir posséder
une formule et rien de plus. Conservation de quoi ? faut-il demander avant tout,
avancement vers quoi ? N'a-t-on pas oublié l'essentiel dans la formule
: la réponse à ce « de quoi », à ce « vers quoi
» ? Qu'en résulte-t-il pour la doctrine des devoirs de l'homme qui
n'ait pas été fixé déjà tacitement et sans
y penser ? Cette formule dit-elle suffisamment s'il faut viser à prolonger
le plus l'existence de l'espèce humaine, ou à faire sortir autant que
possible l'homme de l'animalité ? Combien différents devraient être
dans les deux cas les moyens, c'est-à-dire la morale pratique ! En admettant
que l'on veuille rendre l'humanité aussi raisonnable que possible, cela
ne garantirait certes pas sa plus longue durée ! Ou bien, en admettant
que l'on songe à son « plus grand bonheur », pour répondre
à ce « de quoi », à ce « vers quoi » : songe-t-on
alors au plus haut degré de bonheur que quelques individus pourraient atteindre
peu à peu ? Ou bien à une félicité moyenne, indéfinissable,
mais que tous pourraient atteindre ? Et pourquoi choisirait-on la moralité
pour arriver à ce but ? La moralité n'a-t-elle pas, dans son ensemble,
créé une telle source de déplaisir que l'on pourrait plutôt
prétendre qu'avec chaque affinement de la moralité l'homme est devenu
plus mécontent de lui-même, de son prochain et de son sort dans l'existence
? L'homme qui jusqu'à présent a été le plus moral
n'a-t-il pas cru que le seul état de l'homme qui puisse se justifier vis-à-vis
de la morale était la plus profonde misère ?
107
Notre droit à nos folies. Comment doit-on agir ? Pourquoi doit-on
agir ? Pour les besoins prochains et quotidiens de l'individu il est facile
de répondre à ces questions, mais plus on entre dans un domaine
d'actions plus subtiles, plus étendu et plus important, plus le problème
devient incertain et soumis à l'arbitraire. Cependant, il faut qu'ici
précisément soit écarté l'arbitraire dans la décision
! c'est ce qu'exige l'autorité de la morale : une crainte et un
respect obscurs doivent guider l'homme sans retard dans ces actes dont il n'aperçoit
pas immédiatement le but et les moyens ! Cette autorité de la morale
entrave la pensée, dans les choses où il pourrait être dangereux
de penser faux : c'est ainsi du moins que la morale a l'habitude de se
justifier devant ses accusateurs. « Faux », cela veut dire ici « dangereux
» , mais dangereux pour qui ? Ce n'est généralement pas
le danger de l'action que les promoteurs de la morale autoritaire ont en vue,
mais leur propre danger, la perte que pourraient subir leur puissance et leur
influence, dès que le droit d'agir d'après la raison propre, grande ou petite,
serait accordé à tous, follement et arbitrairement : car, pour
leur propre compte, ils usent sans hésiter du droit à l'arbitraire
et à la folie, ils commandent, même quand les questions «
comment dois-je agir, pourquoi dois-je agir » ? ne peuvent être résolues
qu'avec peine et difficulté. Et si la raison de l'humanité croît
avec une si extraordinaire lenteur que l'on a pu nier parfois cette croissance
dans la progression générale de l'humanité, à qui
faut-il s'en prendre, si ce n'est à cette solennelle présence,
je dirai même omniprésence, de commandements moraux qui ne permettent
même pas à la question individuelle du « pourquoi » et du
« comment » de se poser. Notre éducation ne s'est-elle pas faite
en vue d'évoquer en nous des sentiments pathétiques, de nous faire
fuir dans l'obscurité, lorsque notre raison devrait garder toute sa clarté
et tout son sang-froid ? Je veux dire dans toutes les circonstances élevées
et importantes.
108
Quelques thèses. A l'individu, dans la mesure où il recherche son
bonheur, il ne faut donner aucun précepte sur le chemin qui mène au bonheur
: car le bonheur individuel jaillit selon ses lois propres, inconnues de tous,
il ne peut être qu'entravé et arrêté par des préceptes
qui viennent du dehors. Les préceptes que l'on appelle « moraux
» sont en vérité dirigés contre les individus et ne veulent
absolument pas leur bonheur. Ces préceptes se rapportent tout aussi peu
« au bonheur et au bien de l'humanité » car il est absolument
impossible de donner à ces mots une signification précise et moins
encore de s'en servir comme d'un fanal sur l'obscur océan des aspirations
morales. C'est un préjugé de croire que la moralité
soit plus favorable au développement de la raison que l'immoralité.
C'est une erreur de croire que le but inconscient dans l'évolution
de chaque être conscient ( animal, homme, humanité, etc. ) soit son
« plus grand bonheur » : il y a, au contraire, sur toutes les échelles
de l'évolution, un bonheur particulier et incomparable à atteindre,
ni supérieur ni inférieur, mais précisément individuel.
L'évolution ne veut pas le bonheur, elle veut l'évolution et rien
de plus. Ce n'est que si l'humanité avait un but universellement
reconnu que l'on pourrait proposer des « impératifs », dans la façon
d'agir : provisoirement un pareil but n'existe pas. Donc il ne faut pas mettre
les prétentions de la morale en rapport avec l'humanité, c'est là
de la déraison et de l'enfantillage. Tout autre chose serait de
recommander un but à l'humanité : ce but serait alors quelque chose
qui dépend de notre gré ; en admettant qu'il convienne à
l'humanité, elle pourrait alors se donner aussi une loi morale qui lui
conviendrait. Mais jusqu'à présent la loi morale devait être
placée au-dessus de notre gré : proprement on ne voulait pas se
donner cette loi, on voulait la prendre quelque part, la découvrir, se
laisser commander par elle de quelque part.
109
L'empire sur soi-même, la modération et leurs derniers motifs.
Je ne trouve pas moins de six méthodes profondément différentes
pour combattre la violence d'un instinct. Premièrement, on peut se dérober
aux motifs de satisfaire un instinct, affaiblir et dessécher cet instinct
en s'abstenant de le satisfaire pendant des périodes de plus en plus longues.
Deuxièmement, on peut se faire une loi d'un ordre sévère et régulier
dans l'assouvissement de ses appétits : on les soumet ainsi à une
règle, on enferme leur flux et leur reflux dans des limites stables, pour gagner
les intervalles où ils ne gênent plus ; en partant de là
on pourra peut-être passer à la première méthode. Troisièmement,
on peut s'abandonner, avec intention, à la satisfaction d'un instinct
sauvage et effréné, jusqu'à en avoir le dégoût
pour obtenir, par ce dégoût, une puissance sur l'instinct : en admettant
toutefois que l'on ne fasse pas comme le cavalier qui, voulant éreinter
son cheval, se casse le cou ce qui est malheureusement la règle en de pareilles
tentatives. Quatrièmement, il existe une pratique intellectuelle qui consiste
à associer à l'idée de satisfaction une pensée pénible
et cela avec tant d'intensité qu'avec un peu d'habitude l'idée de
satisfaction devient chaque fois pénible elle aussi. ( Par exemple lorsque
le chrétien s'habitue à songer pendant la jouissance sexuelle,
à la présence et au ricanement du diable, ou à l'enfer
éternel pour un crime par vengeance, ou bien encore au mépris qu'il
encourrait aux yeux des hommes qu'il vénère le plus, s'il commettait un
vol ; de même quelqu'un peut réprimer un violent désir de
suicide qui lui est venu cent fois lorsqu'il songe à la désolation
de ses parents et de ses amis et aux reproches qu'ils se feront, et c'est ainsi
qu'il arrive à se maintenir du côté de la vie : car
dès lors ces représentations se succèdent dans son esprit comme la cause
et l'effet. ) Il faut encore mentionner ici la fierté de l'homme qui se
révolte, comme firent par exemple Byron et Napoléon, qui ressentirent
comme une offense la prépondérance d'une passion sur la tenue et
la règle générale de la raison : de là provient alors l'habitude
et la joie de tyranniser l'instinct et de le broyer en quelque sorte. ( « Je
ne veux pas être l'esclave d'un appétit quelconque »,
écrivait Byron dans son journal. ) Cinquièmement : on entreprend une dislocation
de ses forces accumulées en se contraignant à un travail quelconque,
difficile et fatigant, ou bien en se soumettant avec intention à des attraits
et des plaisirs nouveaux, afin de diriger ainsi, dans des voies nouvelles, les
pensées et le jeu des forces physiques. Il en est de même lorsque
l'on favorise temporairement un autre instinct, en lui donnant de nombreuses occasions
de se satisfaire, pour le rendre dispensateur de cette force que dominerait, dans
l'autre cas, l'instinct qui importune, par sa violence, et que l'on veut réfréner.
Tel autre saura peut-être aussi contenir la passion qui voudrait agir en
maître, en accordant à tous les autres instincts, qu'il connaît,
un encouragement et une licence momentanée, pour qu'ils dévorent
la nourriture que le tyran voudrait accaparer. Et enfin, sixièmement, celui qui
supporte et trouve raisonnable d'affaiblir et de déprimer toute son organisation
physique et psychique parvient naturellement du même coup à affaiblir
un instinct particulier trop violent : comme fait par exemple celui qui affame
sa sensualité et qui détruit, il est vrai, en même temps sa
vigueur et souvent aussi sa raison, à la manière de l'ascète. Donc
: éviter les occasions, implanter la règle dans l'instinct, provoquer la
satiété et le dégoût de l'instinct, amener l'association
d'une idée martyrisante ( comme celle de la honte, des suites néfastes
ou de la fierté offensée ), ensuite la dislocation des forces et
enfin l'affaiblissement et l'épuisement général, ce
sont là les six méthodes. Mais la volonté de combattre la
violence d'un instinct, elle n'est pas en notre pouvoir, pas plus que la méthode
sur laquelle on tombe et le succès que l'on peut avoir en l'appliquant. Dans tout
ce procès notre intellect n'est au contraire qu'instrument aveugle d'un autre
instinct qui est le rival de l'instinct dont la violence nous tourmente, que ce
soit le besoin de repos, ou la crainte de la honte et d'autres suites néfastes,
ou bien encore l'amour. Donc, tandis que nous croyons nous plaindre de la violence
d'un instinct, c'est au fond un instinct qui se plaint d'un autre instinct ; ce
qui veut dire que la perception de la souffrance que nous cause une telle violence
a pour condition un autre instinct tout aussi violent, ou plus violent encore
et qu'une lutte se prépare où notre intellect est forcé de
prendre parti.
110
Ce qui s'oppose. On peut observer sur soi le procès suivant et je voudrais
qu'il fût observé et confirmé souvent. Il se forme en nous
le flair d'une espèce de plaisir que nous ne connaissions pas encore, d'où
il naît en nous un nouveau désir. Tout dépend alors de ce
qui s'oppose à ce désir : si ce sont des choses et des égards
d'espèce commune, et aussi des hommes que nous estimons peu, le but du
nouveau désir prendra l'apparence d'un sentiment « noble, bon, louable,
digne de sacrifice », toutes les dispositions morales héréditaires
s'y glisseront, et le but deviendra un but moral et désormais nous
ne croyons plus aspirer à un plaisir, mais à une moralité
: ce qui augmente beaucoup l'assurance de notre aspiration.
111
Aux admirateurs de l'objectivité. Celui qui, comme enfant, a remarqué
chez les parents et connaissances au milieu desquels il a grandi des sentiments
multiples et forts, mais peu de jugements subtils et de penchants vers la justice
intellectuelle, celui donc qui a usé sa meilleure force et son temps le
plus précieux à imiter ces sentiments : celui-là remarque
sur lui-même, lorsqu'il a atteint l'âge d'homme, que toute chose nouvelle,
tout homme nouveau, suscitent immédiatement en lui de la sympathie ou de
l'aversion, ou encore de l'envie et du mépris ; sous l'empire de cette
expérience qu'il est impuissant à secouer, il admire la neutralité
des sentiments, l' « objectivité », comme une chose extraordinaire,
presque géniale et d'une rare moralité, et il ne veut pas admettre
que cette neutralité, elle aussi, n'est que l'enfant de l'éducation
et de l'habitude.
112
Pour l'histoire naturelle du devoir et du droit. Nos devoirs ce
sont les droits que les autres ont sur nous. Comment les ont-ils acquis ? Par
le fait qu'ils nous considérèrent comme capables de conclure des engagements
et de les tenir, qu'ils nous tinrent pour leurs égaux et leurs semblables,
qu'en conséquence ils nous ont fait confiance, ils nous ont éduqués,
instruits et soutenus. Nous remplissons notre devoir c'est-à-dire
que nous justifions cette idée de notre puissance qui nous a valu tout
le bien que l'on nous fait, nous rendons dans la mesure où l'on nous a
donné. C'est donc notre fierté qui nous ordonne de faire notre devoir,
nous voulons rétablir notre autonomie, en opposant à ce
que d'autres firent pour nous quelque chose que nous faisons pour eux,
car les autres ont empiété sur l'étendue de notre puissance
et y laisseraient la main d'une façon durable, si par le « devoir »
nous n'usions de représailles, c'est-à-dire si nous n'empiétions
sur leur puissance à eux. Les droits des autres ne peuvent se rapporter
qu'à ce qui est en notre puissance : il serait déraisonnable de
leur part de nous demander quelque chose qui ne nous appartînt pas. Il faudrait
dire plus exactement : seulement sur ce qu'ils croient être en notre puissance,
en admettant que ce soit la même chose que ce que nous considérons
nous-mêmes comme étant en notre puissance. La même erreur pourrait
facilement se produire des deux côtés. Le sentiment du devoir exige
que nous ayons sur l'étendue de notre puissance la même croyance
que les autres ; c'est-à-dire que nous puissions promettre certaines choses,
nous engager à les faire ( « libre arbitre » ). Mes droits
: c'est là cette partie de ma puissance que les autres m'ont non seulement
concédée, mais qu'ils veulent aussi maintenir pour moi. Comment
y arrivent-ils ? D'une part, par leur sagesse, leur crainte et leur circonspection
: soit qu'ils attendent de nous quelque chose d'équivalent ( la protection
de leurs droits ), soit qu'ils considèrent une lutte avec nous comme dangereuse
et inopportune, soit qu'ils voient dans chaque amoindrissement de notre force
un désavantage pour eux-mêmes, puisque dans ce cas nous serions inaptes
à une alliance avec eux contre une troisième puissance ennemie. D'autre
part, par des donations et des cessions. Dans ce cas les autres ont suffisamment
de puissance pour être à même d'en abandonner et pour pouvoir
se porter garants de cette donation : cas où il faut admettre un faible
sentiment de puissance chez celui qui se laisse gratifier. C'est ainsi que se
forment les droits : des degrés de puissance reconnus et garantis. Si les
rapports de puissance se déplacent d'une façon importante, des droits
disparaissent et il s'en forme d'autres, c'est ce que démontre le
droit des peuples dans son va-et-vient incessant. Si notre puissance diminue beaucoup,
le sentiment de ceux qui garantissaient jusqu'à présent notre droit
se transforme : ils pèsent les raisons qu'ils avaient de nous accorder notre ancienne
possession. Si cet examen n'est pas en notre faveur, ils nient dorénavant
« nos droits ». De même, si notre puissance augmente d'une façon
considérable, le sentiment de ceux qui la reconnaissaient jusqu'à
présent et dont nous n'avons plus besoin se transforme : ils essayeront
bien de réduire cette puissance à sa dimension première, ils voudront
s'occuper de nos affaires en s'appuyant sur leur devoir, mais ce ne sont
là que paroles inutiles. Partout où règne le droit on maintient
un état et un certain degré de puissance, on repousse toute augmentation
et toute diminution. Le droit des autres est une concession de notre sentiment
de puissance à celui des autres. Quand notre puissance se montre profondément
ébranlée et brisée, nos droits cessent : par contre, quand
nous sommes devenus beaucoup plus puissants, les droits des autres cessent pour
nous d'être ce qu'ils ont été jusqu'alors. L' «
homme équitable » a donc besoin sans cesse du toucher subtil d'une
balance pour évaluer les degrés de puissance et de droit qui, avec
la vanité des choses humaines, ne resteront en équilibre que très
peu de temps et ne feront que descendre ou monter : être équitable
est donc difficile et exige beaucoup d'expérience, de la bonne volonté
et énormément d'esprit.
113
L'aspiration à se distinguer. Celui qui aspire à se distinguer
a sans cesse l'il sur le prochain et veut savoir quels sont les sentiments
de celui-ci : mais la sympathie et l'abandon dont ce penchant a besoin pour se
satisfaire sont bien éloignés d'être inspirés par l'innocence,
la compassion ou la bienveillance. On veut au contraire percevoir ou deviner de
quelle façon le prochain souffre intérieurement ou extérieurement
à notre aspect, comment il perd sa puissance sur lui-même et cède
à l'impression que notre main ou notre aspect fait sur lui ; et quand
même celui qui aspire à la distinction ferait ou voudrait faire
une impression joyeuse, exaltante ou rassérénante, ce dont il jouirait
dans ce succès, ce n'est pas d'avoir réjoui, exalté ou rasséréné
son prochain, mais d'avoir laissé son empreinte dans l'âme de celui-ci,
d'en avoir changé la forme et de l'avoir dominée selon sa volonté.
L'aspiration à se distinguer, c'est l'aspiration à subjuguer le
prochain, ne fût-ce que d'une façon indirecte, rien que par le sentiment
ou même seulement en rêve. Il y a une longue série de degrés
dans cette secrète volonté d'asservir, et pour en épuiser la nomenclature
il faudrait presque écrire une histoire de la civilisation, depuis la première
barbarie grimaçante jusqu'à la grimace du raffinement et de l'idéalité
maladive. L'aspiration à se distinguer procure successivement au prochain
pour désigner par leurs noms quelques degrés de cette longue
échelle : d'abord la torture, puis des coups, puis de l'épouvante,
puis de l'étonnement angoissé, puis de la surprise, puis de l'envie,
puis de l'admiration, puis de l'édification, puis du plaisir, puis de la
joie, puis des rires, puis des railleries, puis des ricanements, puis des insultes,
puis des coups donnés, puis des tortures infligées : là ,
au sommet de l'échelle, se trouvent placés l'ascète et le martyr
; chacun éprouve la plus grande jouissance, justement par suite de son
aspiration à se distinguer, à subir lui-même ce que son
opposé sur le premier degré de l'échelle, le barbare, fait
souffrir à l'autre, devant qui il veut se distinguer. Le triomphe de l'ascète
sur lui-même, son il dirigé vers l'intérieur, apercevant
l'homme dédoublé en un être souffrant et un spectateur et
qui, dès lors, ne regarde plus le monde extérieur que pour y ramasser,
en quelque sorte, du bois pour son propre bûcher, cette dernière tragédie
du besoin de se distinguer, où il ne reste plus qu'une seule personne qui
se carbonise en elle-même, c'est là le digne dénouement
qui convient à un tel début : dans les deux cas un indicible bonheur
au spectacle des tortures ! En effet, le bonheur considéré comme
sentiment de puissance développé à l'extrême ne s'est
peut-être jamais rencontré sur la terre d'une façon aussi
intense que dans l'âme des ascètes superstitieux. Les Brahmanes expriment
cela dans l'histoire du roi Viçvamitra qui puisa dans les exercices de
pénitence de mille années une telle force qu'il entreprit de construire
un nouveau ciel. Je crois que, dans toute cette catégorie d'événements
intérieurs, nous sommes maintenant de grossiers novices et de tâtonnants
devineurs d'énigmes ; il y a quatre mille ans on était mieux au
fait de cette maudite subtilisation de la jouissance de soi. La création
du monde fut peut-être alors figurée par un rêveur hindou comme
une opération ascétique qu'un dieu entreprend sur lui-même.
Peut-être ce dieu voulut-il s'enfermer dans la nature mobile comme dans
un instrument de torture, pour sentir ainsi doublées sa félicité
et sa puissance ! Et, en admettant que ce fût même un dieu d'amour
: quelle jouissance pour lui de créer des hommes souffrants, de souffrir
très divinement et surhumainement à l'aspect des continuelles tortures
de ceux-ci et de se tyranniser ainsi lui-même ! Plus encore, en admettant
que ce Dieu soit non seulement un Dieu d'amour, mais encore un Dieu de sainteté
et d'innocence : se doute-t-on du délire qu'éprouve cet ascète divin,
lorsqu'il crée le péché, et les pécheurs, et la damnation
éternelle, et encore sous son ciel, au pied de son trône, une demeure
énorme de tortures éternelles, d'éternels gémissements
! Il n'est pas tout à fait impossible que l'âme d'un saint
Paul, d'un Dante, d'un Calvin et de leurs semblables, n'ait une fois pénétré
dans les terrifiants mystères d'une telle volupté de la puissance ;
en regard de semblables états d'âme on peut se demander si le cycle
de l'aspiration à se distinguer est véritablement revenu à
son point de départ, si, avec l'ascète, il a atteint sa dernière extrémité.
Ce cercle ne pourrait-il pas être parcouru pour la seconde fois en maintenant
l'idée fondamentale de l'ascète et en même temps du dieu compatissant
? Je veux dire : faire mal aux autres pour se faire mal à soi-même
et pour triompher ainsi de soi et de sa compassion, pour jouir de l'extrême
volupté de la puissance ! Pardonnez ces digressions qui se présentent
à mon esprit tandis que je songe à toutes les possibilités
sur le vaste champ des débauches psychiques auxquelles s'est livré
le désir de puissance.
114
La connaissance de celui qui souffre. La condition des hommes malades que
leur souffrance torture longtemps et horriblement et dont, malgré cela,
la raison ne se trouble point, n'est pas sans valeur pour la connaissance,
abstraction faite des bienfaits intellectuels que toute profonde solitude, toute
libération soudaine et permise des devoirs et des habitudes apportent avec
elles. Celui qui souffre profondément, enfermé en quelque sorte
dans sa souffrance, jette un regard glacial au-dehors, sur les choses : tous ces
petits enchantements mensongers où se meuvent généralement
les choses, lorsque le regard de l'homme bien-portant s'y arrête, ont disparu
pour lui : il s'aperçoit lui-même couché devant lui, sans
éclat et sans couleurs. Pour le cas où il aurait vécu jusque-là
dans une espèce de rêverie dangereuse : ce suprême désenchantement
par la douleur sera le moyen de l'en tirer, et peut-être est-ce le seul.
( Il est possible qu'il en advint ainsi du fondateur du christianisme suspendu
à la croix, car les paroles les plus amères qui furent jamais prononcées
« Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ! » contiennent, lorsqu'on
les interprète dans toute leur profondeur, comme on en a le droit, le témoignage
d'une complète désillusion, de la plus grande clairvoyance sur le mirage
de la vie ; au moment de la souffrance suprême, le Christ devint clairvoyant
sur lui-même, tout comme le fut aussi, ainsi que le conte le poète, ce pauvre
Don Quichotte mourant. ) La formidable tension de l'intellect qui veut s'opposer
à la douleur illumine dès lors tout ce qu'il regarde d'une lumière nouvelle
: et l'indicible charme que prêtent tous les nouveaux éclairages
est souvent assez puissant pour résister à toutes les séductions
du suicide et pour faire paraître très désirable à celui
qui souffre la continuation de la vie. Il songe avec mépris au monde vague,
chaud et confortable où l'homme bien-portant séjourne sans scrupule
; il songe avec mépris aux illusions les plus nobles et les plus chéries,
où jadis il se jouait de lui-même ; c'est pour lui une véritable
jouissance d'évoquer ce mépris comme s'il venait des profondeurs
de l'enfer et d'infliger ainsi à l'âme les plus amères souffrances
: c'est par ce contrepoids qu'il tient tête à la souffrance physique,
il sent que maintenant ce contrepoids est nécessaire ! Avec une
épouvantable clairvoyance sur sa propre nature, il s'écrie : «
Sois une fois ton propre accusateur et ton propre bourreau, prends ta souffrance
comme une punition que tu t'es infligée à toi-même ! Jouis
de ta supériorité en tant que juge ; mieux encore : jouis de ton
bon plaisir, de ton arbitraire tyrannie ! Élève-toi au-dessus de ta vie,
comme au-dessus de ta souffrance, regarde au fond des raisons et des déraisons
! » Notre fierté se révolte comme jamais elle n'a fait : elle
éprouve une séduction incomparable à défendre la
vie contre un tyran tel que la souffrance et contre toutes les insinuations de
ce tyran qui voudrait nous pousser à rendre témoignage contre la
vie, à représenter la vie justement en face du tyran. Dans
cet état on se défend avec amertume contre toute espèce de pessimisme,
pour que celui-ci n'apparaisse pas comme une conséquence de notre état
et qu'il ne nous humilie pas comme des vaincus. Jamais non plus la tentation d'être
juste dans nos jugements n'est plus grande que maintenant, car maintenant la justice
est un triomphe sur nous-mêmes et sur l'état le plus irritable que
l'on puisse imaginer, un état qui excuserait tout jugement injuste ;
mais nous ne voulons pas être excusés, nous voulons montrer maintenant
que nous pouvons être « sans tache ». Nous passons par de véritables
crises d'orgueil. Et maintenant survient la première aurore de l'adoucissement,
de la guérison c'est presque son premier effet que nous nous défendions
contre la prépondérance de notre orgueil : nous nous appelons
niais et vaniteux, comme s'il nous était arrivé quelque chose
d'unique ! Nous humilions sans reconnaissance la fierté toute-puissante
qui nous fit supporter la douleur, et nous réclamons avec violence un antidote
contre la fierté : nous voulons devenir étrangers à nous-mêmes
et être dégagés de notre personne, après que trop longtemps
la douleur nous a rendus personnels avec violence. « Loin de nous cette fierté,
nous écrions-nous, elle était une maladie et une crise de plus !
» Nous regardons de nouveau les hommes et la nature avec un il
de désir : nous nous souvenons, en souriant avec tristesse, que nous avons
maintenant, à leur sujet, certaines idées nouvelles et différentes
de celles d'autrefois, qu'un voile est tombé. Mais nous sommes réconfortés
de revoir les lumières tempérées de la vie, et de sortir de ce jour
terriblement cru, sous lequel, lorsque nous souffrions, nous voyions les choses
et à travers les choses. Nous ne nous mettons pas en colère si la magie
de la santé recommence son jeu, nous contemplons ce spectacle comme
si nous étions transformés, bienveillants et encore très las. Dans
cet état on ne peut entendre de musique sans pleurer.
115
Ce que l'on appelle le « moi ». Le langage et les préjugés
sur quoi s'édifie le langage forment souvent obstacle à l'approfondissement
des phénomènes intérieurs et des instincts : par le fait qu'il n'existe
de mots que pour les degrés superlatifs de ces phénomènes et de
ces instincts. Or nous sommes habitués à ne plus observer
exactement dès que les mots nous manquent, puisqu'il est alors pénible
de penser avec précision ; on allait même autrefois jusqu'à
décréter involontairement que là où cesse le règne
des mots, cesse aussi le règne de l'existence. Colère, haine, amour, pitié,
désir, connaissance, joie, douleur, ce ne sont là que des
noms pour des conditions extrêmes ; les degrés plus pondérés,
plus moyens nous échappent, plus encore les degrés inférieurs,
sans cesse en jeu, et c'est pourtant eux qui tissent la toile de notre caractère
et de notre destinée. Il arrive souvent que ces explosions extrêmes
et le plaisir ou le déplaisir les plus médiocres, dont nous
sommes conscients, soit en mangeant un mets, soit en écoutant un son, constituent
peut-être encore, selon une évaluation exacte, des explosions extrêmes
déchirent la toile et forment alors des exceptions violentes, le
plus souvent par suite de surrections : et combien, comme telles, peuvent-elles
induire l'observateur en erreur ! Tout comme elles trompent, d'ailleurs, l'homme
actif. Tous, tant que nous sommes, nous ne sommes pas ce que nous paraissons être
d'après les seuls états dont nous ayons conscience et pour lesquels nous
ayons des mots et, par conséquent, le blâme et la louange
; nous nous méconnaissons d'après ces explosions grossières qui nous sont
seules connues, nous tirons des conclusions d'après une matière où les
exceptions l'emportent sur la règle, nous nous trompons en lisant ce grimoire
de notre moi, clair en apparence. Cependant, l'opinion que nous avons de nous-mêmes,
cette opinion que nous nous sommes formée par cette voie erronée,
ce que l'on appelle le « moi », travaille dès lors à former notre
caractère et notre destinée.
116
Le monde inconnu du « sujet ». Ce que les hommes ont tant de peine
à comprendre, c'est leur ignorance sur eux-mêmes, depuis les temps
les plus reculés jusqu'à nos jours ! Non seulement au sujet du
bien et du mal, mais encore au sujet de choses bien plus importantes. Conformément
à une illusion ancienne on se figure toujours que l'on sait exactement
comment s'effectue l'action humaine dans chaque cas particulier. Non seulement
« Dieu qui voit dans les curs », non seulement l'homme qui agit et
qui réfléchit à son action, mais encore n'importe
quelle autre personne ne doute pas qu'elle ne comprenne le phénomène de
l'action chez toute autre personne. « Je sais ce que je veux, ce que j'ai fait,
je suis libre et responsable de mon acte, je rends les autres responsables de
ce qu'ils font, je puis nommer par leur nom toutes les possibilités morales,
tous les mouvements intérieurs qui précèdent un acte ; quelle que
soit la façon dont vous agissez, je m'y comprends moi-même
et je vous y comprends tous ! » C'est ainsi que tout le monde pensait
autrefois, c'est ainsi que pense encore presque tout le monde. Socrate et Platon
qui, en cette matière, furent de grands sceptiques et d'admirables novateurs,
étaient cependant innocemment crédules quant au préjugé
néfaste, à cette profonde erreur, qui prétend que « le
juste entendement doit être suivi forcément par l'action juste ».
Avec ce principe ils étaient toujours les héritiers de la
folie et de la présomption universelles qui prétendent que l'on
connaît l'essence d'une action. « Ce serait terrible si la compréhension
de l'essence de l'acte juste n'était pas suivie par l'acte juste »,
c'est là la seule façon dont ces grands hommes jugèrent
nécessaire de démontrer cette idée, le contraire leur semblait
inimaginable et fou et pourtant ce contraire répond à la
réalité toute nue, démontrée quotidiennement et à
toute heure, de toute éternité. N'est-ce pas là précisément
la vérité « terrible » que ce que l'on peut savoir d'un acte
ne suffit jamais pour l'accomplir, que le passage qui va de l'entendement à
l'acte n'a été établi jusqu'à présent dans
aucun cas ? Les actions ne sont jamais ce qu'elles nous paraissent être
! Nous avons eu tant de peine à apprendre que les choses extérieures
ne sont pas telles qu'elles nous paraissent eh bien ! il en est de même
du monde intérieur ! Les actes sont en réalité « quelque
chose d'autre », nous ne pouvons pas en dire davantage : et tous les
actes sont essentiellement inconnus. Le contraire est et demeure la croyance habituelle
; nous avons contre nous le plus ancien réalisme ; jusqu'à présent
l'humanité pensait : « Une action est telle qu'elle nous paraît
être. » ( En relisant ces paroles il me vient en mémoire un très
expressif passage de Schopenhauer que je veux citer pour démontrer que,
lui aussi, était encore resté accroché sans aucune espèce
de scrupule à ce réalisme moral : « En réalité,
chacun de nous est un juge moral, compétent et parfait, connaissant exactement
le bien et le mal, sanctifié en aimant le bien et en détestant le
mal, chacun est tout cela, tant que ce ne sont pas ses propres actes, mais
des actes étrangers qui sont en cause, et qu'il peut se contenter d'approuver
ou de désapprouver, tandis que le poids de l'exécution est porté
par des épaules étrangères. Chacun peut, par conséquent,
tenir comme professeur la place de Dieu. » )
117
En prison. Mon il, qu'il soit perçant ou qu'il soit faible,
ne voit qu'à une certaine distance. Je vis et j'agis dans cet espace,
cette ligne d'horizon est ma plus proche destinée, grande ou petite, à
laquelle je ne puis échapper. Autour de chaque être s'étend
ainsi un cercle concentrique qui lui est particulier. De même notre oreille
nous enferme dans un petit espace, de même notre sens du toucher. C'est
d'après ces horizons, où nos sens enferment chacun de nous, comme dans
les murs d'une prison, que nous mesurons le monde, en disant que telle chose est
près, telle autre loin, telle chose grande, telle autre petite, telle chose dure
et telle autre molle : nous appelons « sensation » cette façon de
mesurer, et tout cela est erreur en soi ! D'après le monde d'expériences
et d'émotions qui nous sont, en moyenne, possibles, dans un espace de temps
donné, on mesure sa vie, on la dit courte ou longue, riche ou pauvre, remplie
ou vide : et d'après la moyenne de la vie humaine, on mesure celle de tous les
autres êtres, et cela, tout cela est erreur en soi ! Si nous avions
un il cent fois plus perçant pour les choses proches, l'homme nous
semblerait énorme ; on pourrait même imaginer des organes au moyen
desquels l'homme nous apparaîtrait incommensurable. D'autre part, certains
organes pourraient être conformés de façon à réduire
et à rétrécir des systèmes solaires tout entiers, pour les
rendre pareils à une seule cellule : et pour des êtres de l'ordre
inverse une seule cellule du corps humain pourrait apparaître, dans sa construction,
son mouvement et son harmonie, tel un système solaire. Les habitudes de nos sens
nous ont enveloppés dans un tissu de sensations mensongères qui sont, à
leur tour, la base de tous nos jugements et de notre « entendement »,
il n'y a absolument pas d'issue, pas d'échappatoire, pas de sentier détourné
vers le monde réel ! Nous sommes dans notre toile comme des araignées,
et quoi que nous puissions y prendre, ce ne sera toujours que ce qui se laissera
prendre à notre toile.
118
Qu'est-ce donc que notre prochain ? Que comprenons-nous donc de notre
prochain, sinon ses frontières, je veux dire ce par quoi il met en quelque sorte
son empreinte sur nous ? Tout ce que nous comprenons de lui ce sont les changements
qui ont lieu sur notre personne et dont il est la cause ce que nous savons
de lui ressemble à une forme creuse. Nous lui prêtons les sentiments
que ses actes provoquent en nous et nous lui donnons ainsi le reflet d'une fausse
positivité. Nous le formons d'après la connaissance que nous avons de nous-mêmes,
pour en faire un satellite de notre propre système : et lorsqu'il s'éclaire
ou s'obscurcit pour nous et que c'est nous, dans les deux cas, qui sommes la cause
dernière, nous nous figurons cependant le contraire ! Monde de fantômes
ou nous vivons ! Monde renversé, tourné à rebours et vide,
et que pourtant nous voyons comme en rêve sous un aspect droit et plein.
119
Vivre et imaginer. Quel que soit le degré que quelqu'un puisse atteindre
dans la connaissance de soi, rien ne peut être plus incomplet que l'image
qu'il se fait des instincts qui constituent son individu. A peine s'il sait nommer
par leurs noms les instincts les plus grossiers : leur nombre et leur force, leur
flux et leur reflux, leur jeu réciproque, et avant tout les lois de leur
nutrition lui demeurent complètement inconnus. Cette nutrition devient donc une
uvre du hasard : les événements quotidiens de notre vie jettent
leur proie tantôt à tel instinct, tantôt à tel autre
; il les saisit avidement, mais le va-et-vient de ces événements
se trouve en dehors de toute corrélation raisonnable avec les besoins nutritifs
de l'ensemble des instincts : en sorte qu'il arrivera toujours deux choses
les uns dépériront et mourront d'inanition, les autres seront gavés
de nourriture. Chaque moment de notre vie fait croître quelques bras du
polype de notre être et en fait se déssécher quelques autres,
selon la nourriture que le moment porte ou ne porte pas en lui. A ce point de
vue, toutes nos expériences sont des aliments, mais répandus d'une
main aveugle, ignorant celui qui a faim et celui qui est déjà rassasié.
Par suite de cette nutrition de chaque partie, laissée au hasard, l'état
du polype, dans son développement complet, sera quelque chose d'aussi fortuit
que l'a été son développement. Pour parler plus exactement
: en admettant qu'un instinct se trouve au point où il demande à
être satisfait ou à exercer sa force, ou à la satisfaire,
ou à remplir un vide ( tout cela dit au figuré ) : il examinera
chaque événement du jour pour savoir comment il peut l'utiliser,
en vue de remplir son but : quelle que soit la condition où se trouve l'homme,
qu'il marche ou qu'il se repose, qu'il lise ou qu'il parle, qu'il se fâche
ou qu'il lutte, ou qu'il jubile, l'instinct altéré tâte en
quelque sorte chacune de ces conditions, et, dans la plupart des cas, il ne trouvera
rien à son goût, il faut alors qu'il attende et qu'il continue à
avoir soif : encore un moment et il s'affaiblira, et, au bout du quelques jours
ou de quelques mois, s'il n'est pas satisfait, il desséchera comme une
plante sans pluie. Peut-être cette cruauté du hasard apparaîtrait-elle
sous des couleurs plus vives encore si tous les instincts demandaient à
être satisfaits aussi foncièrement que la faim qui ne se contente pas d'aliments
rêvés, mais la plupart des instincts, surtout ceux que l'on appelle
moraux, en sont précisément là , s'il est permis de
supposer que nos rêves servent à compenser, en une certaine mesure,
l'absence accidentelle de « nourritures » pendant le jour. Pourquoi le
rêve d'hier était-il plein de tendresses et de larmes, celui d'avant-hier
plaisant et présomptueux, tel autre, plus ancien encore, aventureux et
plein de recherches inquiètes ? D'où vient que dans ce rêve je jouis
des indescriptibles beautés de la musique, d'où vient que dans cet
autre je plane et je m'élève, avec la volupté de l'aigle, jusqu'aux
cimes les plus lointaines ? Ces imaginations, où se déchargent et
se donnent jeu nos instincts de tendresse, ou de raillerie, ou d'excentricité,
nos désirs de musique et de sommets et chacun aura sous la main
des exemples plus frappants encore , sont les interprétations de
nos excitations nerveuses pendant le sommeil, des interprétations très
libres, très arbitraires de la circulation du sang, du travail des intestins,
de la pression des bras et de la couverture, du son des cloches d'une église,
du bruit d'une girouette, des pas des noctambules et d'autres choses du même
genre. Si ce texte qui, en général, demeure le même d'une
nuit à l'autre, reçoit des commentaires variés au point
que la raison créatrice imagine hier ou aujourd'hui des causes si différentes
pour les mêmes excitations nerveuses : cela tient au fait que le souffleur
de cette raison fut différent aujourd'hui de ce qu'il a été
hier, un autre instinct voulut se satisfaire, se manifester, s'exercer,
se soulager, se décharger, c'est cet instinct-là qui était
au plus fort de son flux et hier c'en était un autre. La vie de
veille ne possède pas la même liberté d'interprétation que
la vie de rêve, elle est moins poétique, moins effrénée,
mais me faut-il ajouter que nos instincts en état de veille ne font
également pas autre chose que d'interpréter les excitations nerveuses
et d'en fixer les « causes » selon leurs besoins ? qu'entre l'état
de veille et le rêve il n'y a pas de différence essentielle ? que,
même si l'on compare des degrés de culture très différents,
la liberté d'interprétation éveillée sur l'un de ces
degrés ne le cède en rien à la liberté d'interprétation
en rêve de l'autre ? que nos évaluations et nos jugements moraux
ne sont que des images et des fantaisies, cachant un processus physiologique inconnu
à nous, une espèce de langage convenu pour désigner certaines irritations
nerveuses ? que tout ce que nous appelons conscience n'est en somme que le commentaire
plus ou moins fantaisiste d'un texte inconnu, peut-être inconnaissable,
mais pressenti ? Que l'on se remette en mémoire un petit fait quelconque.
Admettons que nous nous apercevions un jour, tandis que nous traversons la place
publique, que quelqu'un se moque de nous : selon que tel ou tel instinct a atteint
en nous son point culminant, cet événement aura pour nous telle
ou telle signification, et selon l'espèce d'homme que nous sommes, ce sera
un événement tout différent. Un tel l'accueillera comme une
goutte de pluie, tel autre le secouera loin de lui comme un insecte ; l'un y cherchera
un motif de querelle, l'autre examinera ses vêtements pour voir s'ils prêtent
à rire, tel autre encore méditera sur le ridicule en soi ; enfin
il y en aura peut-être un qui se réjouira d'avoir involontairement
contribué à ajouter un rayon de soleil à la joie du monde
et, dans chacun de ces cas, un instinct trouvera à se satisfaire,
que ce soit celui du dépit, de la combativité, de la méditation
ou de la bienveillance. Cet instinct, quel qu'il soit, s'est emparé de
l'incident comme d'un butin ; pourquoi justement celui-là ? Puisqu'il
était à l'affût, avide et affamé. Dernièrement,
à onze heures du matin, un homme s'est affaissé droit devant moi,
comme frappé de la foudre ; toutes les femmes du voisinage se mirent à
pousser des cris ; moi-même je le remis sur pied et j'attendis auprès de
lui que la parole lui revînt, pendant ce temps aucun muscle de mon
visage ne bougea et je ne fus pris d'aucun sentiment, ni de crainte ni de pitié,
je fis simplement ce qu'il y avait à faire de plus pressant et de plus
raisonnable, puis je m'en allai froidement. En admettant que l'on m'ait annoncé
la veille que le lendemain à onze heures quelqu'un tomberait ainsi devant
mes pieds, j'aurais souffert les tortures les plus variées, je n'aurais
pas dormi de toute la nuit, et au moment décisif je serais peut-être
devenu semblable à cet homme au lieu de le secourir. Car dans l'intervalle
tous les instincts imaginables auraient eu le temps de se figurer et de commenter
ce fait divers. Que sont donc les événements de notre vie
? Bien plus ce que nous y mettons que ce qui s'y trouve ! Ou bien faudrait-il
même dire : ils sont vides par eux-mêmes ? Vivre, c'est imaginer ?
120
Pour tranquilliser le sceptique. « Je ne sais absolument pas ce que
je fais ! Je ne sais absolument pas ce que je dois faire ! » Tu as
raison, mais n'aie à ce sujet aucun doute : c'est toi que l'on fait !
Dans chaque moment de ta vie ! L'humanité a, de tous temps, confondu l'actif
et le passif, ce fut là son éternelle faute de grammaire.
121
« Effet et cause ! ». Sur ce miroir et notre intellect est
un miroir il se passe quelque chose qui manifeste de la régularité,
une chose déterminée suit chaque fois une autre chose déterminée,
c'est ce que nous appelons, lorsque nous nous en apercevons, et que nous
voulons lui donner un nom, cause et effet insensés que nous sommes
! Comme si, dans ce cas, nous avions compris quelque chose, pu comprendre quelque
chose ! Or, nous n'avons rien vu que les images des « effets » et des «
causes » ! Et c'est précisément cette vision en images qui rend
impossible d'apercevoir un rapport plus essentiel que celui de la succession !
122
Les causes finales dans la nature. Celui qui, savant impartial, étudie
l'histoire de l'il et de ses formes chez les êtres inférieurs,
pour montrer le lent développement de l'organe visuel, arrivera forcément
à la conclusion énorme que, dans la formation de l'il, la
vue n'a pas été le but, qu'elle s'est au contraire manifestée
lorsque le hasard eut constitué l'appareil. Un seul de ces exemples et
les « causes finales » nous tombent des yeux comme des écailles
!
123
Raison. Comment la raison est-elle venue dans le monde ? D'une façon
raisonnable, comme de juste par le hasard. Il faudra déchiffrer
ce hasard comme une énigme.
124
Qu'est-ce que vouloir ? Nous rions de celui qui passe le seuil de sa porte
au moment où le soleil passe le seuil de la sienne et qui dit : « Je
veux que le soleil se lève » ; et de celui qui ne peut pas arrêter une
roue et qui dit : « Je veux qu'elle roule » ; et de celui qui est terrassé
dans une lutte et qui dit : « Me voici couché là , mais je veux
être couché là ! » Mais, en dépit des plaisanteries,
agissons-nous jamais autrement que l'un de ces trois-là lorsque nous employons
le mot : « Je veux » ?
125
Du « royaume de la liberté ». Nous pouvons imaginer beaucoup
plus de choses que nous ne pouvons en faire et en vivre, ce qui veut dire
que notre pensée est superficielle et satisfaite de la surface, au point
de ne même pas la remarquer. Si notre intellect était développé
sévèrement, d'après la mesure de notre force, et de l'exercice que nous
avons de notre force, nous érigerions en premier principe de notre réflexion
que nous ne pouvons comprendre que ce que nous pouvons faire, à
supposer que, d'une façon générale, il existe une compréhension.
L'homme qui a soif est privé d'eau, mais son esprit lui présente
sans cesse devant les yeux l'image de l'eau, comme si rien n'était plus
facile que de s'en procurer, la nature superficielle et facile à
contenter de l'intellect ne peut pas comprendre l'existence d'un besoin véritable
et se sent supérieure : elle est fière de pouvoir davantage, de courir
plus vite, d'être en un instant presque au but, et ainsi le royaume
des idées, par contraste avec le royaume de l'action, du vouloir et du
« vivre », apparaît comme le royaume de la liberté : tandis
que, comme je l'ai dit, il n'est que le royaume du superficiel et de l'absence
d'exigences.
126
L'oubli. Il n'est pas encore démontré que l'oubli existe
; tout ce que nous savons c'est qu'il n'est pas en notre pouvoir de nous ressouvenir.
Nous avons placé provisoirement, dans cette lacune de notre pouvoir, le
mot oubli : comme si c'était là un pouvoir de plus dans le registre.
Mais, en fin de compte, qu'est-ce qui est en notre pouvoir ! Si ce mot
se trouve dans une lacune de notre puissance, les autres mots ne se trouveraient-ils
pas dans une autre lacune de la connaissance de notre puissance ?
127
En vue d'un but. De tous les actes humains on comprend certainement
le moins bien ceux qui se font en vue d'un but, parce qu'ils ont toujours été
regardés comme les plus intelligibles et que, pour notre entendement, ils
sont les plus habituels. Les grands problèmes sont à la rue.
128
Le rêve et la responsabilité. Vous voulez être responsables
de toutes choses ! Excepté de vos rêves ! Quelle misérable
faiblesse, quel manque de courage logique ! Rien ne vous appartient plus en propre
que vos rêves ! Rien n'est davantage votre uvre ! Sujet, forme, durée,
acteur, spectateur, dans ces comédies vous êtes tout vous-mêmes
! Et c'est là justement que vous avez peur et que vous avez honte de vous-mêmes,
( dipe déjà , le sage dipe, s'entendait à puiser
une consolation dans l'idée que nous n'y pouvons rien, si nous rêvons
telle ou telle chose ! J'en conclus que la grande majorité des hommes doit
avoir à se reprocher des rêves épouvantables. S'il en était
autrement, combien aurait-on exploité de poésie nocturne en faveur
de l'orgueil de l'homme ! faut-il ajouter que le sage dipe avait
raison, que nous ne sommes vraiment pas responsables de nos rêves, pas davantage
de notre état de veille, et que la doctrine du libre arbitre a son père
et sa mère dans la fierté et dans le sentiment de puissance de l'homme
? Je dis cela peut-être trop souvent : mais ce n'est pas une raison pour
que ce soit un mensonge.
129
La prétendue lutte des motifs. On parle de la « lutte des motifs
», mais on désigne ainsi une lutte qui n'est pas la lutte des motifs.
Je veux dire que, dans notre conscience délibérative, avant une
action, se présentent les conséquences d'actions différentes
que nous croyons pouvoir exécuter toutes, et nous comparons ces conséquences.
Nous croyons être décidés à une action lorsque nous
avons établi que les conséquences de celles-ci seront les plus favorables
; avant d'être arrivé à cette conclusion de notre examen,
nous nous tourmentons souvent loyalement à cause des grandes difficultés
qu'il y a à deviner les conséquences, à les apercevoir
dans toute leur force, toutes, sans exception : après quoi il faudrait d'ailleurs
encore faire la part du hasard. Mais c'est alors que vient le plus difficile :
toutes les conséquences que nous avons déterminées séparément,
avec tant de difficulté, doivent être pesées les unes contre
les autres sur la même balance ; et trop souvent nous manquons, pour cette
casuistique de l'avantage, de balance, tout autant que de poids, à cause
des différences de qualité de toutes ces conséquences imaginables.
En admettant cependant que nous nous tirions de cette opération comme des
autres, et que le hasard ait mis sur notre chemin des conséquences réciproquement
pesables : il nous restera alors effectivement, dans l'image des conséquences
d'une action déterminée, un motif d'accomplir cette action
oui ! Un motif ! Mais au moment où nous nous décidons à
agir, nous sommes souvent déterminés par une catégorie de
motifs différente de celle de la catégorie décrite ici, celle
qui fait partie de l' « image des conséquences ». Alors intervient
la façon dont nos forces ont l'habitude de jouer, ou bien la légère
poussée d'une personne que nous craignons, vénérons ou aimons,
ou bien encore la nonchalance qui préfère exécuter ce qui est sous
la main, ou bien enfin l'éveil de l'imagination provoqué au moment
décisif par un petit événement quelconque alors agit
aussi l'élément corporel qui se présente sans que l'on puisse
le déterminer, ou encore l'humeur du moment, l'irruption d'une passion
quelconque qui est, par hasard, prête à sauter : en un mot, des
motifs agissent que nous connaissons mal ou que nous ne connaissons point, et
que nous ne pouvons jamais faire entrer d'avance dans notre calcul. Il est propable
qu'entre eux aussi il y ait lutte, chassé-croisé, soulèvement et
répression ce serait là la véritable « lutte des
motifs » : quelque chose qui, pour nous, est tout à fait invisible
et inconscient. J'ai calculé les conséquences et les résultats
et j'ai rangé ainsi un instinct très important dans l'ordre de bataille
des motifs, mais cet ordre de bataille je l'établis tout aussi peu
que je le vois : la lutte elle-même est cachée et la victoire, en
tant que victoire, également ; car j'apprends bien ce que je finis par
faire, mais je n'apprends pas quel est le motif qui finalement a été
victorieux. Nous sommes, en effet, habitués à ne pas faire entrer
en ligne de compte tous ces phénomènes inconscients et à ne nous
imaginer la préparation d'un acte que dans la mesure où elle est
consciente : et c'est pourquoi nous confondons la lutte des motifs avec la comparaison
des conséquences possibles de différentes actions, une des
confusions les plus riches en conséquences et les plus néfastes
pour le développement de la morale !
130
Causes finales ? volonté ? Nous nous sommes habitués
à croire à deux royaumes, le royaume des causes finales et de
la volonté, et le royaume du hasard. Dans ce dernier royaume, tout est
vide de sens, tout s'y passe, va et vient, sans que quelqu'un puisse dire pourquoi,
à quoi bon. Nous craignons ce puissant royaume de la grande bêtise
cosmique, car nous apprenons généralement à le connaître
lorsqu'il tombe dans l'autre monde, celui des causes finales et des intentions,
comme une tuile d'un toit, assommant toujours un quelconque de nos buts sublimes.
Cette croyance aux deux royaumes provient d'un vieux romantisme et d'une légende
: nous autres nains malins, avec notre volonté et nos causes finales, nous
sommes importunés, foulés aux pieds, souvent assommés, par
des géants imbéciles, archi-imbéciles : les hasards,
mais malgré tout nous n'aimerions pas être privés de l'épouvantable
poésie de ce voisinage, car ces monstres surviennent souvent, lorsque l'existence
dans la toile d'araignée des causes finales est devenue trop ennuyeuse
et trop pusillanime, et ils provoquent une diversion supérieure en déchirant
soudain de leurs mains la toile tout entière. Non que ce soit là
l'intention de ces êtres déraisonnables ! Il ne s'en aperçoivent
même pas. Mais leurs mains grossièrement osseuses passent à travers
la toile comme si c'était de l'air pur. Les Grecs appelaient Moira
ce royaume des impondérables et de la sublime et éternelle étroitesse
d'esprit et ils le plaçaient comme un horizon autour de leurs dieux, un
horizon hors duquel ceux-ci ne pouvaient ni voir, ni agir : avec cette secrète
mutinerie contre les dieux que l'on rencontre chez un certain nombre de peuples
: on veut bien les adorer, mais on garde contre eux un dernier atout entre les
mains ; chez les Hindous et les Perses, par exemple, on se les imaginait dépendants
du sacrifice des mortels, de sorte que, le cas échéant, les mortels
pouvaient laisser mourir les dieux de faim et de soif ; chez les Scandinaves,
durs et mélancoliques, on se créait, par l'idée d'un futur
crépuscule des dieux, la jouissance d'une vengeance silencieuse, en compensation
de la crainte perpétuelle qu'inspiraient ces dieux méchants. Il
en est autrement du christianisme, dont les idées fondamentales ne sont
ni hindoues, ni persanes, ni grecques, ni scandinaves. Le christianisme qui enseigna
à adorer, dans la poussière, l'esprit de puissance voulut encore que l'on
embrassât la poussière après : il fit comprendre que ce tout-puissant «
royaume de la bêtise » n'est pas aussi bête qu'il en a l'air,
que c'est au contraire nous qui sommes les imbéciles, nous qui ne nous
apercevons pas que, derrière ce royaume, il y a le bon Dieu, qui jusqu'à
présent fut méconnu sous le nom de race de géants ou de Moira,
et qui tisse lui-même la toile des causes finales, cette toile plus fine
encore que celle de notre intelligence, en sorte qu'il fallut que notre
intelligence la trouvât incompréhensible et même déraisonnable
cette fable é tait un renversement si audacieux et un paradoxe si
osé que le monde antique, devenu trop fragile, ne put y résister,
tant la chose parut folle et contradictoire ; car, soit dit entre nous,
il y avait là une contradiction : si notre raison ne peut pas deviner
la raison et les fins de Dieu, comment fit-elle pour deviner la conformation de
sa raison, la raison de la raison, et la conformation de la raison de Dieu ?
Dans les temps les plus récents, on s'est en effet demandé, avec
méfiance, si la tuile qui tombe du toit a été jetée
par l' « amour divin » et les hommes commencent à revenir
sur les traces anciennes du romantisme des géants et des nains. Apprenons
donc, parce qu'il en est grand temps, que dans notre royaume particulier des causes
finales et de la raison ce sont aussi les géants qui gouvernent ! Et nos
propres toiles sont tout aussi souvent déchirées par nous-mêmes
et, tout aussi grossièrement, que par la fameuse tuile. Et n'est pas finalité
tout ce que l'on appelle ainsi, et moins encore volonté tout ce qui est
ainsi nommé. Et, si vous vouliez conclure : « Il n'y a donc qu'un seul
royaume, celui de la bêtise et du hasard ? » il faudrait ajouter
: oui, peut-être n'y a-t-il qu'un seul royaume, peut-être n'y a-t-il
ni volonté, ni causes finales, et peut-être est-ce nous qui nous
les sommes imaginées. Ces mains de fer de la nécessité qui
secouent le cornet du hasard continuent leur jeu indéfiniment : il arrivera
donc forcément que certains coups ressemblent parfaitement à la
finalité et à la sagesse. Peut-être nos actes de volonté,
nos causes finales ne sont-ils pas autre chose que de tels coups et nous
sommes seulement trop bornés et trop vaniteux pour comprendre notre extrême
étroitesse d'esprit qui ne sait pas que c'est nous-mêmes qui secouons,
avec des mains de fer, le cornet à dés, que, dans nos actes les
plus intentionnels, nous ne faisons pas autre chose que de jouer le jeu de la
nécessité. Peut-être ! Pour aller au-delà de
ce peut-être, il faudrait avoir été déjà l'hôte
de l'enfer, assis à la table de Perséphone, et avoir parié
et joué aux dés avec l'hôtesse elle-même.
131
Les modes morales. Comme l'ensemble des jugements moraux a bougé
! Ces chefs-d'uvre de la moralité antique, les plus grands de tous,
par exemple le génie d'Épictète, ne savaient rien de la glorification
maintenant coutumière de l'esprit de sacrifice, de la vie pour les autres ; d'après
nos modes morales, il faudrait littéralement les taxer d'immoralité,
car ils ont lutté de toutes leurs forces pour leur ego et contre
la compassion que nous inspirent les autres ( surtout leurs souffrances et leurs
infirmités morales ). Peut-être nous répondraient-ils : «
Si vous êtes pour vous-mêmes un tel objet d'ennui ou un spectacle
si laid, vous faites bien de penser aux autres plutôt qu'à vous
! »
132
Les derniers échos du christianisme dans la morale. « On n'est
bon que par la pitié : il faut donc qu'il y ait quelque pitié dans
tous nos sentiments » (* en français dans le texte.
*) c'est la morale du jour ! Et d'où cela vient-il ? Le fait
que l'homme qui accomplit des actions sociales sympathiques, désintéressées,
d'un intérêt commun, est considéré maintenant comme
l'homme moral, c'est peut-être là l'effet le plus général,
la transformation la plus complète que le christianisme ait produit en Europe
: bien malgré lui peut-être et sans que ce soit là sa doctrine.
Mais ce fut le résidu des sentiments chrétiens qui prévalut
lorsque la croyance fondamentale, très opposée et foncièrement égoïste,
à la « seule chose nécessaire », à l'importance
absolue du salut éternel et personnel, ainsi que les dogmes sur quoi reposait
cette croyance se retirèrent peu à peu, et que la croyance accessoire
à « l'amour », à « l'amour du prochain », en conformité
de vue avec la pratique monstrueuse de la charité ecclésiastique,
fut ainsi poussée au premier plan. Plus on se séparait des dogmes,
plus on cherchait en quelque sorte à justifier cette séparation
dans un culte de l'amour de l'humanité : ne point rester en arrière en
cela sur l'idéal chrétien, mais renchérir encore sur lui,
si cela est possible, ce fut là le secret aiguillon des libres penseurs
français, depuis Voltaire jusqu'à Auguste Comte : et ce dernier,
avec sa célèbre formule morale « vivre pour autrui », a, en effet,
surchristianisé le christianisme. Schopenhauer en terre allemande, John
Stuart Mill en terre anglaise ont donné la plus grande célébrité
à la doctrine des affections sympathiques et de la pitié, ou de
l'utilité pour les autres, comme principe d'action : mais ils ne furent
eux-mêmes que des échos, ces doctrines ont surgi partout en
même temps, sous des formes subtiles ou grossières, avec une vitalité
extraordinaire, depuis l'époque de la Révolution française
à peu près, et tous les systèmes socialistes se sont placés comme
involontairement sur le terrain commun de ces doctrines. Il n'existe peut-être
pas aujourd'hui de préjugé plus répandu que celui de croire
que l'on sait ce qui constitue véritablement la chose morale. Chacun semble
maintenant entendre avec satisfaction que la société est en train
d'adapter l'individu aux besoins généraux, et que c'est en même
temps le bonheur et le sacrifice de chacun de se considérer comme membre
utile et comme instrument d'un tout : cependant on hésite encore beaucoup
en ce moment pour savoir où il faut chercher ce tout, si c'est dans l'ordre
établi ou dans un ordre à fonder, si c'est dans la nation ou dans
la fraternité des peuples, ou encore dans de nouvelles petites communautés
économiques. Il y a maintenant, à ce sujet, beaucoup de réflexions,
d'hésitations, de luttes, beaucoup d'excitation et de passion : mais singulière
et unanime est l'harmonie dans l'exigence que l'ego doit s'effacer jusqu'à
ce qu'il reçoive de nouveau, sous forme d'adaptation au tout, son cercle
fixe de droits et de devoirs, jusqu'à ce qu'il soit devenu quelque
chose de nouveau et de tout différent. On ne veut rien moins qu'on
se l'avoue ou non qu'une transformation foncière, qu'un affaiblissement
même, qu'une suppression de l'individu : on ne se fatigue point d'énumérer
et d'accuser tout ce qu'il y a de mauvais, d'hostile, de prodigue, de dispendieux,
de luxueux dans l'existence individuelle, pratiquée jusqu'à ce
jour, on espère diriger la société à meilleur compte, avec
moins de danger et plus d'unité, lorsqu'il n'y aura plus que de grands
corps et leurs membres. On considère comme bon tout ce qui, d'une façon
ou d'une autre, correspond à cet instinct de groupement et à ses
sous-instincts, c'est là le courant fondamental dans la morale de notre
époque ; la sympathie et les sentiments sociaux s'y confondent. ( Kant
se trouve encore en dehors de ce mouvement : il enseigne expressément que
nous devons être insensibles à la souffrance d'autrui, si nos bienfaits
doivent avoir une valeur morale, ce que Schopenhauer appelle, avec une
colère très concevable de sa part, les fadaises kantiennes. )
133
« Ne plus penser à soi ». Il faudrait y réfléchir
sérieusement : pourquoi saute-t-on à l'eau pour repêcher
quelqu'un que l'on voit se noyer, quoique l'on n'ait pour lui aucune sympathie
particulière ? Par pitié : l'on ne pense plus qu'à son prochain,
répond l'étourderie. Pourquoi éprouve-t-on la douleur
et le malaise de celui qui crache du sang, tandis qu'en réalité
on lui veut même du mal ? Par pitié : on ne pense plus à
soi, répond la même étourderie. La vérité
c'est que dans la pitié, je veux dire dans ce que l'on a l'habitude
d'appeler pitié, d'une façon erronée nous ne pensons
plus à nous consciemment, mais que nous y pensons encore très fortement
d'une manière inconsciente, comme quand notre pied glisse, nous faisons, inconsciemment,
les mouvements contraires qui rétablissent l'équilibre, en y mettant
apparemment tout notre bon sens. L'accident d'une autre personne nous offense,
il nous ferait sentir notre impuissance, peut-être notre lâcheté,
si nous n'y portions remède. Ou bien il amène déjà , par lui-même,
un amoindrissement de notre honneur devant les autres ou devant nous-mêmes.
Ou bien encore nous trouvons dans l'accident et la souffrance un avertissement
du danger qui nous guette aussi ; et ne fût-ce que comme indices de l'incertitude
et de la fragilité humaines ils peuvent produire sur nous un effet pénible.
Nous repoussons ce genre de misère et d'offense et nous y répondons par
un acte de compassion, où il peut y avoir une subtile défense et
aussi de la vengeance. On devine que nous pensons au fond beaucoup à nous-mêmes
en voyant la décision que nous prenons dans tous les cas où nous
pouvons éviter l'aspect de ceux qui souffrent, gémissent et sont
dans la misère : nous décidons de ne pas l'éviter lorsque nous pouvons
nous approcher en hommes puissants et secourables, certains des approbations,
voulant éprouver ce qui est l'opposé de notre bonheur, ou bien encore
espérant nous divertir de notre ennui. Nous prêtons à confusion
en appelant compassion ( Mittleid ) la souffrance ( Leid ) que nous cause un tel
spectacle et qui peut être d'espèce très variée, car en tous les
cas, c'est là une souffrance dont est indemne celui qui souffre devant
nous : elle nous est propre comme lui est particulière sa souffrance à
lui. Nous ne nous délivrons donc que de cette souffrance personnelle, en
nous livrant à des actes de compassion. Toutefois, nous n'agissons jamais
ainsi pour un seul motif : de même qu'il est certain que nous voulons nous
délivrer d'une souffrance, il est certain aussi que, pour la même
action, nous cédons à une impulsion de plaisir, plaisir
provoqué par l'aspect d'une situation contraire à la nôtre,
à l'idée de pouvoir aider si nous le voulions, à la pensée
des louanges et de la reconnaissance que nous récolterions, dans le cas
où nous aiderions ; par l'activité même d'aider, à
condition que l'acte réussisse ( et comme il réussit progressivement
il fait plaisir par lui-même à l'exécutant ), mais surtout
par le sentiment que notre intervention met un terme à une injustice révoltante
( donner cours à son indignation suffit déjà à
soulager ). Tout cela, y compris des choses plus subtiles encore, est de la «
pitié » : combien lourdement le langage assaille avec ce mot
un organisme aussi complexe ! Que par contre la pitié ne fasse qu'un
avec la souffrance dont l'aspect la provoque, ou qu'elle ait pour celle-ci une
compréhension particulièrement pénétrante et subtile
cela est en contradiction avec l'expérience, et celui qui a glorifié
la pitié sous ces deux rapports manque d'expérience suffisante dans
le domaine de la morale. C'est pourquoi j'élève des doutes en lisant les
choses incroyables que Schopenhauer rapporte sur la compassion : lui qui voudrait
par là nous amener à croire à la grande nouveauté
de son invention, que la pitié cette pitié qu'il observe
si imparfaitement et qu'il décrit si mal est la source de toute
action morale présente et future et justement à cause des
attributions qu'il a dû commencer par inventer pour elle. Qu'est-ce
qui distingue, en fin de compte, les hommes sans pitié des hommes compatissants
? Avant tout pour ne donner encore qu'une esquisse à gros traits,
ils n'ont pas l'imagination irritable de la crainte, la subtile faculté
de pressentir le danger ; aussi leur vanité est-elle blessée moins
vite s'il arrive quelque chose qu'ils auraient pu éviter ( la précaution
de leur fierté leur ordonne de ne pas se mêler inutilement des affaires
des autres, ils aiment même, puisqu'ils agissent ainsi, que chacun s'aide
soi-même et joue ses propres cartes ). De plus, ils sont généralement
plus habitués à supporter les douleurs que les hommes compatissants,
et il ne leur semble pas injuste que d'autres souffrent puisqu'ils ont souffert
eux-mêmes. Enfin l'aspect des curs sensibles leur fait de la peine,
comme l'aspect de la stoïque impassibilité aux hommes compatissants
; ils n'ont, pour les curs sensibles, que des paroles dédaigneuses
et craignent que leur esprit viril et leur froide bravoure ne soient en danger,
ils cachent leurs larmes devant les autres et les essuient, irrités contre
eux-mêmes. Ils font partie d'une autre espèce d'égoïstes que
les compatissants ; mais les appeler mauvais dans un sens distinctif, et,
bons les hommes compatissants, ce n'est là qu'une mode morale qui a son
temps : tout comme la mode contraire a eu son temps, un temps très long.
134
Dans quelle mesure il faut se garder de la compassion. La compassion, pour
peu qu'elle crée véritablement de la souffrance et cela doit
être ici notre seul point de vue est une faiblesse comme tout abandon
à une affection préjudiciable. Elle augmente la souffrance dans
le monde : si, çà et là , par suite de la compassion, une
souffrance est indirectement amoindrie ou supprimée, il ne faut pas se
servir de ses conséquences occasionnelles, tout à fait insignifiantes
dans leur ensemble, pour justifier les façons de la pitié qui portent
dommage. En admettant que ces façons prédominassent, ne fût-ce
que pendant un seul jour, elles pousseraient immédiatement l'humanité
à sa perte. Par elle-même la compassion ne possède pas plus un caractère
bienfaisant que tout autre instinct : c'est seulement quand on l'exige et la vante
et cela arrive lorsqu'on ne comprend pas ce qui porte préjudice
en elle, mais que l'on y découvre une source de plaisir qu'elle
revêt une sorte de bonne conscience ; seulement alors on s'abandonne volontiers
à elle et on ne craint pas ses conséquences. Dans d'autres circonstances,
où l'on comprendra facilement qu'elle est dangereuse, elle est considérée
comme une faiblesse : ou bien, ainsi que c'était le cas chez les Grecs,
comme un périodique accès maladif, auquel on pouvait enlever son caractère
nuisible par des décharges momentanées et volontaires. Celui
qui a déjà fait l'expérience de rechercher intentionnellement
pendant un certain temps les occasions de pitié dans sa vie pratique et
qui se représente, dans son for intérieur, toute la misère dont
son entourage peut lui offrir le spectacle, devient inévitablement malade
et mélancolique. Mais celui qui, dans un sens ou dans un autre, veut servir
de médecin à l'humanité, devra être plein de précautions
à l'égard de ce sentiment qui le paralyse dans tous les
moments décisifs, entrave sa science et sa main subtile et secourable.
135
Exciter la pitié. Parmi les sauvages, on songe avec un frisson moral
que l'on pourrait être plaint : ce serait la preuve que l'on est privé
de toute vertu. Compatir équivaut à mépriser : on ne veut
pas voir souffrir un être méprisable, cela ne procure aucune jouissance.
Voir souffrir par contre un ennemi, que l'on considère comme son égal en
fierté, mais que la torture ne fait pas abandonner son attitude, et, en
général, voir souffrir tout être qui refuse d'en appeler à
la pitié, c'est-à-dire à l'humiliation la plus honteuse
et la plus profonde, c'est là la jouissance des jouissances, l'âme
du sauvage s'y édifie jusqu'à l'admiration : il finit par tuer
un pareil brave, lorsque cela est en son pouvoir, et il lui rend, à lui
l'inflexible, les derniers honneurs. S'il avait gémi, si son visage avait
perdu son expression de froid dédain, s'il s'était montré
digne de mépris, eh bien ! il aurait pu continuer à vivre
comme un chien, il n'aurait plus excité la fierté du spectateur
et la pitié aurait remplacé l'admiration.
136
Le bonheur dans la pitié. Lorsque, comme les Indiens, on place le
but de toute activité intellectuelle dans la connaissance de la misère
humaine, et lorsque, à travers plusieurs générations, on
demeure fidèle à cet épouvantable précepte, la pitié
finit par avoir, aux yeux de tels hommes du pessimisme héréditaire,
une valeur nouvelle en tant que valeur conservatrice de la vie, qui aide à
supporter l'existence quand bien même celle-ci mériterait d'être
rejetée avec dégoût et effroi. La pitié devient l'antidote
du suicide, en tant qu'elle recèle un plaisir et fait goûter par petites
doses un sentiment de supériorité : elle nous détourne de
nous-mêmes, fait déborder le cur, chasse la crainte et l'engourdissement,
incite aux paroles, aux plaintes et aux actions, elle est un bonheur
relatif, si on la compare à la misère de la connaissance qui met,
de tous les côtés, l'individu à l'étroit, le pousse
dans l'obscurité, et lui enlève l'haleine. Le bonheur, cependant,
quel qu'il soit, donne de l'air, de la lumière et de libres mouvements.
137
Pourquoi doubler le « moi ». Regarder les événements
de notre propre vie avec les mêmes yeux dont nous regardons les événements
de la vie d'un autre, cela tranquillise beaucoup et est une médecine
convenable. Regarder et accueillir par contre les événements de
la vie des autres, comme s'ils étaient les nôtres exigence
d'une philosophie de la pitié , cela nous ruinerait à fond,
en très peu de temps ; que l'on en fasse donc l'expérience sans divaguer
plus longtemps. La première maxime est en outre, certainement, plus conforme à
la raison et à une bonne volonté raisonnable, car nous jugeons
plus objectivement de la valeur et du sens d'un événement lorsqu'il
se présente chez les autres et non pas chez nous : par exemple de la valeur
d'un décès, d'une perte d'argent, d'une calomnie. La pitié comme
principe de l'action avec ce commandement : « souffre du mal de l'autre autant
qu'il en souffre lui-même », amènerait par contre forcément le
point de vue du moi, avec son exagération et ses déviations, à
devenir aussi le point de vue de l'autre, du compatissant : en sorte que nous
aurions à souffrir en même temps de notre moi et du moi de l'autre,
et que nous nous accablerions ainsi volontairement d'une double déraison,
au lieu de rendre le poids de la nôtre aussi léger que possible.
138
Devenir plus tendre. Lorsque nous aimons, vénérons et admirons
quelqu'un et que nous nous apercevons après coup qu'il souffre, et c'est
toujours avec beaucoup d'étonnement, car nous ne pouvons douter que le
bonheur qui jaillit de lui sur nous n'ait sa source dans un inépuisable
bonheur personnel notre sentiment d'amour, de vénération
et d'admiration se transforme dans son essence : il devient plus tendre, c'est-à-dire
que le gouffre qui nous sépare semble se combler, un rapprochement d'égal
à égal semble avoir lieu. Maintenant il nous semble possible de
lui donner en retour, tandis que nous nous le figurions autrefois supérieur
à notre reconnaissance. Cette faculté de donner en retour nous
émeut et nous cause un grand plaisir. Nous cherchons à deviner
ce qui peut calmer la douleur de notre ami et nous le lui donnons ; s'il veut
des paroles, des regards, des attentions, des services, des présents consolants,
nous les lui donnons ; mais avant tout, s'il nous veut souffrants à
l'aspect de sa souffrance, nous nous donnons pour souffrants, car tout cela nous
procure avant tout les délices de la reconnaissance active : ce qui n'est,
en un mot, qu'une bonne vengeance. S'il ne veut rien accepter et n'accepte rien
de nous, nous nous en allons refroidis et tristes, presque blessés : c'est
comme si l'on rejetait notre reconnaissance, et, sur ce point d'honneur,
le meilleur homme est chatouilleux. De tout cela il faut conclure que,
même au meilleur cas, il y a quelque chose d'abaissant dans la souffrance
et, dans la compassion, quelque chose qui élève et donne de la supériorité
; ce qui sépare éternellement ces deux sentiments.
139
Prétendument supérieure ! Vous dites que la morale de
la pitié est une morale supérieure à celle du stoïcisme
? Prouvez-le, mais remarquez-bien que sur ce qui est « supérieur »
et « inférieur » en morale, il ne faut pas de nouveau décider
selon des évaluations morales : car il n'y a pas de morale absolue. Cherchez
donc ailleurs vos étalons et prenez garde à vous !
140
Louange et blâme. Si une guerre finit malheureusement on demande
à qui en est la « faute » ; si elle se termine victorieusement,
on loue son auteur. Partout où il y a insuccès on cherche la faute, car
l'insuccès apporte avec lui un mécontentement, contre quoi l'on emploie
involontairement le seul remède : une nouvelle excitation du sentiment de puissance
et cette excitation se trouve dans la condamnation du « coupable ».
Ce coupable n'est pas, comme on pourrait le croire, le bouc émissaire pour
la faute des autres : il est la victime des faibles, des humiliés, des
abaissés qui veulent se prouver, sur n'importe quoi, qu'ils ont encore
de la force. Se condamner soi-même peut aussi être un moyen de recouvrer,
après la défaite, un sentiment de force. Par contre, la glorification
de l'auteur est souvent le résultat tout aussi aveugle d'un autre instinct
qui veut avoir sa victime et, dans ce cas, le sacrifice paraît même
doux et séduisant pour la victime : cela arrive lorsque le sentiment
de puissance est comblé chez un peuple, dans une société,
par un succès si grand et si prestigieux qu'il survient une fatigue de la victoire
et que l'on abandonne une partie de sa fierté ; il naît alors un
sentiment d'abnégation qui cherche un objet. Que nous soyons loués
ou blâmés, nous ne sommes généralement, pour nos voisins,
que les occasions, et trop souvent les occasions arbitrairement saisies par les
cheveux, pour laisser libre cours aux besoins de blâme ou de louange accumulés
en eux : nous leur dispensons dans les deux cas un bienfait pour lequel nous n'avons
pas de mérite et eux point de reconnaissance.
141
Plus beau, mais de valeur moindre. Moralité pittoresque : c'est
la moralité des affections s'élevant en lignes abruptes, des attitudes
et des gestes pathétiques, incisifs, terribles et solennels. C'est là
le degré demi-sauvage de la moralité : que l'on ne se laisse pas
tenter par son charme esthétique pour lui assigner un rang supérieur.
142
Sympathie. Si, pour comprendre notre prochain, c'est-à-dire pour
reproduire ses sentiments en nous, nous revenons souvent au fond de ses sentiments,
déterminés de telle ou telle façon, nous demandant par exemple
: pourquoi est-il triste ? afin de devenir tristes nous-mêmes pour
la même raison , il est beaucoup plus fréquent que nous négligions
d'agir ainsi et que nous provoquions ces sentiments en nous d'après les effets
qui se font sentir et en sont visibles chez notre prochain, en imitant sur notre
corps l'expression de ses yeux, de sa voix, de sa démarche, de son attitude
( au moins jusqu'à une légère ressemblance du jeu des muscles et
de l'innervation ) ou même la figuration de tout cela dans la parole,
la peinture, la musique. Alors naît en nous un sentiment analogue, par suite
d'une vieille association de mouvements et de sentiments qui est dressée
à jouer dans les deux sens. Nous sommes allés très loin dans cette
habileté à comprendre les sentiments des autres, et, en présence
de quelqu'un, nous exerçons toujours presque involontairement cette habileté
: que l'on examine surtout le jeu des traits, sur un visage féminin, comme
il frémit et rayonne entièrement sous l'empire d'une constante imitation,
reproduisant sans cesse les sentiments qui s'agitent autour de lui. Mais c'est
la musique qui nous montre le plus distinctement quels maîtres nous sommes
dans la divination rapide et subtile des sentiments et dans la sympathie : du
moins si la musique est l'imitation d'une imitation de sentiments et si, malgré
ce qu'il y a là d'éloigné et de vague, elle nous fait participer
souvent encore de ces sentiments, en sorte que nous devenons tristes sans avoir
aucun prétexte à la tristesse, comme font les fous, simplement
parce que nous entendons des sons et des rythmes qui rappellent d'une façon
quelconque l'intonation et le mouvement de ceux qui sont en deuil ou même
leurs coutumes. On raconte d'un roi danois qu'il fut transporté par la
musique d'un ménestrel dans un tel enthousiasme guerrier qu'il se précipita
de son trône et qu'il tua cinq personnes de sa cour assemblée autour
de lui : il n'y avait là ni guerre ni ennemi, et plutôt le contraire
de tout cela, mais la force qui remonte du sentiment à la cause était
assez violente pour surmonter l'évidence et la raison. Or, c'est là
presque toujours l'effet de la musique ( en admettant, bien entendu, qu'elle ait
un effet ), et l'on n'a pas besoin de cas aussi paradoxaux pour s'en rendre
compte : l'état de sentiments où nous transporte la musique est
presque toujours en contradiction avec l'évidence de notre situation réelle
et de la raison qui reconnaît cette situation réelle et ses causes.
Si nous demandons comment l'imitation des sentiments des autres nous est
devenue si courante, il n'y aura aucun doute sur la réponse : l'homme étant
la créature la plus craintive de toutes, grâce à sa nature
subtile et fragile, a trouvé dans sa disposition craintive l'initiatrice
à cette sympathie, à cette rapide compréhension des sentiments
des autres ( même des animaux ). A travers des milliers d'années,
il a vu un danger dans tout ce qui lui était étranger, dans tout
ce qui était vivant : dès qu'un semblable spectacle s'offrait à
ses yeux il imitait les traits et l'attitude qu'il voyait devant lui, et tirait
une conclusion sur la nature des mauvaises intentions cachées derrière
ces traits et cette attitude. Cette interprétation de tous les mouvements
et de tous les traits en fonction d'intentions, l'homme l'a même appliquée
à la nature des choses inanimées porté comme il l'était
par l'illusion qu'il n'existe rien d'inanimé. Je crois que tout ce que
nous appelons sentiment de la nature et qui nous saisit à l'aspect du
ciel, des prairies, des rochers, des forêts, des orages, des étoiles,
des mers, des paysages, du printemps, trouve ici son origine. Sans la vieille
pratique de la crainte qui nous forçait à voir tout cela sous un
sens secondaire et lointain, nous serions privés maintenant des joies de
la nature, tout comme l'homme et les animaux nous laisseraient sans plaisir, si
nous n'avions pas eu cette initiatrice de toute compréhension, la crainte.
D'autre part, la joie et la surprise agréable, et enfin le sentiment du
ridicule, sont les enfants de la sympathie, enfants derniers-nés et frères
beaucoup plus jeunes de la crainte. La faculté de compréhension
rapide qui repose donc sur la faculté de simuler rapidement
diminue chez les hommes et les peuples fiers et souverains, puisqu'ils sont moins
craintifs : par contre toutes les variétés de compréhension
et de simulation sont familières aux peuples craintifs ; là encore se
trouve la véritable patrie des arts imitatifs et de l'intelligence supérieure.
Si, en regard de cette théorie de la sympathie, telle que je la
propose ici, je songe à cette théorie d'un processus mystique,
aujourd'hui en faveur et consacrée, au moyen de quoi la pitié, de
deux êtres, n'en fait qu'un seul et rend ainsi possible à l'un la
compréhension immédiate de l'autre : si je me souviens qu'un cerveau
aussi clair que celui de Schopenhauer prenait son plaisir à de telles
billevesées exaltées et misérables, et qu'il a transmis ce
plaisir à d'autres cerveaux lucides et demi-lucides : mon étonnement
et ma tristesse sont sans fin. Combien doit être grand le plaisir que nous
font les incompréhensibles sottises ! Combien près de l'insensé
se trouve encore l'homme lorsqu'il écoute ses secrets désirs intellectuels
! ( Qu'est-ce donc qui disposait Schopenhauer à une telle reconnaissance
à l'égard de Kant,
à de si profondes obligations ? Il l'a révélé une
fois sans équivoque. Quelqu'un avait parlé de la façon dont
la qualitas occulta pouvait être enlevée à l'impératif
catégorique pour rendre celui-ci intelligible. Sur ce, Schopenhauer de
s'écrier : « Intelligibilité de l'impératif catégorique
! Idée profondément erronée ! Ténèbres d'Égypte
! Plaise au ciel qu'il ne devienne intelligible ! Qu'il y ait justement quelque
chose d'inintelligible, que notre misérable jugement avec ses concepts
soit limité, conditionné, fini, trompeur : c'est cette certitude
qui est la grande acquisition de Kant. » Je laisse à penser,
si quelqu'un possède la bonne volonté de connaître les choses morales,
lorsque, de prime abord il s'exalte sur la croyance en leur inintelligibilité
! Quelqu'un qui croit encore loyalement aux illuminations d'en haut, à
la magie et aux apparitions et à la laideur métaphysique du crapeau
! ).
143
Malheur à nous si cette tendance se déchaîne !
En admettant que la tendance au dévouement et à la sollicitude
pour les autres ( l' « affection sympathique » ) soit doublement plus forte
qu'elle ne l'est, le séjour sur la terre deviendrait intolérable.
Que l'on songe seulement aux sottises que commet chacun, tous les jours et à
toute heure, par dévouement et par sollicitude pour lui-même, et
quel insupportable spectacle il offre alors : que serait-ce si nous devenions,
pour les autres, l'objet de ces sottises et de ces importunités, dont,
jusqu'à présent, ils se sont seulement frappés eux-mêmes
! Ne faudrait-il pas alors prendre aveuglément la fuite, dès qu'un «
prochain » s'approcherait de nous ? Et accabler l'affection sympathique des
mêmes paroles injurieuses dont nous couvrons aujourd'hui l'égoïsme
?
144
Nous abstraire de la misère des autres. Si nous nous laissons assombrir
par la misère et les souffrances des autres mortels et si nous couvrons de nuages
notre propre ciel, qui donc portera les conséquences d'un tel assombrissement
? Certainement les autres mortels, et ce sera un poids à ajouter à
leurs autres charges ! Nous ne pouvons être pour eux ni secourables, ni
réconfortants, si nous voulons être l'écho de leur misère,
et aussi si nous voulons sans cesse prêter l'oreille à cette misère,
à moins que nous n'apprenions l'art des Olympiens et que nous ne
cherchions dorénavant à nous édifier par le malheur des
hommes au lieu d'en être malheureux. Mais cela est un peu trop olympien
pour nous : bien que, par la jouissance de la tragédie, nous ayons déjà
fait un pas en avant vers ce cannibalisme idéal des dieux.
145
« Non égoïste ! ». Celui-ci est vide et voudrait être
plein, et celui-là est comblé et voudrait se vider, tous
deux se sentent poussés à chercher un individu qui puisse les y
aider. Et ce phénomène, interprété dans un sens supérieur,
porte dans les deux cas le même nom : Amour. Comment ? l'amour serait-il
quelque chose de non égoïste ?
146
Regarder au-delà du prochain. Comment ? L'essence de ce qui est
véritablement moral consisterait, pour nous, à envisager les conséquences
prochaines et immédiates que peuvent avoir nos actions pour les autres,
et à nous décider d'après ces conséquences ? Ceci n'est
qu'une morale étroite de petits bourgeois, bien que cela soit encore une
morale : mais il me semble que ce serait d'une pensée supérieure
et plus subtile de regarder au-delà de ces conséquences immédiates
pour le prochain, afin d'encourager des desseins plus lointains, au risque de
faire souffrir les autres, par exemple d'encourager la connaissance, malgré
la certitude que notre liberté d'esprit commencera d'abord par jeter les
autres dans le doute, le chagrin et quelque chose de pire encore. N'avons-nous
pas le droit de traiter notre prochain au moins de la même façon
dont nous nous traitons nous-mêmes ? Et, si nous ne pensons pas pour nous-mêmes,
d'une façon aussi étroite et petite-bourgeoise, aux conséquences
et aux souffrances immédiates, pourquoi serions-nous forcés d'agir
ainsi pour notre prochain ? En admettant que nous ayons pour nous-mêmes
le sens du sacrifice : qu'est-ce qui nous interdirait de sacrifier le prochain
avec nous ? comme firent jusqu'à présent l'État et
les souverains, en sacrifiant un citoyen aux autres citoyens, « pour l'intérêt
général ! » comme l'on disait. Mais nous aussi, nous avons des
intérêts généraux et peut-être sont-ce des intérêts
plus généraux encore : pourquoi n'aurait-on pas le droit de sacrifier
quelques individus de la génération actuelle en faveur des générations
futures ? en sorte que leurs peines, leurs inquiétudes, leurs désespoirs,
leurs méprises et leurs hésitations fussent jugés nécessaires,
parce qu'un nouveau soc de charrue doit fouiller le sol et le rendre fécond
pour tous ? Et finalement nous communiquons au prochain un sentiment qui
le fait se considérer comme victime, nous le persuadons d'accepter la tâche
à quoi nous l'employons. Sommes-nous donc sans pitié ? Si pourtant,
par-delà notre pitié, nous voulions remporter une victoire sur
nous-mêmes, ne serait-ce pas là une attitude morale plus haute et
plus libre que celle où l'on se sent à l'abri lorsqu'on a découvert
si une action fait du bien ou du mal au prochain ? Car, par le sacrifice
où nous sommes compris, nous et notre prochain nous fortifierions
et nous élèverions le sentiment général de la puissance humaine,
en admettant que nous n'atteignions pas davantage. Mais cela serait déjà
une augmentation positive du bonheur. Et en fin de compte, si cela était
même... mais pas un mot de plus ! Un regard suffit, vous m'avez compris.
147
Cause de l' « altruisme ». Les hommes ont en somme parlé
de l'amour avec tant d'emphase et d'adoration parce qu'ils n'en ont jamais trouvé
beaucoup et qu'ils ne pouvaient jamais se rassasier de cette nourriture : c'est
ainsi qu'elle finit par devenir pour eux « nourriture divine ». Si un poète
voulait montrer l'image réalisée de l'utopie de l'universel amour
des hommes, certainement il lui faudrait décrire un état atroce
et ridicule dont jamais on ne vit l'équivalent sur la terre, chacun
serait harcelé, importuné et désiré, non par un seul
homme aimant, comme cela arrive maintenant, mais par des milliers, et même
par tout le monde, grâce à une tendance irrésistible que
l'on insultera alors, que l'on maudira autant que l'a fait l'humanité ancienne
avec l'égoïsme ; et les poètes de cet état nouveau, si on leur
laisse le temps de composer des uvres, ne rêveront que du passé
bienheureux et sans amour, du divin égoïsme, de la solitude qui jadis
était encore possible sur la terre, de la tranquillité, de l'état
d'antipathie, de haine, de mépris, et quels que soient les noms que l'on
veuille donner à l'infamie de la chère animalité, où nous
vivons.
148
Regard vers le lointain. Si seules sont appelées morales, ainsi
que le veut une définition, les actions que l'on fait à cause du
prochain et rien qu'à cause du prochain, alors il n'y a pas d'actions
morales ! Si seules sont appelées morales, ainsi que le veut une autre
définition, les actions faites sous l'influence de la volonté libre,
alors il n'y a encore pas d'actions morales ! Qu'est-ce donc que l'on nomme
ainsi, et qui pourtant existe certainement et veut par conséquent être
expliqué ? Ce sont les effets de quelques méprises intellectuelles.
Et, en admettant que l'on se délivrât de ces erreurs, que
deviendraient les « actions morales » ? Au moyen de ces erreurs,
nous avons jusqu'à présent prêté à quelques
actions une valeur supérieure à celle qu'elles ont en réalité
: nous les avons séparées des actions « égoïstes
» et des actions « non libres ». Si maintenant nous les adjoignons
de nouveau à celles-ci, comme nous devons faire, nous en diminuons certainement
la valeur ( le sentiment de leur valeur ), et cela au-dessous de la mesure raisonnable,
puisque les actions « égoïstes » et « non libres » ont
été évaluées trop bas jusqu'à présent,
à cause de cette prétendue différence intime et profonde.
Seront-elles donc, dès lors, exécutées moins souvent, puisque,
dès lors on les estimera de moindre valeur ? Inévitablement ! Du
moins pour un certain temps, aussi longtemps que la balance du sentiment de valeur
subira la réaction des fautes anciennes ! Mais en contrepartie nous rendons
aux hommes le bon courage pour les actions décriées comme égoïstes
et nous en rétablissons ainsi la valeur, nous leur enlevons la mauvaise
conscience ! Et puisque, jusqu'à présent, les actions égoïstes
furent les plus fréquentes et qu'elles le seront encore pour toute éternité,
nous enlevons à l'image des actions et de la vie son apparence mauvaise.
LIVRE
TROISIÈME
149
De petites actions divergentes sont nécessaires ! Sur le chapitre
des murs, agir même une seule fois à l'encontre de ce qu'on
juge préférable ; céder ici, en pratique, tout en réservant
sa liberté intellectuelle ; se comporter comme tout le monde et faire ainsi,
à tout le monde, une amabilité et un bienfait, pour les dédommager
en quelque sorte des écarts de nos opinions : tout cela est considéré,
chez les hommes quelque peu indépendants, non seulement comme admissible,
mais encore comme « honnête », « humain », « tolérant
», « point pédant », et quels que soient les termes dont on
se sert pour endormir la conscience intellectuelle : et c'est ainsi qu'un tel
fait baptiser chrétiennement son enfant et n'en est pas moins athée,
tel autre fait son service militaire, comme tout le monde, bien qu'il condamne
sévèrement la haine entre les peuples, et un troisième se présente
à l'église avec une femme parce qu'il a une parenté pieuse,
et il fait des promesses devant un prêtre sans avoir honte de son inconséquence.
« Cela n'a pas d'importance si quelqu'un de nous fait ce que tout le monde
fait et a toujours fait » ainsi parle le préjugé grossier
! Et l'erreur grossière ! Car rien n'est plus important que de confirmer encore
une fois ce qui est déjà puissant, traditionnel et reconnu sans
raison, par l'acte de quelqu'un de notoirement raisonnable : c'est ainsi que l'on
donne à cette chose, aux yeux de tous ceux qui en entendent parler, la
sanction de la raison même ! Respect à vos opinions ! Mais de petites
actions divergentes ont plus de valeur !
150
Le hasard des mariages. Si j'étais un dieu et un dieu bienveillant,
les mariages des hommes m'impatienteraient plus que toute autre chose. Un individu
peut aller très, très loin pendant les soixante-dix, et même pendant les
trente années de sa vie, cela est très surprenant, même pour
des dieux ! Mais, si l'on voit alors comment il accroche l'héritage et
le legs de cette lutte et de cette victoire, les lauriers de son humanité,
au premier endroit venu, où une petite femme peut les cueillir ; si l'on
voit comme il s'entend bien à acquérir et mal à garder,
et qu'il ne songe même pas que, par la procréation, il peut préparer
une vie plus victorieuse encore : on finit par devenir impatient et par se dire
: « A la longue, il ne peut rien résulter de l'humanité, les
individus sont gaspillés, le hasard des mariages rend impossible toute
raison d'une grande progression de l'humanité ; cessons d'être
les spectateurs assidus et les fous de ce spectacle sans but ! » Dans
cette disposition d'esprit, les dieux d'Épicure se retirèrent jadis dans
leur silence et leur béatitude divine : ils étaient fatigués
des hommes et de leurs affaires d'amour.
151
Il y a ici un nouvel idéal à inventer. Il ne devrait pas
être permis, lorsque l'on est amoureux, de prendre une décision qui
engage pour la vie, et de fixer une fois pour toutes, à cause d'un caprice
violent, le caractère de sa société : on devrait, publiquement,
déclarer sans valeur les serments des amoureux et leur refuser le mariage
: et cela parce que l'on devrait attacher au mariage une importance beaucoup
plus grande ! en sorte que, dans les cas où il se concluait jusqu'à
présent, il ne se conclurait justement pas ! La plupart des mariages ne
sont-ils pas faits de telle sorte que l'on ne désire pas avoir pour témoin
une troisième personne ? Et cette troisième personne ne manque généralement
pas c'est l'enfant elle est plus que témoin, elle est bouc
émissaire !
152
Formule de serment. « Si je mens maintenant, je ne suis plus un honnête
homme et chacun doit avoir le droit de me le dire en plein visage. »
Je recommande cette formule en lieu et place du serment juridique et de l'usuelle
invocation de Dieu : elle est plus forte. L'homme pieux, lui-même, n'a pas
de raison de s'y soustraire : car dès que le serment habituel ne sert plus suffisamment,
il faut que l'homme pieux écoute son catéchisme qui lui prescrit
: « Tu n'invoqueras pas en vain le nom du Seigneur, ton Dieu ! »
153
Un mécontent. C'est un de ces vieux braves : il se fâche contre
la civilisation, parce qu'il croit que celle-ci vise à rendre accessibles
toutes les bonnes choses, honneurs, trésors, belles femmes
aux lâches comme aux braves.
154
Consolations dans le péril. Les Grecs, dans une vie où les
grands dangers et les cataclysmes étaient toujours proches, cherchaient
dans la méditation et dans la connaissance une sorte de sûreté
du sentiment et un dernier refuge. Nous qui vivons dans une quiétude incomparablement
plus grande, nous avons porté le danger dans la méditation et la
connaissance, et c'est dans la vie que nous nous reposons et que nous nous calmons
de ce danger.
155
Scepticisme éteint. Les entreprises périlleuses sont plus
rares dans les temps modernes que dans l'antiquité et pendant le Moyen
à‚ge, probablement parce que les temps modernes n'ont plus la croyance
aux signes, aux oracles, aux constellations et aux devins. C'est-à -dire
que nous sommes devenus incapables de croire à un avenir qui nous est
réservé, comme faisaient les Anciens qui à l'inverse
de nous étaient beaucoup moins sceptiques à l'égard
de ce qui arrivait que de ce qui existait.
156
Méchant par orgueil... « Pourvu que nous ne nous sentions pas
trop à notre aise ! » - c'était là la crainte secrète
des Grecs de la bonne époque. Voilà pourquoi ils se prêchaient
la mesure. Et nous !
157
Le culte de la « voix de la nature ». Que signifie le fait que notre
culture est non seulement patiente à l'égard des manifestations
de la douleur, à l'égard des larmes, des plaintes, des reproches,
des attitudes de rage ou d'humilité, mais qu'elle les approuve encore et
qu'elle les compte parmi les choses nobles et inévitables ? tandis
que l'esprit de la philosophie antique s'abaissait avec mépris vers elles
et ne leur reconnaissait absolument pas de nécessité. Que l'on se
souvienne donc de la façon dont Platon qui n'était pas un
des philosophes les plus inhumains parle du Philoctète de la scène tragique.
Notre civilisation moderne manquerait-elle peut-être de « philosophie
» ? Selon l'appréciation de ces anciens philosophes, ferions-nous peut-être
tous partie de la « populace » ?
158
Climat du flatteur. Il ne faut plus chercher maintenant les flatteurs,
qui font les chiens couchants, dans le voisinage des princes, ceux-ci ont
tous le goût militaire qui répugne au flatteur. Mais cette fleur
s'épanouit maintenant encore dans le voisinage des banquiers et des artistes.
159
Les évocateurs des morts. Certains hommes vaniteux apprécient
plus haut un fragment du passé à partir du moment où ils
peuvent le revivre sentimentalement ( surtout si cela est difficile ), ils voudraient
même, au besoin, le faire ressusciter d'entre les morts. Puisque le nombre
des vaniteux est toujours considérable, le danger que présentent
les études historiques, dès que toute une époque leur est soumise,
n'est pas mince : on gaspille alors trop de force pour toutes les résurrections
imaginables. Peut-être comprendra-t-on mieux tout le mouvement du romantisme
en partant de ce point de vue.
160
Vaniteux, avide et peu sage. Vos désirs sont plus grands que votre
raison, et votre vanité est encore plus grande que vos désirs,
à des hommes de votre espèce il faut recommander foncièrement beaucoup
de pratique chrétienne, et, de plus, un peu de théorie schopenhauérienne.
161
Beauté conforme à l'époque. Si nos sculpteurs, nos
peintres et nos musiciens voulaient saisir le sens de l'époque, il leur
faudrait montrer la beauté bouffie, gigantesque et nerveuse : tout comme
les Grecs, sous la contrainte de leur morale de la mesure, voyaient et figuraient
la beauté dans l'Apollon du Belvédère. Nous devrions, en somme,
le trouver laid ! Mais les « classicistes » pédants nous ont enlevé
toute loyauté !
162
L'ironie des hommes actuels. Actuellement c'est la façon des Européens
de traiter tous les grands intérêts avec ironie, parce que, à
force de s'affairer à leur service, on n'a pas le temps de les prendre
au sérieux.
163
Contre Rousseau. S'il est vrai que notre civilisation est, par elle-même,
quelque chose de déplorable : vous avez le choix de poursuivre dans vos
conclusions avec Rousseau : « Cette civilisation déplorable est cause
de notre mauvaise moralité », ou de conclure en renversant la formule
de Rousseau : « Notre bonne moralité est cause de cette déplorable
civilisation. Nos conceptions sociales du bien et du mal, faibles et efféminées,
leur énorme prépondérance sur le corps et l'âme, ont
fini par affaiblir tous les corps et toutes les âmes et par briser les hommes
indépendants, autonomes, sans préjugés, les véritables
piliers d'une civilisation forte : partout où l'on rencontre aujourd'hui
encore la mauvaise moralité, on voit les dernières ruines de ces piliers.
» Il y a donc paradoxe contre paradoxe ! La vérité ne peut,
à aucun prix, être des deux côtés : est-elle en général
de l'un ou de l'autre ? Qu'on examine !
164
Peut-être prématuré. Il semble qu'actuellement, sous
différents noms erronés qui induisent en erreur et le plus souvent
avec un grand manque de netteté, ceux qui ne se sentent pas attachés
aux murs et aux lois établies fassent les premières tentatives pour
s'organiser et pour se créer ainsi un droit : tandis que jusqu'à
présent tous les criminels, les libres penseurs, tous les hommes immoraux
et scélérats vivaient décriés et hors la loi, dépérissant
sous le poids de la mauvaise conscience. On devrait, somme toute, approuver cela
et le trouver bien, quoique le siècle à venir y perde en sécurité
et qu'il faudra peut-être que chacun prenne son fusil sur l'épaule
: ne fût-ce que pour qu'il y ait une puissance d'opposition qui rappelle
toujours qu'il n'y a pas de morale absolue et exclusive, et que toute moralité
qui s'affirme à l'exclusion de toute autre détruit trop de force
vive et coûte trop cher à l'humanité. Les divergents qui
sont si souvent les inventifs et les créateurs ne doivent plus être
sacrifiés ; il ne faut plus qu'il soit considéré comme honteux
de s'écarter de la morale, en actions et en pensées ; il faut que
l'on fasse de nombreuses tentatives nouvelles d'existence et de communauté
; il faut qu'un poids énorme de mauvaise conscience soit supprimé
du monde, il faut que ces buts généraux soient reconnus et
encouragés par tous les gens loyaux qui cherchent la vérité
!
165
La morale qui n'ennuie pas. Les commandements principaux qu'un peuple se
laisse constamment enseigner et prêcher sont en rapport avec ses défauts
principaux et c'est pourquoi il ne les trouve point ennuyeux. Les Grecs, qui perdaient
si souvent la modération, le sang-froid, le sens de la justice et en général
la sagesse, prêtaient l'oreille aux quatre vertus socratiques, car
on avait tant besoin de ces vertus et on était justement si peu doué
pour elles !
166
Au carrefour. Honte à vous ! vous voulez entrer dans un système
où il faut être un rouage, pleinement et entièrement, sous peine
d'être écrasé par ce rouage ! Où il va de soi que chacun
est ce que ses supérieurs font de lui ! Où la chasse aux « relations
» fait partie des devoirs naturels ! Où personne ne se sent offensé
lorsqu'on le rend attentif à un homme en remarquant « qu'il peut lui
être utile » ! Où l'on n'a pas honte de faire des visites pour
quémander l'intercession de quelqu'un ! Où l'on ne se doute même
pas que, par une subordination aussi intentionnelle à de pareilles murs,
on s'est, une fois pour toutes, classé parmi les viles poteries de la nature,
que les autres peuvent user et briser à leur gré, sans en éprouver
un grave sentiment de responsabilité ; comme si l'on voulait dire : «
Des gens de mon espèce il n'en manquera jamais : usez donc de moi, sans vous gêner
! »
167
Les hommages absolus. Lorsque je songe au philosophe allemand le plus lu,
au musicien allemand que l'on écoute le plus, à l'homme d'État
allemand le plus considéré, il faut que je m'avoue à moi-même
: si l'on rend maintenant la vie très dure aux Allemands, ce peuple des sentiments
absolus, cela tient à leurs propres grands hommes. Dans les trois cas
le spectacle est magnifique à contempler : c'est chaque fois un fleuve,
si puissamment agité dans le lit qu'il s'est creusé lui-même
que l'on pourrait croire souvent qu'il veut monter la montagne. Et pourtant, aussi
loin que l'on pousse son admiration, qui n'aimerait pas être, somme toute,
d'une autre opinion que Schopenhauer ! Et qui aimerait partager maintenant, dans
les grandes et dans les petites choses, les opinions de Richard Wagner ? aussi
juste que puisse être la remarque de celui qui a dit que partout où
Wagner donne et prend une impulsion un problème est caché, passons,
ce n'est pas lui qui le tire à la lumière. Et enfin combien y en
aurait-il qui aimeraient, de tout cur, être d'accord avec Bismarck,
à condition qu'il fût d'accord avec lui-même ou qu'il prît
du moins l'air de l'être dorénavant ! Certes : pas de principes,
mais des instincts, un esprit mobile, au service de violents instincts dominants
et pour cela sans principes, cela ne devrait rien avoir de surprenant chez
un homme d'État, mais être plutôt considéré comme
juste et conforme à la nature. Hélas ! ce fut jusqu'à présent
si peu allemand ! aussi peu que le bruit autour de la musique, les dissonances
et la mauvaise humeur autour du musicien ! aussi peu que la position nouvelle
et extraordinaire que choisit Schopenhauer : ni au-dessus des choses ni à
genoux devant elles dans les deux cas cela eût encore été
allemand, mais contre les choses ! Incroyable et désagréable
! Se placer sur le même rang que les choses et être quand même
leur adversaire et, en fin de compte, l'adversaire de soi-même !
que doit faire l'admirateur absolu avec un pareil modèle ? Et surtout de trois
de ces modèles qui n'ont même pas le désir d'être en paix entre
eux ! Voici Schopenhauer adversaire de la musique de Wagner et Wagner adversaire
de la politique de Bismarck et Bismarck adversaire de tout wagnérisme,
de tout schopenhauérisme ! Que reste-t-il à faire ? Où se
réfugier avec sa soif de « vénération en bloc » ?
Pourrait-on peut-être choisir, dans la musique du musicien, quelques centaines
de bonnes mesures qui vous tiennent à cur et que l'on aime à
prendre à cur, parce qu'elles ont un cur pourrait-on
se mettre à l'écart avec ce petit butin et oublier tout le reste
? Et rechercher pareille combinaison avec le philosophe et l'homme d'État
choisir, prendre à cur, et surtout oublier le reste ? Oui
s'il n'était pas si difficile d'oublier ! Il y avait une fois un homme
très fier qui, à aucun prix, ne voulait rien accepter que de lui-même,
en bien et en mal : mais lorsqu'il eut besoin d'oubli il ne put se le donner et
il fut forcé de conjurer les esprits, trois fois ; ils vinrent, ils entendirent
un désir et ils finirent par dire : « Cela seul n'est pas en notre pouvoir
! » Les Allemands ne devraient-ils pas profiter de l'expérience de
Manfred ? Pourquoi d'abord conjurer les esprits ? Cela ne sert de rien, on n'oublie
pas lorsque l'on veut oublier. Et combien grand serait « le reste » qu'il
faudrait oublier, chez ces trois grands hommes de notre époque, pour pouvoir
demeurer leur admirateur en bloc ! Il serait donc préférable de
profiter de l'occasion pour essayer quelque chose de nouveau : je veux dire, progresser
dans la probité vis-à-vis de soi-même et devenir, au lieu
d'un peuple qui répète d'une façon crédule et qui hait méchamment
et aveuglément, un peuple d'approbation conditionnelle et d'opposition
bienveillante ; mais apprendre avant tout que les hommages absolus envers les
personnes sont quelque chose de ridicule, que changer d'avis là -dessus
ne serait pas déshonorant, même pour les Allemands, et qu'il existe
un mot profond, digne d'être pris à cur : « Ce qui importe,
ce ne sont point les personnes, mais les choses. » (* en français
dans le texte. *) Ce mot est, comme celui qui l'a prononcé, grand,
brave, simple et silencieux, tout comme Carnot, soldat et républicain.
Mais peut-on parler maintenant ainsi d'un Français à des
Allemands, et de plus d'un républicain ? Peut-être point, et peut-être
n'a-t-on même pas le droit de rappeler ce que Niebur put dire jadis aux
Allemands : que personne autant que Carnot ne lui avait fait l'impression de la
véritable grandeur.
168
Un modèle. Qu'est-ce que j'aime en Thucydide, qu'est-ce qui fait que je
l'estime plus que Platon ? Il prend le plaisir le plus étendu et le plus
libre de préjugés à tout ce qui est typique chez l'homme
et dans les événements, et il trouve qu'à chaque type appartient
une certaine quantité de bon sens : c'est ce bon sens qu'il cherche à
découvrir. Il possède une plus grande justice pratique que Platon ; il
ne calomnie et ne rapetisse pas les hommes qui ne lui plaisent pas ou bien qui
lui ont fait mal dans la vie. Au contraire : il ajoute et introduit quelque chose
de grand en toute chose et en toute personne, en ne voyant partout que des types
; qu'importe en effet à la postérité, à laquelle
il voue son uvre, ce qui n'est pas typique ! C'est ainsi que cette culture
de la plus libre connaissance du monde arrive en lui, le penseur-homme, à
une floraison merveilleuse, cette culture qui a son poète en Sophocle, son homme
d'État en Périclès, son médecin en Hippocrate, son savant
naturaliste en Démocrite : cette culture qui mérite d'être
baptisée du nom de ses maîtres, les sophistes, et qui malheureusement,
dès le moment de son baptême, commence à devenir soudain pâle
et insaisissable pour nous, car dès lors nous soupçonnons que cette
culture pour avoir été combattue par Platon et par toutes les écoles
socratiques, devait être bien immorale ! La vérité est si
compliquée et si enchevêtrée que l'on répugne à
la démêler : que la vieille erreur ( error veritate simplicior
) suive donc son vieux chemin !
169
Le génie grec nous est très étranger. Oriental ou moderne,
asiatique ou européen : comparé au grec, tout cela se caractérise
par l'énormité et le goût des grandes masses, comme langage
du sublime, tandis qu'à Paestum, à Pompéi et à
Athènes on s'étonne, devant toute l'architecture grecque, de voir avec
quelles petites masses les Grecs savaient exprimer quelque chose de sublime et
aimaient à l'exprimer. De même : combien en Grèce les hommes
étaient simples dans l'idée qu'ils se faisaient d'eux-mêmes
! Combien nous les dépassons dans la connaissance des hommes ! Combien
pleines de labyrinthes aussi, apparaissent nos âmes et nos représentations
de l'âme, en comparaison des leurs ! Si nous voulions tenter une architecture
conforme à la nature de notre âme ( nous sommes trop lâches
pour cela ) : le labyrinthe devrait être notre modèle ! La musique
qui nous est propre et qui nous exprime véritablement laisse déjà
deviner le labyrinthe ( car en musique les hommes se laissent aller parce qu'ils
se figurent qu'il n'y a personne qui soit capable de les voir eux-mêmes
sous leur musique ).
170
Autres perspectives du sentiment. Que signifie notre bavardage sur les
Grecs ! Qu'entendons-nous donc à leur art, dont l'âme est la passion
pour la beauté virile nue ! Ce n'est qu'en partant de là
qu'ils avaient le sentiment de la beauté féminine. Ils avaient donc,
pour celle-ci, une tout autre perspective que nous. Et il en était de même
de leur amour de la femme : ils vénéraient autrement, ils méprisaient
autrement.
171
L'alimentation de l'homme moderne. L'homme moderne s'entend à digérer
beaucoup de choses et même à digérer presque tout,
c'est là sa vanité à lui : mais il serait d'une espèce
supérieure justement s'il ne s'y entendait pas : homo pamphagus, ce n'est
pas ce qu'il y a de plus fin. Nous vivons entre un passé qui avait un goût
plus délirant et bizarre que nous et un avenir qui en aura peut-être
un plus choisi, nous vivons trop dans la moyenne.
172
Tragédie et musique. Les hommes d'une disposition d'esprit guerrière,
comme par exemple les Grecs du temps d'Eschyle, sont difficiles à émouvoir,
et lorsque la pitié triomphe une fois de leur dureté, une espèce
de vertige s'empare d'eux, semblable à une force « démoniaque
», ils se sentent alors contraints et secoués par une émotion
religieuse. Après coup, ils font leurs réserves sur cet état ; tant
qu'ils y sont pris, ils jouissent du ravissement que leur procurent l'ivresse
et le merveilleux, mêlé à l'absinthe la plus amère de la
souffrance : c'est là véritablement une boisson pour les guerriers,
quelque chose de rare, de dangereux, de doux et d'amer que l'on n'a pas facilement
en partage. La tragédie s'adresse aux âmes qui ressentent
ainsi la pitié, aux âmes dures et guerrières que l'on terrasse difficilement,
soit par la crainte, soit par la pitié, mais auxquelles il est utile d'être
amollies de temps en temps. Mais que peut donner la tragédie à
ceux qui sont ouverts aux « affections sympathiques » comme la voile au
vent ! Lorsque les Athéniens furent devenus plus doux et plus sensibles,
du temps de Platon, hélas ! combien ils étaient encore loin
de la sensiblerie des habitants de nos grandes et de nos petites villes !
les philosophes se plaignaient pourtant déjà du caractère nuisible
de la tragédie. Une époque pleine de danger, comme celle qui commence
en ce moment, où la bravoure et la virilité augmentent de prix,
rendra peut-être lentement les âmes assez dures, pour que des poètes
tragiques leur soient nécessaires : mais en attendant, ceux-ci sont plutôt
superflus, pour employer le mot le plus bénin. C'est ainsi
que viendra peut-être encore pour la musique une époque meilleure
( elle sera certainement plus méchante ! ), celle où les artistes
musiciens auront à s'adresser à des hommes rigoureusement personnels,
durs en eux-mêmes, dominés par le sombre sérieux de leur passion
propre : mais que peut apporter la musique aux âmelettes d'aujourd'hui,
nées d'un âge révolu, excessivement agitées, d'une
croissance imparfaite, mi-personnelles, curieuses et désireuses de tout
?
173
Les louangeurs du travail. Dans la glorification du « travail »,
dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail
», je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes
impersonnels et d'un intérêt général : la crainte de
tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à
l'aspect du travail c'est-à-dire de cette dure activité du
matin au soir que c'est là la meilleure police, qu'elle tient chacun
en bride et qu'elle s'entend vigoureusement à entraver le développement
de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance. Car le
travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, et la soustrait
à la réflexion, à la méditation, aux rêves,
aux soucis, à l'amour et à la haine, il place toujours devant
les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières.
Ainsi une société, où l'on travaille sans cesse durement,
jouira d'une plus grande sécurité : et c'est la sécurité
que l'on adore maintenant comme divinité suprême. Et voici
( ô épouvante ! ) que c'est justement le « travailleur » qui
est devenu dangereux ! Les « individus dangereux » fourmillent ! Et derrière
eux il y a le danger des dangers l'individuum !
174
Mode morale d'une société commerçante. Derrière ce
principe de l'actuelle mode morale : « les actions morales sont les actions
de la sympathie pour les autres », je vois dominer l'instinct social de la
crainte qui prend ainsi un déguisement intellectuel : cet instinct pose
comme principe supérieur, le plus important et le plus prochain, qu'il
faut enlever à la vie le caractère dangereux qu'elle avait autrefois,
et que chacun doit aider à cela de toutes ses forces. C'est pourquoi seules
les actions qui visent à la sécurité générale
et au sentiment de sécurité de la société peuvent
recevoir l'attribut « bon » ! Combien peu de plaisirs les hommes
doivent-ils avoir dès lors à leur propre aspect, pour qu'une telle tyrannie
de la crainte leur prescrive la loi morale supérieure, pour qu'ils se laissent
ainsi recommander sans objection de lever ou de détourner le regard de
leur propre personne, mais d'avoir des yeux de lynx pour toute misère, pour toute
souffrance étrangères ! Avec notre intention, poussée jusqu'à
l'énormité, de vouloir raboter toutes les aspérités
et tous les angles de la vie, ne sommes-nous pas en bonne voie de réduire
l'humanité jusqu'à en faire du sable ? Du sable ! Du sable fin,
mou, granuleux, infini ! Est-ce là votre idéal, ô héros
des affections sympathiques ? En attendant, reste à savoir si l'on
sert davantage son prochain en courant immédiatement et sans cesse à
son secours et en l'aidant, ce qui ne peut se faire que très superficiellement
à moins de devenir une main-mise tyrannique , ou en faisant de
soi-même quelque chose que le prochain voit avec plaisir, par exemple un
beau jardin tranquille et fermé qui possède de hautes murailles contre
la tempête et la poussière des grandes routes, mais aussi une porte hospitalière.
175
Pensée fondamentale d'une culture de commerçants. On voit
maintenant se former, de différents côtés, la culture d'une
société dont le commerce est l'âme tout aussi bien que le
combat singulier était l'âme de la culture chez les anciens Grecs,
la guerre, la victoire et le droit chez les Romains. Celui qui s'adonne au commerce
s'entend à tout taxer sans le produire, à taxer d'après le besoin
du consommateur et non d'après son besoin personnel ; chez lui la question des
questions c'est de savoir « quelles personnes et combien de personnes consomment
cela ? » Il emploie donc dès lors, instinctivement et sans cesse, ce type
de taxation : à tout, donc aussi aux productions des arts et des sciences,
des penseurs, des savants, des artistes, des hommes d'État, des peuples,
des partis et même d'époques tout entières : il s'informe à
propos de tout ce qui se crée, de l'offre et de la demande, afin de fixer,
pour lui-même, la valeur d'une chose. Ceci, érigé en principe
de toute une culture, étudié depuis l'illimité jusqu'au plus
subtil et imposé à toute espèce de vouloir et de savoir, sera la
fierté de vous autres hommes du prochain siècle : si les prophètes de la
classe commerçante ont raison de le mettre en votre possession ! Mais j'ai
peu de foi en ces prophètes. Credat Judus Apella, pour parler
avec Horace.
176
La critique des pères. Pourquoi supporte-t-on maintenant déjà
la vérité sur le passé le plus récent ? Parce qu'il
existe toujours une nouvelle génération qui se sent en contradiction
avec ce passé, et qui jouit, dans cette critique, des prémices du
sentiment de puissance. Autrefois, la génération nouvelle voulait,
au contraire, se fonder sur l'ancienne et elle commençait à avoir
conscience d'elle-même, non seulement en acceptant les opinions des pères,
mais en les défendant plus sévèrement encore, si cela était
possible. Critiquer l'autorité paternelle était autrefois un vice
: maintenant les jeunes idéalistes commencent par là .
177
Apprendre la solitude. Oh ! pauvres hères, vous qui habitez les grandes
villes de la politique mondiale, jeunes gens très doués, martyrisés
par la vanité, vous considérez que c'est votre devoir de dire votre
mot dans tous les événements ( car il se passe toujours quelque
chose ) ! Vous croyez que, lorsque vous avez fait ainsi de la poussière et du
bruit, vous êtes le carrosse de l'histoire ! Vous épiez toujours
et attendez sans cesse le moment où vous pourrez jeter votre parole au
public, et vous perdez ainsi toute productivité véritable ! Quel
que soit votre désir de grandes uvres, le profond silence de la maturation
ne vient pas jusqu'à vous ! L'événement du jour vous chasse
devant lui comme de la paille légère, tandis que vous avez l'illusion de
chasser l'événement, pauvres diables ! Lorsque l'on
veut être un héros sur la scène, il ne faut pas songer à
jouer le chur, on ne doit même pas savoir comment on fait chorus.
178
Ceux qui s'usent quotidiennement. Ces jeunes gens ne manquent ni de caractère,
ni de dispositions, ni de zèle : mais on ne leur a jamais laissé le temps
de se donner une direction à eux-mêmes, les habituant, au contraire,
dès leur plus jeune âge, à en recevoir une. Lorsqu'ils étaient
mûrs pour être « envoyés dans le désert », on
agissait autrement, on les utilisa, on les déroba à eux-mêmes,
on les éleva à être usés quotidiennement, on leur
fit de cela un devoir et un principe et maintenant ils ne peuvent plus
s'en passer, ils ne veulent pas qu'il en soit autrement. Mais, à ces pauvres
bêtes de trait, il ne faut pas refuser leurs « vacances »
ainsi nomme-t-on cet idéal forcé d'un siècle surmené : des
vacances où l'on peut une fois paresser à cur joie, être
stupide et enfantin.
179
Aussi peu d' « État » que possible ! Toutes les situations
politiques et sociales ne méritent pas que ce soient justement les esprits
les plus doués qui aient le droit de s'en occuper et qui y soient forcés
: un tel gaspillage des esprits est en somme plus grave qu'un état de misère.
La politique est le champ de travail pour des cerveaux plus médiocres,
et ce champ de travail ne devrait pas être ouvert à d'autres : que
la machine s'en aille plutôt en morceaux une fois de plus ! Mais telles
que les choses se présentent aujourd'hui, où non seulement tous
croient devoir savoir chaque jour ce qui se passe, mais où chacun veut
encore y être actif à tout instant, et abandonne pour cela son propre
travail, elles sont une grande et ridicule folie. On paye la « sécurité
publique » beaucoup trop cher à ce prix : et, ce qu'il y a de plus
fou, on aboutit de la sorte au contraire de la sécurité publique,
ainsi que notre excellent siècle est en train de le démontrer : comme si
cela n'avait jamais été fait ! Donner à la société
la sécurité contre les voleurs et contre le feu, la rendre infiniment
commode pour toute espèce de commerce et de relations, et transformer l'État
en providence, au bon et au mauvais sens, ce sont là des buts inférieurs,
médiocres et nullement indispensables, à quoi l'on ne devrait pas
viser avec les moyens et les instruments les plus élevés qu'il y
ait, les moyens que l'on devrait réserver justement aux fins supérieures
et les plus rares ! Notre époque, bien qu'elle parle beaucoup d'économie,
est gaspilleuse : elle gaspille ce qu'il y a de plus précieux, l'esprit.
180
Les guerres. Les grandes guerres contemporaines sont le résultat
des études historiques.
181
Gouverner. Les uns gouvernent pour le plaisir de gouverner, les autres
pour ne pas être eux-mêmes gouvernés : Entre deux maux
ils ont choisi le moindre.
182
La logique grossière. On dit d'un homme, avec le plus profond respect
: « C'est un caractère ! » Oui ! s'il étale une logique grossière,
une logique qui saute aux yeux les moins clairvoyants ! Mais dès qu'il s'agit
d'un esprit plus subtil et plus profond, conséquent à sa manière,
la manière supérieure, les spectateurs nient l'existence du caractère.
C'est pourquoi les hommes d'État rusés jouent généralement
leur comédie sous le couvert de la logique grossière.
183
Les vieux et les jeunes. « Il y a quelque chose d'immoral dans l'existence
des parlements ainsi pense encore tel ou tel , car on a le droit
d'y exprimer des opinions contre le gouvernement ! » « Il faut toujours
avoir sur les choses l'opinion que notre maître et seigneur commande ! »
c'est là le onzième commandement de certaines braves vieilles cervelles,
surtout dans l'Allemagne du Nord. On en rit comme d'une mode désuète :
mais autrefois c'était la morale ! Peut-être rira-t-on aussi un jour
de ce qui, dans la jeune génération, à éducation
parlementaire, passe maintenant pour moral : je veux dire de placer la politique
des partis au-dessus de la sagesse personnelle, et de répondre à
chaque question qui concerne le bien public, selon le vent dont il faut gonfler
les voiles du parti. « Il faut avoir à ce sujet l'opinion qu'exige
la situation du parti » tels seraient les termes du canon. On fait
maintenant, au service d'une pareille morale, toute espèce de sacrifices, jusqu'à
la victoire sur soi-même et le martyre.
184
L'État, un produit des anarchistes. Dans les pays où les
hommes sont disciplinés, il reste toujours assez de retardataires non disciplinés
: immédiatement ils se joignent aux camps socialistes, plus que partout
ailleurs. Si ceux-ci venaient une fois à faire des lois, on peut compter
qu'ils s'imposeront des chaînes de fer et qu'ils exerceront une discipline
terrible : ils se connaissent ! Et ils supporteront ces lois avec la conscience
qu'ils se les sont données eux-mêmes, le sentiment de puissance,
et de celle puissance est trop récent chez eux et trop séduisant
pour qu'ils ne souffrent pas tout à cause de lui.
185
Mendiants. Il faut supprimer les mendiants, car on s'irrite de leur donner,
et de ne pas leur donner.
186
Hommes d'affaires. Vos affaires ce sont là vos plus grands
préjugés, car elles vous lient à l'endroit où vous
êtes, à votre société, à vos goûts.
Appliqués aux affaires, mais paresseux pour ce qui est de l'esprit,
satisfaits de votre insuffisance, le tablier du devoir accroché sur cette
satisfaction : c'est ainsi que vous vivez, c'est ainsi que vous voulez que soient
vos enfants !
187
Un avenir possible. Ne pourrait-on pas imaginer un état social où
le malfaiteur se déclarerait lui-même coupable, se dicterait publiquement,
à lui-même, sa peine, avec le sentiment orgueilleux qu'il honore
la loi qu'il a faite lui-même, qu'il exerce sa puissance en se punissant,
la puissance du législateur ? Il peut une fois faillir, mais par sa punition
volontaire il s'élève au-dessus de son délit, non seulement il l'efface,
par sa franchise, sa grandeur et sa tranquillité, il y ajoute encore un
bienfait public. Ce serait là le criminel d'un avenir possible,
qui suppose, il est vrai, l'existence d'une législation de l'avenir, avec
l'idée fondamentale : « Je me soumets seulement à la loi que
j'ai promulguée moi-même, dans les grandes et dans les petites choses.
» Bien des tentatives doivent encore être faites ! Bien des avenirs
doivent encore voir le jour !
188
Ivresse et nutrition. Les peuples ne sont tellement trompés que
parce qu'ils cherchent toujours un trompeur, c'est-à-dire un vin excitant
pour leurs sens. Pourvu qu'ils puissent avoir ce vin-là , ils se contenteront
de pain médiocre. L'ivresse leur importe plus que la nourriture,
voilà l'amorce où ils se laisseront toujours prendre ! Que sont
pour eux des hommes choisis dans leurs rangs hissent-ils les spécialistes
les plus autorisés à côté de conquérants
brillants, de vieilles et somptueuses maisons princières ? A tout le moins faudrait-il
que l'homme du peuple, pour réussir, leur ouvrît la perspective de
conquêtes et d'apparat : cela lui ferait peut-être trouver créance.
Les peuples obéissent toujours et vont plus loin encore, à condition
de pouvoir s'enivrer ! On n'a pas même le droit de leur offrir le plaisir
sans la couronne de lauriers dont la force rend fou. Mais ce goût populacier
qui tient l'ivresse pour plus importante que la nutrition n'est nullement né
dans les profondeurs de la populace : il y a, au contraire, été
porté et transplanté pour y croître tardivement avec plus
d'abondance, bien qu'il tienne son origine des intelligences les plus hautes,
où il s'est épanoui durant des milliers d'années. Le peuple
est le dernier terrain inculte où puisse encore prospérer cette
éclatante ivraie. Comment ! et c'est justement au peuple que l'on
voudrait confier la politique ? Pour qu'il y puise son ivresse quotidienne ?
189
De la grande politique. Quelle que soit la part que prennent, dans la grande
politique, l'intérêt et la vanité des individus comme des
peuples : la force la plus vivace qui les pousse en avant est le besoin de puissance,
qui, non seulement dans l'âme des princes et des puissants, mais encore,
et non pour la moindre part, dans les couches inférieures du peuple, jaillit,
de temps en temps, de sources inépuisables. L'heure revient toujours où
les masses sont prêtes à sacrifier leur vie, leur fortune, leur
conscience, leur vertu pour se procurer cette jouissance supérieure et
pour régner, en nation victorieuse et tyranniquement arbitraire, sur d'autres
nations ( ou du moins pour se figurer qu'elles règnent ). Alors les sentiments
de prodigalité, de sacrifice, d'espérance, de confiance, d'audace
extraordinaire, d'enthousiasme jaillissent si abondamment que le souverain ambitieux
ou prévoyant avec sagesse, peut saisir le premier prétexte à
une guerre et substituer à son injustice la bonne conscience du peuple.
Les grands conquérants ont toujours tenu le langage pathétique de
la vertu : ils avaient toujours autour d'eux des masses qui se trouvaient en état
d'exaltation et ne voulaient entendre que des discours exaltés. Singulière
folie des jugements moraux ! Lorsque l'homme éprouve un sentiment de puissance,
il se croit et s'appelle bon : et c'est alors justement que les autres, sur lesquels
il lui faut épancher sa puissance, l'appellent méchant ! Hésiode,
dans sa fable des âges de l'homme, a peint deux fois de suite la même
époque, celle des héros d'Homère, et c'est ainsi que d'une seule
époque il en a fait deux : vue par l'esprit de ceux qui se trouvaient soumis
à la domination épouvantable, à la contrainte d'airain
de ces héros aventureux de la force ou qui en avaient entendu parler par
leurs ancêtres, cette époque apparaissait comme mauvaise : mais les
descendants de ces générations chevaleresques vénéraient
en elle un bon vieux temps, presque bienheureux. C'est pourquoi le poète ne sut
point s'en tirer autrement que comme il fit, car il avait probablement
autour de lui des auditeurs des deux espèces !
190
L'ancienne culture allemande. Lorsque les Allemands commencèrent à
devenir intéressants pour les autres peuples de l'Europe il n'y
a pas si longtemps de cela, ce fut grâce à une culture qu'ils
ne possèdent pas aujourd'hui, qu'ils ont secouée avec une ardeur aveugle,
comme si ç'avait été une maladie : et pourtant ils ne surent
rien mettre de mieux à sa place que la folie politique et nationale. Il
est vrai qu'ils ont abouti par là à devenir encore beaucoup plus
intéressants pour les autres peuples qu'ils ne l'étaient autrefois
pour leur culture : qu'on leur laisse donc cette satisfaction ! Il est cependant
indéniable que cette culture allemande a dupé les Européens
et qu'elle n'était digne ni d'être imitée ni de l'intérêt
qu on lui a porté, et moins encore des emprunts qu'on rivalisait à
lui faire. Que l'on se renseigne donc aujourd'hui sur Schiller, Guillaume de Humboldt,
Schleiermacher, Hegel, Schelling, qu'on lise leurs correspondances et qu'on se
fasse introduire dans le grand cercle de leurs adhérents : qu'est-ce qui
leur est commun, qu'est-ce qui, chez eux, nous impressionne, tels que nous sommes
maintenant, tantôt d'une façon si insupportable, tantôt d'une
façon si touchante et si pitoyable ? D'une part la rage de paraître,
à tout prix, moralement ému ; d'autre part le désir d'une
universalité brillante et sans consistance, ainsi que l'intention arrêtée
de voir tout en beau ( caractères, passions, époques, murs ),
malheureusement ce « beau » répondait à un mauvais goût
vague qui néanmoins se vantait d'être de provenance grecque. C'est
un idéalisme, doux, bonasse, avec des reflets argentés, qui veut
avant tout avoir des attitudes et des accents noblement travestis, quelque chose
de prétentieux autant qu'inoffensif, animé d'une cordiale aversion
contre la réalité « froide » ou « sèche », contre
l'anatomie, contre les passions complètes, contre toute espèce de continence et
de scepticisme philosophique, mais surtout contre la connaissance de la nature,
pour peu qu'elle ne puisse pas servir à un symbolisme religieux. Gthe
assistait à sa façon à ces agitations de la culture allemande
: se plaçant en dehors, résistant doucement, silencieux, s'affermissant
toujours davantage sur son propre chemin meilleur. Un peu plus tard Schopenhauer
lui aussi y assista, selon lui une bonne part du monde véritable
et des diableries du monde étaient de nouveau devenus visibles, et il en
parlait avec autant de grossièreté que d'enthousiasme : car dans cette
diablerie il y avait de la beauté ! Et qu'est-ce qui séduisit
au fond les étrangers, qu'est-ce qui les fit ne point se comporter comme
Gthe et Schopenhauer, ou simplement regarder ailleurs ? C'était cet
éclat mat, cette énigmatique lumière de voie lactée qui brillait
autour de cette culture : cela faisait dire aux étrangers : « Voilà
quelque chose qui est très, très lointain de nous ; nous y perdons la vue, l'ouïe,
l'entendement, le sens de la jouissance et de l'évaluation ; mais, malgré
tout, cela pourrait bien être des astres ! Les Allemands auraient-ils découvert
en douceur un coin du ciel et s'y seraient-ils installés ? Il faut essayer
de s'approcher des Allemands. » Et l'on s'approcha d'eux ; tandis que, peu
de temps après, ces mêmes Allemands commencèrent à se donner de
la peine pour se débarrasser de cet éclat de voie lactée
: ils savaient trop bien qu'ils n'avaient pas été au ciel,
mais dans un nuage !
191
Hommes meilleurs. On me dit que notre art s'adresse aux hommes du présent,
avides, insatiables, indomptés, dégoûtés, tourmentés,
et qu'il leur montre une image de la béatitude, de l'élévation,
de la sublimité, à côté de l'image de leur laideur
: afin qu'il leur soit possible d'oublier une fois et de respirer librement, peut-être
même de rapporter de cet oubli une incitation à la fuite et à
la conversion. Pauvres artistes, qui ont un pareil public ! Avec de telles arrière-pensées
qui tiennent du prêtre et du médecin aliéniste ! Combien plus
heureux était Corneille
- « le grand Corneille », comme s'exclamait Mme de Sévigné,
avec l'accent de la femme devant un homme complet, - combien supérieur
son public auquel il pouvait faire du bien avec les images de la vertu chevaleresque,
du devoir sévère, du sacrifice généreux, de l'héroïque
discipline de soi-même ! Combien différemment l'un et l'autre aimaient
l'existence, non pas créée par une « volonté » aveugle
et inculte, que l'on maudit parce qu'on ne sait pas la détruire, mais comme
un lieu où la grandeur et l'humanité sont possibles en même
temps, et où même la contrainte la plus sévère des formes,
la soumission au bon plaisir princier ou ecclésiastique, ne peuvent étouffer
ni la fierté, ni le sentiment chevaleresque, ni la grâce, ni l'esprit
de chaque individu, mais sont plutôt considérés comme un charme
de plus et un aiguillon dont le contraste renforce, la maîtrise de soi et
la noblesse innée, la puissance héréditaire du vouloir et
de la passion !
192
Désirer des adversaires parfaits. On ne saurait contester aux Français
qu'ils ont été le peuple le plus chrétien de la terre : non
point qu'en France la dévotion des masses ait été plus grande
qu'ailleurs, mais les formes les plus difficiles à réaliser de
l'idéal chrétien s'y sont incarnées en de hommes et n'y sont
point demeurées à l'état de conception, d'intention, d'ébauche
imparfaite. Voici Pascal, dans l'union de la ferveur, de l'esprit et de la loyauté,
le plus grand de tous les chrétiens, - et que l'on songe à tout
ce qu'il s'agissait d'allier ici ! Voici Fénelon, l'expression la plus
parfaite et la plus séduisante de la culture ecclésiastique, sous
toutes ses formes : un équilibre sublime, dont, comme historien, on serait
tenté de démontrer l'impossibilité, tandis qu'en réalité
il ne fut qu'une perfection d'une difficulté et d'une invraisemblance infinies.
Voici Madame de Guyon, parmi ses semblables, les quiétistes français
: et tout ce que l'éloquence et l'ardeur de l'apôtre Paul ont essayé
de deviner de l'état le plus sublime, le plus aimant, le plus silencieux,
le plus extasié et, pour tout dire semi-divin du chrétien, s'est
ici fait vérité, en se dépouillant de cette importunité
juive dont saint Paul fait preuve à l'endroit de Dieu, en la rejetant
grâce à une naïveté de la parole et du geste, vraiment
toute féminine, subtile et distinguée telle que la connaissait l'ancienne
France. Voici le fondateur de l'ordre des Trappistes, le dernier qui ait pris
au sérieux l'idéal ascétique du christianisme, non pas qu'il
fût une exception parmi les Français, mais, au contraire, en vrai
Français : car jusqu'à présent sa sombre création
ne put s'acclimater et prospérer que chez les Français, elle les
a suivis en Alsace et en Algérie. N'oublions pas les Huguenots : depuis
eux il n'y a pas encore eu de plus bel alliage d'esprit guerrier et d'amour du
travail, de mceurs raffinées et de rigueur chrétienne. Voici encore
Port-Royal, où l'on assiste à la dernière floraison de la haute
érudition chrétienne : et pour ce qui est de la floraison, en France
les grands hommes s'y entendent mieux qu'ailleurs. Loin d'être superficiel,
un grand Français n'en conserve pas moins sa surface, une enveloppe naturelle
qui entoure son fond et sa profondeur, - tandis que la profondeur d'un grand Allemand
est généralement tenue renfermée dans une fiole étrangement
contournée, comme un élixir qui cherche à se garantir, par
son enveloppe dure et singulière, de la clarté du jour et des mains étourdies.
Et que l'on devine après cela pourquoi ce peuple, qui possède les types
les plus accomplis de la chrétienté, engendra nécessairement
aussi les types contraires les plus accomplis de la libre pensée anti-chrétienne
! Le libertin français a, dans son for intérieur, toujours livré
bataille à de vrais grands hommes, et non pas seulement à des
dogmes et à de sublimes avortons, comme les libertins des autres peuples.
193
Esprit et morale. L'Allemand, qui possède le secret d'être ennuyeux
avec de l'esprit ( Geist ), du savoir et du sentiment et qui s'est habitué
à considérer l'ennui comme moral,- l'Allemand éprouve dans
l'esprit (* Esprit - en français dans le texte. *)français
la peur que celui-ci n'arrache les yeux à la morale - et cette peur est
semblable pourtant à la crainte et au plaisir du petit oiseau devant le
serpent à sonnettes. Parmi les Allemands célèbres, nul n'a peut-être
eu plus d'esprit que Hegel - mais il en avait une si grosse peur allemande que
cette peur a créé un style particulièrement défectueux. Le
propre de ce mauvais style c'est d'envelopper un noyau, de l'envelopper encore
et toujours, jusqu'à ce qu'il transperce à peine, hasardant un
regard honteux et curieux - comme « le regard d'une jeune femme à travers
son voile », pour parler avec Eschyle, ce vieil ennemi des femmes - : mais
ce noyau est une saillie spirituelle, souvent impertinente, sur un sujet des plus
intellectuels, une combinaison de mots, subtile et osée, telle qu'il en
faut dans une société de penseurs, comme hors-d'uvre de la
science, - mais présenté dans ce fouillis, c'est la science abstruse
elle-même et le plus complet ennui moral ! Les Allemands trouvèrent là
une forme d'esprit qui leur était permise et ils en jouirent avec un ravissement
si manifeste que l'entendement pénétrant de Schopenhauer en fut
stupéfait d'étonnement, - toute sa vie il tonna contre le spectacle
que lui offraient les Allemands, mais il ne sut jamais se l'expliquer.
194
Vanité des maîtres de morale. Le succès, en somme assez médiocre,
que remportèrent les maîtres de morale s'explique par le fait qu'ils voulaient
trop de choses à la fois, c'est-à-dire qu'ils étaient trop
ambitieux : ils aimaient trop à donner des préceptes pour tout
le monde. Mais c'est là errer dans le vague et tenir des discours aux
animaux pour en faire des hommes : quoi d'étonnant si les animaux trouvent
cela ennuyeux ! Il faudrait se choisir des cercles restreints, chercher et encourager
chez eux une certaine morale, tenir par exemple des discours devant les loups
pour en faire des chiens. Cependant, le grand succès reste généralement
réservé à celui qui ne veut éduquer ni tout le monde,
ni des cercles restreints, mais un seul individu et qui ne regarde pas à
droite et à gauche. Le siècle passé est précisément
supérieur au nôtre parce qu'il possédait tant d'hommes éduqués
individuellement, ainsi que d'éducateurs dans la même proportion,
qui avaient trouvé là la tâche de leur vie, et avec
la tâche aussi la dignité devant eux-mêmes et devant toute
autre « bonne compagnie ».
195
Ce que l'on appelle l'éducation classique. Découvrir que
notre vie est vouée à la connaissance ; que nous la gaspillerions,
non ! que nous l'aurions gaspillée, si cette consécration ne nous
protégeait pas de nous-mêmes ; se répéter ces vers,
souvent et avec émotion :
Destinée, je te suis ! Si je ne le voulais point,
Il me faudrait le faire, même parmi les larmes !
- Et maintenant, en faisant un retour sur le chemin de la vie,
découvrir également qu'il est une chose irréparable : la
dissipation de notre jeunesse, lorsque nos éducateurs n'ont point employé
ces années ardentes et avides de savoir, pour nous mener au-devant de la
connaissance des choses, mais qu'ils les ont usées à l' « éducation
classique » ! La dissipation de notre jeunesse, lorsque l'on nous inculquait,
avec autant de maladresse que de barbarie, un savoir imparfait, concernant les
Grecs et les Romains, ainsi que leurs langues, agissant à l'encontre du
principe supérieur de toute culture, qu'il ne faut donner un aliment qu'à
celui qui en est affamé ! Lorsqu'on nous imposait, par la force, les mathématiques,
au lieu de nous amener d'abord au désespoir de l'ignorance et de réduire
notre petite vie quotidienne, nos occupations, et tout ce qui se passe du matin
au soir à la maison, dans l'atelier, au ciel et dans la nature, à
des milliers de problèmes, - des problèmes suppliciants, humiliants, irritants,
- pour montrer alors à notre désir que nous avons avant tout besoin
d'un savoir mathématique et mécanique, et nous enseigner ensuite
le premier enthousiasme scientifique que procure la logique absolue de ce savoir
! Que ne nous a-t-on enseigné, ne fût-ce que le respect devant ces
sciences ; que n'a-t-on fait trembler d'émotion notre âme, rien qu'une
seule fois, devant les luttes, les défaites, les retours au combat des
grands hommes, devant le martyrologe qu'est l'histoire de la science pure ! Au
contraire, nous étions saisis d'un certain mépris en face des sciences
véritables, en faveur des études « historiques », de l' «
instruction propre à développer l'esprit » et du « classicisme
» ! Et nous nous sommes laissés tromper si facilement ! Instruction
propre à développer l'esprit ! N'aurions-nous pas pu montrer du
doigt les meilleurs professeurs de nos lycées et demander en riant : «
Où est donc là l'instruction propre à développer
l'esprit ? Et si elle manque, comment sauraient-ils l'enseigner ? » Et le
classicisme ! Avons-nous appris quelque chose de ce que justement les Grecs enseignaient
à leur jeunesse ? Avons-nous appris à parler comme eux, à
écrire comme eux ? Nous sommes-nous exercés, sans trêve, à
l'escrime de la conversation, à la dialectique ? Avons-nous appris à
nous mouvoir avec beauté et fierté, à exceller dans la lutte,
au jeu, au pugilat, comme eux ? Avons-nous appris quelque chose de l'ascétisme
pratique de tous les philosophes grecs ? Avonsnous été exercés
dans une seule vertu antique, et à la façon dont les Anciens s'y
exerçaient ? Notre éducation tout entière ne manquait-elle pas de
toute méditation sur la morale, et combien davantage de ce qui en constitue
la seule critique possible, ces tentatives sévères et courageuses de vivre
selon telle ou telle morale ? Provoquait-on en nous un sentiment quelconque que
les Anciens estimaient plus que les modernes ? Nous montrait-on la division du
jour et de la vie et les fins qu'un esprit antique plaçait au-dessus de
la vie ? Avons-nous appris les langues anciennes comme nous apprenons celles des
peuples vivants, -, c'est-à-dire pour parler, pour parler couramment et
bien ? Nulle part un savoir-faire véritable, une faculté nouvelle,
pour résultat de ces années pénibles ! Mais des renseignennents
sur ce que les hommes savaient et pouvaient faire autrefois ! Et quels renseignements
! Rien ne m'apparaît d'année en année plus distinctement,
que le monde grec et antique, malgré la simplicité et la notoriété
où il semble s'étaler devant nous, est très difficile à
comprendre et à peine accessible, et que la facilité habituelle
dont on parle des Anciens est, ou bien de la légèreté, ou bien la
vieille vanité héréditaire de l'étourderie. La similitude
des mots et des idées nous trompe : mais derrière eux se cache toujours
un sentiment qui devrait paraître étrange et incompréhensible
au sentiment moderne. Voilà des domaines où des enfants avaient
le droit de s'ébattre ! Il suffit que nous l'ayons fait quand nous étions
des enfants, et nous y avons presque gagné une antipathie définitive
contre l'antiquité, l'antipathie née d'une familiarité en
apparence trop grande ! Car la fatuité de nos éducateurs classiques,
qui prétendent être en quelque sorte en possession des Anciens, est
telle qu'elle rejaillit sur ceux qu'ils éduquent avec l'idée que,
bien qu'elle ne soit pas faite pour rendre bienheureux, cette possession peut
du moins suffire à de pauvres vieux rats de bibliothèque, braves et niais.
« Qu'ils gardent leur trésor, il est certainement digne d'eux ! »
- sur cette silencieuse arrière-pensée s'acheva notre éducation
classique. Tout cela est irréparable - du moins pour nous ! Mais
ne pensons pas seulement à nous !
196
Les questions les plus personnelles de la vérité. « Qu'est-ce
au fond ce que je fais ? Et à quoi veux-je en venir, moi ? »
telle est la question de la vérité, que l'on n'enseigne pas dans
l'état actuel de notre culture et que, par conséquent, l'on ne pose
point, car on n'en trouverait pas le temps. Par contre, dire des bêtises
aux enfants et non point leur parler de la vérité, dire des amabilités
aux femmes qui seront plus tard des mères, et non point leur parler de la vérité,
parler aux jeunes gens de leur avenir et de leurs plaisirs, et non point de la
vérité, à cela on trouve toujours du temps et du
plaisir ! Mais qu'est-ce que soixante-dix ans à passer !
cela finit bientôt ; il importe si peu que la vague sache où la porte
la mer ! Il pourrait même y avoir de la sagesse à ne pas le savoir.
« Admettons : mais c'est un manque de fierté de ne pas même
s'en informer ; notre civilisation ne rend pas les hommes fiers. »
Tant mieux ! « Est-ce vraiment tant mieux ? »
197
L'hostilité des Allemands aux Lumières. Passons en revue les contributions
que, par leur travail intellectuel, les Allemands de la première moitié
de ce siècle ont apportées à la culture générale,
et en premier lieu les philosophes allemands : ils sont revenus au degré
primitif de la spéculation, car ils se satisfaisaient de concepts au lieu
d'explications, pareils aux penseurs des époques rêveuses - ils ranimèrent
une espèce de philosophie préscientifique. En deuxième lieu les historiens
et les romantiques allemands : leurs efforts généraux visèrent à
remettre en honneur des sentiments anciens et primitifs, surtout le christianisme,
l'âme populaire, les légendes populaires, les idiomes populaires,
le moyen-âge, l'ascétisme oriental, l'hindouisme. En troisième lieu
les savants : ils luttèrent contre l'esprit de Newton et de Voltaire, ils essayèrent
de redresser, comme Gthe et Schopenhauer, l'idée d'une nature divinisée
ou diabolisée, et la signification toute morale et symbolique de cette
idée. La grande tendance des Allemands s'opposait dans son ensemble aux
Lumières et aussi à la révolution de la société qui,
par un grossier malentendu, passait pour en être la conséquence :
la piété pour les choses établies cherchait à se
transformer en piété pour tout ce qui avait été établi
autrefois, rien que pour permettre au caeur et à l'esprit de se gonfler
de nouveau et de ne plus laisser d'espace aux vues à venir et novatrices.
Le culte du sentiment fut dressé en place du culte de la raison, et les
musiciens allemands, étant les artistes de l'invisible, de l'exaltation,
de la légende, du désir infini, aidèrent à construire le
temple nouveau, avec plus de succès que tous les artistes du verbe et de la pensée.
Même en tenant compte que, dans le détail, il a été
dit et découvert beaucoup de bonnes choses et que certaines depuis lors
ont été jugées plus équitablement que jadis, il faut
cependant conclure que l'ensemble constituait un danger public et non des moindres,
le danger d'abaisser, sous l'apparence d'une connaissance entière et définitive
du passé, la connaissance en général au-dessous du sentiment,
et pour parler avec Kant
qui définit ainsi sa propre tâche - « d'ouvrir de nouveau le chemin
à la foi, en fixant ses limites au savoir ». Respirons de nouveau
le grand air : l'heure de ce danger est passée ! Et, chose singulière :
les esprits que les Allemands évoquaient justement avec tant d'éloquence
sont devenus, à la longue, les adversaires les plus dangereux des intentions
de leurs évocateurs, l'histoire, la compréhension de l'origine
et de l'évolution, la sympathie pour le passé, la passion ressuscitée
du sentiment et de la connaissance, tout cela, après s'être mis pendant
un certain temps au service de l'esprit obscurci, exalté, rétrograde,
a revêtu un jour une autre nature, et s'élève maintenant, avec de
plus larges ailes, sous les yeux de ses anciens évocateurs, et devient
le génie fort et nouveau, justement de ces « Lumières », contre
quoi on l'avait évoqué. Ces Lumières, c'est à nous maintenant
de les faire progresser, sans nous soucier de ce qu'il y a eu une «
grande révolution » et aussi une « grande réaction »
contre celle-ci et que tant la révolution que la réaction existent
toujours : ce n'est là en somme que jeu de vagues, en comparaison du flot
véritablement grand où nous sommes emportés, où nous
voulons l'être !
198
Assigner un rang à son peuple. Avoir beaucoup de grandes expériences
intérieures et reposer sur elles et au-dessus d'elles le regard de l'esprit
- cela fait les hommes de culture qui assignent un rang à leur peuple.
En France et en Italie, c'était l'affaire de la noblesse, en Allemagne,
où jusqu'à présent la noblesse faisait en somme partie des
pauvres d'esprit ( peut-être n'est-ce plus pour longtemps ), c'était
l'affaire des prêtres, des professeurs et de leurs descendants.
199
Nous sommes plus nobles. Fidélité, générosité,
pudeur de la bonne réputation : ces trois choses réunies en un seul
sentiment - c'est ce que nous appelons noble, distingué, et par là
nous dépassons les Grecs. A aucun prix nous ne voudrions y renoncer, sous
prétexte que les objets anciens de ces vertus ont baissé dans notre
estime ( et avec raison ), mais nous voudrions substituer, avec précaution,
des objets nouveaux à cet héritage, le plus précieux de
tous. Pour comprendre que les sentiments des Grecs les plus nobles, au milieu
de notre noblesse toujours chevaleresque et féodale, devraient passer pour
médiocres et à peine convenables, il faut se souvenir de ces paroles
de consolation qui sortent de la bouche d'Ulysse dans les situations ignominieuses
: « Supporte cela, cher cur ! tu en as supporté bien d'autres,
plus détestables encore ! Comme un chien ! » On peut mettre en parallèle,
comme exemple d'application du modèle mythique, l'histoire de cet officier athénien
qui, devant l'état-major tout entier, menacé du bâton par
un autre officier, secoua la honte avec ces paroles : « Bats-moi ! mais écoute-moi
aussi ! » ( C'est ce que fit Thémistocle, ce très habile Ulysse de
la période classique, qui était bien l'homme à adresser
à « son cher cceur », dans ce moment ignominieux, ces paroles de
consolation dans la détresse. ) Les Grecs étaient bien loin de prendre
à la légère la vie et la mort à cause d'un outrage, comme
nous faisons sous l'influence d'un esprit d'aventure, chevaleresque et héréditaire,
et d'un certain besoin de sacrifice ; bien loin aussi de chercher des occasions
où l'on pouvait risquer honorablement la vie et la mort comme dans les
duels ; ou bien d'estimer la conservation d'un nom sans tache ( honneur ) plus
que le mauvais renom, quand celui-ci est compatible avec la gloire et le sentiment
de puissance ; ou encore d'être fidèle aux préjugés et aux
articles de foi d'une caste, s'ils risquaient d'empêcher la venue d'un tyran.
Car ceci est le secret peu noble de tout bon aristocrate grec : une profonde jalousie
lui fait traiter sur un pied d'égalité chacun des membres de sa
caste, mais il est prêt, à chaque instant, à fondre comme
un tigre sur sa proie - sur le pouvoir despotique : que lui importe alors le mensonge,
le crime, la trahison, la perte volontaire de sa ville natale ! Laa justice était
extrêmement difficile aux yeux de cette espèce d'hommes, elle passait presque
pour quelque chose d'incroyable ; « le juste », ce mot sonnait aux oreilles
des Grecs, comme « le saint » aux oreilles des chrétiens. Mais lorsque
Socrate se hasardait à dire : « L'homme vertueux est le plus heureux
», on n'en croyait pas ses oreilles, on pensait avoir entendu quelque chose
de fou. Car, l'image de l'homme le plus heureux évoquait chez chaque citoyen
d'extraction noble l'absence totale d'égard, le diabolisme du tyran qui
sacrifie tout et tous à son orgueil et à son plaisir. Chez des
hommes dont l'imagination s'agitait en secret à la poursuite sauvage d'un
pareil bonheur, la vénération de l'État ne pouvait pas être
implantée assez profondément, - mais je veux dire : que pour les
hommes dont le désir de puissance n'est plus aussi aveugle que celui de
ces nobles Grecs, cette idolâtrie de la conception de l'État, au
moyen de quoi ce désir fut jadis tenu en bride, n'est plus aussi nécessaire.
200
Supporter la pauvreté. La grande supériorité de l'origine
noble, c'est qu'elle permet de supporter mieux la pauvreté.
201
Avenir de la noblesse. L'attitude du monde aristocratique exprime que dans
tous ses membres le sentiment de la puissance joue sans cesse son jeu charmant.
C'est ainsi que l'individu de mceurs nobles, qu'il soit homme ou femme, ne se
laisse pas aller à des gestes d'abandon, il évite de se mettre
à son aise devant tout le monde, par exemple de s'adosser en chemin de
fer aux coussins du wagon, il ne semble pas se fatiguer de rester sur pied pendant
des heures à la cour, il installe sa maison, non selon son agrément,
mais pour qu'elle produise l'impression de quelque chose de vaste et d'imposant,
comme si elle devait servir de séjour à des êtres plus grands
( qui vivent plus longtemps ), il répond à un discours provocant
par de la retenue, avec un esprit clair, non comme s'il était scandalisé,
anéanti, honteux, hors d'haleine, à la façon des plébéiens.
Tout comme il sait garder l'apparence d'une force physique supérieure,
toujours présente, il désire aussi maintenir, par une sécurité
continuelle et beaucoup d'aménité, même dans les situations
les plus pénibles, l'impression que son âme et son esprit sont à
la hauteur des dangers et des surprises. Une culture noble peut ressembler, quant
aux passions, soit à un cavalier qui éprouve du plaisir à
faire marcher une bête ardente et fière au pas espagnol - que l'on se représente
l'époque de Louis XIV soit encore à un cavalier qui sent
que sa monture s'élance sous lui comme une force de la nature, et qu'ils
ne sont pas loin, tous deux, de perdre la tête, mais qu'ils se redressent
avec fierté, jouissant de leur allure : dans les deux cas la culture noble
respire la puissance et si très souvent, dans ses murs, elle n'exige que
l'apparence du sentiment de puissance, le véritable sentiment de la supériorité
grandit pourtant sans cesse par l'impression que ce jeu fait sur ceux qui ne sont
point nobles et par le spectacle de cette impression. Cet incontestable
bonheur de la culture noble, qui s'édifie sur le sentiment de la supériorité,
commence maintenant à monter à un degré supérieur
encore, parce que, grâce à tous les esprits libres, il est dès lors
permis à ceux qui sont nés et ont été élevés
dans la noblesse, de pénétrer sans déchoir dans l'ordre de
la connaissance pour y chercher des consécrations plus intellectuelles,
y apprendre une courtoisie supérieure ; permis de regarder vers cet idéal
de la sagesse victorieuse que nulle époque ne put encore dresser devant
elle, avec une si bonne conscience que l'époque qui veut s'ouvrir. Et,
en fin de compte, de quoi s'occuperait dès lors la noblesse, s'il apparaît
de jour en jour plus clairement qu'il est indécent de s'occuper de politique
?
202
Soins à donner à la santé. On a à peine
commencé à réfléchir à la physiologie des
criminels et cependant on se trouve déjà devant l'impérieuse
certitude qu'entre les criminels et les aliénés il n'y a pas de
différence essentielle : à condition que l'on tienne la façon
de penser courante en morale pour la façon de penser propre à la
,~anté intellectuelle. Nulle croyance n'est aujourd'hui si bien admise
que celle-ci. Il ne faudrait donc pas craindre d'en tirer les conséquences
et de traiter le criminel comme un aliéné : surtout de ne pas le
traiter avec une charité hautaine, mais avec une sagesse et une bonne volonté
de médecin. Il a besoin de changement d'air et de société,
d'un éloignement momentané, peut-être de solitude et d'occupations
nouvelles, - parfait ! Peut-être trouve-t-il lui-même que c'est son
avantage de vivre pendant un certain temps sous surveillance, pour trouver ainsi
une protection contre lui-même et son fâcheux instinct tyrannique,
parfait ! Il faut lui présenter clairement la possibilité
et les moyens de la guérison ( d'extirper, de transformer, de sublimer
cet instinct ) et aussi, au pisaller, l'invraisemblance de celle-ci ; il faut
offrir au criminel incurable qui se fait horreur à lui-même l'occasion
de se suicider. Ceci réservé, comme moyen suprême d'allègement,
il ne faut rien négliger pour rendre avant tout au criminel le bon courage
et la liberté d'esprit ; il faut effacer de son âme tous les remords,
comme si c'était là une affaire de propreté, et lui indiquer
comment il peut compenser le tort qu'il a peut-être fait à quelqu'un
par un bienfait exercé auprès de quelqu'un d'autre, bienfait qui surpassera
peut-être le tort. Tout cela, avec d'extrêmes ménagements et
surtout d'une façon anonyme ou sous des noms nouveaux, avec de fréquents
changements du lieu de résidence, afin que l'intégrité de
la réputation et la vie future du criminel y courent aussi peu de dangers
que possible. Il est vrai qu'aujourd'hui encore celui à qui un dommage
a été causé, abstraction faite de la façon dont ce
dommage pourrait être réparé, veut toujours se venger et s'adresse
pour cela aux tribunaux - c'est pourquoi, provisoirement, notre horrible code
pénal subsiste encore, avec sa balance d'épicier et sa volonté
de compenser la faute par la peine. Mais n'y aurait-il pas moyen d'aller au-delà
de tout cela ? Combien serait allégé le sentiment général
de la vie si, avec la croyance à la faute, on pouvait se débarrasser
aussi du vieil instinct de vengeance et si l'on considérait que c'est une
subtile sagesse des hommes heureux de bénir ses ennemis, comme fait le
christianisme, et de faire du bien à ceux qui nous ont offensés
! Éloignons du monde l'idée du péché et ne
manquons pas d'envoyer à sa suite l'idée de punition ! Que ces
démons en exil aillent vivre dorénavant ailleurs que parmi les hommes,
s'ils tiennent absolument à vivre et à ne pas mourir de leur propre
dégoût ! Mais que l'on considère en attendant que le dommage
causé à la société et à l'individu par le
criminel est de même espèce que celui que leur causent les malades ; les
malades répandent les soucis, la mauvaise humeur, ils ne produisent rien
et dévorent le revenu des autres, ils ont besoin de gardiens, de médecins,
d'entretien, et ils vivent du temps et des forces des hommes bien-portants. Néanmoins,
on considérerait maintenant comme inhumain celui qui voudrait se venger
de tout cela sur le malade. Il est vrai qu'autrefois on agissait ainsi ; dans
les conditions grossières de la civilisation et maintenant encore, chez certains
peuples sauvages, le malade est considéré comme criminel, comme
danger pour la communauté et comme siège d'un être démoniaque
quelconque, qui, par la suite de sa faute, s'est incarné en lui ;
c'est alors que l'on dit : tout malade est un coupable ! Et nous, ne serions-nous
pas encore mûrs pour la conception contraire ? N'aurions-nous pas encore
le droit de dire : tout « coupable » est un malade ? Non, l'heure
n'est pas encore venue. Ce sont les médecins qui manquent encore avant
tout, les médecins pour qui ce que nous avons appelé jusqu'ici morale
pratique devra se transformer en un chapitre de l'art de guérir, de la
science de guérir ; l'intérêt avide que devraient provoquer
ces choses manque encore généralement, un intérêt qui
ne paraîtra peut-être pas un jour sans ressemblance avec le Sturm
und Drang que provoquait autrefois la religion ; les églises ne sont pas
encore entre les mains de ceux qui soignent les malades ; l'étude du corps
et du régime sanitaire n'appartient pas encore à l'enseignement
obligatoire de toutes les écoles primaires ou supérieures ; il n'y
a pas encore d'associations silencieuses d'hommes qui se seraient engagés
à renoncer à l'aide des tribunaux, à punir ceux qui leur
ont fait du mal et à se venger sur eux ; nul penseur n'a encore eu le
courage de mesurer la santé d'une société et des individus
qui la composent d'après le nombre des parasites qu'elle peut supporter ; nul
homme d'État ne s'est encore trouvé qui menât sa charrue dans
l'esprit de ces discours généreux et doux : « Si tu veux cultiver
la terre, cultive-la avec la charrue : alors tu feras la joie de l'oiseau et du
loup qui vont derrière ta charrue - tu feras la joie de toutes les Créatures.
»
203
Contre le mauvais régime. Fi des repas que font maintenant les hommes,
tant dans les restaurants que dans tous les endroits où vit la classe aisée
de la société ! Lors même que se réunissent des savants
considérés ce sont des coutumes semblables qui chargent leur table,
tout comme celle des banquiers : selon le principe de la trop grande abondance
et de la multiplicité, - d'où il suit que les mets sont préparés
en vue de l'effet et non en vue des conséquences et qu'il faut que des
boissons excitantes aident à chasser la lourdeur de l'estomac et du cerveau.
Fi de la dissolution et de la sensibilité exagérée que tout
cela doit amener à la suite ! Fi des rêves qui viendront à
ces gens-là ! Fi des arts et des livres qui seront le dessert de pareils
repas ! Et qu'ils agissent comme ils voudront, leurs actes seront régis
par le poivre et par la contradiction, ou par la lassitude du monde ! ( Les classes
riches, en Angleterre, ont besoin de leur christianisme pour pouvoir supporter
leur mauvaise digestion et leurs maux de tête. ) En fin de compte, pour
dire non seulement tout ce que cela a de dégoûtant, mais encore d'amusant,
ces hommes ne sont nullement des viveurs ; notre siècle et sa façon d'activité
sont plus puissants sur les extrémités que sur le ventre. Que signifient
donc alors ces repas ? Ils représentent ! Quoi donc, bon Dieu ?
Le rang ? Non, l'argent : on n'a plus de rang ! On est « individu »
! Mais, l'argent c'est la puissance, la gloire, la prééminence,
la dignité, l'influence ; l'argent crée maintenant pour un homme
le grand ou le petit préjugé, selon qu'il en a ! Personne ne voudrait
le mettre sous un boisseau, personne ne voudrait l'étaler sur la table
; il faut donc que l'argent ait un représentant que l'on puisse mettre
sur la table : voyez nos repas !
204
Danaé et le dieu en or. D'où vient cette excessive impatience
qui fait maintenant de l'homme un criminel, dans des situations qui expliqueraient
plutôt des penchants opposés ? Car, si celui-ci pèse avec de faux
poids, si cet autre met le feu à sa maison après l'avoir assurée
au-dessus de sa valeur, si cet autre encore contribue à frapper de la
fausse monnaie, si les trois quarts de la haute société s'adonnent
à une fraude permise et se chargent la conscience d'opérations
de bourse et de spéculations : qu'est-ce qui les pousse ? Ce n'est pas
la misère véritable, leur existence n'est pas tout à fait précaire,
peut-être même mangent-ils et boivent-ils sans soucis, - mais c'est
une terrible impatience de voir que l'argent s'amasse si lentement et une joie
et un amour tout aussi terribles pour l'argent amassé, qui les poussent
nuit et jour. Dans cette impatience et dans cet amour, cependant, reparaît
ce fanatisme du désir de puissance qu'enflamma autrefois la croyance d'être
en possession de la vérité, ce fanatisme qui portait de si beaux
noms que l'on pouvait se hasarder à être inhumain avec bonne conscience
( à brûler des juifs, des hérétiques et de bons livres,
et à exterminer des civilisations supérieures tout entières, comme
celles du Pérou et du Mexique ). Les moyens dont se sert le désir
de puissance se sont transformés, mais le même volcan bouillonne
toujours, l'impatience et l'amour démesuré réclament leurs
victimes : et ce que l'on faisait autrefois « pour l'amour de Dieu », on
le fait maintenant pour l'amour de l'argent, c'est-à-dire de ce qui donne
maintenant le sentiment de puissance le plus élevé et la bonne conscience.
205
Du peuple d'Israël. Parmi les spectacles à quoi nous invite
le prochain siècle, il faut compter le règlement définitif de la destinée
des juifs européens. Il est de toute évidence maintenant qu'ils
ont jeté leurs dés, qu'ils ont passé leur Rubicon : il ne
leur reste plus qu'à devenir les maîtres de l'Europe ou à
perdre l'Europe, comme au temps jadis ils ont perdu l'Égypte, où
ils s'étaient placés devant une semblable alternative. En Europe,
cependant, ils ont suivi une école de dix-huit siècles, comme il n'a été
donné à aucun autre peuple de la subir, et cela de telle sorte
que ce n'est non pas tant la communauté, mais surtout les individus qui
ont profité des expériences de cet épouvantable temps d'épreuves.
La conséquence de cela c'est que chez les juifs actuels les ressources
de l'âme et de l'esprit sont extraordinaires ; parmi tous les habitants
de l'Europe ce sont eux qui, dans la détresse, ont le plus rarement recours
à la boisson et au suicide pour se tirer d'un embarras profond, - ce qui
est tellement à la portée des gens de moindre capacité.
Tout juif trouve dans l'histoire de ses pères et de ses ancêtres une source
d'exemples de froid raisonnement et de persévérance dans des situations
terribles, de la plus subtile utilisation du malheur et du hasard par la ruse
; leur bravoure sous le couvert d'une soumission pitoyable, leur héroïsme
dans le spernere se sperni dépassent les vertus de tous les saints.
On a voulu les rendre méprisables en les traitant avec mépris pendant
deux mille ans, en leur interdisant l'accès à tous les honneurs, à
tout ce qui est honorable, en les poussant par contre d'autant plus profondément
dans les métiers malpropres, à dire vrai, ce procédé
ne les a pas rendus moins sales. Méprisables peut-être ? Ils n'ont
jamais cessé eux-mêmes de se croire appelés aux plus grandes
choses et les vertus de tous ceux qui souffrent n'ont pas cessé de les
parer. La façon dont ils honorent leurs pères et leurs enfants, la raison
qui préside à leurs mariages et à leurs murs conjugales
les distinguent parmi tous les Européens. Et encore s'entendaient-ils à
tirer un sentiment de puissance et de vengeance éternelle avec les professions
qu'on leur abandonnait ( ou à quoi on les abandonnait ) ; il faut le dire
à l'honneur même de leur usure, que sans cette torture de leurs
contempteurs, agréable et utile à l'occasion, ils seraient difficilement
parvenus à s'estimer eux-mêmes si longtemps. Car notre estime de
nous-mêmes est liée à la possibilité de rendre le
bien et le mal. Avec cela les juifs ne se sont pas laissés pousser trop
loin par leur vengeance : car ils ont tous la liberté de l'esprit, et aussi
celle de l'âme, que produisent chez l'homme le changement fréquent
de lieu, de climat, le contact des murs des voisins et des oppresseurs ;
ils possèdent la plus grande expérience de toutes les relations avec les
hommes et, même dans la passion, ils conservent la circonspection née
de cette expérience. Ils sont si sûrs de leur souplesse intellectuelle
et de leur savoir-faire que jamais, même dans les situations les plus pénibles,
ils n'ont besoin de gagner leur pain avec la force physique, comme travailleurs
grossiers, portefaix, esclaves agricoles. On voit encore à leurs manières
qu'on ne leur a jamais mis dans l'âme des sentiments chevaleresques et nobles,
et de belles armures autour du corps : quelque chose d'indiscret alterne avec
une obséquiosité souvent tendre, presque toujours pénible.
Mais maintenant qu'ils s'apparentent nécessairement, d'année en
année davantage, avec la meilleure noblesse de l'Europe, ils auront bientôt
fait un héritage considérable dans les bonnes manières de l'esprit
et du corps : en sorte que dans cent ans ils auront un aspect assez noble pour
ne pas provoquer la honte, en tant que maîtres, chez ceux qui leur seront
soumis. Et c'est là ce qui importe ! C'est pourquoi un règlement de leur
cause est maintenant encore prématuré ! Ils sont les premiers à
savoir qu'il n'est pas question pour eux d'une conquête de l'Europe ni d'une
quelconque violence : mais ils savent bien aussi que, comme un fruit mûr,
l'Europe pourrait, un jour, tomber dans leur main qui n'aurait qu'à se
tendre. En attendant il leur faut, pour cela, se distinguer dans tous les domaines
de la distinction européenne, il leur faut partout être parmi les
premiers, jusqu'à ce qu'ils en arrivent eux-mêmes à déterminer
ce qui distingue. Alors ils seront les inventeurs et les guides des Européens
et ils n'offenseront plus la pudeur de ceux-ci. Et où donc s'écoulerait
cette abondance de grandes impressions accumulées que l'histoire juive
laisse dans chaque famille juive, cette abondance de passions, de décisions,
de renoncements, de luttes, de victoires de toute espèce, si ce n'est,
en fin de compte, dans de grandes uvres et de grands hommes intellectuels
! C'est alors, quand les juifs pourront montrer comme leur eeuvre des joyaux et
vases dorés, tels que les peuples européens d'expérience
plus courte et moins profonde ne peuvent ni ne purent jamais cri produire ,
quand Israël aura changé sa vengeance éternelle en bénédiction
éternelle pour l'Europe : alors sera revenu de nouveau ce septième jour
où le Dieu ancien des juifs pourra se réjouir de lui-même,
de sa création et de son peuple élu, et nous tous, tous,
nous voulons nous réjouir avec lui !
206
L'impossible classe. Pauvre, joyeux et indépendant ! ces
qualités peuvent se trouver réunies chez une seule personne ; pauvre,
joyeux et esclave ! cela se trouve aussi, - et je ne saurais rien dire
de mieux aux ouvriers esclaves des fabriques : en admettant que cela ne leur apparaisse
pas en général comme une honte d'être utilisés, ainsi
que cela arrive, comme la vis d'une machine et en quelque sorte comme bouche-trou
de l'esprit inventif des hommes. Fi de croire que, par un salaire plus élevé,
ce qu'il y a d'essentiel dans leur détresse, je veux dire leur asservissement
impersonnel, pourrait être supprimé ! Fi de se laisser convaincre
que, par une augmentation de cette impersonnalité, au milieu des rouages
de machine d'une nouvelle société, la honte de l'esclavage pourrait
être transformée en vertu ! Fi d'avoir un prix pour lequel on cesse
d'être une personne pour devenir un rouage ! Êtesvous complices de
la folie actuelle des nations, ces nations qui veulent avant tout produire beaucoup
et être aussi riches que possible ? Votre tâche serait de leur présenter
un autre décompte, de leur montrer quelles grandes sommes de valeur intérieure
sont gaspillées pour un but aussi extérieur ! Mais où est
votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c'est que respirer
librement? si vous savez à peine vous posséder vous-mêmes
? si vous êtes trop souvent fatigués de vous-mêmes, comme d'une
boisson qui a perdu sa fraîcheur ? si vous prêtez l'oreille à
la voix des journaux et regardez de travers votre voisin riche, dévorés
d'envie en voyant la montée et la chute rapide du pouvoir, de l'argent
et des opinions ? si vous n'avez plus foi en la philosophie qui va en haillons,
en la liberté d'esprit de l'homme sans besoins ? si la pauvreté
volontaire et idyllique, l'absence de profession et le célibat, tels qu'ils
devraient convenir parfaitement aux plus intellectuels d'entre vous, sont devenus
pour vous un objet de risée ? Par contre, le fifre socialiste des attrapeurs
de rats vous résonne toujours à l'oreille, ces attrapeurs
de rats qui veulent vous enflammer d'espoirs absurdes ! qui vous disent d'être
prêts et rien de plus, prêts d'aujourd'hui à demain, en sorte
que vous attendez quelque chose du dehors, que vous attendez sans cesse, vivant
pour le reste comme d'habitude - jusqu'à ce que cette attente se change
en faim et en soif, en fièvre et en folie, et que se lève enfin, dans toute sa
splendeur, le jour de la bête triomphante ! Au contraire chacun devrait
penser à part soi : « Plutôt émigrer, pour chercher à
devenir maître dans des contrées du monde sauvages et intactes et,
avant tout, pour devenir maître de moi-même ; changer de lieu de résidence,
tant qu'il restera pour moi une menace quelconque d'esclavage ; ne pas éviter
l'aventure et la guerre et, pour les pires hasards, me tenir prêt à
la mort : pourvu que cette inconvenante servilité ne se prolonge pas, pourvu
que cesse cette tendance à s'aigrir, à devenir venimeux, conspirateur
! » Voici l'état d'esprit qu'il conviendrait d'avoir : les travailleurs
en Europe devraient dorénavant se considérer comme une véritable
impossibilité en tant que classe, et non pas comme quelque chose de durement
conditionné et d'improprement organisé ; ils devraient susciter
un âge de grand essaimage hors de la ruche européenne, tel que l'on
n'en a pas encore vu jusqu'ici, et protester par cet acte de liberté d'établissement,
un acte de grand style, contre la machine, le capital et l'alternative qui les
menace maintenant : devoir être soit l'esclave de l'État, soit l'esclave
d'un parti révolutionnaire. Que l'Europe s'allège du quart de ses habitants
! Ce sera là un allègement pour elle et pour eux. Ce n'est que dans les
entreprises lointaines des colons, qui émigreront en essaims, que l'on
reconnaîtra combien de bon sens et d'équité, combien de saine
méfiance la mère Europe a inculqué à ses fils, à
ces fils qui ne pouvaient plus supporter de vivre à côté
d'elle, la vieille femme hébétée, et qui couraient le danger
de devenir moroses, irritables et jouisseurs tout comme elle. En dehors de l'Europe
ce seraient les vertus de l'Europe qui voyageraient avec ces travailleurs et ce
qui, sur la terre natale, commençait à dégénérer
en malaise dangereux et en penchant criminel, gagnerait au-dehors un naturel sauvage
et beau et s'appellerait héroïsme. C'est ainsi qu'un air plus
pur reviendrait sur la vieille Europe maintenant trop peuplée et repliée
sur elle-même ! Qu'importe si l'on manque un peu de « bras » pour
le travail ! Peut-être se souviendrat-on alors que l'on ne s'est habitué
à beaucoup de besoins que depuis qu'il devint facile de les satisfaire,
il suffira de désapprendre quelques besoins ! Peut-être aussi
introduira-t-on alors des Chinois : et ceux-ci amèneraient la façon de
vivre et de penser qui convient à des fourmis travailleuses. Ils pourraient
même, en somme, contribuer â infuser au sang de l'Europe turbulente
et qui se consume, un peu de calme et de contemplations asiatiques et - ce qui
certes est le plus nécessaire - d'endurance asiatique.
207
Comment se comportent les Allemands vis-à-vis de la morale. Un Allemand
est capable de grandes choses, mais il est peu probable qu'il les accomplisse,
car il obéit où il le peut, comme il convient aux esprits paresseux
par essence. S'il est placé dans la situation périlleuse de demeurer
seul et de secouer sa paresse, s'il ne lui est plus possible de se tapir comme
un chiffre dans un nombre ( en cette qualité, il a infiniment moins de
valeur qu'un Français ou un Anglais ) - il découvrira ses forces
: alors il devient dangereux, méchant, profond, audacieux et il apporte
à la lumière le trésor d'énergie latente qu'il porte en
lui, un trésor auquel, par ailleurs, personne ne croit ( ni lui, ni un
autre ). Lorsque, dans un cas pareil, un Allemand s'obéit à lui-même
- c'est la grande exception - il le fait avec la même lourdeur, la même
inflexibilité, la même endurance qu'il met généralement
à obéir à son souverain et à ses devoirs professionnels
: il est alors à la hauteur de grandes choses, qui ne sont nullement en
proportion avec la « faiblesse de caractère » qu'il se prête lui-même.
En temps habituels, cependant, il craint de dépendre de lui tout seul,
il craint d'improviser ( c'est pourquoi l'Allemagne use tant de fonctionnaires,
tant d'encre ). La légèreté de caractère lui est étrangère,
il est trop craintif pour s'y abandonner ; mais dans des situations toutes nouvelles
qui le tirent de sa torpeur il est presque d'esprit frivole ; il jouit alors de
la rareté de sa nouvelle situation comme d'une ivresse, et il s'entend
à l'ivresse ! C'est ainsi que l'Allemand est maintenant presque frivole
en politique ; si, là aussi, il a pour lui le préjugé de
la profondeur et du sérieux, et s'il s'en sert en abondance dans ses rapports
avec les autres puissances politiques, il est cependant secrètement plein de présomption
pour avoir eu le droit de s'exalter une fois, d'être une fois fantasque
et novateur, et de changer de personnes, de partis et d'espérances comme
de masques. Les savants allemands, qui semblaient être jusqu'à
présent les plus Allemands parmi les Allemands, étaient, et sont
peut-être encore, aussi bons que les soldats allemands, à cause
de leur penchant à obéir, profond et presque enfantin, dans toutes
les choses extérieures, grâce aussi à l'obligation d'être
très isolés dans la science et de répondre de beaucoup de choses
; s'ils savent protéger leur attitude fière, simple et patiente, et leur
indépendance des folies politiques, en des temps où le vent souffle
autrement, on peut encore attendre d'eux de grandes choses ; tels qu'ils sont
( ou tels qu'ils étaient ), ils représentent, à l'état
embryonnaire, quelque chose de supérieur. L'avantage et le désavantage
des Allemands, même chez leurs savants, c'est qu'ils se trouvaient jusqu'à
présent plus près de la superstition et du besoin de croire que les autres
peuples ; leurs vices demeurent, aujourd'hui comme hier, l'ivrognerie et le penchant
au suicide ( ce dernier est un signe de la lourdeur d'un esprit qui se laisse
facilement pousser à abandonner les rênes ) ; le danger pour eux
se trouve dans tout ce qui lie les forces de la raison et déchaîne
les passions ( comme, par exemple, l'usage excessif de la musique et des boissons
spiritueuses ) : car la passion allemande se retourne contre ce qui lui est personnellement
utile, elle est destructive d'elle-même, comme celle de l'ivrogne. L'enthousiasme
lui-même a moins de valeur en Allemagne qu'ailleurs, car il est stérile.
Si jamais un Allemand a accompli quelque chose de grand, cela a été
dans le danger, en état de bravoure, avec les dents serrées, l'esprit
tendu et souvent avec un penchant à la générosité.
Il serait à conseiller de se mettre en rapports suivis avec les
Allemands, car chacun a quelque chose à donner, si l'on sait le
pousser à le trouver, à le retrouver ( car il est foncièrement
désordonné ). Mais si un peuple de cette espèce s'occupe
de morale : quelle sera la morale qui justement le satisfera ? II voudra certainement
avant tout que son penchant cordial à l'obéissance y paraisse idéalisé.
« Il faut que l'homme ait quelque chose à quoi il puisse obéir
d'une façon absolue » c'est là un sentiment allemand,
une déduction allemande : on le rencontre au fond de toutes les doctrines
morales allemandes. Combien différente est l'impression que l'on ressent
en face de toute la morale antique ! Tous les penseurs grecs, quelle que soit
la multiplicité sous laquelle nous apparaisse leur image, semblent ressembler,
en tant que moralistes, au maître de gymnastique qui apostrophe un jeune
homme : « Viens ! Suis-moi ! Abandonne-toi à ma discipline ! Tu arriveras
peut-être alors à remporter un prix sur tous les Hellènes. »
La distinction personnelle - voilà la vertu antique. Se soumettre, obéir
publiquement ou en secret, - voilà la vertu allemande. Longtemps
avant Kant et son impératif catégorique, Luther avait dit, guidé
par le même sentiment, qu'il fallait qu'il y eût un être en
qui l'homme pût avoir confiance d'une façon absolue, - c'était
là sa preuve de l'existence de Dieu ; il voulait, plus grossier et plus
plébéien que Kant, que l'on obéisse aveuglément, non
à une idée, mais à une personne, et, en fin de compte,
Kant n'a pris son détour par la morale que pour en arriver à l'obéissance
envers la personne : car c'est là le culte de l'Allemand, quelle que soit
la trace imperceptible de culte qui soit restée dans sa religion. Les Grecs
et les Romains avaient d'autres sentiments et se seraient moqués d'un tel
« il faut qu'il y ait un être » : il appartenait à leur liberté
de sentiment toute méridionale de se défendre contre la « confiance
absolue » et de retenir dans le dernier repli de leur cur un petit scepticisme
contre tout et chacun, fût-il dieu, homme, ou idée. Le philosophe
antique va plus loin encore ! Nil admirari - dans ce mot il voit toute
philosophie. Et un Allemand c'est-à-dire Schopenhauer, va jusqu'à
dire au contraire : Admirari, id est philosophari. Que sera-ce donc,
si l'Allemand, comme cela arrive parfois, se trouve dans les conditions où
il est capable de grandes choses ? Si l'heure de l'exception arrive, l'heure de
la désobéissance ? Je ne crois pas que Schopenhauer dise
avec raison que le seul avantage des Allemands sur les autres peuples soit qu'il
y ait parmi eux plus d'athées qu'ailleurs, mais je sais une chose
: lorsque l'Allemand est placé dans la condition où il est capable
de grandes choses, il s'élève chaque fois au-dessus de la morale ! Et pourquoi
ne le ferait-il pas ? Maintenant il est dans le cas de faire quelque chose de
nouveau, c'est-à-dire commander - à soi ou bien aux autres ! Mais
c'est commander que sa morale allemande ne lui a pas appris ! L'art de commander
y a été oublié !
LIVRE QUATRIÈME
208
Question de conscience. « Et, en résumé, que voulez-vous
au fond de nouveau ? » - Nous ne voulons plus que les causes soient des péchés
et les effets des bourreaux.
209
L'utilité des théories les plus sévères. On est indulgent
à l'égard des faiblesses morales d'un homme et si on le passe au
crible, c'est à travers de grosses mailles, à condition qu'il
confesse toujours sa foi en une morale sévère. Par contre, on a toujours
regardé au microscope la vie des moralistes d'esprit libre : avec l'arrière-pensée
qu'un faux pas dans la vie serait le meilleur argument contre une connaissance
indésirable.
210
Ce qui est « en soi ». Autrefois l'on demandait : qu'est-ce qui
fait rire ? comme s'il y avait, en dehors de nous-mêmes, des choses dont
c'est la propriété de faire rire et l'on s'épuisait à
en imaginer ( un théologien prétendit même que c'était
la « naïveté du péché » ). Maintenant l'on demande
: Qu'est-ce que le rire ? Comment se produit-il? On a réfléchi et
l'on a enfin déterminé qu'en soi il n'y a rien de bon, rien de beau,
rien de sublime, rien de mauvais, mais plutôt des états d'âme
qui nous font attribuer aux choses en dehors de nous-mêmes de tels qualificatifs.
Nous avons de nouveau retiré leurs attributs aux choses, ou, du moins,
nous nous sommes souvenus que nous n'avions fait que les leur prêter : -
veillons à ce que cette conviction ne nous fasse pas perdre la faculté
de prêter et mettons-nous en garde pour ne pas devenir, en même temps,
plus riches et plus avares.
211
A ceux qui rêvent l'immortalité. Vous souhaitez donc la durée
éternelle de cette belle conscience de vousmêmes ? N'est-ce pas honteux
? Oubliez-vous toutes les autres choses qui, à leur tour, auraient à
vous supporter, pour toute éternité, comme elles vous ont supporté
jusqu'à présent, avec une patience plus que chrétienne ?
Ou bien croyez-vous que votre aspect puisse leur procurer un sentiment de bien-être
éternel ? Un seul homme immortel sur la terre suffirait déjà
pour inspirer, à tout ce qui l'entourerait, un tel dégoût
qu'il en résulterait une véritable épidémie de suicide.
Et vous, pauvres habitants de la terre que vous êtes, avec vos petites conceptions
de quelques milliers de minutes dans le temps, vous voudriez éternellement
être à charge à l'éternelle existence universelle
! Y a-t-il quelque chose de plus importun ? Mais, en fin de compte, soyons
indulgents à l'égard d'un être de soixante-dix ans !
Il n'a pas pu exercer son imagination à dépeindre son propre «
ennui éternel », le temps lui a manqué !
212
En quoi l'on se connaît. Dès qu'un animal en voit un autre il se
mesure en esprit avec lui, et les hommes des époques sauvages font de même.
Il s'ensuit que presque chaque homme n'apprend à se connaître que
par rapport à sa force d'attaque et de défense.
213
Les hommes de la vie manquée. Les uns sont pétris d'une telle
matière qu'il est permis à la société de faire d'eux ceci
ou cela : à tous égards ils s'en trouveront bien et n'auront pas
à se plaindre d'une vie manquée. Les mitres sont pétris
d'une matière trop spéciale - point n'est besoin qu'elle soit particulièrement
noble, seulement plus rare - pour qu'ils puissent ne pas se sentir mal à
l'aise, sauf dans un seul cas, celui où ils pourraient vivre conformément
aux seules fins qu'il leur est possible d'avoir : - dans tous les autres cas,
la société en subit le préjudice. Car tout ce qui apparaît
à l'individu comme une vie manquée, mal réussie, tout son
fardeau de découragement, d'impuissance, de maladie, d'irritabilité,
de convoitise, il le rejette sur la société - et c'est ainsi que
se forme autour d'elle une atmosphère viciée et lourde, ou, dans le cas
le plus favorable, une nuée d'orage.
214
A quoi bon des égards ! Vous souffrez et vous exigez que nous soyons
indulgents pour vous lorsque votre souffrance vous fait être injuste envers
les choses et les hommes ! Mais qu'importent les égards que nous avons
! Vous, cependant, vous devriez être plus circonspects (* jeu
de mots sur Nachsicht, égards, indulgence et vorsichtig, circonspect.
*) dans votre propre intérêt ! Quelle belle façon de se dédommager
de sa souffrance en portant de surcroît dommage à son jugement !
C'est sur vous-mêmes que retombe votre propre vengeance, lorsque vous décriez
quelque chose ; vous troublez ainsi votre aeil et non pas celui des autres : vous
vous habituez à voir faux et de travers !
215
La morale des victimes. « Se sacrifier avec enthousiasme », «
s'immoler soi-même » - ce sont là les clichés de votre
morale, et je crois volontiers que, comme vous le dites, vous êtes «
de bonne foi » : mais je vous connais mieux que vous ne vous connaissez, si
votre « bonne foi » est capable d'aller de pair avec une pareille morale.
Vous regardez de toute sa hauteur cette autre morale sobre qui exige la domination
de soi, la sévérité, l'obéissance, vous allez jusqu'à
l'appeler égoïste, et certes ! vous êtes sincères avec
vous-mêmes en disant qu'elle vous déplaît, - il faut qu'elle
vous déplaise ! Car, en vous sacrifiant avec enthousiasme, en vous immolant
vous-mêmes, vous jouissez avec ivresse de l'idée de ne plus faire
qu'un avec le puissant, fût-il dieu ou homme, à qui vous vous consacrez
: vous savourez le sentiment de sa puissance qui vient de s'affirmer de nouveau
par un sacrifice. En réalité, vous ne vous sacrifiez qu'en apparence,
votre imagination fait de vous des dieux et vous jouissez de vous-mêmes
comme si vous étiez des dieux. Évaluée au point de vue de
cette jouissance, combien vous semble faible et pauvre cette morale « égoïste
» de l'obéissance, du devoir, de la raison : elle vous déplaît
parce que là il faut véritablement sacrifier et immoler sans que
le sacrificateur ait comme vous l'illusion d'être métamorphosé
en dieu. En un mot, vous voulez l'ivresse et l'excès, et cette morale que vous
méprisez s'élève contre l'ivresse et contre l'excès, - je crois
volontiers qu'elle vous cause du déplaisir !
216
Les méchants et la musique. La parfaite félicité de
l'amour qu'il y a dans la confiance absolue aurait-elle jamais pu échoir
en partage à des personnes qui ne fussent profondément méfiantes,
méchantes et bilieuses ? Car celles-ci jouissent dans cette béatitude
d'un formidable état d'exception de leur âme, qui leur paraît
incroyable et à quoi elles n'ont jamais cru. Un jour survient où,
pareil à une vision, ce sentiment sans borne les submerge, contrastant
avec tout le reste de leur vie secrète et visible : telle une délicieuse
énigme, une merveille aux scintillements d'or, dépassant toutes
les paroles et toutes les images. La confiance absolue rend muet ; il y a même
une espèce de souffrance et de lourdeur dans ce bienheureux mutisme, c'est pourquoi
de telles âmes, oppressées par le bonheur, éprouvent généralement
plus de reconnaissance envers la musique que toutes les autres pourtant meilleures
: car, au travers de la musique, elles voient et elles entendent, comme dans une
nuée coloriée, leur amour devenu en quelque sorte plus lointain,
plus touchant et moins lourd ; la musique est pour elles le seul moyen d'être
spectatrice de leur état d'exception et de participer de son aspect, avec
une espèce d'éloignement et d'allégement. Tout homme qui aime pense
en écoutant la musique : « Elle parle de moi, elle parle à ma
place, elle sait tout ! » -
217
L'artiste. Les Allemands veulent être transportés par l'artiste
dans une espèce de passion rêvée ; les Italiens veulent, grâce
à lui, se reposer de leurs passions véritables ; les Français,
qu'il leur donne l'occasion de démontrer leur jugement et un prétexte
à discourir. Soyons donc équitables !
218
Agir en artiste avec ses faiblesses ! S'il faut absolu ment que nous ayons
des faiblesses et aussi que nous les reconnaissions comme des lois au-dessus de
nous, je souhaite à chacun assez de capacités artistiques pour
savoir donner du relief à ses vertus au moyen de ses faiblesses, de façon
à nous rendre, par ses faiblesses, avides de ses vertus : c'est ce que
les grands musiciens ont su faire à un degré si exceptionnel. Il
y a souvent, dans la musique de Beethoven, un ton grossier, ergoteur, impatient,
chez Mozart une jovialité d'honnête homme dont le cceur et l'esprit
doivent se contenter, chez Richard Wagner une inquiétude fuyante et insinuante,
où le plus patient est sur le point de perdre sa bonne humeur : mais c'est
alors que le compositeur reprend sa force, comme les premiers. Tous, ils ont créé
en nous, par leur faiblesse, une faim dévorante de leurs vertus, et ont
rendu notre palais dix fois plus sensible à chaque goutte d'esprit sonore,
de beauté sonore, de bonté sonore.
219
La supercherie dans l'humiliation. Tu as causé, par ta déraison,
une peine infinie à ton prochain, et tu as détruit un bonheur sans
retour, maintenant tu surmontes ta vanité, tu vas t'humilier auprès de
lui, tu voues, devant lui, ta déraison au mépris et tu t'imagines
qu'après cette scène difficile, extrêmement pénible pour toi, tout
est arrangé, que le dommage volontaire de ton honneur compense le dommage
involontaire du bonheur de l'autre : rempli de ce sentiment, tu t'éloignes,
réconforté, avec ta vertu reconquise. Mais l'autre a gardé
la profonde douleur qu'il avait précédemment, il n'y a rien du tout
de consolant pour lui dans le fait que tu sois déraisonnable et que tu
le lui aies dit, il se souvient même du spectacle pénible que tu
lui as offert en te méprisant devant lui, comme d'une nouvelle blessure
qu'il te devrait, il ne songe cependant pas à la vengeance et ne comprend
pas comment, entre toi et lui, quelque chose pourrait être réparé.
Au fond, tu as joué cette scène devant toi-même, pour toi-même
: tu y avais invité un témoin, encore à cause de toi et
non à cause de lui, - ne sois pas ta propre dupe !
220
La dignité et la crainte. Les cérémonies, les costumes
d'apparat et de dignité, les visages sérieux, les airs solennels,
les discours contournés et tout ce qui, en général, s'appelle
dignité : c'est la manière de dissimuler propre à ceux qui portent
la crainte au fond d'eux-mêmes, ils veulent ainsi inspirer la crainte (
d'eux-mêmes ou de ce qu'ils représentent ). Ceux qui sont sans crainte
- c'està -dire primitivement ceux qui sont toujours et indubitablement
terribles - n'ont besoin ni de dignité ni de cérémonies,
par leurs paroles et leurs attitudes ils soutiennent le bon et davantage encore
le mauvais renom de l'honnêteté et de la loyauté, pour indiquer
qu'ils ont conscience de leur caractère redoutable.
221
Moralité du sacrifice. La moralité qui se mesure d'après
l'esprit de sacrifice est celle de la demi-sauvagerie. La raison doit remporter
une victoire difficile et sanglante à l'intérieur de l'âme,
il y a à terrasser de terribles instincts contraires ; cela n'est pas
possible sans une espèce de cruauté, comme dans les sacrifices qu'exigent
les dieux cannibales.
222
Où il faut désirer le fanatisme. On ne peut enthousiasmer
les natures flegmatiques qu'en les fanatisant.
223
L'il que l'on craint. Il n'y a rien que les artistes, les poètes
et les écrivains craignent plus que l'aeil qui s'aperçoit de leur
petite supercherie, qui se rend compte après coup qu'ils se sont souvent arrêtés
à la limite, avant de s'adonner à l'innocente joie de se glorifier
eux-mêmes, ou de tomber dans les effets faciles ; l'il qui vérifie
s'il n'y a pas des choses minimes qu'ils ont voulu vendre trop cher, s'ils n'ont
pas essayé d'exalter et d'embellir, sans être exaltés eux-mêmes
; l'il qui, à travers tous les artifices de leur art, voit la pensée
telle qu'elle se présentait primitivement devant eux, peut-être comme
une ravissante vision de lumière, mais peut-être aussi comme un emprunt
à tout le monde, comme une pensée banale qu'il leur fallut délayer,
raccourcir, colorier, développer, épicer, pour en faire quelque
chose, au lieu que ce soit la pensée qui fait d'eux quelque chose.
Oh ! cet aeil qui remarque dans votre ouvrage toute votre inquiétude, votre
espionnage et votre convoitise, votre imitation et votre exagération (
qui n'est qu'une imitation envieuse ), qui connaît la rougeur de votre honte
aussi bien que votre art de cacher cette rougeur et de lui donner un autre sens
devant vous-mêmes !
224
Ce qu'il y a d' « édifiant » dans le malheur du prochain.
Il est dans le malheur et voici qu'arrivent les gens « apitoyés »,
« compatissants », qui lui dépeignent son malheur. Lorsqu'ils
s'en vont enfin, satisfaits et édifiés, ils se sont repus de l'épouvante
du malheureux, comme de leur propre épouvante et ils ont passé une
bonne aprèsmidi.
225
Moyen d'être méprisé vite. Un homme qui parle vite
et beaucoup tombe extraordinairement bas dans notre estime après les relations
les plus brèves, et c'est même le cas lorsqu'il parle raisonnablement, -
et non seulement dans la mesure où il nous est importun, mais bien plus
bas. Car nous devinons qu'il est déjà devenu importun à
bien des gens et nous ajoutons au déplaisir qu'il nous cause tous les autres
déplaisirs que nous lui supposons avoir causés.
226
Du rapport avec les célébrités. A : Mais pourquoi
évites-tu ce grand homme ? B : Je ne voudrais pas apprendre à
le méconnaître ! Nos défauts ne s'accordent pas ensemble :
je suis myope et méfiant et il porte aussi volontiers ses diamants faux
que ses diamants vrais.
227
Porteurs de chaînes. Gardez-vous de tous les esprits enchaînés
! Par exemple des femmes intelligentes que leur destinée a bannies dans
un entourage mesquin et borné, et qui y vieillissent. Elles sont couchées
là au soleil, en apparence paresseuses et à moitié aveugles
: mais chaque pas étranger, toute espèce d'imprévu les fait sursauter
et montrer les dents ; elles se vengent de tout ce qui a su s'échapper
de leur chenil.
228
Vengeance dans la louange. Voici une page pleine de louanges et vous dites
qu'elle est plate : mais, si vous devinez qu'il y a de la vengeance cachée
dans ces louanges, vous trouverez cette page presque trop subtile et vous vous
amuserez beaucoup de sa richesse en petits traits et en figures audacieuses. Ce
n'est pas l'homme lui-même, c'est sa vengeance qui est subtile, si riche
et si inventive ; lui-même s'en aperçoit à peine.
229
Fierté. Hélas ! aucun de nous ne connaît le sentiment
qu'éprouve le torturé après l'application de la torture, lorsqu'on
l'a ramené dans sa cellule et son secret avec lui ! il le tient encore
entre ses dents. Comment voulez-vous connaître la jubilation de la fierté
humaine !
230
« Utilitaire ». Maintenant, les sentiments s'entrecroisent dans
les choses de la morale, au point que, pour tel homme, on démontre une
morale par son utilité et que, pour tel autre, on la réfute précisément
par son utilité.
231
De la vertu allemande. Combien un peuple doit être dégénéré
dans son goût, servile devant les dignités, les rangs sociaux, les
costumes, la pompe et l'apparat, pour considérer ce qui est simple comme
mauvais, l'homme simple - schlicht - comme homme mauvais - schlecht ! Il faut
opposer toujours à l'orgueil moral des Allemands ce petit mot « mauvais
» et rien de plus !
232
D'une discussion. A : Ami, vous vous êtes enroué à
force de parler ! B ; Je suis donc réfuté. N'en parlons plus
!
233
Les « consciencieux ». Avez-vous remarqué quels étaient
les hommes qui attachaient la plus grande importance à la conscience la
plus sévère ? Ceux qui se connaissent beaucoup de sentiments misérables,
qui pensent à eux-mêmes avec crainte et ont peur des autres, ceux
qui veulent cacher leur intérieur autant que cela est possible,
ils cherchent à s'en imposer à eux-mêmes, par cette sévérité
consciencieuse et cette rigueur du devoir, grâce à l'impression
sévère et rigide que les autres ( surtout les subordonnés ) doivent
en ressentir.
234
Crainte de la célébrité. A : Que quelqu'un évite
sa propre célébrité, qu'il blesse volontairement ses louangeurs,
qu'il craigne d'entendre les jugements que l'on porte contre lui, par crainte
de la louange, cela se trouve, cela existe, croyez-le ou ne le croyez
pas ! B : Cela se trouve, cela existe ! Juste un peu de patience, jeune
arrogant !
235
Repousser un remerciement. On peut bien refuser une requête, mais
on n'a jamais le droit de refuser des remerciements ( ou, ce qui revient au même,
de les accepter froidement et d'une façon conventionnelle ). Cela blesserait
profondément et pourquoi ?
236
Punition. Quelle singulière chose que notre façon de punir ! Elle
ne purifie pas le criminel, elle n'est pas une expiation : au contraire, elle
souille davantage que le crime lui-même.
237
Danger dans un parti. Il y a presque dans chaque parti une affliction ridicule,
mais qui n'est pas sans danger : tous ceux-là en souffrent qui furent
pendant de longues années les défenseurs fidèles et vénérables
de l'opinion du parti, et qui s'aperçoivent soudain un jour que quelqu'un
de beaucoup plus puissant s'est emparé de la trompette. Comment supporteraient-ils
d'être réduits au silence ? Et c'est pourquoi ils haussent le ton,
et parfois même en changent.
238
L'aspiration à l'élégance. Lorsqu'une nature vigoureuse
ne possède pas de penchant à la cruauté, et n'est pas toujours
occupée d'elle-même, elle aspire involontairement à l'élégance
- c'est là son signe distinctif. Les caractères faibles, par contre, aiment
les jugements rudes, - ils s'associent aux héros du mépris de l'humanité,
aux calomniateurs de l'existence, religieux ou philosophiques, ou bien ils se
garent derrière des murs sévères, et une stricte « vocation »
: c'est ainsi qu'ils cherchent à se créer un caractère et une espèce
de vigueur. Et, cela aussi, ils le font involontairement.
239
Avertissement pour les moralistes. Nos musiciens ont fait une grande
découverte : ils ont trouvé que la laideur intéressante,
elle aussi, était possible dans leur art ! C'est pourquoi ils se jettent
avec ivresse dans l'océan de la laideur et jamais encore il n'a été
aussi facile de faire de la musique. Maintenant on a conquis l'arrière-plan général
ténébreux sur lequel la moindre lueur de musique prend l'éclat
de l'or et de l'émeraude, maintenant on ose provoquer chez l'auditeur le
trouble et la révolte, le mettre hors d'haleine, pour lui donner ensuite,
dans un moment d'affaissement et d'apaisement, un sentiment de béatitude
qui dispose à goûter de la musique. On a découvert le contraste
: c'est maintenant que les effets les plus puissants sont possibles, et à
bon compte : personne ne s'inquiète plus de la bonne musique. Mais il faut vous
dépêcher ! A tout art qui en est arrivé à cette découverte
il ne reste plus à vivre qu'un court espace de temps. Ah ! si nos
penseurs avaient des oreilles pour écouter, à travers leur musique,
ce qui se passe dans l'âme de nos musiciens ! Combien de temps faudra-t-il
attendre avant que se représente une pareille occasion de surprendre l'homme
intérieur en flagrant délit de méchanceté commise
en toute innocence ! Car nos musiciens sont bien loin de se douter qu'ils mettent
en musique leur propre histoire, histoire de l'enlaidissement de l'âme.
Autrefois, un bon musicien était presque forcé par son art de devenir
un homme bon. Et maintenant !
240
De la moralité du tréteau. Celui-là se trompe qui
s'imagine que l'effet produit par le théâtre de Shakespeare est moral
et que la vue de Macbeth éloigne sans retour du mal de l'ambition : et
il se trompe une seconde fois lorsqu'il se figure que Shakespeare a eu le même
sentiment que lui. Celui qui est véritablement possédé par
une ambition furieuse contemple avec joie cette image de lui-même ; et lorsque
le héros périt par sa passion, c'est précisément là
l'épice la plus mordante dans l'ardent breuvage de cette joie. Le poète
l'a-t-il donc senti autrement ? Son ambitieux court à son but, royalement
et sans avoir rien du fripon, dès que le grand crime est accompli. Ce n'est qu'à
partir de ce moment qu'il attire « diaboliquement » et qu'il pousse à
l'imitation les natures semblables ; - diaboliquement, cela veut dire ici : en
révolte contre l'intérêt et la vie, au bénéfice
d'une idée et d'un instinct. Croyez-vous donc que Tristan et Isolde témoignent
contre l'adultère parce qu'ils en meurent tous les deux ? Ce serait là
placer les poètes sur la tête, les poètes qui, surtout comme Shakespeare,
sont amoureux de la passion en soi, et pas du tout de la disposition à
la mort qu'elle engendre : lorsque le cur ne tient pas plus à la
vie qu'une goutte au bord d'un verre. Ce n'est pas la faute et ses conséquences
fâcheuses qui les intéressent, Shakespeare tout aussi peu que Sophocle
( dans Ajax, Philoctète, dipe ) : bien qu'il eût été
facile, dans les cas indiqués, de faire de la faute le levier du drame,
on l'évite expressément. De même le poète tragique, par ses
images de la vie, ne veut pas prévenir contre la vie ! Il s'écrie
au contraire : « C'est le charme de tous les charmes, cette existence agitée,
changeante, dangereuse, sombre et souvent ardemment ensoleillée ! Vivre
est une aventure, prenez dans la vie tel parti ou tel autre, toujours elle gardera
ce caractère ! ». C'est ainsi qu'il parle en une époque inquiète et
vigoureuse qu'enivre et étourdit à demi sa surabondance de sang
et d'énergie, en une époque plus méchante que la nôtre
: voilà pourquoi nous avons besoin de modifier et d'adapter le but d'un
drame de Shakespeare, c'est-à-dire de ne le point comprendre.
241
Crainte et intelligence. Si ce que l'on affirme maintenant expressément
est vrai, qu'il ne faut pas chercher dans la lumière la cause du pigment noir
de la peau : ce phénomène pourrait peut-être rester le dernier effet
de fréquents accès de rage accumulés pendant des siècles ( et d'afflux
de sang sous la peau ) ? Tandis que, chez d'autres races plus intelligentes, le
phénomène de pâleur et de frayeur, tout aussi fréquent, aurait
fini par produire la couleur blanche de la peau ? Car le degré de
crainte est une mesure de l'intelligence : et le fait de s'abandonner souvent
à une colère aveugle est le signe que l'animalité est encore toute
proche et voudrait de nouveau prévaloir, gris-brun, ce serait peut-être
là la couleur primitive de l'homme, quelque chose qui tient du
singe et de l'ours, comme de juste.
242
Indépendance. L'indépendance ( appelée « liberté
de pensée » dans sa dose la plus faible ) est la forme de renoncement
que l'esprit dominateur finit par accepter, - lui qui a longtemps cherché
ce qu'il pourrait dominer et n'a rien trouvé que lui-même.
243
Les deux directions. Si nous essayons de contempler le miroir en soi, nous
ne finissons par y trouver que les objets qui s'y reflètent. Si nous voulons saisir
ces objets nous revenons à ne voir que le miroir. Telle est l'histoire
générale de la connaissance.
244
Le plaisir que cause la réalité. Notre penchant actuel à
trouver du plaisir dans la réalité - nous l'avons presque tous -
ne peut se comprendre autrement qu'en admettant que nous avons longtemps, et jusqu'à
la satiété, trouvé notre plaisir dans l'irréalité.
Ce penchant, tel qu'il se présente maintenant, sans choix et sans finesse,
n'est pas dépourvu de danger : - son moindre danger, c'est le manque de
goût.
245
Subtilité du sentiment de puissance. Napoléon enrageait
de parler mal et sur ce chapitre ne se mentait pas à lui-même :
mais son désir de dominer qui ne méprisait aucune occasion de se
manifester et qui était plus subtil que son esprit subtil, l'amena à
parler encore plus mal qu'il ne le pouvait. C'est ainsi qu'il se vengeait de sa
propre colère ( il était jaloux de toutes ses passions, parce qu'elles
avaient de la puissance ) pour jouir de son bon plaisir autocratique. Puis il
jouissait une seconde fois de ce bon plaisir, par rapport aux oreilles et au jugement
des auditeurs : comme si c'était assez bon pour eux de leur parler ainsi.
Il jubilait même secrètement à la pensée d'assourdir le jugement
et d'égarer le goût par l'éclair et le tonnerre de la plus
haute autorité - qui réside dans l'union de la puissance à
la génialité ; tandis que, tant son jugement que son goût
gardaient en lui-même la conviction qu'il parlait mal. Napoléon,
comme type complet, entièrement voulu et réalisé d'un seul instinct,
appartient à l'humanité antique, dont on reconnaît assez
facilement le signe - la construction simple et le développement ingénieux
d'un seul ou d'un petit nombre de motifs.
246
Aristote et le mariage. Chez les enfants des grands génies éclate
la folie, chez les enfants des grands vertueux l'idiotie - remarque Aristote.
Voulait-il ainsi inviter au mariage les hommes d'exception ?
247
Origine du mauvais tempérament. L'injustice et l'instabilité
émotionnelle de certains hommes, leur désordre et leur manque de
mesure, sont les dernières conséquences d'innombrables inexactitudes logiques,
de mari( lues de profondeur, de conclusions hâtives dont leurs ancêtres
se sont rendus coupables. Les hommes à bon tempérament, en revanche,
descendent de races réfléchies et solides, qui ont placé
bien haut la raison, - que ce soit à ( les fins louables ou mauvaises,
cela a moins d'importance.
248
Simulation par devoir. La bonté a été surtout développée
par une simulation persistante qui voulait paraître bonne : partout où
existait une grande puissance on se rendait compte de la nécessité
particulière de cette espèce de simulation, - elle inspire la sécurité
et la confiance, et centuple la somme réelle de puissance physique. Le
mensonge est, sinon la mère, du moins la nourrice de la bonté. De même
l'honnêteté a été formée surtout par l'exigence
d'un semblant d'honnêteté et de probité : dans l'aristocratie
héréditaire. De l'exercice persistant d'une simulation finit par
naître la nature : la simulation, à la longue, se supprime elle-même,
des organes et des instincts sont les fruits inattendus du jardin de l'hypocrisie.
249
Qui donc est jamais seul ! L'homme craintif ne sait pas ce que c'est que
d'être seul ; derrière sa chaise il y a toujours un ennemi. Ah !
qui donc saurait nous raconter l'histoire de ce sentiment subtil qui s'appelle
la solitude !
250
Nuit et musique. Ce n'est que dans la nuit et dans la demi-obscurité
des sombres forêts et des cavernes que l'oreille, organe de la crainte,
a pu se développer aussi abondamment qu'elle l'a fait grâce à
la façon de vivre de l'âge de la peur, c'est-à-dire de la
plus longue époque humaine qu'il y ait eu : lorsqu'il fait clair, l'oreille
est beaucoup moins nécessaire. De là le caractère de la musique,
art de la nuit et de la pénombre.
251
D'une façon stoïque. Il y a une sérénité
particulière chez le stoïcien lorsqu'il se sent à l'étroit
dans le cérémonial qu'il a lui-même prescrit à ses
actions ; il jouit alors de lui-même en dominateur.
252
Pensons-y ! Celui que l'on punit n'est plus celui qui a commis l'action.
Il est toujours le bouc émissaire.
253
Évidence. C'est triste à dire, mais il y a une chose qu'il
faut démontrer avec le plus de rigueur et d'opiniâtreté, c'est
l'évidence. Car la plupart des gens manquent d'yeux pour la voir. Mais
cette démonstration est si ennuyeuse !
254
Ceux qui anticipent. Ce qui distingue les natures poétiques, mais
est aussi un danger pour elles, c'est leur imagination qui épuise d'avance
: l'imagination qui anticipe ce qui arrivera ou pourrait arriver, qui en jouit
et en souffre d'avance, et qui, au moment final de l'événement ou
de l'action, se trouve déjà fatiguée. Lord Byron, qui connaissait
trop bien tout cela, écrivit dans son journal : « Si jamais j'ai un
fils il devra devenir quelque chose de tout à fait prosaïque - juriste
ou pirate. »
255
Conversation sur la musique. A : Que dites-vous de cette musique ?
B : Elle m'a subjugué, je n'ai rien à dire du tout. Écoutez
! La voici qui reprend ! A : Tant mieux ! Veillons à ce que ce
soit cette fois nous qui la subjuguions. Puis-je ajouter quelques paroles à
cette musique ? Et aussi vous montrer un drame que vous ne vouliez peut-être
pas voir à la première audition ? B : Je vous écoute ! J'ai
deux oreilles et davantage si cela est nécessaire. Approchez-vous tout
près de moi ! A : Ce n'est pas encore cela qu'il veut nous dire, jusqu'à
présent, il promet seulement qu'il veut dire quelque chose, quelque chose
d'inouï, ainsi qu'il le donne à entendre par ces gestes. Car ce sont
des gestes. Comme il fait signe ! comme il se redresse ! comme il gesticule !
Et voilà que le moment de tension suprême lui semble arrivé
: encore deux fanfares et il présentera son thème superbe et paré,
comme ruisselant de pierres précieuses. Est-ce une belle femme ? Ou bien
un beau cheval ? Bref, il regarde autour de lui, ravi, car il a des regards de
ravissement à recueillir ; - ce n'est qu'à présent que
son thème lui plaît entièrement, maintenant seulement il devient inventif,
il ose des traits nouveaux et audacieux. Comme il fait ressortir son thème ! Ah
! prenez garde ! il ne s'entend pas seulement à orner, mais
aussi à farder ! (* jeu de mots sur schmücken,
orner et schminken, farder. *) Il sait bien quelle est la couleur de la
santé, il s'entend à la faire apparaître, - il est plus fin
dans sa connaissance de soi que je ne le pensais. Et maintenant il est persuadé
qu'il a convaincu ses auditeurs, il présente ses inventions comme si elles
étaient les choses les plus importantes sous le soleil, il indique son
thème d'un doigt insolent, comme s'il était trop bon pour ce monde.
Ah ! comme il est méfiant ! Il a peur que nous ne nous fatiguions ! C'est
pourquoi il enrobe ses mélodies de sucrerie, - le voici qui fait même
appel à nos sens les plus grossiers, pour nous émouvoir et nous
tenir de nouveau sous sa puissance. Ecoutez comme il évoque la force élémentaire
des rythmes, de la tempête et de l'orage ! Et maintenant qu'il s'aperçoit
que ceux-ci nous saisissent, nous étranglent et sont prêts à
nous écraser, il ose mêler de nouveau son thème au jeu des éléments,
pour nous convaincre, nous qui sommes à moitié assourdis et ébranlés,
que notre assourdissement et notre émotion sont les effets de son thème
miraculeux. Et désormais les auditeurs lui prêtent foi : dès que
le thème retentit un souvenir de ces émouvants effets élémentaires
naît dans leur mémoire, - et le thème profite maintenant de ce souvenir,
- le voici devenu « démoniaque » ! Quel connaisseur de l'âme
humaine, ce musicien ! II nous domine avec les artifices d'un orateur populaire.
Mais la musique se tait ! B : Et elle fait joliment bien ! car je
ne puis plus supporter de vous entendre ! Je préfère dix fois me laisser
tromper que de connaître une fois la vérité à votre
façon ! A : Voilà ce que je voulais entendre de vous. Les
meilleurs sont maintenant faits à votre image : vous êtes satisfaits
de vous laisser tromper ! Vous venez ici avec des oreilles grossières et pleines
de convoitise, vous n'apportez pas la conscience de l'art d'écouter. En
route, vous avez jeté loin de vous votre plus subtile bonne foi. Et ainsi
vous corrompez l'art et les artistes. Toujours, lorsque vous applaudissez et jubilez,
vous avez, entre les mains, la conscience des artistes - et malheur à
eux, s'ils s'aperçoivent que vous ne savez pas discerner la musique innocente
de la musique coupable ! Je ne veux vraiment pas parler de « bonne » et
de « mauvaise » musique, - il y en a de celle-ci et de celle-là
dans les deux espèces ! Mais j'appelle musique innocente celle qui ne pense absolument
qu'à soi, ne croit qu'à soi et qui, à cause d'elle-même,
aura oublié le monde, - la résonance spontanée de la plus
profonde solitude, qui se parle d'elle-même à elle-même, et
qui ne sait plus qu'il y a là dehors des auditeurs qui prêtent l'oreille,
des effets, des malentendus et des insuccès. En fin de compte : la musique
que nous venons d'entendre est précisément de cette espèce noble
et rare, et tout ce que j'ai dit d'elle était mensonger, - excusez ma méchanceté,
si l'envie vous en prend ! B : Ah ! vous aimez donc aussi cette musique
? Alors beaucoup de péchés vous sont pardonnés.
256
Bonheur des méchants. Ces hommes silencieux, sombres et méchants
ont quelque chose que vous ne pouvez pas leur disputer, une jouissance rare et
singulière dans le dolce farniente, une tranquillité de crépuscule
et de soleil couchant, comme seul le connaît un cur qui a été
trop souvent dévoré, déchiré, empoisonné par
les passions.
257
Mots présents à notre esprit. Nous savons seulement exprimer
nos pensées avec les mots que nous avons sous la main. Ou plutôt,
pour exprimer tous mes soupçons : nous n'avons à chaque moment
que la pensée pour laquelle nous sont présents à la mémoire
les mots qui peuvent l'exprimer approximativement.
258
Flatter le chien. Il suffit de caresser une fois le poil du chien : de
suite il se met à vibrer et à lancer des étincelles comme
ferait tout autre flatteur et il est spirituel à sa façon.
Pourquoi ne le supporterions-nous pas ?
259
L'ancien laudateur. « Il se tait sur mon compte quoiqu'il sache maintenant
la vérité et qu'il pourrait la dire. Mais elle sonnerait comme de
la vengeance - et il estime si haut la vérité, cet homme estimable
! »
260
Amulette des hommes dépendants. Celui qui dépend inévitablement
d'un maître doit posséder quelque chose qui inspire la crainte et
tient le maître en bride, par exemple la probité, ou la franchise,
ou bien une mauvaise langue.
261
Pourquoi si sublime ! Hélas, vous connaissez cette gent animale
! Il est vrai qu'elle se plaît mieux à elle-même lorsqu'elle
s'avance sur deux jambes « comme un Dieu », - mais quand elle est retombée
sur ses quatre pattes, c'est à moi qu'elle plaît mieux : cela lui
est si incomparablement plus naturel !
262
Le démon de la puissance. Ce n'est pas le besoin, ce n'est pas le
désir - non, c'est l'amour de la puissance qui est le démon des
hommes. Qu'on leur donne tout, la santé, la nourriture, le logement, l'entretien,
- ils demeureront malheureux et capricieux, car le démon attend et attend
toujours, il veut être satisfait. Qu'on leur prenne tout et qu'on satisfasse
le démon et ils seront presque heureux, aussi heureux que peuvent l'être
des hommes et des démons. Mais pourquoi répéterais-je cela
? Luther l'a déjà dit, et mieux que moi, dans les vers : « S'ils
nous prennent corps et bien, honneur, femme et enfants : laissez-les faire, -
le Royaume nous restera quand même ! » Oui ! oui ! le « Royaume »
!
263
La contradiction devenue corps et âme. Dans ce que l'on appelle génie
il y a une contradiction physiologique le génie possède d'une part beaucoup
de mouvement sauvage, désordonné, involontaire, et d'autre part
une grande finalité supérieure dans ce mouvement, - avec cela il
a en propre un miroir qui montre les deux mouvements l'un à côté
de l'autre, emmêlés, mais assez souvent aussi opposés l'un
à l'autre. La conséquence de cet aspect, c'est que le génie
est souvent malheureux, et s'il se sent le plus heureux dans la création,
c'est parce qu'il oublie que justement alors, dans son activité supérieure,
il fait quelque chose de fantastique et de déraisonnable ( tout art est
ainsi ) - et il faut qu'il le fasse.
264
Vouloir se tromper. Les hommes envieux qui ont un flair subtil ne cherchent
pas à connaître de près leur rival, afin de pouvoir se sentir supérieurs
à lui.
265
Le théâtre a son temps. Lorsque l'imagination d'un peuple
décline, un penchant naît en lui de se faire représenter ses
légendes sur la scène, il supporte les grossiers remplaçants de
l'imagination, - mais pour l'époyuc à laquelle appartient le rhapsode
épique, le théâtre et le comédien déguisé
en héros sont une entrave au lieu d'une aile de l'imagination : ils sont
trop près, trop définis, trop lourds, trop peu rêve et vol d'oiseau.
266
Sans grâce. Il manque de grâce et il le sait : Oh ! comme il
s'entend à masquer cela ! Par une vertu sévère, par le sérieux
du regard, par une méfiance acquise à l'égard des hommes
et de l'existence, par des tours grossiers, par le mépris d'un genre de
vie raffiné, par le pathos et les exigences, par une philosophie cynique,
- oui il a même su devenir un caractère dans la conscience continuelle de
ce qui lui manquait.
267
Pourquoi si fier ! Un caractère noble se distingue d'un caractère vulgaire
par le fait qu'il n'a pas à sa portée, comme celui-ci, un certain
nombre d'habitudes et de points de vue : le hasard veut qu'ils ne lui soient venus
ni par héritage, ni par éducation.
268
Charybde et Scylla de l'orateur. Combien il était difficile, à
Athènes, de parler de façon à gagner les auditeurs à une
cause, sans les repousser par la forme, ou sans les éloigner de la cause
avec la forme ! Combien il est encore difficile en France d'écrire de la
même façon.
269
Les malades et l'art. Contre toute espèce de tristesse et de misère de
l'âme il faut avant tout essayer un changement de régime et un dur
travail corporel. Mais les hommes ont l'habitude dans ce cas de recourir à
des procédés d'enivrement : par exemple à l'art, - pour
leur malheur et aussi pour celui de l'art ! Ne remarquez-vous pas que si vous
recourez à l'art, en tant que malades, vous rendez l'art malade ?
270
Tolérance apparente. Voilà de bonnes paroles, bienveillantes
et compréhensibles, sur la science et en faveur de la science, mais ! mais
! je regarde derrière votre tolérance à l'égard de la science
! Dans un coin de votre cur vous pensez, malgré tout, qu'elle ne
vous est pas nécessaire, que c'est de votre part de la grandeur d'âme
de l'admettre et d'être même son avocat, d'autant plus que la science
n'a pas, de son côté, cette magnanimité à l'égard
de votre opinion ! Savez-vous que vous n'avez aucun droit à exercer cette
tolérance ? que ce geste de condescendance est une plus grossière atteinte
à l'honneur de la science que le franc dédain que se permettent
à son égard quelque prêtre ou quelque artiste impétueux
? Il vous manque cette conscience sévère pour ce qui est vrai et véritable,
vous n'êtes pas tourmenté et martyrisé de trouver la science
en contradiction avec vos sentiments, vous ignorez le désir avide de la
connaissance qui vous gouvernerait comme une loi, vous ne sentez pas un devoir
dans le besoin d'être présent avec les yeux partout où l'on
« connaît », de ne rien laisser échapper de ce qui est «
connu ». Vous ignorez ce que vous traitez avec tant de tolérance !
Et c'est seulement parce que vous l'ignorez que vous réussissez à
prendre une mine aussi bienveillante ! Vous, vous surtout, vous auriez un regard
de haine et de fanatisme si la science voulait une fois vous éclairer le
visage de ses yeux ! Que nous importe donc que vous usiez de tolérance
- à l'égard d'un fantôme ! et pas même à notre
égard ! Et qu'importe de nous !
271
L'humeur de fête. C'est justement pour ces hommes qui aspirent le
plus impétueusement à la puissance qu'il est infiniment agréable
de se sentir subjugués ! S'enfoncer soudain profondément dans un
sentiment comme en un tourbillon ! Se laisser arracher les guides de la main et
être spectateur d'un mouvement qui conduira on ne sait où ! Quelle
que soit la personne, quelle que soit la chose qui nous rend ce service, - c'est
un grand service : nous sommes si heureux et haletants, et nous sentons autour
de nous un silence exceptionnel, comme au plus profond centre de la terre. Être
une fois entièrement sans puissance ! Jouet de forces primordiales ! Il y a un
repos dans ce bonheur, un allègement du grand fardeau, une descente sans fatigue,
comme si l'on était abandonné à une pesanteur aveugle. C'est
le rêve de l'homme qui gravit les montagnes et qui, s'étant fixé
la cime pour but, s'endort une fois en route recru de fatigue et rêve du
bonheur contraire - de rouler sans peine au bas de la montagne. Je décris
le bonheur comme je me le figure dans notre société actuelle, d'Europe
et d'Amérique, à la fois exténuée et altérée
de puissance. De-ci, de-là , ils veulent retomber dans l'impuissance, -
les guerres, les arts, les religions, les génies leur offrent cette jouissance.
Lorsque l'on s'est une fois abandonné à une impression momentanée
qui dévore et étouffe tout - c'est l'humeur de la fête moderne
! on redevient après plus libre, plus reposé, plus froid, plus sévère
et l'on aspire alors, sans repos, à atteindre le contraire : la puissance.
272
La purification de la race. Il n'y a probablement pas de races pures, mais
seulement des races épurées, et celles-ci sont extrêmement
rares. Ce qu'il y a de plus répandu ce sont les races mélangées
chez lesquelles, à côté des défauts d'harmonie dans
les formes corporelles ( par exemple quand les yeux et la bouche ne s'accordent
pas ) on rencontre nécessairement toujours des défauts d'harmonie
dans les habitudes et les jugements de valeur. ( Livingstone entendit une fois
dire : « Dieu créa les blancs et les noirs, mais le diable créa
les métis. » ) Les races mélangées produisent toujours,
en même temps que des cultures mélangées, des moralités
mélangées : elle sont généralement plus méchantes,
plus cruelles, plus inquiètes. La pureté est le dernier résultat
d'innombrables assimilations, d'absorptions et d'éliminations, et le progrès
vers la pureté se montre en cela que la force présente dans une
race se restreint, de plus en plus, à quelques fonctions choisies, tandis
que précédemment elle avait à accomplir, trop souvent, trop
de choses contradictoires : une telle restriction aura toujours des apparences
d'appauvrissement et il ne faut la juger qu'avec prudence et modération.
Mais enfin, lorsque le processus d'épuration a réussi, toutes les
forces qui autrefois se perdaient dans la lutte entre les qualités sans
harmonie se trouvent à la disposition de l'ensemble de l'organisme : c'est
pourquoi les races épurées sont toujours devenues plus fortes et
plus belles. Les Grecs nous présentent le modèle d'une race et d'une
culture ainsi épurées : et il faut espérer que la création
d'une race et d'une culture européennes pures réussira également
un jour.
273
Les louanges. Tu t'aperçois chez quelqu'un qu'il veut te louer :
tu te mords les lèvres, ton cur se serre, hélas ! que ce calice s'éloigne
de toi ! Mais il ne s'éloigne pas, il s'approche ! Buvons donc la douce
impertinence du louangeur, surmontons le dégoût et le profond mépris
que nous inspire le fond de ses louanges, donnons à notre visage les plis
de la joie reconnaissante ! il voulait nous être agréable
! Et maintenant que cela est fait, nous savons qu'il se sent très exalté,
il a remporté une victoire sur nous, et aussi sur lui-même,
l'animal ! car cela ne lui a pas été facile de s'extorquer
ces louanges.
274
Droit et privilège de l'homme. Nous autres hommes, nous sommes la seule
créature qui, lorsqu'elle ne réussit pas, peut se supprimer elle-même,
comme une phrase mal venue, soit que nous agissions ainsi pour l'honneur
de l'humanité, ou par pitié pour elle, soit encore par aversion
envers nous-mêmes.
275
L'homme transformé. - Maintenant il devient vertueux, uniquement
pour blesser les autres. Ne regardez pas tant de son côté !
276
Souvent ! sans que l'on s'y attende ! Combien d'hommes mariés ont
vu venir le matin où ils s'apercevaient que leur jeune femme était
ennuyeuse et se figurait le contraire ! Pour ne point parler de ces femmes dont
la chair est prompte, mais l'esprit faible !
277
Vertus chaudes et froides. Le courage, en tant que résolution froide
et inébranlable, et le courage, en tant que bravoure fougueuse et demi-aveugle
- pour ces deux courages il n'y a qu'un mot ! Combien différentes sont
pourtant les vertus froides des vertus chaudes ! Et fou serait celui qui s'imaginerait
que la « qualité » de la vertu n'est ajoutée que par la chaleur,
plus fou encore celui qui ne l'attribuerait qu'à la froideur ! A vrai
dire, l'humanité a jugé très utile le courage de sang-froid ou fougueux,
et de plus, trop peu fréquent pour ne pas le faire briller parmi ses joyaux
sous deux couleurs différentes.
278
La mémoire complaisante. Celui qui occupe un rang élevé
fera bien de se procurer une mémoire complaisante, c'est-à-dire
de retenir sur les gens tout le bien possible et d'arrêter ensuite le compte
: on les tient ainsi en une agréable dépendance. L'homme peut aussi
procéder ainsi avec lui-même : a-t-il une mémoire complaisante
ou non, c'est le point décisif pour juger de son attitude vis-à-vis
de lui-même, de la noblesse, de la bonté ou de la méfiance
dans l'observation de ses penchants et de ses intentions, et finalement de la
qualité même de ses penchants et de ses intentions.
279
En quoi nous devenons des artistes. Celui qui fait de quelqu'un son idole
essaie de se justifier devant lui-même en l'élevant dans l'idéal
; il se fait artiste, sur la personne de son idole, pour avoir bonne conscience.
S'il souffre il ne souffre pas de son ignorance, mais du mensonge qu'il se fait
à soi-même en affectant l'ignorance. La misère et la joie
intérieures d'un pareil homme et tous ceux qui aiment avec passion
son ainsi faits ne peuvent s'épuiser avec des seaux de dimension
normale.
280
Infantile. Celui qui vit comme les enfants - celui donc qui ne lutte pas
pour gagner son pain et ne croit pas que ses actions aient une signification finale
- celui-là reste infantile.
281
Le « moi » veut tout avoir. Il semble que l'homme n'agisse en général
que pour posséder : du moins les langues qui ne considèrent toute action
passée que comme aboutissant à une possession permettent-elles
cette supposition ( « j'ai parlé, lutté, vaincu », cela veut
dire : je suis maintenant en possession de ma parole, de ma lutte, de ma victoire
). Comme l'homme apparaît avide ! Ne pas même laisser échapper
le passé, désirer l'avoir encore, lui aussi !
282
Danger dans la beauté. Cette femme est belle et intelligente ; hélas
! combien elle serait devenue plus intelligente si elle n'était pas belle
!
283
Paix de la maison et paix de l'âme. Notre état d'esprit habituel
dépend de l'état d'esprit où nous savons maintenir notre
entourage.
284
Présenter une nouvelle comme si elle était ancienne. Beaucoup
de gens paraissent irrités lorsqu'on leur apprend une nouvelle, ils ressentent
la prépondérance que donne la nouvelle à celui qui la sait
le premier.
285
Où cesse le « moi » ? La plupart des gens prennent sous leur
protection une chose qu'ils savent, comme si le fait de la savoir en faisait déjà
leur propriété. Le besoin d'accaparement du sentiment du moi n'a
pas de limites : les grands hommes parlent comme s'ils avaient derrière eux l'ensemble
du temps et s'ils étaient la tête de ce corps énorme, et ces
chères femmes se font un mérite de la beauté de leurs enfants, de
leurs vêtements, de leur chien, de leur médecin, de leur ville, mais
elles n'osent pas dire « Je suis tout cela ». Chi non ha, no e -
comme on dit en Italie.
286
Animaux domestiques et d'appartement. Y a-t-il quelque chose de plus répugnant
que la sentimentalité à l'égard des plantes et des animaux,
de la part d'êtres qui, dès l'origine, ont fait des ravages parmi ceux-ci,
comme s'ils étaient leurs ennemis les plus féroces et qui finissent
par vouloir prétendre même à des sentiments tendres de la
part de leurs victimes affaiblies et mutilées ! Devant ce genre de «
nature » il importe que l'homme soit avant tout sérieux, s'il est un
homme pensant.
287
Deux amis. Ils étaient amis, mais ils ont cessé de l'être,
et ils ont en même temps dégagé leur amitié des deux
côtés, l'un parce qu'il se croyait trop méconnu, l'autre parce
qu'il se croyait trop reconnu - et en cela ils se sont trompés tous deux
! car chacun ne se connaissait pas assez lui-même.
288
Comédie des hommes nobles. Ceux à qui ne réussit
pas la familiarité noble et cordiale essayent de laisser deviner la noblesse
de leur nature par de la réserve et de la sévérité
et un certain mépris de la familiarité : comme si le sentiment violent
de leur confiance avait honte de se montrer.
289
Où l'on ne peut rien dire contre une vertu. Entre lâches il
est de mauvais ton de dire quelque chose contre la bravoure, on provoque ainsi
le mépris ; et les hommes sans égards se montrent courroucés
lorsque l'on dit quelque chose contre la pitié.
290
Un gaspillage. Chez les natures irritables et imprévues, les premières
paroles et les premiers actes ne signifient généralement rien quant
à leur caractère véritable ( ils sont inspirés par les circonstances
et sont en quelque sorte des imitations de l'esprit de circonstance ), mais une
fois ces paroles dites et ces actes exécutés, les paroles et les
actes qui suivent, et véritablement conformes au caractère, sont souvent
sacrifiés à atténuer et à faire oublier les premiers.
291
Présomption. La présomption est une fierté jouée
et feinte ; mais c'est précisément le propre de la fierté
qu'elle ne peut ni ne veut jouer, simuler ou feindre, - en ce sens la présomption
est l'hypocrisie de l'incapacité de feindre, quelque chose de très difficile
qui échoue le plus souvent. En admettant cependant que, ce qui arrive généralement,
il se trahit à son jeu, un triple désagrément attend le
présomptueux : on lui en veut parce qu'il veut vous tromper, on lui en
veut parce qu'il a voulu se montrer supérieur à nous, - et finalement
on rit de lui, parce qu'il a échoué dans les deux cas. On ne peut
donc assez déconseiller la présomption.
292
Une espèce de méconnaissance. Lorsque nous entendons parler quelqu'un,
il suffit quelquefois du son d'une seule consonne ( par exemple d'un r ) pour
nous inspirer des doutes sur la loyauté de son sentiment : nous ne sommes
pas habitués à ce son et nous serions forcés de mettre de
l'intention à le reproduire, il nous paraît « factice
». Là est le domaine de la plus grossière méconnaissance :
et il en est de même du style d'un écrivain qui a des habitudes qui
ne sont pas les habitudes de tout le monde. Il est seul à sentir son «
naturel » comme tel, et c'est justement avec ce qu'il considère lui-même
comme « factice » - parce qu'une fois il a cédé là
à la mode et au « bon goût » qu'il plaira peut-être
et qu'il éveillera la confiance.
293
Reconnaissant. Un rien de reconnaissance et de piété de trop
: - et l'on en souffre comme d'un vice, malgré toute son indépendance
et sa volonté on se met à avoir mauvaise conscience.
294
Saints. Ce sont les hommes les plus sensuels qui fuient devant les femmes
et sont forcés de torturer leur corps.
295
Servir avec subtilité. Dans le grand art de servir une des tâches
les plus subtiles c'est de servir un ambitieux effréné qui, s'il
est en toutes choses l'égoïste le plus fieffé, ne veut à
aucun prix passer pour tel ( c'est là justement une partie de son ambition
), qui exige que tout soit fait selon sa volonté et son humeur, et pourtant
toujours de façon qu'il ait l'air de se sacrifier et de vouloir rarement
quelque chose pour lui-même.
296
Le duel. Je considère comme un avantage, disait quelqu'un, de pouvoir provoquer
un duel quand j'en ai un besoin impérieux ; car il y a toujours de braves
camarades autour de moi. Le duel est le seul moyen de suicide absolument honorable
qui nous soit resté, c'est malheureusement un moyen détourné
et encore n'est-il pas tout à fait sûr.
297
Néfaste. On gâte le plus sûrement un jeune homme en
l'instruisant à estimer plus haut quelqu' un qui pense comme lui que quelqu'un
qui pense autrement.
298
Le culte des héros et ses fanatiques. Le fanatique d'un idéal
fait de chair et de sang a généralement raison tant qu'il nie -
et, dans sa négation, il est terrible : il connaît ce qu'il nie aussi
bien que lui-même, par la raison bien simple qu'il en vient, qu'il y est
chez lui et qu'il craint toujours secrètement d'être forcé d'y retourner,
il veut se rendre le retour impossible par la façon dont il nie. Mais dès
qu'il affirme, il ferme à moitié les yeux et se met à idéaliser
( ce n'est souvent que pour faire mal à ceux qui sont restés dans
la maison qu'il a quittée ) ; on appellera peut-être artistique la
forme de son affirmation, - fort bien, mais elle a aussi quelque chose de déloyal.
L'idéaliste d'une personne place cette personne tellement loin de lui qu'il
ne peut plus la voir distinctement, et maintenant il interprète en « beau »
ce qu'il peut encore apercevoir, c'est-à-dire qu'il en considère la symétrie,
les lignes indécises, le manque de précision. Puisque, dès lors,
il voudra adorer cet idéal qui flotte dans le lointain et dans les hauteurs,
il lui faut construire, pour le protéger contre le profanum vulgus, un
temple à son adoration. Il y apporte tous les objets vénérables
et sanctifiés qu'il possède encore, pour que l'idéal bénéficie
de leur magie et que cette nourriture le fasse grandir et devenir toujours plus
divin. En fin de compte, il a véritablement réussi à imrachever
son dieu, mais malheur à lui ! il y a quelqu'un qui sait comment tout
cela s'est passé, c'est sa conscience intellectuelle, et il y a aussi quelqu'un
qui, tout à fait inconsciemment, se met à protester, c'est le
divinisé lui-même, qui, sous l'effet du culte, des louanges et de
l'cncens, devient maintenant complètement insupportable ci trahit, de la façon
la plus évidente et la plus horrible, sa non-divinité et ses qualités
beaucoup trop humaines. Alors il ne reste plus à notre fanatique qu'une
seule issue : il se laisse patiemment maltraiter, lui et ses semblables, et il
se remet à interpréter toute cette misère, encore in majorem
dri gloriam , par une nouvelle espèce de duperie de soi et ( le noble mensonge
; il prend parti contre lui-même, et il ressent, ainsi maltraité
et en interprète de ce mauvais traitement, quelque chose comme un martyre, - de
cette façon il arrive au sommet de sa présomption. Des hommes
de cette espèce vécurent par exemple dans l'entourage de Napoléon
: oui, c'est peut-être justement lui qui a jeté dans l'âme
de ce siècle cette prostration romanesque devant le « génie » et
le « héros » si étrangère à l'esprit rationaliste
du siècle dernier, lui devant qui un Byron n'avait pas honte de dire qu'il n'était
qu'un « ver à côté d'un pareil être ». ( Les
formules d'une semblable prostration ont été trouvées par
Thomas Carlyle,ce vieux grognon embrouillé et prétentieux qui s'est
employé, sa longue vie durant, à rendre romantique la raison de
ses Anglais : en vain ! )
299
Apparence d'héroïsme. Se jeter au milieu de ses ennemis peut
être un signe de lâcheté.
300
Bienveillant à l'égard du flatteur. La dernière sagesse
des ambitieux insatiables c'est de ne pas laisser voir le mépris des hommes
que l'aspect des flatteurs leur inspire : mais de paraître bienveillants
même à l'égard de ceux-ci, comme un dieu qui ne saurait être
que bienveillant.
301
« Plein de caractère ». « Ce que j'ai une fois dit, je le fais
» - cette façon de penser semble pleine de caractère. Combien d'actions
n'accomplit-on pas, non parce qu'on les a choisies à cause de ce qu'elles
ont de raisonnable, mais parce que, au moment où l'on en a eu l'idée,
elles ont excité, d'une façon ou d'une autre, l'ambition et la vanité,
en sorte que l'on s'y arrête en les exécutant aveuglément.
Ainsi elles augmentent en nous la croyance en notre caractère et notre bonne conscience,
donc, en somme, notre force : tandis que le choix de ce qu'il y a de plus raisonnable
entretient un certain scepticisme vis-à-vis de nous-mêmes et dans
la même mesure, un sentiment de faiblesse en nous.
302
Une fois, deux fois et trois fois vrai. Les hommes mentent indiciblement
beaucoup, mais ils n'y pensent plus après coup et n'y croient pas en général.
303
Passe-temps du connaisseur d'hommes. Il croit me connaître et il
se croit subtil et important lorsqu'il agit de telle ou telle façon dans
ses rapports avec moi : je me garde bien de le détromper. Car il me revaudrait
cela en mal, tandis que maintenant il me veut du bien, parce que je lui procure
un sentiment de supériorité consciente. En voici un autre
qui craint que je ne me figure le connaître et cela lui fait éprouver
un sentiment d'infériorité. C'est pourquoi il se comporte à
mon égard avec brusquerie et inconséquence et cherche à
m'égarer sur son compte, pour s'élever de nouveau au-dessus
de moi.
304
Les destructeurs du monde. Celui-ci est incapable d'accomplir telle chose
et finit par s'écrier plein de volte : « Que le monde entier périsse
! » Ce sentiment dieux est le comble de l'envie qui voudrait déduire
: Parce que je ne puis pas avoir une chose, le monde entier ne doit rien avoir
! le monde entier ne doit pas être !
305
L'avarice. Notre avarice, lorsque nous faisons un achat, augmente avec
le bon marché de l'objet, pourquoi ? Est-ce parce que ce sont les
mesquines différences de prix qui suscitent le regard mesquin de l'avarice
?
306
Idéal grec. Qu'est-ce que les Grecs admiraient en Ulysse ? Avant
tout la faculté de mentir et de répondre par des représailles
rusées et terribles ; puis d'être à la hauteur des circonstances
; paraître, si cela est nécessaire, plus noble que le plus noble
; savoir être tout ce que l'on veut ; la ténacité héroïque
; mettre tous les moyens à son service ; avoir de l'esprit l'esprit
d'Ulysse fait l'admiration des dieux, ils sourient en y songeant : - tout cela
constitue l'idéal grec ! Ce qu'il y a de curieux dans tout cela, c'est
que l'on ne sent pas du tout la contradiction entre être et paraître
et que par conséquent on n'y attache aucune valeur morale. Y eut-il jamais
des comédiens aussi accomplis ?
307
Facta ! oui Facta Ficta ! L'historien n'a pas à s'occuper
des événements tels qu'ils se sont passés en réalité,
mais seulement tels qu'on les suppose s'être passés : car c'est ainsi
qu'ils ont produit leur effet. De même n'a-t-il affaire qu'aux héros
présumés. Son objet, ce que l'on appelle l'histoire universelle
: qu'est-ce, sinon des opinions présumées sur des actions présumées
qui, à leur tour, ont donné lieu à des opinions et des
actions dont la réalité cependant s'est immédiatement évaporée
et n'agit plus que comme une vapeur, c'est un continuel enfantement de
fantômes sur les profondes nuées de la réalité impénétrable.
Tous les historiens racontent des choses qui n'ont jamais existé, si ce
n'est dans la représentation.
308
Ne pas s'entendre au commerce est distingué. Ne vendre sa vertu
qu'au plus haut prix ou même se livrer à l'usure avec elle, comme
professeur, fonctionnaire ou artiste - c'est ce qui fait du talent et du génie
une question d'épicier. Il faut veiller à ne pas vouloir être
habile avec sa sagesse !
309
Crainte et amour. La crainte a fait progresser la connaissance générale
des hommes plus que l'amour, car la crainte veut deviner qui est l'autre, ce qu'il
sait, ce qu'il veut : en se trompant on créerait un danger ou un préjudice.
Inversement, l'amour est porté secrètement à voir dans l'autre
des choses aussi belles que possible, ou bien à élever l'autre
autant qu'il se peut : ce serait pour lui une joie et un avantage de s'y tromper,
- c'est pourquoi il le fait.
310
Les débonnaires. Les débonnaires ont acquis leur caractère
par la crainte perpétuelle qu'inspiraient à leurs ancêtres
les empiétements étrangers, - ils atténuaient, tranquillisaient,
demandaient pardon, prévenaient, distrayaient, flattaient, s'humiliaient,
cachaient la douleur et le dépit, lissaient les traits de leur visage -
et finalement tout ce mécanisme, fin et bien conformé, s'est transmis
à leurs enfants et petits-enfants. Un sort plus favorable n'expose pas
ceux-ci à une crainte perpétuelle : ils n'en jouent pas moins continuellement
sur leur instrument.
311
Ce que l'on appelle l'âme. La somme des mouvements intérieurs
qui sont faciles à l'homme, et qu'il fait par conséquent volontiers
et avec grâce, cette somme est appelée âme ; - l'homme passe
pour être dépourvu d'âme lorsqu'il laisse voir que ses mouvements
intérieurs lui sont pénibles et durs.
312
Les oublieux. Dans les explosions de la passion et dans les délires
du rêve et de la folie, l'homme reconnaît son histoire primitive et
celle de l'humanité : l'animalité et ses grimaces sauvages ; alors
sa mémoire retourne assez loin en arrière, tandis qu'au contraire son état
civilisé s'était développé grâce à l'oubli
de ces expériences originelles, c'est-à-dire au relâchement
de cette mémoire. Celui qui, homme oublieux d'espèce supérieure,
est toujours resté très loin de ces choses, ne comprend pas les hommes,
- mais c'est un avantage si, de temps en temps, il y a des individus qui «
ne les comprennent pas », des individus engendrés en quelque sorte
par la semence divine et mis au monde par la raison.
313
L'ami que l'on ne désire plus. On souhaite plutôt avoir pour
ennemi l'ami dont on ne peut pas satisfaire les espérances.
314
Dans la société des penseurs. Au milieu de l'océan
du devenir nous nous réveillons sur un îlot qui n'est pas plus grand
qu'une nacelle, nous autres aventuriers et oiseaux voyageurs, et là nous
regardons un moment autour de nous : avec autant de hâte et de curiosité
que possible, car un vent peut nous chasser à tout instant, ou une vague
nous balayer de l'îlot, en sorte qu'il ne demeurerait plus rien de nous
! Mais ici, sur ce petit espace, nous rencontrons d'autres oiseaux voyageurs et
nous entendons parler d'oiseaux plus anciens encore, - et ainsi nous avons une
minute délicieuse de connaissance et de divination, gazouillant ensemble
en battant joyeusement des ailes, tandis que notre esprit vagabonde sur l'océan,
non moins fier que l'océan lui-même !
315
Se dessaisir. Abandonner quelque chose de sa propriété,
renoncer à un doit - cela fait plaisir lorsque c'est l'indice de grandes
richesses. La générosité est de cet ordre.
316
Sectes faibles. Les sectes qui sentent qu'elles demeureront faibles
en nombre se mettent en chasse pour découvrir quelques adhérents
intelligents, et veulent remplacer par la qualité ce qui leur manque en
quantité. Il y a là , pour l'intelligence, un danger qu'il ne faudrait
pas négliger.
317
Le jugement du soir. Celui qui réfléchit à sa tâche
de la journée ou de la vie, lorsqu'il est arrivé au bout et qu'il
est fatigué, se livre généralement à des considérations
mélancoliques : mais il ne faut s'en prendre ni au jour ni à la
vie, mais à la fatigue. Au milieu du travail fécond nous
ne prenons généralement pas le temps de juger la vie et l'existence,
et pas davantage au milieu du plaisir : mais si d'aventure nous nous y arrêtons
quand même, nous ne donnons plus raison à celui qui attendit le
septième jour et le repos, pour trouver bien tout ce qui est, - il a laissé
passer le moment le meilleur.
318
Gardez-vous des systématiques ! Il y a une comédie des systématiques
: en voulant remplir un système et en arrondissant l'horizon tout autour de celui-ci,
il faut qu'ils tentent de présenter leurs qualités faibles dans
le même style que leurs qualités fortes, ils veulent apparaître
comme des natures complètement et uniment fortes.
319
Hospitalité. Le sens qu'il faut prêter aux usages de l'hospitalité,
c'est de paralyser l'inimitié chez l'étranger ; dès que, chez lui,
on ne sent plus avant tout l'ennemi, l'hospitalité diminue ; elle fleurit
tant que fleurissent les mauvaises suppositions.
320
Du beau et du mauvais temps. Un temps très exceptionnel et incertain rend
aussi les hommes méfiants les uns à l'égard des autres ;
ils deviennent avides d'innovations, car il faut qu'ils changent leurs habitudes.
C'est pourquoi les despotes aiment toutes les contrées où le temps
est moral.
321
Danger dans l'innocence. Les hommes innocents sont d'éternelles
victimes, puisque leur innocence les empêche de distinguer entre la mesure
et l'exagération, d'être, en temps voulus, sur leurs gardes vis-à-vis
d'eux-mêmes. C'est ainsi que les jeunes femmes innocentes, c'est-à-dire
ignorantes, s'habituent à des jouissances aphrodisiaques fréquentes,
et, plus tard, ces jouissances leur manquent beaucoup, quand leurs maris tombent
malades ou vieillissent avant l'âge ; c'est justement parce que, candides
et confiantes, elles s'imaginent que les rapports fréquents sont la règle
et un droit qu'elles sont amenées à un besoin qui les expose plus
tard aux tentations les plus violentes et à pis que cela. Mais, pour se
placer à un point de vue plus général et plus élevé
: celui qui aime un homme ou une chose, sans les connaître, devient la proie
de quelque chose qu'il n'aimerait pas s'il pouvait la voir. Partout où
l'expérience, les précautions et les démarches prudentes
sont nécessaires, l'innocent pâtit le plus cruellement, car il faut
qu'il boive aveuglément la lie et le poison le plus secret d'une chose.
Que l'on considère les procédés de tous les princes, des églises,
des sectes, des partis, des corporations : n'emploie-t-on pas toujours l'innocent
comme amorce désignée, dans les cas les plus difficiles et les plus
décriés ? comme Ulysse se servit de cet innocent Néoptolème
pour dérober son arc et ses flèches au vieil ermite malade de Lemnos.
Le christianisme, avec son mépris du monde, a fait de l'ignorance une vertu,
peut-être parce que le résultat le plus fréquent de cette
innocence se trouve être, comme je l'ai indiqué, la faute, le sentiment
de la faute, le désespoir, donc une vertu qui mène au ciel par le détour
de l'enfer : car maintenant seulement les sombres propylées du salut chrétien
peuvent s'ouvrir, maintenant seulement agit la promesse d'une seconde innocence
posthume : c'est une des plus belles inventions du christianisme !
322
Vivre si possible sans médecin. Il me semble qu'un malade vit plus
à la légère lorsqu'il a un médecin que lorsqu'il s'occupe
lui-même de sa santé. Dans le premier cas il lui suffit d'être
sévère pour tout ce qui lui est prescrit ; dans le second, nous observons
avec plus de conscience ce à quoi s'adressent ces prescriptions, je veux
dire à notre santé, nous remarquons plus de choses, nous nous en
ordonnons et nous en interdisons plus que ne le ferait l'intervention du médecin.
Toutes les règles ont cet effet : elles détournent du but qui se
trouve derrière la règle et rendent plus insouciant. Mais l'insouciance
de l'humanité se serait élevée jusqu'au déchaînement
et à la destruction, si elle avait jamais tout abandonné, complètement
et loyalement, au bras de la divinité, son médecin, conformément
à la formule « selon la volonté de Dieu » !
323
Obscurcissement du ciel. Connaissez-vous la vengeance des êtres
timides qui se comportent en société comme s'ils avaient volé
leurs membres ? La vengeance des âmes humbles, à la manière chrétienne,
qui, partout sur la terre, ne font que se glisser furtivement ? La vengeance de
ceux qui jugent toujours immédiatement et qui, toujours, immédiatement,
reçoivent un démenti ? La vengeance des ivrognes de tout genre pour
qui le matin est ce qu'il y a de plus néfaste dans la journée ?
De même celle des infirmes de toute espèce, des malades et des abattus qui
n'ont plus le courage de guérir ? Le nombre de ces petites gens avides
de vengeance et, à plus forte raison, le nombre de leurs petits actes
de vengeance, est incalculable ; l'atmosphère tout entière est sillonnée
sans cesse des flèches et des fléchettes tirées par leur méchanceté,
en sorte que le soleil et le ciel de la vie en sont obscurcis - non seulement
pour eux, mais aussi pour nous, pour les autres : ce qui est plus grave que s'ils
nous égratignaient trop souvent la peau et le cur. Ne nions nous
pas quelquefois le soleil et le ciel, uniquement parce qu'il y a longtemps que
nous ne les avons vus ? Donc : solitude ! A cause de cela aussi, solitude
!
324
Philosophie des comédiens. Une illusion qui fait le bonheur des
grands comédiens, c'est celle de croire que les personnages historiques
qu'ils interprètent étaient véritablement dans le même état
d'esprit que celui où ils se trouvent pendant leur interprétation
; - mais en cela ils se trompent grandement : leur force imitatrice et divinatrice
qu'ils aimeraient bien faire passer pour une puissance extra-lucide, pénètre
tout juste assez loin pour expliquer les gestes, les intonations, les regards
et, en général, tout ce qui est extérieur ; ce qui veut dire
qu'ils saisissent l'ombre de l'âme d'un grand héros, d'un homme d'État,
d'un guerrier, d'un ambitieux, d'un jaloux, d'un désespéré,
ils pénètrent jusque tout près de l'âme, mais non pas jusque dans
l'esprit de leur sujet. Ce serait là vraiment une belle découverte,
s'il suffisait du comédien clairvoyant, au lieu du penseur, du connaisseur,
du spécialiste, pour éclairer l'essence même d'un état
moral quelconque ! N'oublions donc jamais, chaque fois que de pareilles prétentions
se font entendre, que le comédien n'est qu'un singe idéal et tellement
singe qu'il n'est même pas capable de croire à l' « essence »
et à l' « essentiel » : tout devient pour lui jeu, intonation,
attitude, scène, coulisse et public.
325
Vivre et croire à l'écart. Le moyen de devenir le prophète
et le thaumaturge de son temps est aujourd'hui encore le même qu'autrefois
: il faut vivre à l'écart, avec peu de connaissances, quelques
idées et beaucoup de présomption, nous finissons alors par
nous imaginer que l'humanité ne peut pas se passer de nous parce qu'il
est absolument clair que nous pouvons nous passer d'elle. Dès que l'on est rempli
de cette croyance on trouve aussi créance. Pour finir, un conseil à
celui qui pourrait en avoir besoin ( il a été donné à
Wesley par Bhler, son maître spirituel ) : « Prêche la foi
jusqu'à ce que tu l'aies trouvée, alors tu la prêcheras parce
que tu l'as ! » -
326
Connaître ses circonstances. Nous pouvons évaluer nos forces,
mais non pas notre force. Non seulement ce sont les circonstances qui nous la
montrent et nous la dérobent tour à tour, mais encore les mêmes
circonstances qui l'agrandissent ou la rapetissent. Il faut se considérer
comme une grandeur variable dont la capacité productrice peut, dans des
circonstances favorables, atteindre ce qu'il y a de plus élevé :
il faut donc réfléchir sur les circonstances et être plein
d'ardeur à les observer.
327
Une fable. Le don Juan de la connaissance : aucun philosophe, aucun poète
ne l'a encore découvert. Il lui manque l'amour des choses qu'il découvre,
mais il a de l'esprit et de la volupté et il jouit des chasses et des intrigues
de la connaissance qu'il poursuit jusqu'aux étoiles les plus hautes
et les plus lointaines ! jusqu'à ce qu'enfin il ne lui reste plus
rien à chasser, si ce n'est ce qu'il y a d'absolument douloureux dans
la connaissance, comme l'ivrogne qui finit par boire de l'absinthe et de l'eau-forte.
C'est pourquoi il finit par désirer l'enfer, c'est la dernière connaissance
qui le séduise. Peut-être qu'elle aussi le désappointera comme
tout ce qui lui est connu ! Alors il lui faudrait s'arrêter pour toute éternité,
cloué à la déception et devenu lui-même l'hôte
de pierre, aspirant à un souper de la connaissance, qui jamais plus ne
lui tombera en partage ! Car le monde des choses tout entier ne trouvera
plus une bouchée à donner à cet affamé.
328
Ce que les théories idéalistes laissent deviner. On rencontre
les théories idéalistes le plus sûrement chez les hommes résolument
pratiques ; car ceux-ci ont besoin du rayonnement de ces théories pour
leur réputation. Ils s'en emparent d'instinct et sans éprouver le
moindre sentiment d'hypocrisie : tout aussi peu qu'un Anglais se sent hypocrite
avec son christianisme et sa sanctification du dimanche. Inversement : les natures
contemplatives qui ont à se tenir en garde contre toute espèce d'improvisation
et qui craignent la réputation d'exaltation se satisfont uniquement des
dures théories réalistes : elles s'en emparent avec la même
nécessité instinctive et sans y perdre leur probité.
329
Les calomniateurs de la gaieté. Les hommes qui ont reçu de
la vie une blessure profonde ont mis en suspicion toute gaieté, comme si
elle était toujours enfantine et puérile, et si elle révélait
une déraison dont l'aspect ne pourrait provoquer que la pitié et
l'attendrissement, tel le sentiment que l'on éprouve lorsqu'un enfant tout
près de la mort caresse encore ses jouets sur son lit. De tels hommes voient,
sous toutes les roses des tombes cachées et dissimulées ; les réjouissances,
le bruit, la musique joyeuse leur apparaissent comme les illusions volontaires
d'un homme dangereusement malade qui veut encore savourer, pendant une minute,
l'ivresse de la vie. Mais ce jugement sur la gaieté n'est pas autre chose
que la réfraction de celle-ci sur le fond obscur de la fatigue et de la
maladie : il est lui-même quelque chose de touchant, de déraisonnable
qui incite à la pitié, quelque chose d'enfantin, de puéril
même, mais qui vient de cette seconde confiance qui suit la vieillesse et
précède la mort.
330
Pas encore assez ! Il ne suffit pas de démontrer une chose, il faut
encore y induire les hommes ou les élever jusqu'à elle. C'est pourquoi
l'initié doit apprendre à dire sa sagesse : et souvent de façon
à ce qu'elle sonne comme une folie !
331
Droit et limite. L'ascétisme est la vraie façon de penser
pour ceux qui doivent détruire leurs instincts charnels, parce que ces
instincts sont des bêtes féroces. Mais pour ceux-là seulement
!
332
Le style redondant. Un artiste qui ne peut pas mettre ses sentiments sublimes
dans une uvre, pour s'en alléger ainsi, mais qui veut au contraire
communiquer son sentiment d'élévation devient boursouflé
et son style redondant.
333
« Humanité ». Nous ne considérons pas les animaux
comme des êtres moraux. Mais pensez-vous donc que les animaux nous tiennent
pour des êtres moraux ? Un animal qui savait parler a dit : «
L'humanité est un préjugé dont nous autres animaux, au moins,
nous ne souffrons pas. »
334
L'homme charitable. L'homme charitable satisfait un besoin de son esprit
en faisant le bien. Plus ce besoin est violent, moins il se met à la place
de celui à qui il est secourable et qui lui sert à satisfaire
ce besoin ; il devient dur et même blessant dans certains cas. ( La bienfaisance
et la charité juives ont cette réputation : on sait qu'elles sont
un peu plus violentes que celles des autres peuples. )
335
Pour que l'on considère l'amour comme de l'amour. Nous avons besoin d'être
francs à l'égard de nous-mêmes et de bien nous connaître
pour pouvoir exercer à l'égard des autres cette simulation bienveillante
que l'on appelle amour et bonté.
336
De quoi sommes-nous capables ? Quelqu'un avait été tourmenté
toute la journée par son fils méchant et indiscipliné, au
point qu'il le tua le soir et qu'il dit au reste de la famille, en poussant un
soupir de délivrance : « Enfin, nous allons pouvoir dormir tranquillement
! » Savons-nous où les circonstances pourraient nous pousser !
337
« Naturel ». Être naturel, au moins dans ses défauts,
c'est peut-être le dernier éloge que l'on puisse faire à
un artiste artificiel, comédien et factice en toute autre chose. C'est
pourquoi un tel être laissera toujours effrontément libre cours à
ses défauts.
338
Conscience de rechange. Tel homme peut être la conscience de tel
autre homme, et cela est surtout important quand l'autre n'en a pas.
339
Transformation des devoirs. Lorsque les devoirs cessent d'être d'un
accomplissement difficile, lorsqu'ils se transforment, après un long exercice,
en goûts agréables et en besoins, les droits des autres, à
quoi se rapportent nos devoirs, maintenant nos goûts, deviennent autre chose
: je veux dire qu'ils deviennent l'occasion de sentiments agréables pour
nous. Dès lors, l' « autre », grâce à ses droits, devient
digne d'être aimé ( au lieu de n'être que vénérable
ou terrible, comme précédemment ). Nous cherchons notre agrément,
lorsque nous reconnaissons et entretenons maintenant le domaine de sa puissance.
Quand les quiétistes ne sentirent plus le poids de leur christianisme et
ne trouvèrent plus que de la joie en Dieu, ils prirent pour devise : « Tout
à la gloire de Dieu ! » Quoi qu'ils fissent d'ailleurs dans ce sens,
ce n'était plus un sacrifice ; cela revenait à dire : « Tout
pour notre plaisir ! » Exiger que le devoir soit toujours quelque peu incommode,
comme le fait Kant, c'est exiger qu'il n'entre jamais dans les habitudes et les
murs : dans cette exigence, il y a un petit reste de cruauté ascétique.
340
L'évidence est contre l'historien. C'est une chose bien démontrée
que les hommes sortent du ventre de leur mère : malgré cela les enfants
devenus grands qui se trouvent à côté de leur mère font paraître
très absurde cette hypothèse : elle a l'évidence contre elle.
341
Avantage de la méconnaissance. Quelqu'un disait qu'il avait eu dans
son enfance un tel mépris des lubies et des coquetteries du tempérament
mélancolique qu'il ignora jusqu'au milieu de sa vie quel était son
tempérament : c'était justement le tempérament mélancolique.
II déclarait que c'était là la meilleure de toutes les ignorances
possibles.
342
Ne pas confondre. Oui ! Il examine la chose de tous les côtés
et vous croyez que c'est là un véritable chercheur de la connaissance.
Mais il veut seulement en rabaisser le prix il veut l'acheter !
343
Prétendument moral. Vous voulez ne jamais être mécontents
de vous-mêmes, ne jamais souffrir de vous-mêmes, - et vous appelez
cela votre penchant moral ! Eh bien ! un autre dira que c'est là votre
lâcheté. Mais il y a une chose certaine, c'est que vous ne ferez
jamais le voyage autour du monde ( que vous êtes vous-mêmes ) et vous
resterez, en vous-mêmes, un hasard, une motte de terre sur une motte de
terre. Croyez-vous donc que nous qui sommes d'un autre avis, nous nous exposions
par pure folie au voyage à travers nos propres déserts, nos marécages
et nos sommets de glace, que nous avons choisi volontairement les douleurs et
le dégoût comme les anachorètes stylites ?
344
Subtilité dans la méprise. Si Homère, comme on le dit, a
dormi quelquefois, il était plus sage que tous les artistes de l'ambition
sans sommeil. Il faut laisser reprendre haleine aux admirateurs en les transformant
de temps en temps en censeurs ; car personne ne supporte une bonté ininterrompue,
brillante et éveillée ; et au lieu d'être bienfaisant un maître
de ce genre devient un bourreau que l'on hait, tandis qu'il marche devant nous.
345
Notre bonheur n'est pas un argument pour ou contre. Beaucoup d'hommes ne
sont capables que d'un bonheur minime : ce n'est pas un argument contre leur sagesse
si celle-ci ne peut pas leur donner plus de bonheur, tout aussi peu que c'est
un argument contre la médecine si certains hommes sont inguérissables
et d'autres toujours maladifs. Puisse chacun avoir la chance de trouver la conception
de l'existence qui lui fasse réaliser sa plus haute mesure de bonheur :
cela ne pourrait pas empêcher sa vie d'être pitoyable et peu enviable.
346
Ennemis des femmes. « La femme est notre ennemie » - celui qui,
en tant qu'homme, parle ainsi à des hommes, celui-là fait parler
l'instinct indompté qui, non seulement se hait lui-même, mais encore
ses moyens.
347
L'école de l'orateur. Lorsque l'on se tait pendant un an on désapprend
le bavardage et l'on apprend la parole. Les Pythagoriciens étaient les
meilleurs hommes d'État de leur temps.
348
Sentiment de puissance. Que l'on veuille bien distinguer : Celui qui veut
acquérir le sentiment de puissance s'empare de tous les moyens et ne méprise
rien de ce qui peut nourrir ce sentiment. Mais celui qui le possède est devenu
très difficile et noble dans son goût ; il est rare que quelque chose le
satisfasse encore.
349
Pas si important que cela. Lorsque l'on assiste à un décès,
il vous vient régulièrement une idée que l'on étouffe en
soi par un faux sentiment de convenance : on songe que l'acte de la mort est moins
important que ne le prétend l'habituelle vénération, et que
le mourant a probablement perdu dans sa vie des choses plus essentielles que ce
qu'il est en train de perdre ici. La fin, ici, n'est certainement pas le but.
350
Comment on promet le mieux. Lorsque l'on fait une promesse, ce n'est pas
la parole qui promet, mais ce qu'il y a d'inexprimé derrière la parole.
Les mots affaiblissent même une promesse en déchargeant et en usant
une force qui est une partie de cette force qui promet. Faites-vous donc donner
la main en mettant un doigt sur la bouche, c'est ainsi que vous faites
les vux les plus sûrs.
351
Généralement méconnu. Dans la conversation on remarque
que l'un s'applique à tendre un piège où l'autre se jette, non
par méchanceté, comme l'on pourrait penser, mais à cause
du plaisir que lui procure sa propre finesse ; d'autres encore préparent
le mot d'esprit pour que quelqu'un le fasse ou bien disposent la boucle pour qu'en
tirant on fasse le nud : non par bienveillance, comme l'on pourrait penser,
mais par méchanceté et par mépris de l'intelligence grossière.
352
Centre. Ce sentiment : « je suis le centre du monde ! » se présente
avec beaucoup d'intensité, lorsque l'on est soudain accablé de honte
; on est alors comme abasourdi au milieu des brisants et l'on se sent comme aveuglé
par un seul il énorme qui regarde de tous les côtés,
sur nous et au fond de nous-mêmes.
353
Liberté oratoire. « Il faut que la vérité soit
dite, le monde dût-il se briser en mille morceaux ! » - ainsi s'écrie
de sa grande voix le grand Fichte ! Très bien ! encore faudrait-il la posséder,
cette vérité ! Mais il prétend que chacun devrait
dire son opinion, même si tout devait être mis sens dessus dessous.
Ceci me paraît au moins discutable.
354
Courage de souffrir. Tels que nous sommes faits maintenant, nous sommes
capables de supporter une certaine dose de déplaisir et notre estomac est
habitué à ces nourritures indigestes. Peut-être que sans
elles nous trouverions fade le repas de la vie : et sans la bonne volonté
de souffrir nous serions forcés de laisser échapper beaucoup trop
de joies.
355
Admirateur. Celui qui admire au point de crucifier celui qui n'admire pas
compte parmi les bourreaux de son parti, - on se garde bien de lui donner la main,
même lorsque l'on est de son parti.
356
Effet du bonheur. Le premier effet du bonheur est le sentiment de puissance
: cet effet veut se manifester, soit vis-à-vis de nous-mêmes, soit
vis-à-vis d'autres hommes, soit encore vis-à-vis de représentations
ou d'êtres imaginaires. Les façons les plus habituelles de se manifester
sont : faire des présents, se moquer, détruire, - toutes trois découlant
d'un commun instinct fondamental.
357
Taons moraux. Ces moralistes dépourvus d'amour de la connaissance
et qui ne connaissent que la joie de faire mal - ces moralistes ont l'esprit et
l'ennui des petites villes ; leur plaisir, aussi cruel que lamentable, c'est d'observer
les doigts de son voisin et de lui présenter inopinément une aiguille
de façon qu'il s'y pique. Ils ont gardé quelque chose de la méchanceté
des petits garçons qui ne peuvent pas s'amuser sans pourchasser et maltraiter
quelque chose de vivant ou de mort.
358
Les raisons et leur déraison. Tu éprouves de l'aversion à
son égard et tu présentes des raisons abondantes à cette
aversion, - mais je n'ajoute foi qu'à ton aversion et non à tes
raisons ! Tu fais des belles manières devant toi-même, en te présentant
et en me présentant comme une déduction logique ce qui se fait instinctivement.
359
Approuver quelque chose. On approuve le mariage, premièrement parce qu'on
ne le connaît pas encore, en deuxième lieu parce que l'on s'est habitué
à lui, en troisième lieu parce qu'on l'a conclu, c'est-à-dire
qu'il en est ainsi dans presque tous les cas. Et pourtant rien n'est ainsi démontré
pour la valeur du mariage en général.
360
Point utilitaires. « La puissance dont on dit beaucoup de mal vaut
plus que l'impuissance à laquelle il n'arrive que du bien », - tel
était le sentiment des Grecs. Ce qui veut dire que chez eux le sentiment
de la puissance était estimé supérieur à toute espèce
d'utilité ou de bon renom.
361
Paraître laid. La tempérance se voit elle-même en beau
; elle n'y peut rien si, aux yeux des intempérants, elle paraît grossière
et insipide, par conséquent laide.
362
Différents dans la haine. Certains ne commencent à haïr
que lorsqu'ils se sentent faibles et fatigués ; autrement ils sont équitables
et supérieurs. D'autres ne commencent à haïr que lorsqu'ils
entrevoient la possibilité de la vengeance : autrement ils se gardent de
toute colère rentrée ou publique, et ils passent outre lorsqu'ils en ont
l'occasion.
363
Hommes du hasard. Dans toute invention, c'est au hasard que revient
la plus grosse part, mais la plupart des hommes ne rencontrent pas ce hasard.
364
Choix de l'entourage. Que l'on se garde bien de vivre dans un entourage
où l'on ne peut ni se taire dignement ni faire connaître ses pensées
supérieures, en sorte qu'il ne nous reste pas autre chose à communiquer
que nos plaintes et nos besoins et toute l'histoire de nos misères. On devient
ainsi mécontent de soi-même et mécontent de cet entourage,
et l'on ajoute encore à la misère qui porte à se plaindre, le
dépit que l'on ressent à être toujours dans la posture de
l'homme qui se plaint. Au contraire, il faut vivre là où l'on a
honte de parler de soi et où l'on n'en a pas besoin. Mais qui donc
songe à de pareilles choses, à un choix dans de pareilles choses
! On parle de sa « destinée », on fait le gros dos et l'on soupire
: « Malheureux Atlas que je suis ! »
365
Vanité. La vanité est la crainte de paraître original,
elle est donc un manque de fierté, mais point nécessairement un
manque d'originalité.
366
Misère du criminel. Un criminel dont le crime a été découvert
ne souffre pas de son crime, mais soit de la honte et du dépit que lui
cause une bêtise qu'il a faite, soit de la privation de l'élément
qui lui est habituel, et il faut être d'une rare subtilité pour savoir
discerner dans ce cas. Tous ceux qui ont eu souvent affaire dans les prisons et
les maisons de correction s'étonnent combien rarement il s'y rencontre
un « remords » sans équivoque : mais d'autant plus souvent la nostalgie
du cher vieux crime mauvais et adoré.
367
Paraître toujours heureux. Lorsque la philosophie était affaire
d'émulation publique, dans la Grèce du troisième siècle, il y avait un
certain nombre de philosophes que rendait heureux l'arrière-pensée du dépit
que devait exciter leur bonheur, chez ceux qui vivaient selon d'autres principes
et y trouvaient leur tourment : ils pensaient réfuter ceux-ci avec le bonheur,
mieux qu'avec tout autre chose et ils croyaient que, pour atteindre ce but, il
leur suffisait de paraître toujours heureux ; mais cette attitude devait,
à la longue, les rendre véritablement heureux ! Ce fut par exemple
le sort des cyniques.
368
La raison qui nous fait souvent méconnaître. La moralité
de la force nerveuse qui va en augmentant est joyeuse et agitée ; la moralité
de la force nerveuse qui décline, le soir ou chez les malades et les vieillards,
pousse à la passivité, au calme, à l'attente et à
la mélancolie, parfois aux idées noires. Selon que l'on possède
l'une ou l'autre de ces moralités, on ne comprend pas celle qui vous manque
et on l'interprète chez d'autres comme de l'immoralité ou de la faiblesse.
369
Pour s'élever au-dessus de sa nullité. Voilà de fiers
individus qui, pour établir le sentiment de leur dignité et de leur
importance, ont toujours besoin d'autres hommes qu'ils puissent rabrouer et violenter
: de ceux dont l'impuissance et la lâcheté permettent que quelqu'un
fasse impunément, devant eux, des gestes sublimes et furieux ! Il
faut que leur entourage soit pitoyable pour qu'ils puissent s'élever un
moment au-dessus de leur nullité ! Il y en a qui pour cela ont besoin
d'un chien, d'autres d'un ami, d'autres encore d'une femme ou d'un parti, et enfin,
dans des cas très rares, de toute une époque.
370
En quelle mesure le penseur aime son ennemi. Ne jamais rien retenir ou
taire, devant toi-même, de ce que l'on pourrait opposer à tes pensées
! Fais-en le vu ! Cela fait partie de la loyauté première. Il faut
que chaque jour tu fasses aussi campagne contre toi-même. Une victoire ou
la prise d'une redoute ne sont plus ton affaire à toi, mais l'affaire
de la vérité, cependant ta défaite elle aussi n'est
plus ton affaire !
371
La méchanceté de la force. Il faut entendre la violence
résultant de la passion, par exemple de la colère, au point de vue physiologique,
comme une tentative pour éviter un accès d'étouffement qui menace.
D'innombrables actes d'une arrogance qui se déchaîne sur d'autres
personnes ont été les dérivatifs de congestions subites,
par une violente action musculaire : et peut-être faut-il considérer
sous ce point de vue toute la « méchanceté de la force ».
( La méchanceté de la force blesse les autres, sans que l'on y songe,
il faut qu'elle se fasse jour ; la méchanceté de la faiblesse
veut faire mal et contempler les marques de la souffrance. )
372
A l'honneur des connaisseurs. Dès que quelqu'un, sans être connaisseur,
joue cependant au juge, il faut immédiatement protester, qu'il soit homme
ou femme. L'enthousiasme ou le ravissement, devant une chose ou un homme, ne sont
pas des arguments : la répugnance et la haine n'en sont pas davantage.
373
Blâme révélateur. « Il ne connaît pas les
hommes » - cela veut dire dans la bouche des uns : « Il ne connaît
pas la bassesse », et dans la bouche des autres : « Il ne connaît
pas ce qui est exceptionnel et il connaît trop bien la bassesse. »
374
Valeur de sacrifice. Plus on conteste aux États et aux princes le
droit de sacrifier l'individu ( dans la façon de rendre la justice, de
lever les armées, etc. ) plus grandira la valeur du sacrifice de soi.
375
Parler trop distinctement. Il y a plusieurs raisons pour articuler distinctement
en parlant : d'une part la méfiance à l'égard de soi-même
dans l'usage d'une langue nouvelle qui ne vous est pas courante, d'autre part
aussi la méfiance à l'égard des autres à cause de
leur bêtise ou de leur lenteur de compréhension. Et il en est de
même des choses spirituelles : notre communication est parfois trop appuyée,
trop pénible, parce que, s'il en était autrement, ceux à
qui nous nous communiquons ne nous entendraient pas. Par conséquent le
style parfait et léger n'est permis que devant un auditoire parfait.
376
Dormir beaucoup. Que faire pour se stimuler lorsque l'on est fatigué
et que l'on a assez de soi-même ? L'un recommande la table de jeu, l'autre
le christianisme, un troisième l'électricité. Mais ce qu'il y a
de meilleur, mon cher mélancolique, c'est encore de beaucoup dormir, au
sens propre et au figuré ! C'est ainsi que l'on finira par retrouver son
matin ! Le tour d'adresse de l'art de vivre, c'est de savoir intercaler à
temps le sommeil sous toutes ses formes.
377
Ce qu'il faut conclure d'un idéal fantasque. Là où
se trouvent nos manques vont s'égarer nos exaltations. Le principe fantasque
« aimez vos ennemis ! » a dû être inventé par des juifs,
les meilleurs haïsseurs qu'il y ait jamais eu, et la plus belle glorification
de la chasteté a été écrite par ceux qui, dans leur
jeunesse, ont mené l'existence la plus libertine et la plus abominable.
378
Main propre et mur propre. Il ne faut peindre sur le mur ni Dieu ni diable.
On gâterait ainsi son mur et son voisinage.
379
Vraisemblable et invraisemblable. Une femme aimait secrètement un homme,
l'élevait bien au-dessus d'elle et se disait cent fois en secret : «
Si un pareil homme m'aimait ce serait comme une grâce devant laquelle il
faudrait que je me prosterne dans la poussière ! » Et il en était de
même pour l'homme, précisément pour la même femme, et
à part lui, dans le secret de son être, il se répétait
des paroles semblables. Lorsque enfin il se trouva que la langue de tous deux
fut déliée et qu'ils purent se dire ce que tous deux avaient sur
le cur de profondément secret, il y eut un silence et une certaine
hésitation. Puis la femme reprit d'une voix refroidie : « Mais il est
tout à fait clair que nous ne sommes pas tous deux pareils à ce
que nous avons aimé ! Si tu es ce que tu dis, et si tu n'es pas davantage
je me suis abaissée en vain pour t'aimer ; le démon m'a égarée
tout comme toi. » - Cette histoire très vraisemblable n'arrive jamais, - pourquoi
?
380
Conseil éprouvé. De tous les moyens de consolation aucun
ne fait autant de bien à celui qui en a besoin que l'affirmation que dans
son cas, il n'y a pas de consolation. Il y trouve une telle distinction que, sans
tarder, il redresse la tête.
381
Connaître sa « particularité ». Nous oublions trop
souvent qu'aux yeux des étrangers qui nous voient pour la première fois
nous sommes tout autre chose que ce que nous pensons être nous-mêmes
: on ne voit généralement pas autre chose qu'une particularité
qui saute aux yeux et qui détermine l'impression. C'est ainsi que l'homme
le plus paisible et le plus raisonnable, pour le cas où il aurait une grande
moustache, pourrait s'asseoir en quelque sorte à l'ombre de cette moustache
et s'y asseoir en toute sécurité, les yeux ordinaires voient
en lui les accessoires d'une grande moustache, je veux dire : un caractère militaire
qui s'emporte facilement et peut même aller jusqu'à la violence
- et devant lui on se comporte en conséquence.
382
Jardinier et jardin. Les jours humides et sombres, la solitude, les paroles
sans amour que l'on nous adresse, engendrent des conclusions semblables à
des champignons : nous les voyons apparaître devant nous, un matin, sans
que nous sachions d'où elles viennent et elles nous regardent, grises et
moroses. Malheur au penseur qui n'est pas le jardinier, mais seulement le terrain
de ses plantes !
383
La comédie de la pitié. Quelle que soit la part que nous
prenions au sort d'un malheureux, en sa présence nous jouons toujours un
peu la comédie, nous ne disons pas beaucoup de choses que nous pensons
et telles que nous les pensons, avec la circonspection d'un médecin au
chevet d'un malade en danger de mort.
384
Hommes singuliers. Il y a des gens pusillanimes qui ont mauvaise opinion
de ce qu'il y a de meilleur dans leur uvre et qui parviennent mal à
en faire comprendre la portée : mais, par une sorte de vengeance, ils ont
aussi mauvaise opinion de la sympathie des autres et même ne croient pas
à la sympathie ; ils ont honte de paraître trop contents d'eux-mêmes
et semblent se complaire, avec entêtement, à devenir ridicules.
Ces états d'âme se rencontrent chez les artistes mélancoliques.
385
Les vaniteux. Nous sommes comme des étalages de magasins, où
nous passons notre temps à disposer, à cacher, à mettre
en évidence les prétendues qualités que les autres nous prêtent
- pour nous tromper nous mêmes.
386
Les pathétiques et les naifs. - C'est peut-être une habitude
très vulgaire de ne pas laisser passer une occasion de se montrer pathétique
: à cause de la jouissance qu'il y a à se figurer le spectateur
qui se frappe la poitrine et se sent lui-même petit et misérable.
Par conséquent, c'est peut-être aussi un signe de noblesse de s'amuser
des situations pathétiques et de s'y conduire d'une façon indigne.
La vieille noblesse guerrière en France possédait ce genre de distinction
et de subtilité.
387
Comment on réfléchit avant le mariage. En admettant qu'elle
m'aime, comme elle m'importunerait à la longue ! Et, en admettant qu'elle
ne m'aime pas, comme il y aurait des raisons plus grandes encore pour qu'à
la longue elle me devienne importune ! Il n'y a là en présence
que deux façons d'être importun marions-nous donc !
388
La fourberie en bonne conscience. Il est extrêmement désagréable
d'être dupé pour ses petites emplettes dans certains pays, par exemple
dans le Tyrol, parce que, en plus du mauvais marché, on est encore forcé
de s'accommoder de la mauvaise figure et de la cupidité brutale du marchand
coquin, ainsi que de la mauvaise conscience et de la grossière inimitié
qui lui viennent à notre égard. A Venise, par contre, le dupeur
se réjouit de tout cur du tour de fripon qui lui a réussi
et n'en veut nullement au berné, il est même tout disposé
à lui faire des amabilités et surtout à rire avec lui,
pour le cas où celui-ci y serait disposé. En un mot, il faut
aussi avoir l'esprit et la bonne conscience de sa fourberie : cela réconcilie
presque l'homme trompé avec la tromperie.
389
Un peu trop lourds. De très braves gens, qui sont un peu trop lourds pour
être polis et aimables, cherchent immédiatement à répondre
à une gentillesse par un service sérieux ou en apportant l'appui
de leur force. Il est touchant de voir comme ils apportent timidement leurs pièces
d'or, lorsqu'un autre leur a offert ses sous dorés.
390
Cacher son esprit. Lorsque nous surprenons quelqu'un à cacher son
esprit devant nous, nous le traitons de méchant : à plus forte
raison, si nous soupçonnons que c'est l'amabilité et la bienveillance
qui l'y ont poussé.
391
Le mauvais moment. Les natures vives ne mentent que pendant un moment :
elles se sont alors menti à elles-mêmes, et elles restent convaincues
et probes.
392
Conditions de la politesse. La politesse est une très bonne chose et,
véritablement, une des quatre vertus cardinales ( bien qu'elle soit la
dernière ) : mais pour que nous ne nous importunions pas les uns les autres avec
elle, il faut que celui avec qui j'ai justement affaire ait une nuance de politesse
de plus ou de moins que moi, - autrement nous finirons par prendre racine, car
le baume n'embaume pas seulement, il nous colle aussi sur place.
393
Vertus dangereuses. « Il n'oublie rien, mais il pardonne tout. »
- Alors il sera doublement haï, car il fait doublement honte, avec sa mémoire
et avec sa générosité.
394
Sans vanité. Les hommes passionnés pensent peu à
ce à quoi pensent les autres, leur état les élève au-dessus
de la vanité.
395
La contemplation. Chez tel penseur l'état contemplatif propre aux
penseurs suit toujours l'état de crainte, chez tel autre toujours l'état
de désir. Chez le premier la contemplation s'allie donc au sentiment de
sécurité, chez le second au sentiment de satiété -
ce qui veut dire que celui-là éprouve un sentiment de courage,
celui-ci de dégoût et de neutralité.
396
A la chasse. L'un est à la chasse pour prendre des vérités
agréables, l'autre des vérités - désagréables.
Aussi le premier a-t-il plus de plaisir à la chasse qu'au butin.
397
Éducation. L'éducation est une continuation de la procréation
et souvent une espèce de palliation ultérieure de celle-ci.
398
A quoi l'on reconnaît le plus fougueux. De deux personnes qui luttent
ensemble ou bien qui s'aiment ou s'admirent, celle qui est la plus fougueuse prend
toujours la situation la moins commode. Il en est de même de deux peuples.
399
Se défendre. Certains hommes ont plein droit d'agir de telle ou
telle façon ; mais lorsqu'ils veulent défendre leurs actes on ne
croit plus qu'il en est ainsi - et l'on a tort.
400
Amollissement moral. Il y a des natures morales tendres qui ont honte
de chacun de leurs succès et des remords de chaque insuccès.
401
Oubli dangereux. On commence par désapprendre d'aimer les autres
et l'on finit par ne plus rien trouver chez soi-même qui soit digne d'être
aimé.
402
Une tolérance comme une autre. « Rester une minute de trop
sur les charbons ardents et s'y brûler un peu, - cela ne fait de mal ni
aux hommes ni aux châtaignes ! Cette petite amertume et cette petite dureté
permettent de sentir enfin combien le cur est doux et mlleux. »
- Oui ! C'est ainsi que vous jugez, vous autres jouisseurs ! Sublimes anthropophages
!
403
Fiertés différentes. Ce sont les femmes qui pâlissent
à l'idée que leur amant pourrait ne pas être digne d'elles
; ce sont les hommes qui pâlissent à l'idée qu'ils pourraient
ne pas être dignes de leur maîtresse. Il s'agit ici de femmes complètes,
d'hommes complets. De tels hommes qui possèdent, en temps ordinaire, la confiance
en eux-mêmes et le sentiment de la puissance, éprouvent, en état
de passion, de la timidité et une sorte de doute au sujet d'eux-mêmes
; de telles femmes cependant se considèrent toujours comme des êtres faibles,
prêts à l'abandon, mais dans l'exception sublime de la passion,
elles trouvent leur fierté et leur sentiment de puissance, - lesquels interrogent
: qui donc est digne de moi ?
404
A qui l'on rend rarement justice. Certains hommes ne peuvent s'enthousiasmer
pour quelque chose de bien et de grand sans commettre, d'un côté
ou d'un autre, une lourde injustice : c'est leur genre de moralité.
405
Luxe. Le goût du luxe est enraciné dans les profondeurs d'un
homme : il révèle que c'est dans les flots de l'abondance et de l'excessif
que son âme nage le plus volontiers.
406
Rendre immortel. Que celui qui veut tuer son adversaire considère si
ce ne serait pas là une façon de l'éterniser en lui-même.
407
Contre notre caractère. Lorsque la vérité que nous avons
à dire va contre notre caractère - comme cela arrive souvent -, nous nous
comportons en la disant comme si nous savions mal mentir, et nous éveillons
la méfiance.
408
Où il faut beaucoup de douceur. Certaines natures n'ont que
le choix d'être ou bien des malfaiteurs publics ou bien de secrets porteurs
de croix.
409
Maladie. Il faut par maladie entendre : l'approche d'une vieillesse précoce,
de la laideur et des jugements pessimistes : trois choses qui vont ensemble.
410
Les êtres craintifs. Ce sont justement les êtres maladroits
et craintifs qui deviennent facilement des criminels : ils ne s'entendent pas
à la petite défense, conforme au but ou à la vengeance
; à force de manquer d'esprit et de présence d'esprit, leur haine
ne connaît d'autre issue que l'anéantissement.
411
Sans haine. Tu veux prendre congé de ta passion ! Fais-le, mais
fais-le sans haine contre elle ! Autrement il te viendra une seconde passion.
L'âme du chrétien qui s'est libéré du péché
se ruine généralement après coup par la haine du péché.
Voyez les visages des grands chrétiens ! Ce sont les visages de grands
haïsseurs.
412
Spirituel et borné. Il ne sait rien apprécier en dehors
de lui-même ; et lorsqu'il veut estimer d'autres gens, il faut toujours
qu'il commence par les transformer en lui-même. Mais pour ce faire il est
spirituel.
413
Les accusateurs privés et publics. Regardez de près chacun de ceux
qui accusent et interrogent, - il y révèle son caractère : or il n'est
point rare que ce caractère soit plus mauvais que celui de la victime dont il
poursuit le crime. L'accusateur se figure innocemment que l'adversaire d'un forfait
et d'un malfaiteur doit être, de par sa nature, de bon caractère ou du moins
passer pour bon, - si bien qu'il se laisse aller, ou plutôt : qu'il se déverse.
414
Les aveugles volontaires. Il y a une sorte de dévouement exalté,
poussé jusqu'à l'extrême, à une personne ou à
un parti, qui révèle que nous nous sentons secrètement supérieurs
à cette personne ou à ce parti, et qu'à cause de cela
nous nous en voulons à nous-mêmes. Nous nous aveuglons en quelque
sorte volontairement pour punir nos yeux d'en avoir trop vu.
415
Remedium amoris. Il n'y a encore d'efficace contre l'amour, dans
la plupart des cas, que ce vieux remède radical : l'amour en retour.
416
Où est le pire ennemi ? Celui qui sait bien défendre sa cause
et en a conscience éprouve généralement des sentiments conciliants
à l'égard de ses adversaires. Mais s'imaginer qu'on lutte pour
la bonne cause et savoir que l'on n'est pas habile à la défendre,
- c'est cela qui vous fait poursuivre vos adversaires d'une haine secrète et implacable.
Que chacun calcule d'après cela où il doit chercher ses pires ennemis
!
417
Limites de toute humilité. Plus d'un est déjà
parvenu à l'humilité qui dit : credo quia absurdum est, et qui
offre sa raison en sacrifice : mais, autant que je puis en juger, personne n'est
encore parvenu à cette humilité qui pourtant n'est éloignée
de l'autre que d'un pas et qui dit : credo quia absurdus sum.
418
Comédie du vrai. Il y en a qui sont véridiques, non
parce qu'ils détestent simuler des sentiments, mais parce qu'ils réussiraient
mal à le faire de façon convaincante. Bref ils n'ont pas confiance
en leur talent de comédien et ils préfèrent la probité, la
« comédie du vrai ».
419
Le courage dans le parti. Les pauvres brebis disent à leur conducteur
: « Va toujours devant, et nous ne manquerons jamais de courage pour te suivre.
» Mais le pauvre conducteur pense à part soi : « Suivez-moi toujours,
et je ne manquerai jamais de courage pour vous conduire. »
420
Astuce de la victime. Il y a une triste astuce à vouloir se
tromper sur quelqu'un à qui l'on s'est sacrifié, en lui fournissant
l'occasion de nous apparaître tel que nous désirons qu'il fût.
421
A travers d'autres. Il y a des hommes qui ne veulent pas du tout être
vus autrement que projetant leurs rayons à travers d'autres. C'est une
marque de grande sagesse.
422
Faire plaisir aux autres. Pourquoi faire plaisir est-il supérieur
à tous les autres plaisirs ? Parce que de cette manière on peut
faire plaisir en une fois aux cinquante instincts qui vous sont propres. Ce seront
peut-être quelques très petites joies : mais si on les réunit toutes
dans une seule main, on aura la main plus pleine que jamais, et le cur
aussi !
LIVRE CINQUIÈME
423
Dans le grand silence. Voici la mer, ici nous pouvons oublier la ville.
Il est vrai que les cloches sonnent encore l'Ave Maria c'est ce
bruit funèbre et insensé, mais doux, au carrefour du jour et de la nuit
attendez un moment encore ! Maintenant tout se tait ! La mer s'étend
pâle et brillante, elle ne peut pas parler. Le ciel joue avec des couleurs
rouges, jaunes et vertes son éternel et muet jeu du soir, il ne peut pas
parler. Les petites falaises et les récifs qui courent dans la mer, comme
pour y trouver l'endroit le plus solitaire, tous ils ne peuvent pas parler. Cet
énorme mutisme qui nous surprend soudain, comme il est beau, et cruel à
dilater l'âme ! Hélas ! quelle duplicité il y a dans
cette muette beauté ! Comme elle saurait bien parler, et mal parler aussi,
si elle le voulait ! Sa langue liée et le bonheur souffrant empreint sur
son visage, tout cela n'est que malice pour se moquer de ta compassion !
Qu'il en soit ainsi ! Je n'ai pas honte d'être la risée de pareilles
puissances. Mais j'ai pitié de toi, nature, parce qu'il faut que tu te
taises, quand même ce ne serait que ta malice qui te lie la langue : oui,
j'ai pitié de toi à cause de ta malice ! Hélas !
voici que le silence grandit encore, et mon cur se gonfle derechef : il
s'effraye d'une nouvelle vérité, lui aussi ne peut pas parler, il
se met de concert avec la nature pour narguer, lorsque la bouche veut jeter des
paroles au milieu de cette beauté, il jouit lui-même de la douce
malice du silence. La parole, la pensée même me deviennent odieuses
: est-ce que je n'entends pas, derrière chaque parole, rire et l'erreur, et l'imagination,
et l'esprit d'illusion ? Ne faut-il pas que je me moque de ma pitié ? que
je me moque de ma moquerie ? O mer ! O soir ! Vous êtes des maîtres
malicieux ! Vous apprenez à l'homme à cesser d'être homme
! Doit-il s'abandonner à vous ? Doit-il devenir comme vous êtes
maintenant, pâle, brillant, muet, immense, se reposant en soi-même
? Élevé au-dessus de lui-même ?
424
Pour qui la vérité ? Jusqu'à présent, les
erreurs ont été les puissances les plus riches en consolations :
maintenant on attend les mêmes services des vérités reconnues
et l'on attend un peu longtemps. Comment, les vérités ne seraient-elles
peut-être justement pas à même de consoler ? Serait-ce
donc là un argument contre les vérités ? Qu'ont-elles de
commun avec l'état maladif des hommes souffrants et dégénérés,
pour que l'on puisse exiger qu'elles leur soient utiles ? On ne prouve rien contre
la vérité d'une plante si l'on établit qu'elle ne saurait
contribuer, en aucune façon, à la guérison des hommes malades.
Mais jadis on était convaincu que l'homme était le but de la nature,
au point que l'on admettait, sans plus, que la connaissance ne pouvait rien révéler
qui ne fût salutaire et utile à l'homme, et même qu'il ne
saurait, à aucun prix, y avoir autre chose au monde. Peut-être
pourra-t-on conclure de tout cela que la vérité, comme entité
et ensemble, n'existe que pour les âmes à la fois puissantes et
désintéressées, joyeuses et apaisées ( telle qu'était
celle d'Aristote ), de même que ces âmes aussi seront seules à
même de la chercher : car les autres cherchent des remèdes à leur
usage, quel que soit d'ailleurs l'orgueil qu'ils mettent à vanter leur
intellect et la liberté de cet intellect, ils ne cherchent pas la
vérité. Voilà pourquoi la science procure si peu de joie
véritable à ces autres hommes qui lui font un reproche de sa froideur,
de sa sécheresse et de son inhumanité : c'est là le jugement
des malades sur les jeux de ceux qui se portent bien. Les dieux de la Grèce,
eux aussi, ne s'entendaient pas à consoler ; lorsque l'humanité
grecque finit par tomber malade, elle aussi, ce fut une raison pour que périssent
de pareils dieux.
425
Nous autres dieux en exil ! Par des erreurs sur son origine, sa situation
unique, sa destinée, et par des exigences qui reposaient sur ces erreurs,
l'humanité s'est élevée très haut et elle s'est sans cesse
« surpassée elle-même » : mais, par ces mêmes erreurs,
des souffrances indicibles, des persécutions, des suspicions et des méconnaissances
réciproques, et un plus grand nombre encore de misères de l'individu, en
soi et sur soi, sont entrées dans le monde. Les hommes sont devenus des
créatures souffrantes, par suite de leurs morales : ce qu'ils y ont gagné
ce fut, somme toute, le sentiment qu'ils étaient foncièrement trop bons
et trop éminents pour la terre et qu'ils n'y séjournaient que passagèrement.
« L'orgueilleux qui souffre », c'est là , pour le moment encore,
le type supérieur de l'humanité.
426
Cécité des penseurs aux couleurs. Les Grecs voyaient la nature
d'une autre façon que nous, car il faut admettre que leur il était
aveugle au bleu et au vert et qu'ils voyaient, au lieu du bleu, un brun plus profond,
au lieu du vert un jaune ( ils désignaient donc, par le même mot,
la couleur d'une chevelure sombre, celle du bluet et celle des mers méridionales,
et encore, par le même mot, la couleur des plantes vertes et de la peau
humaine, du miel et des résines jaunes : en sorte que leurs plus grands
peintres, ainsi qu'il a été démontré, n'ont pu reproduire
le monde qui les entourait que par le noir, le blanc, le rouge et le jaune ).
Comme la nature a dû leur paraître différente et plus
près de l'homme, puisque à leurs yeux les couleurs de l'homme prédominaient
aussi dans la nature et que celle-ci nageait en quelque sorte dans l'éther
colorié de l'humanité ! ( Le bleu et le vert dépouillent
la nature de son humanité plus que toute autre couleur. ) C'est par ce
défaut que s'est développée la facilité enfantine,
particulière aux Grecs, de considérer les phénomènes de la nature
comme des dieux et des demi-dieux, c'est-à-dire de les voir sous forme
humaine. Mais que ceci serve de symbole à une autre supposition.
Tout penseur peint son monde à lui et les choses qui l'entourent avec
moins de couleurs qu'il n'en existe, et il est aveugle à certaines couleurs.
Ce n'est pas là uniquement un défaut. Grâce à ce
rapprochement et à cette simplification, il prête aux choses des
harmonies de couleurs qui ont un grand charme et qui peuvent produire un enrichissement
de la nature. Peut-être est-ce par cette voie seulement que l'humanité
a appris à jouir du spectacle de la vie : grâce au fait que l'existence
lui fut d'abord présentée avec un ou deux tons, et, par conséquent,
d'une façon plus harmonieuse : elle s'habitua, en quelque sorte, à
ces tons simples, avant de passer à des nuances plus variées. Et
maintenant encore, certains individus s'efforcent de sortir d'une cécité
partielle pour parvenir à une vie plus riche et une plus grande différenciation
; à quoi non seulement ils trouvent des jouissances nouvelles, mais encore
sont forcés d'en abandonner et d'en perdre quelques anciennes.
427
L'embellissement de la science. De même que l'art des jardins rococo
naquit du sentiment : « la nature est laide, sauvage, ennuyeuse, eh
bien ! embellissons-la ( embellir la nature ! ) » (* embellir
la nature - en français dans le texte. *) de même le sentiment
: « la science est laide, sèche, désespérée, difficile,
ennuyeuse, eh bien ! embellissons-la ! » provoque toujours à
nouveau quelque chose qui s'appelle la philosophie. Celle-ci veut ce que veulent
tous les arts et tous les poèmes : divertir, avant toute chose. Mais elle veut
cela, conformément à une fierté héréditaire,
d'une façon supérieure et plus sublime, devant des esprits d'élite.
Créer pour elle un art des jardins, dont le charme principal serait, comme
pour le plus « vulgaire », de créer une illusion visuelle ( par
des temples, des points de vue, des grottes, des labyrinthes, des cascades, pour
parler en images ), présenter la science en résumé avec toutes
sortes d'éclairages merveilleux et soudains, y mêler assez de vague,
de déraison et de rêverie pour que l'on puisse s'y promener «
comme dans la nature sauvage », et pourtant sans peine et sans ennui,
ce n'est pas là une mince ambition : celui qui en est possédé
rêve même de rendre ainsi la religion superflue, la religion qui,
chez les hommes d'autrefois, présentait la forme la plus haute de l'art
d'agrément. Cela va ainsi son train pour atteindre un jour son point
culminant : maintenant déjà , des voix d'opposition contre la philosophie
se font entendre, des voix qui s'écrient : « Retour à la science,
à la nature et au naturel de la science ! » annonçant
peut-être une époque qui découvrira la beauté la plus
puissante, justement dans les parties « sauvages et horribles » de la science,
tout comme ce n'est que depuis Rousseau que l'on a découvert le sens de
la beauté des sites alpestres et des déserts.
428
Deux espèces de moralistes. Voir et voir complètement, pour la première
fois, une loi de la nature, c'est-à-dire démontrer cette loi ( par
exemple, celle de la chute des corps, de la réflexion de la lumière et
du son ), c'est là tout autre chose que de l'expliquer, et aussi l'affaire
de tout autres esprits. C'est ainsi que se distinguent aussi ces moralistes qui
voient et notent les lois et les habitudes humaines les moralistes à
l'oreille, au nez et à l'il subtils de ceux qui expliquent
ce qu'ils ont observé. Il faut que ces derniers soient avant tout inventifs
et qu'ils possèdent une imagination déliée par la sagacité
et le savoir.
429
La nouvelle passion. Pourquoi craignons et haïssons-nous la possibilité
d'un retour à la barbarie ? Serait-ce peut-être parce que la barbarie
rendrait les hommes plus malheureux qu'ils ne le sont ? Pas du tout ! Les barbares
de tous temps avaient plus de bonheur : ne nous y trompons pas. Mais notre
instinct de connaissance est trop développé pour que nous puissions
encore apprécier le bonheur sans connaissance, ou bien le bonheur d'une
illusion solide et vigoureuse ; nous souffrons rien qu'à nous représenter
un pareil état de choses ! L'inquiétude de la découverte
et de la divination a pris pour nous autant de charme et nous est devenue tout
aussi indispensable que l'est, pour l'amoureux, l'amour malheureux : à
aucun prix il n'aimerait l'abandonner pour l'état d'indifférence
; oui, peut-être sommes-nous, nous aussi, des amants malheureux !
La connaissance s'est transformée chez nous en passion qui ne s'effraye
d'aucun sacrifice et n'a, au fond, qu'une seule crainte, celle de s'éteindre
elle-même ; nous croyons sincèrement que l'humanité tout entière,
accablée sous le poids de cette passion, doit se croire plus altière et
mieux consolée qu'auparavant, alors qu'elle n'avait pas encore surmonté
la satisfaction plus grossière qui accompagne la barbarie. La passion de la connaissance
fera peut-être même périr l'humanité ! cette
pensée, elle aussi, est sans puissance sur nous. Le christianisme s'est-il
donc effrayé d'idées semblables ? La passion et la mort ne sont-elles
pas surs ? Oui, nous haïssons la barbarie, nous préférons
tous voir l'humanité périr plutôt que de voir la connaissance
revenir sur ses pas ! Et, en fin de compte : si la passion ne fait pas périr
l'humanité, elle périra de faiblesse : que préfère-t-on ?
C'est là la question principale. Voulons-nous que l'humanité finisse
dans le feu et dans la lumière ou bien dans le sable ?
430
Cela aussi est héroïque. Faire les choses les plus malodorantes
dont on ose à peine parler, mais qui sont utiles et nécessaires,
cela aussi est héroïque. Les Grecs n'ont pas eu honte de compter
parmi les grands travaux d'Hercule le nettoyage d'une écurie.
431
Les opinions des adversaires. Pour mesurer combien se montrent naturellement
subtils ou faibles les cerveaux même les plus intelligents, il faut regarder
à la façon dont ils conçoivent et rendent les opinions de
leurs adversaires : la mesure naturelle de tout intellect s'y révèle.
Le sage parfait élève, sans le vouloir, son adversaire dans l'idéal
où il dégage ses objections de toute tache et de toute contingence
: ce n'est que lorsque son adversaire est devenu un dieu aux armes lumineuses
qu'il lutte contre lui.
432
Chercheur et tentateur. Aucune méthode scientifique n'est la seule
à pouvoir donner accès à la connaissance ! Il faut que nous procédions
vis-à-vis des choses comme à l'essai, que nous soyons tantôt
bons, tantôt méchants à leur égard, agissant tour
à tour avec justice, passion et froideur. Un tel s'entretient avec les
choses en policier, tel autre en confesseur, un troisième en voyageur et en curieux.
On parviendra à leur arracher une parcelle d'elles-mêmes soit avec
la sympathie, soit avec la violence ; l'un est poussé en avant, poussé
à voir clair, par la vénération que lui inspirent leurs
secrets, l'autre au contraire par l'indiscrétion et la malice dans l'interprétation
des mystères. Nous autres chercheurs, comme tous les conquérants, tous
les explorateurs, tous les navigateurs, tous les aventuriers, nous sommes d'une
moralité audacieuse et il nous faut trouver bon de passer, somme toute,
pour méchants.
433
Voir avec des yeux nouveaux. En admettant que par beauté dans l'art
on entende toujours la figuration de l'homme heureux et c'est là
ce que je tiens pour vrai selon l'idée qu'une époque, un
peuple, un grand individu qui se fixe ses lois par lui-même, se fait de
l'homme heureux : quelles indications l'art des artistes actuels, appelé
réalisme, donnera-t-il sur le bonheur de notre temps ? Il est certain que
c'est là le genre de beauté que nous saisissons maintenant le plus
facilement et dont nous jouissons le mieux. Par conséquent, il faut bien
penser que le bonheur actuel, ce bonheur qui nous est propre, trouve à
se satisfaire dans le réalisme, avec des sens aussi aigus que possible
et une conception aussi fidèle que possible de ce qui est réel, donc nullement
dans la réalité, mais dans le savoir de la réalité.
Les résultats de la science ont déjà tellement gagné
en profondeur et en ampleur que les artistes du siècle sont devenus, sans le vouloir,
les glorificateurs du « suprême bonheur » scientifique !
434
Intercéder. Les contrées sans prétentions sont là
pour les grands paysagistes, les contrées singulières et rares pour les
petits. C'est-à -dire que les grandes choses de la nature et de l'humanité
doivent intercéder en faveur de ceux qui, parmi leurs admirateurs, sont
petits, médiocres et vaniteux, alors que le grand artiste intercède
en faveur des choses simples.
435
Ne pas périr imperceptiblement. Ce n'est pas en une seule fois,
mais sans cesse que notre capacité et notre grandeur s'effritent ; la petite
végétation qui pousse partout, qui s'introduit parmi les choses
et parvient à s'y accrocher ruine ce qu'il y a de grand en nous,
la petitesse de notre entourage, ce que nous avons sous les yeux tous les jours
à toute heure, les mille petites racines de tel sentiment mesquin qui
poussent autour de nous dans nos fonctions, nos fréquentations, notre emploi
du temps. Si nous ne prêtons pas attention à cette petite mauvaise
herbe, elle nous fera périr imperceptiblement ! Et si vous voulez
absolument vous perdre faites-le plutôt d'un seul coup et subitement : alors
il restera peut-être de vous des ruines altières ! Et non, comme c'est à
craindre maintenant, des taupinières ! Avec sur elles, du gazon et de la mauvaise
herbe, vainqueurs minuscules aussi humbles que ceux de naguère et trop misérables
même pour triompher.
436
Casuistique. Il y a une alternative amère que la bravoure et le caractère
ne permettent pas à tout homme d'affronter : découvrir, lorsque
l'on est passager d'un bateau, que le capitaine et le pilote font des fautes dangereuses
et qu'on leur est supérieur en art nautique et se demander dès lors
: Eh quoi ! si tu excitais une mutinerie contre eux et si tu les faisais faire
prisonniers tous deux ? Ta supériorité ne t'y engage-t-elle pas
? Et n'ont-ils pas de leur côté le droit de t'enfermer parce que
tu mines l'obéissance ? C'est là un symbole pour des situations
plus hautes et plus difficiles : et, en fin de compte, une question demeure toujours
ouverte, savoir ce qui garantit, en de pareils cas, notre supériorité,
notre foi en nous-mêmes. Le succès ? Mais alors il faut déjà
accomplir l'action qui porte en elle tous les dangers, et non seulement
des dangers pour nous, mais encore pour le bateau.
437
Privilèges. Celui qui se possède véritablement, c'est-à-dire
celui qui s'est définitivement conquis, considère dorénavant comme
son propre privilège de se punir, de se faire grâce, de s'apitoyer sur lui-même
: il n'a besoin de concéder cela à personne, mais il peut aussi
librement s'en remettre à un autre, par exemple à un ami,
il sait cependant qu'ainsi il confère un droit et que seule la possession de la
puissance permet de conférer des droits.
438
L'homme et les choses. Pourquoi l'homme ne voit-il pas les choses ? Il
barre la route : il cache les choses.
439
Signes distinctifs du bonheur. Toutes les sensations de bonheur ont deux
choses en commun, la plénitude du sentiment et la pétulance qui
en résulte ; en sorte que l'on se sent dans son élément comme
un poisson dans l'eau et que l'on s'y agite. De bons chrétiens comprendront
ce qu'est l'exubérance chrétienne.
440
Ne point abdiquer ! Renoncer au monde sans le connaître, comme une
nonne, c'est aboutir à une solitude stérile, peut-être
mélancolique. Cela n'a rien de commun avec la solitude de la vie contemplative
chez le penseur : lorsqu'il choisit cette solitude il ne veut nullement renoncer
; ce serait tout au contraire pour lui du renoncement, de la mélancolie,
la destruction de soi-même, de devoir persister dans la vie pratique
il renonce à celle-ci, puisqu'il la connaît, puisqu'il se connaît.
C'est ainsi qu'il fait un bond dans son eau, c'est ainsi qu'il gagne sa sérénité.
441
Pourquoi le prochain devient pour nous de plus en plus lointain. Plus nous
songeons à tout ce qui était, à tout ce qui sera, plus
nous apparaît atténué ce qui fortuitement se trouve dans le
présent. Si nous vivons avec des morts et si nous mourons de leur agonie,
que sont encore pour nous les « prochains » ? Nous devenons plus solitaires,
et cela parce que le flot de l'humanité tout entière bruit autour
de nous. L'ardeur qui brûle en nous, pour tout ce qui est humain, augmente
sans cesse c'est pourquoi nous regardons tout ce qui nous entoure comme
si c'était devenu plus indifférent, plus semblable à un
fantôme. Mais la froideur de notre regard offense !
442
La règle. « La règle est toujours plus intéressante pour moi
que l'exception » celui qui pense ainsi est allé de l'avant
dans la connaissance et fait partie des initiés.
443
Pour l'éducation. J'ai vu clair peu à peu sur le défaut
le plus général de notre façon d'enseigner et d'éduquer.
Personne n'apprend, personne n'aspire, personne n'enseigne à supporter
la solitude.
444
L'étonnement que cause la résistance. Parce qu'une chose
a fini par nous paraître transparente nous nous figurons que dès lors elle
ne pourra plus nous résister et nous nous étonnons alors
de voir au travers sans pouvoir la traverser ! C'est la même folie et le
même étonnement qui s'empare d'une mouche lorsqu'elle est en présence
d'une vitre.
445
En quoi les plus nobles se trompent. On finit par donner à quelqu'un
ce que l'on a de meilleur, son trésor, et maintenant l'amour n'a
plus rien à donner : mais celui qui accepte cela n'y trouve certainement
pas ce qu'il a, lui, de meilleur, et par conséquent il lui manque cette
pleine et dernière reconnaissance, sur quoi compte celui qui donne.
446
Classification. Il y a en premier lieu des penseurs superficiels, en deuxième
lieu des penseurs profonds (* jeu de mots sur Grand, gründlich,
abgründlich, untergründlich, fond, profond etc.
*) de ceux qui vont dans les profondeurs d'une chose , en troisième
lieu des penseurs fondamentaux, qui veulent descendre jusqu'au dernier fond d'une
chose, ce qui a bien plus de valeur que de ne descendre que dans sa profondeur
! Enfin il y a les penseurs qui enfoncent leur tête dans le marécage
: ce qui ne devait être signe ni de profondeur, ni de pensée approfondie
! Ce sont nos chers penseurs des bas-fonds.
447
Maître et élève. Il faut qu'un maître mette ses disciples
en garde contre lui-même, cela fait partie de son humanité.
448
Honorer la réalité. Comment peut-on regarder cette foule
populaire en jubilation sans larmes et sans applaudissements ! Nous songions autrefois
avec mépris à l'objet de leur joie et il en serait encore ainsi,
si nous n'avions pas vécu nous-mêmes ces joies ! A quoi les événements
peuvent-ils donc nous entraîner ! Que sont nos opinions ! Pour ne pas se
perdre, pour ne pas perdre la raison, il faut fuir devant les expériences.
C'est ainsi que Platon s'enfuit devant la réalité et ne voulut plus
contempler des choses que les pâles images idéales ; il était
plein de sensibilité et il savait combien facilement les vagues de la sensibilité
déferlaient sur sa raison. Le sage devrait par conséquent
se dire : « Je veux honorer la réalité, mais lui tourner le dos,
parce que je la connais et que je la crains ? » il devrait agir comme
certaines peuplades africaines devant leur souverain : elles ne s'en approchent
qu'à reculons et savent montrer leur vénération en même
temps que leur crainte ?
449
Où sont les indigents en esprit ? Hélas ! comme il me répugne
d'imposer à un autre mes propres pensées ! Je veux me réjouir
de chaque pensée qui me vient, de chaque retour secret qui s'opère en moi,
où les idées des autres se font valoir contre les miennes propres
! Mais, de temps en temps, survient une fête plus grande encore, lorsqu'il
est permis de répandre son bien spirituel, semblable au confesseur assis
dans un coin, avide de voir arriver quelqu'un qui ait besoin de consolation, qui
parle de la misère de ses pensées, afin de lui remplir, à nouveau,
le cur et la main, et d'alléger son âme inquiète ! Non seulement
le confesseur ne veut point en avoir de gloire : il voudrait aussi échapper
à la reconnaissance, car elle est indiscrète et sans pudeur devant la
solitude et le silence. Mais vivre sans nom ou doucement raillé, trop obscurément
pour éveiller l'envie ou l'inimitié, armé d'un cerveau sans
fièvre, d'une poignée de connaissances, et d'une poche pleine d'expériences,
être pour l'esprit une sorte de médecin des pauvres et aider l'un
ou l'autre, quand sa tête est troublée par des opinions, sans qu'il
s'aperçoive au juste qui l'a aidé ! Ne point chercher à
avoir raison devant lui et à célébrer une victoire, mais
lui parler de façon que, après une petite indication imperceptible, ou
une objection, il trouve lui-même ce qui est vrai et qu'il s'en aille fièrement
à cause de cela ! Être comme une humble auberge qui ne repousse aucune
personne dans le besoin, mais que l'on oublie après coup et dont on se moque !
N'avoir d'avantage en rien, ni meilleure nourriture, ni air plus pur, ni esprit
plus joyeux, mais toujours donner, rendre, communiquer, devenir plus pauvre
! Savoir être petit pour être accessible à beaucoup de monde
et n'humilier personne ! Prendre sur soi beaucoup d'injustice et avoir rampé
comme des vers à travers toute espèce d'erreurs, pour pouvoir pénétrer,
sur des chemins secrets, auprès de beaucoup d'âmes cachées ! Toujours
dans une même sorte d'amour et toujours dans un même égoïsme
et une même jouissance de soi ! Être en possession d'un pouvoir et
demeurer cependant caché, renonciateur ! Être sans cesse couché
au soleil de la douceur et de la grâce et savoir cependant que l'accès du
sublime est à portée de la main ! Voilà qui serait
une vie ! Voilà qui serait une raison de vivre longtemps !
450
La séduction de la connaissance. Sur les esprits passionnés
un regard jeté par la porte de la science agit comme la séduction
des séductions ; il est à prévoir que ces esprits deviendront
ainsi des imaginatifs et, dans le cas le plus favorable, des poètes : tant est
grand leur désir du bonheur de la connaissance. Ne vous saisit-il pas par
tous les sens, ce ton de douce séduction que prend la science pour
annoncer sa bonne nouvelle, avec cent paroles et le plus merveilleusement avec
la cent unième : « Délivrez-vous de l'illusion, et le « malheur à
moi ! » disparaîtra en même temps ; et avec le « malheur à
moi » s'en ira aussi la douleur » ( Marc Aurèle ).
451
Ceux qui ont besoin d'un fou de cour. Les êtres très beaux, très
bons, très puissants, n'apprennent presque jamais, quel que soit le sujet, la
vérité entière et vulgaire, car, en leur présence
on ment involontairement un peu, parce que l'on est sous leur impression, et que,
conformément à cette impression, on présente ce que l'on
pourrait dire de vérité sous forme d'adaptation ( on fausse donc
la couleur et le degré des faits, on omet ou l'on ajoute des détails
et l'on garde à part soi ce qui ne se laisse point adapter ). Si des hommes
de cette espèce veulent malgré tout apprendre à tout prix la vérité,
il faut qu'ils entretiennent un fou de cour, un être qui possède
le privilège de la folie de ne point pouvoir s'adapter.
452
Impatience. Il y a un degré d'impatience chez les hommes de pensée
et d'action, qui, au moindre insuccès, les fait passer de suite dans le camp adverse,
les pousse à s'y passionner et à s'y lancer dans des entreprises,
jusqu'à ce que, là aussi, ils soient chassés par
une hésitation du succès : c'est ainsi qu'ils errent, aventureux et violents,
à travers la pratique de beaucoup de royaumes et de natures variées,
et il se peut qu'ils finissent par devenir, par la connaissance universelle des
hommes et des choses, que laisse en eux l'expérience prodigieuse de leurs
aventures, et en adoucissant un peu leur instinct, des praticiens puissants.
C'est ainsi qu'un défaut de caractère devient une école de génie.
453
Interrègne moral. Qui serait capable de décrire maintenant déjà
ce qui remplacera un jour les sentiments et les jugements moraux ? bien
que l'on soit à même de se rendre compte que ceux-ci reposent sur
des fondations entièrement défectueuses, et que leur édifice est
irréparable : leur sanction diminue forcément de jour en jour, dans
la mesure où la sanction de la raison ne diminue pas. Édifier à
nouveau les lois de la vie et de l'action, pour accomplir cette tâche,
nos sciences de la physiologie, de la médecine, de la société
et de la solitude ne sont pas encore assez sûres d'elles-mêmes : et
pourtant, ce n'est qu'à ces sciences que l'on peut emprunter les pierres
fondamentales d'un idéal nouveau ( si ce n'est cet idéal lui-même
). Nous vivons donc d'une existence provisoire ou d'une existence de traînards
(* jeu de mots sur vorlœufîg, provisoire et nachlœufig,
de traînard. *) , selon notre goût et selon nos talents, et ce que
nous faisons de mieux, dans cet inter-règne, c'est d'être, autant que possible,
nos propres reges et de fonder de petits États à l'essai.
Nous sommes des expériences : soyons-le de bon gré !
454
Interruption. Un livre comme celui-ci n'est pas fait pour être lu
hâtivement d'un bout à l'autre, ni pour en faire la lecture à
haute voix ; il faut l'ouvrir souvent, surtout en se promenant ou en voyage ;
il faut pouvoir s'y plonger, puis regarder ailleurs et ne plus rien trouver d'habituel
autour de soi.
455
La première nature. Tel que l'on nous élève maintenant, il nous
vient d'abord une seconde nature : et nous la possédons lorsque le monde
nous dit arrivés à maturité, émancipés, utilisables.
Seul un petit nombre est assez serpent pour repousser un jour cette peau, alors
que, sous son enveloppe, la première nature est arrivée à maturité.
Mais chez la plupart des gens le germe en est étouffé.
456
Une vertu en devenir. Des affirmations et des promesses, comme celles que
nous fait le philosophe antique sur l'harmonie entre la vertu et la béatitude,
ou bien celles que nous fait le christianisme en disant : « Aspirez avant tout
au royaume de Dieu et tout le reste vous sera donné par surcroît
! » n'ont jamais été formulées avec une sincérité
absolue, mais toujours sans mauvaise conscience : on présentait audacieusement
de telles propositions que l'on désirait tenir pour vraies, comme si elles
étaient la vérité même, bien qu'elles fussent en opposition
avec l'apparence, et cela sans avoir de remords de conscience religieux ou moral
car, in honorem majorem de la vertu ou de Dieu, on avait transgressé
la vérité, sans aucune intention égoïste ! Un grand
nombre de très braves gens s'en tiennent encore à ce degré de véracité
: lorsqu'ils se sentent désintéressés, ils se croient autorisés
à prendre la vérité plus à la légère. Que
l'on considère que, ni parmi les vertus chrétiennes, ni parmi les vertus
socratiques ne figure la loyauté ; c'est là une des vertus les
plus jeunes, elle est encore peu mûrie, on la confond et on la méconnaît
souvent ; à peine consciente d'elle-même, elle est quelque chose
qui se développe, que nous pouvons accélérer ou entraver,
selon les tendances de notre esprit.
457
Dernière discrétion. Il y a des hommes à qui arrive l'aventure
des chercheurs de trésors : ils découvrent par hasard, dans une
âme étrangère, les choses gardées cachées et ils en
tirent un savoir qui est souvent difficile à porter ! On peut, dans certaines
circonstances, connaître les vivants et les morts, avoir la révélation
de leur âme au point qu'il nous devient pénible de s'en expliquer
vis-à-vis des autres : chaque parole vous fait craindre d'être indiscret.
Je m'imaginerais facilement l'historien le plus sage devenant soudain muet.
458
Le gros lot. Il existe quelque chose d'excessivement rare et qui vous plonge
dans le ravissement : je veux dire l'homme à l'esprit admirablement formé
qui possède aussi le caractère, les penchants et fait dans sa vie les expériences
personnelles qui y correspondent.
459
La générosité du penseur. Rousseau et Schopenhauer
tous deux furent assez fiers pour inscrire sur leur existence la devise
: vitam impendere vero. Et combien encore ils ont dû souffrir tous deux
dans leur fierté, de ne pas réussir verum impendere vitae !
verum, tel que l'entendait chacun d'eux de voir leur vie courir à
côté de leur connaissance, comme une basse capricieuse qui ne veut
pas s'accorder avec la mélodie. Mais la connaissance se trouverait
en fâcheuse posture si elle n'était mesurée au penseur qu'autant
qu'elle s'adapte à son corps ! Et le penseur serait en fâcheuse
posture, lui aussi, si sa vanité était tellement grande qu'un tel
ajustage serait le seul qu'il pût supporter. C'est en cela surtout que brille
la plus belle vertu du grand penseur : la générosité qu'il
met à s'offrir lui-même, à offrir sa propre vie en sacrifice,
lorsqu'il cherche la connaissance, souvent humilié, souvent avec une suprême
ironie et en souriant.
460
Utiliser ses heures dangereuses. On apprend à connaître tout
autrement un homme et une situation lorsque chaque mouvement risque de mettre
en danger, pour nous ou nos proches, l'honneur, la vie ou la mort : Tibère, par
exemple, a dû réfléchir plus profondément sur l'âme
de l'empereur Auguste et le règne de celui-ci, il a dû les connaître
mieux qu'il ne serait possible à l'historien le plus sage. Or nous vivons
tous, comparativement, dans un état de sécurité beaucoup
trop grand pour pouvoir devenir bons connaisseurs de l'âme humaine : l'un
connaît par dilettantisme, l'autre par désuvrement, un troisième
par habitude ; jamais ils ne se disent : « Connais ou tu périras ! »
Tant que les vérités ne s'inscrivent pas dans notre chair à
coups de couteau, nous gardons vis-à-vis d'elles, à part nous,
une certaine réserve qui ressemble à du mépris : elles nous
apparaissent encore trop semblables à des « rêves emplumés
», comme si nous pouvions les atteindre ou ne pas les atteindre, selon notre
gré, comme si nous pouvions nous réveiller de ces vérités
ainsi que d'un rêve !
461
Hic Rhodus, hic salta. Notre musique qui peut prendre toutes les
formes et qui doit se transformer, parce que, pareille au démon de la mer,
en soi elle n'a point de caractère propre : cette musique a hanté jadis
l'esprit de l'érudit chrétien, traduisant en harmonies l'idéal
de celui-ci : pourquoi ne trouverait-elle pas enfin ces harmonies plus claires,
plus joyeuses, plus universelles qui correspondent au penseur idéal ?
une musique qui saurait enfin se bercer familièrement sous les vastes voûtes
flottantes de son âme ? Notre musique fut jusqu'à présent
si grande, si bonne : chez elle nulle chose n'était impossible. Qu'elle
montre donc qu'il est possible de sentir, en même temps, ces trois choses
: la grandeur, la lumière profonde et chaude, et la joie de la suprême logique
!
462
Cures lentes. Les maladies chroniques du corps se forment, comme celles
de l'âme, très rarement à la suite d'un seul manquement grossier
à la raison du corps et de l'âme, mais généralement
par d'innombrables petites négligences imperceptibles. Celui qui,
par exemple, jour après jour, à un degré insignifiant, respire
trop faiblement, et aspire trop peu d'air dans les poumons, en sorte que, dans
leur ensemble, il ne leur demande pas un effort suffisant et ne les exerce pas
assez, finit par s'attirer une pneumonie chronique : dans un cas pareil, la guérison
ne peut être atteinte autrement qu'en corrigeant, insensiblement, les mauvaises
habitudes par des habitudes contraires et des petits exercices, en se faisant,
par exemple, pour règle d'aspirer une fois tous les quarts d'heure, fortement
et profondément ( si possible en se couchant par terre à plat ;
il faudrait alors se servir d'une montre à secondes qui sonne les quarts
d'heure ). Toutes ces cures sont lentes et minutieuses, et celui qui veut guérir
son âme doit, lui aussi, songer à changer les plus petites habitudes.
Certain adresse dix fois par jour une parole froide et mauvaise à son
entourage et il s'en préoccupe fort peu, ne songeant surtout pas qu'au
bout de quelques années il a créé, au-dessus de lui, une
loi de l'habitude qui le force dès lors à indisposer son entourage dix
fois par jour. Mais il peut aussi s'habituer à lui faire dix fois du bien
!
463
Le septième jour. « Vous louez ceci comme ma création ? Je n'ai
fait qu'expulser de moi ce qui m'importunait ! Mon âme est au-dessus de
la vanité des créateurs. Vous louez cela comme ma résignation
? Je n'ai fait qu'expulser de moi ce qui m'importunait ! Mon âme est au-dessus
de la vanité des résignés. »
464
Pudeur de celui qui donne. Il y a un tel manque de générosité
dans le fait de jouer sans cesse à celui qui donne et répand des
bienfaits en se montrant partout ! Mais donner et répandre des bienfaits
et cacher et son nom et sa faveur ! Ou bien ne pas avoir de nom du tout, comme
la nature aveugle, qui nous réconforte avant tout parce que nous n'y rencontrons
plus, enfin ! quelqu'un qui donne et répand ses bienfaits, quelqu'un au
« visage bienveillant » ! Il est vrai que vous nous gâtez
aussi ce réconfort, car vous avez mis un dieu dans cette nature
et voici que tout redevient sans liberté et plein de contrainte ! Comment
? Ne jamais avoir le droit d'être seul avec soi-même ? Toujours surveillé,
gardé, tiraillé, gratifié ? S'il y a toujours quelqu'un d'autre
autour de nous, le meilleur du courage et de la bonté est rendu impossible
dans le monde. Ne serait-on pas tenté d'aller à tous les diables
devant cette indiscrétion du ciel, en face de cet inévitable voisin
surnaturel ! Mais c'est inutile, ce ne fut qu'un rêve ! Réveillons-nous
donc !
465
En se rencontrant. A : Où regardes-tu donc ? Je te vois immobile
depuis longemps. B : C'est toujours la même chose, toujours nouvelle
pour moi ! L'intérêt que suscite une chose me la fait poursuivre
si loin que je finis par arriver au fond et par m'apercevoir qu'elle ne valait
pas toute la peine que je me donne. A la fin de toutes ces expériences,
il y a une espèce de tristesse et de stupeur. Ceci m'arrive en petit jusqu'à
trois fois par jour.
466
Perte dans la célébrité. Quel avantage de pouvoir
parler aux hommes en inconnu ! Les dieux nous prennent « la moitié de
nos vertus » en nous enlevant l'incognito et en nous rendant célèbres.
467
Double patience ! « Tu causes ainsi de la souffrance à beaucoup
d'hommes. » Je le sais et je sais aussi qu'il faudra que j'en pâtisse
doublement, d'une part à cause de la compassion que leur souffrance m'inspire
et, d'autre part, à cause de la vengeance qu'ils tireront de moi. Mais
malgré cela, il est nécessaire que j'agisse ainsi.
468
L'empire de la beauté est plus grand. De même que nous nous
promenons dans la nature, subtils et contents, pour surprendre dans toute chose
sa beauté propre, comme en flagrant délit, de même que, tantôt
au soleil, tantôt sous un ciel orageux, nous faisons un effort pour voir
tel espace de la côte, avec ses rochers, ses haies, ses oliviers et ses
pins, sous un aspect de perfection et de maîtrise : de même nous devrions
aussi nous promener parmi les hommes, tels des explorateurs et des inquisiteurs,
leur faisant du bien et du mal pour que se révèle la beauté qui
leur est propre, ensoleillée chez celui-ci, orageuse chez celui-là ,
ne s'épanouissant chez un troisième que dans le demi-jour et sous un ciel
de pluie. Est-il donc interdit de jouir de l'homme méchant comme d'un paysage
sauvage, qui possède ses propres lignes audacieuses et ses effets de lumière,
alors que ce même homme, tant qu'il se donne pour bon et conforme à
la loi, apparaît à notre regard comme une erreur de dessin et une
caricature et nous fait souffrir comme une tache dans la nature ? Certainement,
cela est interdit : jusqu'à présent il n'était permis de
chercher la beauté que dans ce qui est moralement bon, ce fut une
raison suffisante pour trouver si peu de choses et pour être forcé
de s'enquérir de beautés imaginaires sans chair ni os ! De
même qu'il existe certainement cent espèces de bonheur parmi les méchants,
dont les vertueux ne se doutent pas, de même il existe chez eux cent espèces
de beautés : et beaucoup d'entre elles ne sont pas encore découvertes.
469
L'inhumanité du sage. A côté de l'allure lourde du
sage qui brise tout et qui, comme dit l'hymne bouddhique, « marche solitaire
comme le rhinocéros », il faut, de temps en temps, la marque
d'une humanité conciliante et adoucie ; et non seulement de ces pas accélérés,
de ces tours d'esprit familiers, non seulement de ces saillies et d'une certaine
ironie de soi, mais encore d'une certaine contradiction, d'un retour occasionnel
aux absurdités dominantes. Pour qu'il ne ressemble pas au rouleau compresseur
qui s'avance comme le destin, il faut que le sage qui veut enseigner utilise ses
défauts pour s'enjoliver lui-même, et, en disant « méprisez-moi
! » il implore la grâce d'être le défenseur d'une vérité
usurpée. Il veut vous conduire dans les montagnes, il mettra peut-être
votre vie en danger : c'est pourquoi il vous autorise volontairement à
vous venger, avant ou après, d'un pareil guide, à ce prix il se
réserve la jouissance de marcher devant les autres, en chef de file.
Vous souvenez-vous de ce qui vous est venu à l'esprit lorsqu'il vous conduisit
un jour à travers une caverne obscure, sur un sentier glissant ? Votre
cur battait et se disait avec humeur : « Ce guide pourrait faire mieux
que de ramper par ici ! Il appartient à une espèce de paresseux pleins
de curiosité : ne lui faisons-nous pas trop d'honneur en faisant
semblant de lui prêter de la valeur, lorsque nous le suivons ? »
470
Au banquet du grand nombre. Combien l'on est heureux lorsque l'on est nourri,
comme les oiseaux, de la main d'un seul homme qui leur jette son grain sans les
examiner de près, sans savoir exactement s'ils en sont dignes ! Vivre comme un
oiseau qui vient et s'envole et qui ne porte pas de nom dans son bec ! C'est ma
joie de me rassasier ainsi au banquet du grand nombre.
471
Un autre amour du prochain. L'allure agitée, bruyante, inégale,
nerveuse est en opposition avec la grande passion : celle-ci, demeurant au fond
de l'homme comme un brasier silencieux et sombre, accumulant là toute
chaleur et toute impétuosité, permet à l'homme de regarder
au-dehors, avec froideur et indifférence, et imprime aux traits une certaine
impassibilité. De tels hommes sont bien capables à l'occasion de
manifester de l'amour du prochain, mais cet amour est d'une autre espèce
que celui des gens sociables et avides de plaire : il s'affirme dans une douce
bienveillance, contemplative et calme. Ces hommes regardent en quelque sorte du
haut de leur tour, qui est leur forteresse et par cela même leur prison
: le regard jeté au-dehors, vers ce qui est étranger et autre,
leur fait tant de bien !
472
Ne point se justifier. A : Mais pourquoi ne veux-tu pas te justifier ?
B : Je le pourrais en cela et en mille autres choses, mais je méprise
le plaisir qu'il y a dans la justification : car tout cela importe peu pour moi,
et je préfère porter sur moi des taches que de procurer à des gens
mesquins le plaisir perfide de se dire : « Il accorde beaucoup d'importance
à ces choses ! » C'est là justement ce qui n'est pas vrai
! Peut-être faudrait-il que j'accorde plus d'importance à moi-même
pour avoir le devoir de rectifier les idées fausses que l'on se fait à
mon sujet ; je suis trop indifférent et trop indolent à
l'égard de moi-même et, par conséquent aussi à l'égard
de ce qui est provoqué par moi.
473
Où il faut construire sa maison. Si tu te sens grand et fécond
dans la solitude, la société des hommes t'amoindrira et te rendra
stérile : et inversement. Une puissante douceur comme celle d'un père :
où ce sentiment s'emparera de toi, c'est là qu'il faudra
édifier ta demeure que ce soit dans la foule grouillante ou dans
le silence. Ubi pater sum, ibi patria.
474
Les seuls chemins. « La dialectique est le seul chemin pour parvenir
à l'être divin, pour parvenir derrière le voile de l'apparence »
c'est ce que Platon prétendait, avec autant de solennité
et de passion que Schopenhauer le prétendait du contraire de la dialectique,
et tous deux ont eu tort. Car ce vers quoi ils veulent indiquer un chemin
n'existe pas du tout. Et toutes les grandes passions de l'humanité ne furent-elles
pas jusqu'à présent, comme celle-ci, des passions pour un néant
? Et toutes ses solennités des solennités pour un néant
?
475
Devenir lourd. Vous ne le connaissez pas : il peut suspendre après lui
bien des poids, il les emporte néanmoins tous dans les hauteurs. Et vous
jugez, d'après votre petit essor, qu'il veut rester en bas, parce qu'il suspend
ces poids après lui !
476
La fête de la moisson de l'esprit. Cela augmente et s'accumule de
jour en jour, expériences, événements de la vie, réflexions
à leur sujet, rêves que provoquent ces réflexions,
une richesse immense et exaltante ! L'aspect de cette richesse donne le vertige
; je ne comprends plus comment on peut appeler bienheureux les pauvres d'esprit
! Mais je les envie parfois, lorsque je suis fatigué : car la gestion
d'une pareille richesse est une chose difficile et il n'est pas rare que sa difficulté
écrase toute espèce de bonheur. Hélas ! si l'on pouvait se
contenter de contempler sa richesse ! Si l'on était seulement l'avare de
sa connaissance !
477
Délivré du scepticisme. A : D'autres sortent d'un universel
scepticisme moral ennuyés et faibles, rongés et vermoulus, et même
corrodés plus qu'à moitié, mais moi j'en sors plus
courageux et mieux portant que jamais, avec des instincts reconquis. Lorsque la
brise est aiguë«, la mer haute, lorsqu'il n'y a point de petits dangers
à surmonter, je commence à me sentir à mon aise. Je ne
suis pas devenu ver bien qu'il m'ait souvent fallu travailler et ronger comme
un ver. » B : « C'est que tu as cessé d'être sceptique,
car tu nies ! » A : « Et par cela même j'ai réappris
à dire oui. »
478
Passons ! Ménagez-le ! Laissez-le à sa solitude ! Voulez-vous
le briser entièrement ? Il s'est fêlé comme un verre où l'on
verse un liquide trop chaud, et il était d'une matière si précieuse
!
479
Amour et véracité. - Nous sommes devenus, par amour,
de dangereux criminels à l'endroit de la vérité, des receleurs
et des voleurs par habitude, qui proclament plus de vérités qu'ils
n'en admettent, c'est pourquoi il faut que le penseur mette en fuite, de
temps en temps, les personnes qu'il aime ( ce ne seront précisément
pas celles qui l'aiment ), afin qu'elles montrent leur aiguillon et leur méchanceté
et qu'elles cessent de le séduire. C'est pourquoi la bonté du penseur
aura sa lune croissante et décroissante.
480
Inévitable. Qu'il vous arrive ce que vous voudrez : celui qui ne
vous veut pas de bien verra dans ce qui vous arrive un prétexte à
vous amoindrir ! Subissez les plus profonds bouleversements de l'esprit et de
la connaissance et parvenez enfin, comme un convalescent, avec un sourire douloureux,
à la liberté et à la lumière silencieuse : il y
aura toujours quelqu'un pour dire : « Celui-ci prend sa maladie pour un argument,
son impuissance pour la preuve de l'impuissance de tous ; il est assez vaniteux
pour tomber malade, afin de sentir la prééminence de celui qui souffre.
» Et, à supposer que quelqu'un brise ses liens en se blessant
profondément, un autre y fera allusion par plaisanterie : « Combien
grande est sa maladresse, dira-t-il, il en adviendra toujours ainsi d'un homme
habitué à ses liens et assez fou pour les briser ! »
481
Deux Allemands. Si l'on compare Kant
et Schopenhauer avec Platon, Spinoza, Pascal, Rousseau, Gthe, sous le rapport
de l'âme et non de l'esprit : on s'apercevra que les deux premiers penseurs
sont en posture désavantageuse : leurs idées ne représentent
pas l'histoire passionnée d'une âme, il n'y a là point de
roman à deviner, point de crises, de catastrophes et d'heures d'angoisse,
leur pensée n'est pas en même temps l'involontaire biographie d'une
âme, mais, dans le cas de Kant, celle d'un cerveau, dans le cas de Schopenhauer,
la description et le reflet d'un caractère ( d'un caractère « immuable »
) et la joie prise au « miroir » lui-même, c'est-à-dire à
un intellect de tout premier ordre. Kant se présente, lorsqu'il transparaît
à travers ses idées, brave et honorable au meilleur sens, mais
insignifiant : il manque d'envergure et de puissance ; il n'a pas tellement vécu
et sa façon de travailler lui prend le temps qu'il lui faudrait pour vivre
quelque chose, je ne veux pas parler, bien entendu, de grossiers « événements
» du dehors, mais de destins et d'oscillations à quoi la vie la plus
solitaire et la plus silencieuse est sujette, lorsqu'elle a des loisirs et qu'elle
se consume dans la passion de la méditation. Schopenhauer a une avance
sur lui : il possède du moins une certaine laideur violente de la nature, dans
la haine, les désirs, la vanité, la méfiance, il a des dispositions
un peu plus féroces et, pour sa part, il avait le temps et les loisirs
pour cette férocité. Mais il lui manquait l' « évolution
», tout comme elle manquait à son horizon intellectuel ; il n'avait
pas d' « histoire » .
482
Choisir ses fréquentations. Est-ce trop demander que de vouloir
rechercher la fréquentation d'hommes qui sont devenus doux, agréables
au goût et nourrissants, comme les châtaignes que l'on a mises au
four à temps et retirées du feu au bon moment ? D'hommes qui attendent
peu de la vie et préfèrent accepter celle-ci en cadeau plutôt que
de la mériter, comme si les oiseaux et les abeilles la leur avaient apportée
? D'hommes trop fiers pour pouvoir se sentir jamais récompensés
? Et trop sérieux dans leur passion de la connaissance et de la droiture
pour avoir du temps et de la complaisance pour la gloire ? Nous appelons
philosophes de pareils hommes, et toujours ils trouveront pour eux-mêmes
un nom plus modeste.
483
Être rassasié de l'homme. A : Cherche la connaissance ! Oui
! Mais toujours comme homme ! Comment ? Être toujours spectateur de la même
comédie, jouer toujours un rôle dans la même comédie
? Ne jamais pouvoir contempler les choses autrement qu'avec ces mêmes yeux
? Et combien doit-il y avoir d'êtres innombrables dont les organes sont
plus aptes à la connaissance ! Qu'est-ce que l'humanité aura fini
par connaître au bout de toute sa connaissance ? ses organes ! Et
cela veut peut-être dire : impossibilité de la connaissance ! Misère
et dégoût ! B : Tu es pris d'un mauvais accès, la raison
t'assaille ! Mais demain tu seras de nouveau en plein dans la connaissance, et,
par cela même, en plein dans la déraison, je veux dire dans la joie
que te cause tout ce qui est humain. Allons vers la mer !
484
Notre chemin. Lorsque nous faisons le pas décisif et que nous nous
engageons dans le chemin qui est « notre chemin », alors un secret se révèle
soudain à nous : tous ceux qui étaient nos amis et nos familiers,
tous s'étaient jusqu'alors arrogé une supériorité
sur nous, et se trouvent soudain offensés. Les meilleurs d'entre eux sont
indulgents et attendent patiemment que nous retrouvions le « droit chemin »
celui qu'ils connaissent si bien ! Les autres raillent et feignent de croire
à un accès de folie passagère, ou ils désignent amèrement un séducteur.
Les plus méchants nous déclarent de simples fous et cherchent à
incriminer les motifs de notre conduite ; le pire de tous voit en nous son pire
ennemi, qu'une longue dépendance a assoiffé de vengeance,
et il a peur de nous. Que faut-il donc faire ? Voici : inaugurer notre
règne en assurant d'avance pour un an amnistie plénière à nos amis
pour toute espèce de péchés.
485
Perspectives lointaines. A : Mais pourquoi donc cette solitude ?
B : Je ne suis fâché avec personne. Lorsque je suis seul cependant,
il me semble que je vois mieux mes amis, que je les vois sous un jour plus favorable
que lorsque je me trouve auprès d'eux et lorsque j'aimais le plus la musique,
lorsque j'en avais le sentiment le plus exact, je vivais loin d'elle. Il semble
qu'il me faille des perspectives lointaines pour penser du bien des choses.
486
L'or et la faim. De-ci de-là on rencontre un homme qui transmue
en or tout ce qu'il touche. Un beau jour il finira par découvrir qu'à
ce jeu il lui faudra mourir de faim. Tout ce qui l'entoure est brillant, superbe,
idéal et inaccessible, et maintenant il aspire à trouver des choses
qu'il lui serait absolument impossible de transmuer en or et comme il y
aspire ! Comme un affamé à la nourriture ! De quoi s'emparera-t-il
?
487
Honte. Voici le beau coursier qui piaffe et hennit, il est impatient de
la course et aime celui qui le monte habituellement, mais, ô honte
! le cavalier ne parvient pas à monter en selle, il est fatigué.
Telle est la honte du penseur fatigué devant sa propre philosophie.
488
Contre la prodigalité en amour. Ne rougissons-nous pas lorsque nous
nous surprenons en flagrant délit d'une aversion violente ? Mais nous devrions
rougir également de nos sympathies violentes, à cause de l'injustice
qu'il y a aussi en elles. Plus encore : il y a des hommes dont le cur se
serre et qui se sentent comme à l'étroit lorsque quelqu'un ne leur
prodigue sa sympathie qu'en en retirant une part aux autres. Lorsqu'ils entendent
au ton de la voix que c'est eux que l'on choisit, préfère ! Hélas
! je ne suis pas reconnaissant pour ce genre de choix, je m'aperçois que
j'en veux à celui qui veut me distinguer ainsi : il ne doit pas m'aimer
aux dépens des autres ! J'ai déjà de la peine à
me contenir moi-même ! Et souvent même j'ai le cur qui déborde
et des motifs d'exubérance à qui possède cela il ne faut
pas apporter ce dont les autres ont besoin, cruellement besoin !
489
Amis dans la détresse. Il nous arrive parfois de remarquer qu'un
de nos amis s'accorde mieux avec un autre qu'avec nous-mêmes, que sa délicatesse
se tourmente de ce choix et que son égoïsme n'est pas à la
hauteur de cette décision : alors il nous faut lui faciliter la séparation
et l'offenser pour l'éloigner de nous. Cela est également
nécessaire lorsque nous passons à une façon de penser qui
lui serait néfaste : notre affection pour lui doit nous pousser, par une
injustice que nous prenons sur nous, à lui donner bonne conscience pour
se séparer de nous.
490
Les petites vérités. « Vous connaissez tout cela, mais
vous ne l'avez jamais vécu, je n'accepte pas votre témoignage.
Ces « petites vérités » ! elles vous semblent petites parce
que vous ne les avez pas payées de votre sang ! » « Mais
seraient-elles donc grandes, pour la raison que l'on a trop payé pour elles
? Et le sang est toujours de trop ! » - « Croyez-vous ? ... Comme vous
êtes avare de votre sang ! »
491
A cause de cela aussi, solitude ! A : Tu veux donc retourner dans ton désert
? B : Je ne suis pas leste, il faut que je m'attende moi-même,
il se fait chaque fois tard jusqu'à ce que l'eau du puits de mon moi monte
jusqu'au jour, et souvent il faut que je souffre de la faim plus longtemps que
je n'en ai la patience. C'est pourquoi je vais dans la solitude, pour ne
pas boire dans les citernes qui sont là pour tout le monde. Au milieu
du grand nombre je vis comme le grand nombre et je ne pense pas comme je pense
; au bout d'un certain temps J'éprouve toujours le sentiment que l'on veut
m'exiler de moi-même et me dérober l'âme et je me mets
à en vouloir à tout le monde et à craindre tout le monde.
J'ai alors besoin du désert pour redevenir bon.
492
Sous les vents du sud. A : Je ne m'entends plus ! Hier encore, je sentais
en moi la tempête, quelque chose de chaud et d'ensoleillé et d'extrêmement
clair. Et aujourd'hui ! Voici que tout est tranquille, vaste, mélancolique
et sombre comme la lagune de Venise : je ne désire rien et je pousse
un soupir de soulagement, et pourtant je suis secrètement indigné de ce
« ne rien vouloir » : ainsi les vagues clapotent de-ci de-là
dans le lac de ma mélancolie. B : Tu décris là une
petite maladie agréable. Le prochain vent du nord-est te l'enlèvera !
A : Pourquoi donc !
493
Sur son propre arbre. A : « Nulle idée d'un penseur ne me fait
autant de plaisir que les miennes propres : il est vrai que cela ne prouve rien
en leur faveur, mais ce serait une folie de ma part de vouloir écarter
des fruits savoureux pour moi, rien que parce que ces fruits poussent par hasard
sur mon arbre ! Et j'ai fait autrefois cette folie. » B : «
Chez d'autres, c'est l'inverse qui arrive : et cela aussi ne veut rien dire pour
la valeur de leurs idées ni surtout contre leur valeur. »
494
Dernier argument du brave. « Dans ce buisson il y a des serpents.
Bien, je vais me rendre dans les buissons et les tuer. Mais peut-être
seras-tu leur victime et ne seront-ils pas même les tiennes ! Qu'importe
de moi ! »
495
Nos maîtres. Pendant sa jeunesse on prend ses maîtres et ses
conducteurs dans le présent et dans les cercles où le hasard nous
place : nous avons la conviction irraisonnée que le présent doit
posséder les maîtres qui peuvent nous servir plus qu'à tout
autre, et qu'il nous faut les trouver sans les chercher. On pâtit durement
plus tard de cet enfantillage : il faut expier ses maîtres sur soi-même.
Alors on parcourra peut-être le monde entier, présent et passé,
à chercher les véritables indicateurs, mais il sera peut-être
trop tard. Et, dans le pire des cas, nous découvrons qu'ils ont vécu
lorsque nous étions jeunes et qu'alors nous nous sommes trompés.
496
Le principe mauvais. Platon a merveilleusement montré comment le
penseur philosophique, dans toute société établie, sera forcément
considéré comme le type de toute scélératesse : car,
en tant que critique des murs, il est l'opposé de l'homme moral,
et s'il n'arrive pas jusqu'à devenir le législateur de murs
nouvelles son souvenir demeure dans la mémoire des hommes sous le nom de
« principe mauvais » . Nous pouvons deviner par là quel parti la
ville d'Athènes, assez libérale et novatrice, a fait, de son vivant, à
la réputation de Platon : quoi d'étonnant si celui-ci qui,
comme il le disait lui-même, avait « l'instinct politique » dans
le ventre a fait trois fois une tentative de réforme en Sicile,
où semblait s'organiser justement alors un État méditerranéen
panhellénique ? Dans cet État et par lui, Platon pensait faire pour
les Grecs ce que Mahomet fit plus tard pour les Arabes : fixer les grands et les
petits usages et surtout le mode de vie quotidien de chacun. La réalisation
de ses idées était possible autant que le fut celle des idées
de Mahomet : n'a-t-il pas été démontré que des idées
bien plus incroyables encore, celles du christianisme, étaient réalisables
? Quelques hasards en moins, quelques autres hasards en plus et
le monde aurait assisté à la platonisation du midi européen
: et, en admettant que cet état de choses durât encore, il serait
probable que nous adorerions aujourd'hui en Platon, le « principe bon »
. Mais le succès lui fit défaut : et c'est ainsi qu'il garda la réputation
d'un rêveur et d'un utopiste, les épithètes plus dures ont
disparu avec l'ancienne Athènes.
497
Le regard purificateur. Il faudrait de préférence parler
de « génie » chez des hommes comme Platon, Spinoza, Gthe,
où l'esprit paraît ne se rattacher que de façon assez lâche
au caractère et au tempérament, tel un être ailé qui s'en
sépare facilement et qui peut alors s'élever très haut au-dessus
d'eux. Au contraire, ceux qui se parèrent avec le plus d'insistance de leur «
génie » sont précisément ceux qui ne parvinrent jamais
à s'arracher à leur tempérament et s'entendirent à
lui prêter l'expression la plus spiritualisée, la plus vaste et la
plus générale, une expression cosmique, même dans certaines
circonstances ( par exemple Schopenhauer ). Ces génies ne surent pas voler
au-delà d'eux-mêmes, mais ils crurent se trouver, se retrouver,
quel que soit l'endroit où ils dirigeaient leur vol, c'est là
leur « grandeur », cela peut être de la grandeur ! Les autres
à qui ce nom s'attribue plus exactement possèdent le regard pur, purifiant
qui ne semble pas sortir de leur tempérament et de leur caractère, mais
qui, libre de ceux-ci, et le plus souvent dans une douce contradiction avec eux,
contemple le monde comme s'il était un dieu, et qui aime ce dieu. A eux
aussi ce regard n'a pas été donné en une seule fois. Il y
a une préparation et un apprentissage dans l'art de voir, et celui qui
a une chance véritable trouve aussi à temps un maître du
regard pur !
498
Ne pas exiger ! Vous ne le connaissez pas ! Il est vrai qu'il se soumet
facilement et librement aux hommes et aux choses, et qu'il a des bontés
pour tous deux tout ce qu'il demande c'est qu'on le laisse tranquille
mais seulement tant que les hommes et les choses n'exigent pas de soumission.
Toute exigence le rend fier, farouche et belliqueux.
499
Le méchant. « Il n'y a que le solitaire qui soit méchant
», s'écria Diderot : et de suite Rousseau se sentit visé et
en fut blessé mortellement. Ce qui prouve qu'il s'avoua que Diderot avait
raison. Il est vrai que tout mauvais instinct est forcé de s'imposer, dans
la société et les relations sociales, une telle contrainte, est
forcé de mettre tant de masques, de se coucher soi-même si souvent
dans le lit de Procuste de la vertu, que l'on pourrait très bien parler d'un martyre
de l'homme méchant. Dans la solitude tout cela disparaît. Celui qui
est méchant l'est le plus dans la solitude : et aussi le mieux par
conséquent, pour celui dont l'il ne voit partout que spectacle, c'est
là aussi qu'il l'est avec le plus de perfection.
500
A rebrousse-poil. Un penseur peut se contraindre pendant des années
à penser à rebrousse-poil : je veux dire à ne pas suivre
les pensées qui s'offrent à lui, venant de son intérieur,
mais celles à quoi semblent l'obliger un emploi, un horaire prescrit,
une façon arbitraire de s'appliquer. Mais il finit par tomber malade :
car cette apparente contrainte morale détruit sa force nerveuse aussi radicalement
que pourrait le faire une débauche dont il se serait fait une règle.
501
Ames mortelles ! Sous le rapport de la connaissance, la plus utile conquête
qui ait peut-être été faite, c'est d'avoir renoncé
à la croyance en l'âme immortelle. Maintenant l'humanité
peut attendre, maintenant elle n'a plus besoin de se précipiter et d'accepter
des idées mal examinées, comme il lui fallait faire autrefois. Car
alors le salut de la pauvre « âme immortelle » dépendait de
ses connaissances durant une courte existence, il lui fallait se décider
d'aujourd'hui à demain, la « connaissance » avait une importance
épouvantable ! Nous avons reconquis le courage d'errer, d'essayer, de prendre
provisoirement tout cela a moins d'importance ! et c'est justement
pour cela que des individus et des générations entières peuvent
envisager des tâches si grandioses qu'elles seraient apparues au temps jadis
comme de la folie et un jeu impie avec le ciel et l'enfer. Nous avons le droit
de faire des expériences avec nous-mêmes ! L'humanité tout
entière en a même le droit ! Les plus grands sacrifices n'ont pas encore
été offerts à la connaissance, oui, le simple fait
de soupçonner des pensées semblables à celles qui aujourd'hui
précédent nos actes aurait déjà constitué
jadis un sacrilège et un renoncement au salut éternel.
502
Un seul mot pour trois états différents. Chez celui-ci la
passion fait éclater la bête sauvage, horrible et intolérable
; celui-là s'élève par elle à une hauteur, une largeur
et une splendeur d'attitude qui font paraître mesquine son existence coutumière.
Un troisième, dont toute la personne est pénétrée de noblesse,
reste noble dans son impétuosité et représente, dans cet
état, la nature sauvage et belle, se trouvant seulement un degré
plus bas que la grande nature tranquille et belle qu'il représente habituellement
; mais les hommes le comprennent mieux dans la passion et ils le vénèrent
davantage à cause de ces moments-là , il se trouve alors
plus près d'eux d'un pas et il leur ressemble davantage. Ils ressentent du ravissement
et de l'épouvante à un pareil aspect et le nomment en cet instant
précis : divin.
503
Amitié. Cette objection à la vie philosophique que par elle
on devient inutile à ses amis ne serait jamais venue à l'esprit
d'un homme moderne : elle est antique. L'antiquité a profondément
et fortement vécu la notion de l'amitié, elle l'a presque emportée
dans sa tombe. C'est son avantage sur nous : nous pouvons lui opposer l'amour
sexuel idéalisé. Toutes les grandes choses accomplies par l'humanité
antique trouvaient leur force dans le fait que l'homme épaulait l'homme
et qu'aucune femme ne pouvait élever la prétention d'être
pour l'homme l'objet de l'amour le plus proche et le plus haut, ou même
l'objet unique, comme l'enseigne la passion. Peut-être nos arbres
ne poussent-ils pas si haut à cause du lierre et de la vigne qui s'y attachent.
504
Concilier ! Serait-ce donc la tâche de la philosophie de concilier
ce que l'enfant a appris avec ce que l'homme a reconnu ? La philosophie serait-elle
la tâche des jeunes gens, puisque ceux-ci tiennent le milieu entre l'enfant
et l'homme et ont des besoins moyens ? Il semblerait presque qu'il en soit ainsi
si l'on considère à quels âges de la vie les philosophes ont maintenant
coutume de former leurs conceptions : alors qu'il est trop tard pour croire et
trop tôt pour savoir.
505
Les gens pratiques. C'est à nous autres penseurs qu'appartient
le droit de fixer le bon goût de toutes choses et de le décréter
au besoin. Les gens pratiques nous l'empruntent et leur dépendance à
notre sujet est infiniment grande ; c'est là le spectacle le plus ridicule
que l'on puisse voir, bien qu'ils veuillent ignorer cette dépendance et
qu'ils aiment à nous traiter, avec fierté, de gens qui manquent
de sens pratique : ils iraient même jusqu'à mépriser leur
vie pratique si nous voulions la mépriser : ce à quoi une petite
envie de vengeance pourrait de temps en temps nous inciter.
506
Le nécessaire dessèchement de tout ce qui est bon. Comment ! il
faudrait comprendre une uvre exactement comme le temps qui l'a produite
? Mais on a plus de joie, plus d'étonnement, on s'instruit aussi davantage
si justement on ne la considère point aussi ! N'avez-vous pas remarqué
que tant qu'une uvre bonne et nouvelle reste exposée à l'air
humide de son temps elle possède sa moindre valeur, justement parce qu'elle garde
encore sur elle, à un tel point, l'odeur de la place publique, de la polémique,
des opinions récentes et de tout l'éphémère qui périt
entre aujourd'hui et demain ? Plus tard elle dessèche son « actualité
», se dissipe et alors elle prend son éclat profond et son parfum et,
si elle y est destinée, son calme regard d'éternité.
507
Contre la tyrannie du vrai. Quand même nous serions assez insensés
pour considérer comme vraies toutes nos opinions, nous ne désirerions
cependant pas qu'elles existassent seules : je ne sais pas pourquoi il
faudrait désirer la toute-puissance et la tyrannie de la vérité
: il me suffit de savoir que la vérité possède une grande puissance.
Mais il faut qu'elle puisse lutter, et qu'elle ait une opposition, et que l'on
puisse de temps en temps se reposer d'elle dans le non-vrai, autrement
elle deviendrait pour nous ennuyeuse, sans goût et sans force et elle nous
rendrait également ainsi.
508
Ne pas prendre un ton pathétique. Ce que nous faisons dans notre
intérêt ne doit pas nous rapporter de louanges morales, ni de la
part des autres, ni de la nôtre ; tout aussi peu que ce que nous faisons
pour nous réjouir de nous-mêmes. Se garder, dans des cas pareils,
de prendre les choses sur un ton pathétique et s'abstenir soi-même
de tout pathétique, c'est le bon ton chez tous les hommes supérieurs
: et celui qui s'y est habitué retrouve le don de naïveté.
509
Le troisième il. Comment ! Tu as encore besoin du théâtre
! Es-tu encore si jeune ? Deviens raisonnable et cherche la tragédie et
la comédie là où on les joue mieux ! A l'endroit où
cela se passe d'une façon plus intéressante et plus intéressée.
Certes, il n'est pas facile d'y demeurer spectateur seulement , mais apprends-le
! Et dans presque toutes les situations qui te paraîtront difficiles et
pénibles tu trouveras une issue vers la joie et un refuge, même lorsque
tu seras assailli par tes propres passions. Ouvre ton il de théâtre,
le grand troisième il qui regarde le monde à travers les deux autres.
510
Échapper à ses vertus. Qu'importe d'un penseur qui ne sait
pas à l'occasion échapper à ses propres vertus ! Car il
ne doit pas être « seulement un être moral » !
511
La tentatrice. L'honnêteté est la grande tentatrice de tous
les fanatiques. Ce qui semblait s'approcher de Luther sous les traits du diable
ou d'une belle femme, et ce dont il se défendit d'une manière si grossière
devait bien être l'honnêteté et peut-être même,
dans des cas plus rares, la vérité.
512
Courageux en face des choses. Celui qui, conformément à
sa nature, est plein d'égards et de crainte vis-à-vis des personnes,
mais qui possède tout son courage en face des choses, craint les relations nouvelles
et les nouvelles intimités et restreint les anciennes, pour que son incognito
et son radicalisme dans la vérité se confondent.
513
Entraves et beauté. Cherches-tu des hommes avec une belle culture
? Il te faudra accepter alors, comme lorsque tu cherches de belles contrées,
des points de vue et des perspectives limités. Certes, il y a aussi
des hommes panoramiques, ils sont instructifs et étonnants : mais dépourvus
de beauté.
514
Aux plus forts. Esprits plus forts et orgueilleux, on ne vous demande qu'une
chose : ne nous imposez pas de charge nouvelle à nous autres, mais prenez
sur vous une partie de notre fardeau, vous qui êtes les plus forts ! Mais
vous aimez tant à faire l'inverse : car vous voulez prendre votre vol,
et c'est pourquoi nous devons ajouter votre fardeau au nôtre : c'est-à-dire
que nous devons ramper !
515
Accroissement de la beauté. Pourquoi la beauté s'accroît-elle
avec la civilisation ? Parce que chez les hommes civilisés, les trois motifs
de laideur se présentent toujours plus rarement : en premier lieu les passions
dans leurs explosions les plus sauvages, en deuxième lieu l'effort physique poussé
à l'extrême, en troisième lieu la nécessité d'inspirer
la crainte par son aspect, cette nécessité qui, aux échelons
inférieurs et mal établis dans la culture, est si grande et si fréquente
qu'elle fixe même les attitudes et les cérémonies et fait
de la laideur un devoir.
516
Ne pas faire entrer son démon dans le prochain. Restons-en toujours
pour ces temps-ci à l'opinion que la bienveillance et les bienfaits constituent
l'homme bon ; mais ne manquons pas d'ajouter : « à condition qu'il
commence par se servir de sa bienveillance et de ses bienfaits à l'égard
de lui-même ! » Car autrement s'il fuit devant lui-même,
s'il se déteste et se fait du mal il ne sera certainement pas un
homme bon. Alors il ne fera que se sauver de lui-même dans les autres :
que les autres prennent garde à ce qu'il ne leur advienne rien de mal,
malgré tout le bien qu'il semble leur vouloir ! Mais c'est justement
cela : fuir et haïr son moi, vivre dans et pour les autres que l'on
a appelé jusqu'à présent, avec autant de déraison
que d'assurance « altruiste », et, par conséquent, « bon »
!
517
Induire à l'amour. Il faut craindre celui qui se hait lui-même,
car nous serons les victimes de sa colère et de sa vengeance. Ayons donc soin
de l'induire à l'amour de lui-même !
518
Résignation. Qu'est-ce que la résignation ? C'est la situation
la plus commode d'un malade qui s'est longtemps agité dans les souffrances
pour la trouver, et qui s'étant ainsi fatigué l'a alors trouvée
!
519
Être dupe. Dès que vous voulez agir, il vous faut fermer les portes du
doute, disait un homme d'action. Et ne crains-tu pas, de cette façon,
d'être dupe ? rétorqua un contemplatif.
520
L'éternelle cérémonie funèbre. A écouter l'histoire
tout entière on pourrait croire que l'on entend une continuelle oraison funèbre
: on a toujours enterré et l'on enterre encore ce que l'on a de plus cher,
pensées et espoirs, on en reçoit et on en a reçu en retour
de la fierté, gloria mundi, c'est-à-dire la pompe de l'oraison funèbre.
Cela est censé tout réparer ! Et celui qui prononce l'oraison funèbre
reste toujours le plus grand bienfaiteur public !
521
Vanité d'exception. Celui-ci possède une haute qualité, qui
sert à sa propre consolation : son regard passe avec mépris sur
le reste de son être et presque tout fait partie de ce reste ! Mais
il se repose de lui-même lorsqu'il s'approche de cette façon de sanctuaire
; le chemin qui y mène lui apparaît déjà comme une montée
sur des marches larges et douces : et, cruels que vous êtes ! vous
voudriez l'appeler vain à cause de cela.
522
La sagesse sans oreilles. Entendre quotidiennement ce que l'on dit de nous,
ou même chercher à découvrir ce que l'on pense de nous,
cela finit par anéantir l'homme le plus fort. C'est pour cela que les autres
nous laissent vivre, pour avoir chaque jour raison contre nous ! Ils ne nous toléreraient
pas si nous avions raison contre eux, et moins encore si nous voulions avoir raison
! En un mot, faisons ce sacrifice à la bonne entente générale,
n'écoutons pas lorsque l'on parle de nous, lorsque l'on nous loue ou nous
blâme, lorsque l'on exprime des désirs et des espoirs à notre
sujet, n'y songeons même pas !
523
Questions insidieuses. A propos de tout ce qu'un homme laisse devenir visible
on peut demander : que veut-il cacher ? De quoi veut-il détourner le regard
? Quel préjugé veut-il évoquer ? Et encore : jusqu'où
va la subtilité de cette dissimulation ? Et jusqu'à quel point
commet-il une méprise ?
524
Jalousie des solitaires. Entre les natures sociables et les natures solitaires
il y a cette différence ( en admettant qu'elles aient toutes deux de l'esprit
! ) : les premières sont satisfaites ou presque satisfaites d'une chose, quelle
qu'elle soit, du moment qu'elles ont trouvé dans leur esprit une tournure
heureuse et communicable à son sujet, cela les réconcilie
avec le diable lui-même ! Les solitaires, par contre, prennent à
une chose un plaisir silencieux ou bien elle leur cause une silencieuse douleur,
ils détestent l'exposé spirituel et brillant de leurs problèmes
intérieurs, tout comme ils détestent pour leur bienaimée,
une toilette trop recherchée : ils la regardent alors mélancoliquement
comme s'ils la soupçonnaient de vouloir plaire à d'autres. Telle
est la jalousie que tous les penseurs solitaires, que tous les rêveurs passionnés
gardent vis-à-vis de l'esprit.
525
L'effet des louanges. Une grande louange rend les uns honteux, les autres
impertinents.
526
Ne pas vouloir servir de symbole. Je plains les princes : il ne leur est
pas permis de s'annuler de temps en temps en société, et ainsi ils
n'apprennent à connaître les hommes que dans une posture fâcheuse
et une constante dissimulation ; la contrainte continuelle de signifier quelque
chose finit par en faire effectivement de solennelles nullités.
Et il en sera ainsi de tous ceux qui se font un devoir d'être des symboles.
527
Les hommes cachés. N'avez-vous encore jamais rencontré de
ces hommes qui arrêtent et serrent l'enthousiasme de leur cur et préfèrent
devenir muets plutôt que de perdre la pudeur de la mesure ? Et ces
hommes gênants et souvent si débonnaires, ne les avez-vous pas plus
encore rencontrés, ces hommes qui ne veulent pas être reconnus et
qui effacent toujours leurs traces dans le sable, qui vont jusqu'à se
tromper, eux et les autres, pour demeurer cachés !
528
Abstinence plus rare. C'est souvent un signe d'humanité qui n'est
pas sans importance que de ne pas vouloir juger quelqu'un et de se refuser à
faire des réflexions à son sujet.
529
Comment les hommes et les peuples prennent de l'éclat. Combien d'actions
très individuelles dont on s'abstient seulement parce que, avant de les exécuter,
on s'aperçoit qu'elles seraient mal interprétées ou bien
que l'on craint qu'elles ne le soient ! ce sont donc, justement, les actions
qui ont une valeur véritable, en bien et en mal. Donc plus une époque,
un peuple, estiment les individus, plus on leur accorde de droit et de prépondérance,
plus les actions de cette espèce se hasarderont au grand jour et ainsi
une sorte de lueur d'honnêteté, de franchise, dans le bien et dans
le mal, finit par se répandre sur des époques, sur des peuples tout
entiers, en sorte que, comme il en est par exemple des Grecs, ils continuent,
pareils à certaines étoiles, à projeter leurs rayons encore,
pendant des milliers d'années après leur disparition.
530
Détours du penseur. Chez certains hommes la marche de la pensée
tout entière est sévère et inflexiblement audacieuse, elle va même,
dans certains cas, jusqu'à être cruelle à l'égard
de soi, pourtant dans le détail ces hommes sont doux et souples ; ils tournent
dix fois autour d'une chose, avec une hésitation bienveillante, mais ils
finissent par suivre leur chemin sévère. Ce sont des fleuves aux méandres
nombreux et avec des ermitages isolés ; il y a des endroits de leurs cours
où les eaux jouent à cache-cache avec elles-mêmes et se permettent
en passant de courtes idylles avec des îlots, des arbres, des grottes, des
cascades : puis elles continuent à suivre leur cours, longeant des rochers
et se frayant un passage à travers les roches les plus dures.
531
Avoir un autre sentiment en face de l'art. A partir du moment où
l'on se met à vivre en ermite, dévorant et dévoré,
avec la seule compagnie de pensées profondes et fécondes, on ne
veut plus rien savoir du tout de l'art, ou bien on lui demande tout autre chose
que jadis, c'est-à-dire que l'on change son goût. Car autrefois,
par le moyen de l'art, on voulait, pour un moment, pénétrer dans
l'élément où l'on vit maintenant en permanence ; alors on
évoquait en rêve le ravissement d'une possession, et maintenant on
possède. Au contraire, jeter loin de soi ce que l'on tient à présent,
et rêver que l'on est pauvre, enfant, mendiant et fou cela peut maintenant
nous faire plaisir à l'occasion.
532
« L'amour rend égaux » . L'amour veut épargner à
celui auquel il se voue tout sentiment d'étrangeté, il est par conséquent
plein de dissimulation et d'assimilation, il trompe sans cesse et il joue une
égalité qui n'existe pas en réalité. Et cela se fait
si instinctivement que des femmes aimantes nient cette dissimulation et cette
duperie douce et continuelle et prétendent avec audace que l'amour rend
égaux ( ce qui veut dire qu'il fait un miracle ! ) Ce phénomène
est très simple lorsqu'une personne se laisse aimer, et ne juge pas nécessaire
de feindre, laissant cela à l'autre personne aimante : mais il n'y a pas
comédie plus embrouillée et plus inextricable que lorsque tous deux
sont en pleine passion l'un pour l'autre, et que, par conséquent, chacun
renonce à soi-même et se met sur le pied de l'autre, voulant partout
faire comme lui : alors aucun des deux ne sait plus ce qu'il doit imiter, ce qu'il
doit feindre, pour quoi il doit se donner. La belle folie de ce spectacle est
trop belle pour ce monde et trop subtile pour l'il humain.
533
Nous autres débutants ! Combien y a-t-il de choses que devine
et voit un comédien lorsqu'il en voit jouer un autre ! Il sait quand dans
un geste un muscle refuse son service, il isole ces petits détails artificiels
qui ont été exercés séparément et de sang-froid
devant la glace et qui ne veulent pas se fondre dans l'ensemble ; il sent lorsque
l'acteur est surpris sur la scène par sa propre invention et que, dans sa surprise,
il en gâte l'effet. Combien différemment un peintre regarde-t-il
un homme qui se meut devant lui ! Il voit surtout beaucoup plus de choses qu'il
n'en existe en réalité, pour pouvoir compléter ce qui est
en sa présence et lui faire donner son plein effet ; il essaye en esprit
plusieurs éclairages du même objet, il divise l'effet d'ensemble
par un contraste ajouté. Que n'avons-nous déjà l'il
de ce comédien et de ce peintre pour le royaume de l'âme humaine
!
534
Les petites doses. Si une transformation doit s'étendre autant que
possible, dans les profondeurs, il faut administrer le remède à petite
doses, mais sans interruption, sur un vaste espace de temps ! Que peut-on créer
de grand en une seule fois ? Nous nous garderons donc bien d'échanger,
précipitamment et avec des violences, les conditions morales auxquelles
nous sommes habitués, contre une nouvelle évaluation des choses,
au contraire, nous voulons continuer à y vivre encore très longtemps,
jusqu'à ce que, probablement très tard, nous nous apercevions que
l'évaluation nouvelle est devenue prépondérante en nous,
et que les petites doses auxquelles, à partir de maintenant, il nous faut
nous habituer, ont mis en nous une nature nouvelle. On commence aussi à
se rendre compte que la dernière tentative de grand changement dans les évaluations
celles qui concernent les choses politiques je veux dire la «
grande Révolution », ne fut rien de plus qu'un pathétique
et sanglant charlatanisme qui, par des crises soudaines, sut inculquer à
la crédule Europe l'espoir d'une guérison soudaine rendant
ainsi jusqu'à ce jour tous les malades politiques impatients et dangereux.
535
La vérité a besoin de la puissance. Par elle-même,
la vérité n'est absolument pas une puissance, quoi qu'en
disent généralement les faiseurs rationalistes ! Il faut
au contraire qu'elle tire la puissance de son côté, ou qu'elle se
mette du côté de la puissance, autrement elle périra toujours
à nouveau ! Cela a été démontré à
satiété !
536
Les poucettes. On finit par être révolté de voir avec
quelle cruauté chacun sans cesse fait payer ses quelques vertus personnelles
aux autres qui, par hasard, en sont dépourvus ; comment il les tourmente
et les torture avec ces vertus. Soyons donc humains, nous aussi, avec le «
sens de l'honnêteté », quelle que soit notre certitude de posséder
en lui des poucettes propres à torturer jusqu'au sang tous ces égoïstes
grandioses qui maintenant encore veulent imposer leur croyance au monde entier
: nous avons essayé ces poucettes sur nous-mêmes !
537
Maîtrise. La maîtrise est atteinte lorsque, dans l'exécution,
l'on ne se trompe ni n'hésite.
538
Aliénation morale du génie. On peut observer chez une certaine
catégorie de grands esprits un spectacle pénible, parfois épouvantable
: leurs moments les plus féconds, leurs vols en haut et dans le lointain
ne semblent pas être conformes à l'ensemble de leur constitution,
et en outrepasser la force d'une façon ou d'une autre, de sorte qu'il en
reste toujours une déficience et qu'il en résulte à la longue
une défectuosité de la machine, laquelle, à son tour, se
traduit, chez des natures d'une aussi haute intellectualité, par toutes
sortes de symptômes moraux et intellectuels, beaucoup plus régulièrement
que par des états de détresse physique. Ces côtés incompréhensibles
de leur nature, ce qu'ils ont de craintif, de vaniteux, de haineux, d'envieux,
de rétréci et de rétrécissant, et qui se manifeste
soudain chez eux, ce qu'il y a de trop personnel et de contraint dans des natures
comme celles de Rousseau et de Schopenhauer, pourrait très bien être les
conséquences d'une maladie de cur périodique : celle-ci étant
cependant la conséquence d'une maladie des nerfs, et celle-ci enfin la
conséquence de... Tant que le génie nous habite, nous sommes pleins
de hardiesse, nous sommes comme fous et nous nous soucions peu de la santé,
de la vie et de l'honneur ; nous traversons le jour de notre vol plus libres qu'un
aigle, et dans l'obscurité, nous nous sentons plus en sécurité
qu'un hibou. Mais soudain le génie nous abandonne et aussitôt une
crainte profonde nous envahit : nous ne nous comprenons 388 388plus nous-mêmes,
nous souffrons de tout ce que nous avons vécu et de tout ce que nous n'avons
pas vécu, c'est comme si nous étions au milieu des rochers nus face
à la tempête, et nous sommes en même temps comme de pitoyables
âmes d'enfant qui s'effrayent d'un bruissement et d'une ombre. Les
trois quarts du mal commis sur la terre arrivent par lâcheté : et
cela est avant tout un phénomène physiologique !
539
Savez-vous seulement ce que vous voulez ? N'avez-vous jamais été
tourmentés par la crainte de ne pas être aptes du tout à
reconnaître ce qui est vrai ? La crainte que votre sens soit trop émoussé
et votre subtilité visuelle encore beaucoup trop grossière ? Si vous pouviez
remarquer une fois quelle volonté domine derrière votre vision ! Par exemple
comment hier vous vouliez voir plus qu'un autre, aujourd'hui autrement que cet
autre, ou bien comment, dès l'abord, vous aspirez à voir quelque chose
qui se trouve en conformité ou en opposition avec ce que l'on a cru remarquer
jusqu'à présent ! O honteux désirs ! Comme vous êtes
souvent à l'affût de l'effet violent, ou encore de ce qui tranquillise,
puis que vous voici fatigués ! Toujours pleins de pressentiments
secrets sur ce que doit être la vérité pour que vous, justement
vous, puissiez l'accepter ! Ou bien croyez-vous qu'aujourd'hui, parce que vous
êtes gelés et secs comme un clair matin d'hiver et que rien ne vous
tient à cur, croyez-vous que vos yeux sont meilleurs ? Ne faut-il
pas de la chaleur et de l'enthousiasme pour rendre justice à une chose
de la pensée ? et c'est précisément ce que l'on appelle
voir ! Comme si vous étiez en général capables d'avoir avec
les choses de la pensée des rapports différents de ceux que vous
avez avec les hommes ! Il y a dans ces rapports la même moralité,
la même honorabilité, la même arrière-pensée, la même
lâcheté, la même crainte, tout votre moi aimable et
haïssable ! Vos affaiblissements physiques prêteront aux choses des
couleurs ternes, vos fièvres en feront des monstres ! Votre matin n'éclaire-t-il
pas autrement les choses que votre soir ? Ne craignez-vous pas de retrouver dans
la caverne de toute connaissance votre propre fantôme, voile dont s'enveloppe
la vérité pour se déguiser devant vous ? N'est-ce pas une
comédie épouvantable où vous voulez jouer si étourdiment
votre rôle ?
540
Apprendre. Michel-Ange voyait en Raphaël l'étude, en lui-même
la nature : là l'art appris, ici le don naturel. Cela cependant est une
pédanterie, soit dit sans vouloir manquer de respect au grand pédant.
Le don qu'est-il d'autre, si ce n'est le nom que l'on donne à une étude
antérieure, à une expérience, un exercice, une appropriation,
une assimilation, étude qui remonte peut-être au temps de nos pères,
ou plus loin encore ! Et de plus : celui qui apprend se crée ses propres
dons, cependant il n'est pas facile d'apprendre et ce n'est pas seulement
affaire de bonne volonté ; il faut pouvoir apprendre. Chez un artiste c'est
souvent l'envie qui s'y oppose, ou bien cette fierté qui, dès que s'élève
le sentiment de l'étrange, se met immédiatement en état de
défense, au lieu de se mettre en état réceptif. Raphaël
n'avait ni cette envie ni cette fierté, tout comme Gthe, et c'est
pourquoi ils furent tous deux de grands apprentis, et non pas seulement les exploiteurs
de ces filons qu'avaient formés les poussées telluriques et la généalogie
de leurs ancêtres. A nos yeux Raphaël disparaît au moment où
il apprend encore, occupé qu'il était à s'assimiler ce que
son grand rival appelait sa « nature » : il en enlevait tous les jours
un morceau, ce noble voleur ; mais avant d'avoir transporté chez lui Michel-Ange
tout entier, il mourut et la dernière série de ses uvres,
début d'un nouveau plan d'études, est moins parfaite et moins bonne
dans l'absolu : justement parce que le grand apprenti fut troublé par la
mort, dans l'accomplissement de sa tâche la plus difficile, et qu'il a emporté
avec lui le dernier but justificateur vers quoi il visait.
541
Comment il faut se pétrifier. Devenir dur, lentement, lentement,
comme une pierre précieuse et finalement demeurer là tranquillement,
pour la joie de l'éternité.
542
Le philosophe et la vieillesse. On a tort de permettre au soir de juger
le jour, car trop souvent alors la fatigue se fait justicière de la force, du
succès et de la bonne volonté. Et de même la plus extrême prudence
devrait s'imposer face à la vieillesse et à son jugement sur la
vie, vu que la vieillesse, tout comme le soir, aime à vêtir le déguisement
d'une moralité nouvelle et séduisante et qu'elle sait humilier le
jour par les rougeurs de son couchant, ses crépuscules, son calme paisible
ou nostalgique. La piété que nous témoignons au vieillard,
surtout lorsque ce vieillard est un vieux penseur et un vieux sage, nous rend
facilement aveugles à l'égard du vieillissement de son esprit,
et il est toujours nécessaire de mettre au jour les symptômes d'un
tel vieillissement et d'une telle lassitude, c'est-à-dire de montrer le
phénomène physiologique qui se cache derrière le jugement et le préjugé
moral, afin de ne pas être dupe de la piété et de ne pas porter
préjudice à la connaissance. Car il n'est pas rare que l'illusion
d'une grande rénovation morale et d'une régénération
s'empare du vieillard et qu'à partir de ce sentiment celui-ci émette,
sur l'uvre et le développement de sa vie, des jugements qui voudraient
faire croire qu'il vient tout juste de parvenir à la clairvoyance : et
pourtant l'inspiratrice de ce bien-être, et de ce jugement plein d'assurance,
ce n'est pas là sagesse, mais la lassitude. Le signe le plus dangereux
de cette fatigue est certainement la croyance au génie qui ne s'empare
généralement des grands et des demi-grands hommes de pensée
qu'à cet âge de la vie : la croyance à une situation exceptionnelle
et à des droits exceptionnels. Le penseur ainsi visité par le génie
se croit dès lors permis de prendre les choses à la légère et de
décréter plus qu'il ne démontre ; mais il est probable que
c'est précisément le besoin d'allègement qu'éprouve la lassitude
de l'esprit qui est la principale source de cette croyance, qu'il la précède
dans le temps bien qu'il en paraisse autrement. On veut en outre jouir à
ce moment des résultats de sa pensée, conformément au besoin
de jouissance commun à tous les gens fatigués et à tous
les vieillards ; au lieu d'examiner à nouveau ces résultats et
de recommencer à les semer on a besoin pour cela de les apprêter
à un goût nouveau, pour les rendre comestibles et leur enlever leur
sécheresse, leur froideur et leur manque de saveur : c'est ce qui fait
que le vieux penseur s'élève en apparence au-dessus de l'uvre de
sa vie, alors qu'en réalité il la gâte par l'exaltation, les
douceurs, les épices, la brume poétique et les lumières mystiques
qu'il y mêle. C'est ce qui finit par arriver à Platon, c'est ce
qui finit aussi par arriver à ce grand et loyal Français, à
qui ni les Allemands ni les Anglais de ce siècle ne peuvent opposer personne
personne qui comme lui ait saisi et dompté la science sévère,
Auguste Comte. Troisième symptôme de lassitude : cette ambition qui agitait
la poitrine du grand penseur lorsqu'il était jeune et qui alors ne trouvait
à se satisfaire nulle part, cette ambition a vieilli, elle aussi ; comme
quelqu'un qui n'a plus rien à perdre elle s'empare des moyens de satisfaction
les plus grossiers et les plus immédiats, c'est-à-dire de ceux des
natures actives, dominatrices, violentes, conquérantes : dès lors il veut
fonder des institutions qui portent son nom au lieu de fonder des édifices
d'idées. Que lui importent maintenant les victoires et les honneurs éthérés
dans le royaume des démonstrations et des réfutations ! Que lui
est une immortalité par les livres, une jubilation frissonnante dans l'âme
d'un lecteur ! L'institution par contre est un temple, il le sait bien,
et un temple de pierre, construit pour durer, fait vivre son dieu avec plus de
certitude que les sacrifices d'âmes tendres et rares. Peut-être rencontre-t-il
aussi, vers cette époque, pour la première fois cet amour qui s'adresse
plutôt à un dieu qu'à un homme, alors tout son être
s'adoucit et s'amollit sous les rayons d'un pareil soleil, tel un fruit à
l'automne. Oui, il devient aussi plus divin et plus beau, le grand vieillard
et c'est, malgré tout, l'âge et la fatigue qui lui permettent de
mûrir de la sorte, de devenir silencieux et de se reposer dans la lumineuse
adulation d'une femme. C'en est fait maintenant de son ancien désir altier
de disciples véritables, désir supérieur même à
son propre moi, de disciples qui seraient le véritable prolongement de
sa pensée, c'est-à-dire des adversaires : ce désir avait
sa source dans une force intacte, dans la fierté consciente et la certitude
de pouvoir devenir lui aussi, à tout moment, l'adversaire et l'ennemi
irréconciliable de sa propre doctrine, maintenant il lui faut des
partisans déclarés, des camarades sans scrupules, des troupes auxiliaires,
des hérauts, une suite pompeuse. Maintenant il n'est plus capable de supporter
l' isolement terrible où vit tout esprit qui prend son vol en avant et
avant les autres, il s'entoure dès lors d'objets de vénération,
de communion, d'attendrissement et d'amour, il veut enfin jouir des mêmes
privilèges que tous les hommes religieux et célébrer ce qu'il vénère
dans la communauté ; il ira même jusqu'à inventer une religion
pour avoir cette communauté. C'est ainsi que vit le sage vieillard, et
il finit par tomber imperceptiblement dans un voisinage si affligeant des excès
cléricaux et poétiques que l'on ose à peine se souvenir
de sa jeunesse sage et sévère, de sa rigide moralité cérébrale
d'alors, de son horreur toute virile des illuminations soudaines et des divagations.
Lorsqu'il se comparait autrefois à d'autres penseurs plus anciens, c'était
pour mesurer sérieusement sa faiblesse à leur force et pour devenir
plus froid et plus libre à l'égard de lui-même : maintenant
il ne se livre plus à cette comparaison que pour s'enivrer de sa propre
illusion. Autrefois il songeait avec confiance aux penseurs à venir, il
se voyait même disparaître avec une extrême joie dans leur lumière
plus pleine : maintenant il est tourmenté par l'idée de ne pas pouvoir
être le dernier, il songe au moyen d'imposer aux hommes, avec l'héritage
qu'il leur laisse, une limitation de leur pensée souveraine, il craint
et il calomnie la fierté et la soif de liberté des esprits individuels
; après lui, personne ne doit plus laisser gouverner librement son intellect
; il veut lui-même demeurer à jamais la digue où déferlent
sans cesse les flots de la pensée, ce sont là ses désirs
souvent secrets et parfois avoués ! Le fait brutal qui apparaît derrière
de pareils désirs, c'est qu'il s'est arrêté lui-même
devant sa doctrine, c'est qu'avec elle il s'est dressé une borne, un «
jusqu'ici et pas plus loin » . En se canonisant lui-même il s'est
dressé son propre certificat de décès : à partir de ce moment
son esprit n'a plus le droit de se développer, le temps est passé
pour lui, l'aiguille s'arrête. Lorsqu'un grand penseur veut faire de lui-même
une institution, liant l'humanité de l'avenir, on peut admettre avec certitude
qu'il est allé au-delà du sommet de sa force, qu'il est très las
et tout près de son déclin.
543
Ne pas faire de la passion un argument pour la vérité ! O
fanatiques d'un bon naturel, fanatiques nobles même, je vous connais ! Vous
voulez avoir raison devant nous, mais aussi, et avant tout, devant vous-mêmes
! et une mauvaise conscience subtile et irritable vous pousse souvent justement
contre votre fanatisme ! Comme vous êtes alors pleins d'esprit pour duper
et pour endormir cette conscience ! Combien vous haïssez les gens honnêtes,
simples et propres ! comme vous évitez leurs yeux innocents. Cette certitude
contraire dont ils sont les représentants et dont vous entendez, en vous-mêmes,
la voix qui doute de votre croyance, comme vous cherchez à la rendre
suspecte, sous le nom de mauvaise habitude, de maladie du temps, de négligence
et de contamination de votre propre santé ! Vous allez jusqu'à
la haine de la critique, de la science, de la raison ! Il vous faut falsifier
l'histoire pour qu'elle témoigne en votre faveur, il vous faut nier des
vertus pour qu'elles ne rejettent pas dans l'ombre les vertus de vos idoles et
de votre idéal ! Des images coloriées là où il faudrait
les raisons de la raison ! L'ardeur et la puissance de l'expression ! Du brouillard
argenté ! Des nuits d'ambroisie ! Vous vous entendez à illuminer
et à obscurcir, à obscurcir avec de la lumière ! Et, en vérité,
lorsque votre passion se déchaîne, vient un moment où vous
vous dites : maintenant je me suis conquis la bonne conscience, maintenant je
suis magnanime, courageux, désintéressé, grandiose, maintenant
je suis honnête ! Combien vous êtes avides de ces moments où
votre passion vous confère un droit plein et absolu devant vous-mêmes, vous
donne en quelque sorte l'innocence, de ces moments où, dans la lutte, l'ivresse,
le courage, l'espoir, vous êtes en dehors de vous-mêmes et au-dessus
de tous les doutes, où vous décrétez : « Celui qui, comme
nous, n'est pas en dehors de lui-même, ne peut pas savoir du tout ce qu'est
la vérité, où est la vérité ! » Combien
vous êtes avides de trouver des hommes de votre croyance qui sont dans cet
état celui de la dépravation de l'intellect et d'attiser
votre feu à leur incendie ! Malheur à votre martyre ! Malheur
à votre victoire du mensonge sanctifié ! Faut-il que vous vous
fassiez tant de mal à vous-mêmes ? Le faut-il ?
544
Comment on fait maintenant de la philosophie. Je remarque que nos jeunes
gens, nos artistes et nos femmes qui veulent philosopher demandent maintenant
à la philosophie de leur donner précisément le contraire
de ce qu'en recevaient les Grecs ! Celui qui n'entend pas la jubilation continuelle
qui traverse chaque propos et chaque réplique d'un dialogue de Platon,
la jubilation que provoque l'invention nouvelle de la pensée rationnelle,
que comprendra-t-il de Platon, de la philosophie antique ? En ce temps-là
les âmes s'emplissaient d'allégresse, lorsqu'on se livrait au jeu
sévère et sobre des idées, des généralisations, des
réfutations avec cette allégresse qu'ont peut-être
connue aussi les grands maîtres anciens du sévère et sobre contrepoint.
En ce temps-là en Grèce on avait encore sur la langue cet autre goût
plus ancien et autrefois tout-puissant : et à côté de ce
goût, le goût nouveau apparaissait avec tant de charme que l'on se
mettait à chanter et à balbutier la dialectique, « l'art divin
», comme si l'on était en ivresse d'amour. Le goût ancien, c'était
la pensée esclave de la moralité pour laquelle n'existaient que
des jugements fixes, des faits déterminés et point d'autres raisons
que celles de l'autorité : en sorte que penser ce n'était que répéter,
et que toute jouissance du discours et du dialogue ne pouvait reposer que dans
la forme. ( Partout où le fond est considéré comme éternel
et vrai, dans sa généralité, il n'y a qu'une seule grande
magie : celle de la forme qui change, c'est-à-dire de la mode. Chez les
poètes eux aussi, depuis l'époque d'Homère et plus tard chez les sculpteurs,
les Grecs ne goûtaient pas l'originalité, mais son contraire. ) Ce
fut Socrate qui découvrit le charme opposé, celui de la cause et
de l'effet, de la raison et de la conséquence : et nous autres hommes modernes,
nous sommes tellement habitués à la nécessité de
la logique et élevés dans l'idée de cette nécessité,
qu'elle se présente à nous comme le goût normal et que, comme
telle elle répugne forcément aux jouisseurs et aux présomptueux.
Ce qui se différencie du goût normal les ravit ! Leur ambition plus
subtile s'efforce de croire que leur âme est exceptionnelle, qu'ils ne sont
point des êtres dialectiques et raisonnables, mais... par exemple des «
êtres intuitifs » doués d'un « sens intérieur »
ou d'une « intuition intellectuelle » . Mais, avant tout, ils veulent être
des « natures artistes », avec un génie dans la tête et un
démon dans le corps, et possédant par conséquent aussi des
droits exceptionnels pour ce monde et pour l'autre, et surtout le divin privilège
d'être incompréhensibles. Et tout ça fait maintenant
de la philosophie ! Je crains qu'ils ne s'aperçoivent un jour qu'ils se
sont trompés, ce qu'ils veulent, c'est une religion !
545
Mais nous ne vous croyons pas ! Vous aimeriez bien vous donner pour connaisseurs
d'hommes, mais vous ne vous échapperez pas ! Comment ne remarquerions-nous
pas que vous vous représentez comme plus expérimentés, plus
profonds, plus perspicaces que vous ne l'êtes ? Tout comme nous sentons
que, chez ce peintre, il y a de la présomption rien que dans la façon
dont il manie le pinceau : tout comme nous entendons chez ce musicien, à
la façon dont il introduit son thème, qu'il voudrait le donner pour supérieur
à ce qu'il est. Avez-vous vécu de l'histoire au fond de vous-mêmes,
des commotions et des secousses, de longues et de vastes tristesses, des coups
de foudre de joie ? Avez-vous été fous avec de grands et de petits
fous ? Avez-vous vraiment supporté l'illusion et la douleur des hommes
bons ? Et aussi la douleur et le genre de bonheur des hommes mauvais ? Parlez-moi
alors de morale, autrement, non !
546
Esclave et idéaliste. L'homme d'Épictète ne serait certes
pas du goût de ceux qui aspirent maintenant à l'idéal. La
tension continuelle de son être, le regard infatigable tourné à
l'intérieur, ce que son il a de fermé, de prudent, de réservé
lorsqu'il lui arrive de se tourner vers le monde extérieur ; et encore
ses silences et ses paroles courtes : tout cela ce sont des signes de la bravoure
la plus sévère , que serait-ce pour nos idéalistes qui sont
avant tout avides d'expansion ! Avec tout cela il n'est point fanatique, il déteste
le cabotinage et la vantardise de nos idéalistes : son orgueil, quelque
grand qu'il soit, ne veut cependant pas déranger les autres : il admet
un certain rapprochement bienveillant et ne voudrait gâter la bonne humeur
de personne, il sait même sourire ! Il y a beaucoup d'humanité
antique dans cet idéal ! Mais le plus beau c'est que la crainte de Dieu
lui manque totalement, qu'il croit sévèrement à la raison, qu'il
n'exhorte pas à la pénitence. Épictète était un esclave
: son homme idéal est sans caste et il est possible dans toutes les situations
sociales, mais on le cherchera avant tout dans les masses profondes et basses,
où il sera l'homme silencieux qui se suffit à lui-même, au
milieu d'un asservissement général, sans cesse en état de
défense contre l'extérieur et se maintenant dans la plus haute bravoure.
Il se distingue surtout du chrétien en cela que celui-ci vit dans l'espoir
d' « inexprimables félicités », qu'il accepte des présents,
qu'il attend et reçoit ce qu'il a de meilleur de la grâce et de l'amour
divins : tandis qu'Epictète n'espère point et ne se laisse pas offrir ce qu'il
a de meilleur, il le possède déjà , il le tient bravement
entre les mains et le défendrait contre le monde entier si celui-ci voulait
le lui prendre. Le christianisme était fait pour une autre espèce d'esclaves
antiques, faibles de volonté et de raison, donc pour la grande masse des
esclaves.
547
Les tyrans de l'esprit. Désormais la marche de la science n'est
plus contrecarrée, comme ce fut trop longtemps le cas, par le fait fortuit
que l'homme vit soixantedix ans environ. Autrefois on voulait arriver au bout
de la connaissance pendant cet espace de temps, et l'on estimait les méthodes
de la connaissance d'après ce désir universel. Les petites questions et
expériences spéciales étaient considérées comme
méprisables, on voulait le chemin le plus court, on croyait que, puisque
tout dans ce bas monde paraissait être organisé en fonction de l'homme,
la perceptibilité des choses, elle aussi, était préparée
à une mesure humaine du temps. Tout résoudre d'un seul coup, en
un seul mot, c'était là le désir secret : on se représentait
le problème sous l'aspect du nud gordien ou de l'uf de Colomb ; on
était persuadé qu'il était possible, dans le domaine de la
connaissance, d'arriver au but, à la façon d'Alexandre et de Colomb,
et d'élucider toutes les questions avec une seule réponse. «
Il y a une énigme à résoudre » : c'est ainsi que la
vie se présentait aux yeux du philosophe ; il fallait en premier lieu trouver
l'énigme et condenser le problème du monde dans la formule la plus simple.
L'ambition sans limites et la joie d'être le « déchiffreur du
monde » remplissaient les rêves du penseur ; rien ne lui semblait valoir
la peine en ce monde si ce n'était de trouver le moyen de tout mener à
bonne fin pour lui ! Ainsi la philosophie était une espèce de lutte suprême
pour la tyrannie de l'esprit, personne ne doutait que celle-ci ne fût
réservée à quelqu'un de très heureux, de subtil, d'ingénieux,
de brave et de puissant à un seul ! et plusieurs, en dernier
lieu encore Schopenhauer, ont cru qu'ils étaient ce seul et unique.
De cela il résulte que, somme toute, la science est jusqu'à présent
demeurée en arrière par suite de l'étroitesse morale de ses disciples,
et qu'il faut s'y livrer dorénavant avec une idée directrice plus
haute et plus généreuse. « Qu'importe de moi ! » Voilà
ce qui se trouve écrit au-dessus de la porte des penseurs futurs.
548
La victoire sur la force. Si l'on considère tout ce qui a été
vénéré jusqu'à présent sous le nom d' «
esprit surhumain », de « génie », on arrive à la triste
conclusion que, dans son ensemble, l'intellectualité humaine a dû
être quelque chose de très bas et de très pauvre : tant il fallait peu d'esprit
pour se sentir considérablement supérieur à elle ! Qu'est-ce
que la gloire facile du « génie » ? Son trône est si vite
atteint ! son adoration est devenue un usage ! On adore toujours la force à
genoux selon la vieille habitude des esclaves et pourtant, lorsqu'il
faut déterminer le degré de vénérabilité, le
degré de raison dans la force est seul déterminant : il faut évaluer
en quelle mesure la force a été surmontée par quelque chose
de supérieur, à quoi elle obéit dès lors comme instrument
et comme moyen ! Mais pour de pareilles évaluations il y a encore trop
peu d'yeux, on va même jusqu'à considérer comme un sacrilège
l'évaluation du génie. Ainsi, ce qu'il y a de plus beau se passe
peut-être toujours dans l'obscurité et, à peine né,
s'effondre dans la nuit éternelle je veux dire le spectacle de cette
force qu'un génie emploie, non à des uvres, mais au développement
de soi-même, en tant qu'uvre, c'est-à-dire à la domination
de soi, à la purification de son imagination, à l'ordonnance et
au choix dans les inspirations et dans les tâches qui surviennent. Le grand
homme reste toujours invisible, comme une étoile lointaine, dans ce qu'il
a de plus grand, qui exige l'admiration : sa victoire sur la force demeure sans
témoins et par conséquent aussi sans être glorifiée
et chantée. La hiérarchie dans la grandeur n'est pas encore déterminée
pour toute l'humanité passée.
549
La fuite devant soi-même. Ces hommes sujets aux convulsions intellectuelles,
impatients à l'égard d'euxmêmes et assombris, comme Byron
ou Alfred de Musset qui, dans tout ce qu'ils font, ressemblent à des chevaux
emballés, ces hommes qui dans leur propre uvre ne trouvent qu'une
courte joie et une ardeur qui fait presque éclater les veines, et ensuite
la froide stérilité et le désenchantement : comment
ces hommes supporteraient-ils de s'appronfondir eux-mêmes ? Ils ont soif
de s'anéantir dans un « en dehors de soi » ; si, avec une pareille
soif, on est chrétien, on visera à s'anéantir en Dieu, à
s'identifier avec lui ; si l'on est Shakespeare on se contentera de s'anéantir
dans les images de la vie passionnée ; si l'on est Byron on aura soif d'actions
parce que celles-ci nous détournent de nous-mêmes plus encore que
les pensées, les sentiments et les uvres. Le besoin d'action ne serait-il
donc au fond qu'une fuite devant soi-même ? ainsi demanderait Pascal.
Et, en effet, les représentants les plus nobles du besoin d'action prouveraient
cette assertion : il suffirait de considérer, avec la science et l'expérience
d'un aliéniste, bien entendu que les quatre hommes qui, dans tous
les temps, furent les plus assoiffés d'action ont été des
épileptiques ( j'ai nommé Alexandre, César, Mahomet et Napoléon
) : tout comme Byron lui aussi a été affligé de ce mal.
550
Connaissance et beauté. Si les hommes réservent toujours
leur vénération et leur sentiment de bonheur aux uvres de
l'imagination et de l'idée, il ne faut pas s'étonner si, devant
l'opposé de l'imagination et de l'idée, ils éprouvent de
la froideur et du déplaisir. Le ravissement qui se manifeste au moindre
pas en avant, sûr et définitif, que l'on fait dans la connaissance,
au point où en est actuellement la science, est fréquent et presque
universel mais suscite provisoirement l'incrédulité de tous
ceux qui se sont habitués à n'être transportés qu'en
quittant la réalité, en faisant un bond dans les profondeurs de
l'apparence. Ils croient que la réalité est laide : ils ne songent
pas que la connaissance de la réalité même la plus laide est
belle cependant, et que celui qui connaît souvent et beaucoup finit par
être très éloigné de trouver laid l'ensemble de la réalité
qui lui a procuré tant de bonheur. Y a-t-il donc quelque chose de «
beau en soi » ? Le bonheur de ceux qui connaissent augmente la beauté
du monde et ensoleille tout ce qui est ; la connaissance non seulement enveloppe
les choses de sa beauté, elle l'introduit aussi, d'une façon durable,
dans les choses ; puisse l'humanité de l'avenir rendre témoignage
de cette affirmation ! En attendant, souvenons-nous d'une vieille expérience
: deux hommes aussi foncièrement différents que Platon et Aristote s'entendirent
sur ce qui constitue le bonheur suprême, non seulement pour eux et pour
les hommes, mais le bonheur en soi-même, pour les dieux des ultimes béatitudes
: ils le trouvèrent dans la connaissance, dans l'activité d'une raison
exercée à trouver et à inventer ( et nullement dans l'
« intuition », comme firent les théologiens et les demi-théologiens
allemands, nullement dans la vision, comme firent les mystiques, et de même
nullement dans le travail, comme firent tous les praticiens ). Descartes et Spinoza
portent le même jugement : combien ils ont dû tous jouir de la connaissance
! Et quel danger il y avait pour leur honnêteté de devenir ainsi
des laudateurs des choses !
551
Des vertus de l'avenir. D'où vient-il donc que plus le monde est
devenu intelligible, plus a diminué toute espèce de solennité ?
Était-ce parce que la crainte fut si souvent l'élément fondamental
de cette vénération qui s'emparait de nous devant tout ce qui nous
paraissait inconnu, mystérieux, et qui nous faisait nous prosterner et
demander grâce devant l'incompréhensible ? Et le monde, par le fait
que nous sommes devenus moins craintifs, n'aurait-il pas perdu pour nous de son
charme ? En même temps notre disposition à la crainte, notre propre
dignité, notre solennité, notre propre aptitude à terrifier
n'auraient-elles pas diminué ? Peut-être estimons-nous moins le monde
et nous-mêmes depuis que nous avons à son sujet et au nôtre
des pensées plus courageuses ? Peut-être viendra-t-il un moment,
dans l'avenir, où ce courage du penseur aura tellement grandi qu'il aura
le suprême orgueil de se sentir supérieur aux hommes et aux choses,
où le sage, étant le plus courageux, sera celui qui se verra
lui-même et l'existence tout entière au-dessous de lui ? Ce genre
de courage qui n'est pas éloigné d'une excessive générosité,
a manqué jusqu'à présent à l'humanité. Ah
! les poètes, que ne veulent-ils redevenir ce qu'ils furent peut-être autrefois
: des visionnaires qui nous disent quelque chose de ce qui est possible ! Maintenant
qu'on leur retire des mains et qu'il faut de plus en plus leur en retirer le réel
et le passé, car l'époque de l'innocent faux-monnayage est
close ! ils devraient nous dire quelque chose de ce qui touche les vertus
à venir ! ou les vertus qui ne seront jamais sur la terre, bien qu'elles
puissent exister quelque part dans le monde, les constellations empourprées
et les grandes voies lactées du beau ! Où êtes-vous, astronomes
de l'idéal ?
552
L'égoïsme idéaliste. Y a-t-il un état plus sacré
que celui de la grossesse ? Faire tout ce que l'on fait avec la conviction intime
que, d'une façon ou d'une autre, cela profitera à ce qui est en
nous en état de devenir ! que cela augmentera sa valeur secrète, à
quoi nous pensons avec ravissement du mystère que nous portons en nous. C'est
alors que l'on évite bien des choses sans être forcé de se
contraindre durement ! On étouffe une parole violente, on tend la main
avec conciliation : l'enfant doit naître de ce qu'il y a de meilleur et
de plus doux. Nous nous épouvantons de notre violence et de notre brusquerie,
comme si elles versaient, au cher inconnu, une goutte de malheur dans le gobelet
de sa vie ! Tout est voilé, rempli de pressentiments, on ne sait pas comment
cela se passe, on attend et on cherche à être prêt. En même
temps, un sentiment pur et purifiant de profonde irresponsabilité domine
en nous, un sentiment pareil à celui qu'éprouve le spectateur devant
le rideau baissé, cela grandit, cela vient au jour, nous n'avons
rien entre les mains pour déterminer sa valeur ou l'heure de sa venue.
Nous en sommes entièrement réduits aux influences indirectes bienfaisantes
et défensives. « Il y a là quelque chose qui grandit, quelque
chose de plus grand que nous », tel est notre plus secret espoir :
nous préparons tout en vue de sa naissance et de sa prospérité
: non seulement tout ce qui est utile, mais encore le superflu, les réconforts
et les couronnes de notre âme. C'est dans cette atmosphère sacrée
qu'il faut vivre ! Qu'on peut vivre ! Et soit que nous soyons dans l'attente d'une
pensée ou d'une action, en face de tout accomplissement essentiel
nous ne pouvons nous comporter autrement que devant une grossesse, et nous devrions
chasser à tous les vents les prétentieux discours qui parlent de
« vouloir » et de « créer » ! C'est le véritable égoïsme
idéaliste de toujours avoir soin, de veiller et de tenir l'âme en
repos, pour que notre fécondité aboutisse avec succès. Ainsi nous
veillons et nous prenons soin, d'une façon indirecte, pour le bien de tous
; et l'état d'esprit où nous vivons, cet état d'esprit altier
et doux est une huile qui se répand au loin autour de nous, même
sur les âmes inquiètes. Mais les femmes enceintes sont bizarres !
Soyons donc comme elles bizarres et ne reprochons pas aux autres de devoir l'être
aussi ! Et même si cela tourne au pire et devient dangereux : dans notre
vénération devant tout ce qui devient ne demeurons pas en reste
sur la justice terrestre qui ne permet pas à un juge ou à un bourreau
de porter la main sur une femme enceinte !
553
Avec des détours. Où veut aboutir toute cette philosophie
avec tous ses détours ? Fait-elle plus que de transposer en raison, en
quelque sorte, un instinct constant et fort qui demande un soleil bienfaisant,
une atmosphère lumineuse et agitée, des plantes méridionales, l'air
de la mer, une nourriture légère de viande, d'ufs et de fruits, de
l'eau chaude pour boisson, des promenades silencieuses pendant des journées
entières, une conversation peu fréquente, peu de lectures et faites avec
précaution, une habitation solitaire, des habitudes de propreté,
simples et presque militaires, en un mot toutes choses qui sont le plus à
mon goût, qui me sont justement les plus salutaires ? Une philosophie qui
est au fond l'instinct d'un régime personnel ? Un instinct qui recherche
mon atmosphère, mon attitude, ma température, la santé qu'il me
faut, par le détour de mon esprit ? Il y a beaucoup d'autres sublimités
de la philosophie et aussi beaucoup de sublimités plus hautes et
pas toutes plus sombres et plus exigeantes que la mienne, peut-être
ne sont-elles aussi toutes que les détours intellectuels de pareils instincts
personnels ? Tandis que je réfléchis à cela, je regarde
d'un il nouveau le vol mystérieux et solitaire d'un papillon, là -haut,
près de la falaise du lac, où croissent tant de bonnes plantes : il voltige
de-ci, de-là , sans se soucier de ce que sa vie ne durera plus qu'un jour
et que la nuit sera trop froide pour sa fragilité ailée. On pourrait
aisément lui trouver, à lui aussi, une philosophie, bien qu'il
me semble difficile que ce soit la mienne.
554
Un pas en avant. Lorsque l'on vante le progrès on ne fait que vanter le
mouvement et ceux qui nous empêchent de demeurer à la même
place, et dans certains cas, c'est déjà beaucoup, en particulier
lorsque l'on vit parmi les Égyptiens. Dans l'Europe mobile, cependant,
où le mouvement ( comme on dit ) « va de soi » hélas
! si du moins nous y entendions quelque chose ! je loue le pas en avant
et ceux qui marchent en avant, c'est-à-dire ceux qui se laissent sans cesse
eux-mêmes en arrière, et qui ne songent pas du tout à regarder si
quelqu'un d'autre peut les suivre. « Partout où'je m'arrête, je
me trouve seul : pour quoi m'arrêterai-je ! Le désert est grand !
» tel est le sentiment de ces hommes qui vont ainsi de l'avant.
555
Les plus médiocres suffisent. Il faut éviter les événements
lorsque l'on sait que les plus médiocres laissent sur nous une empreinte
assez forte et à ceux-là nous ne pouvons point échapper.
Le penseur doit avoir en lui un canon approximatif de toutes les choses
qu'il veut encore vivre.
556
Les quatre vertus. Loyal envers nous-mêmes et ce qui est encore notre
ami ; brave en face de l'ennemi ; généreux pour le vaincu ; poli
toujours : c'est ainsi que nous veulent les quatre vertus cardinales.
557
Au-devant de l'ennemi. Comme la mauvaise musique et les mauvaises raisons
sonnent bien lorsque l'on marche au-devant de l'ennemi !
558
Il ne faut pas non plus cacher ses vertus ! J'aime les hommes qui sont
comme l'eau transparente et qui, pour parler avec Pope, « laissent voir les
impuretés qui gisent au fond de leur flot » . Même pour eux il
y a encore une vanité, il est vrai qu'elle est d'espèce rare et sublime
: quelques-uns d'entre eux veulent que l'on ne voie que les impuretés et
que l'on ne tienne point compte de la transparence de l'eau qui rend cette vue
possible. Bouddha lui-même a imaginé la vanité de ce petit
nombre dans la formule : « Laissez voir vos péchés devant le
monde et cachez vos vertus ! » Mais c'est donner au monde un vilain spectacle,
c'est une faute de goût.
559
« Rien de trop ! » Combien souvent on conseille à l'individu
de se fixer un but qu'il ne peut atteindre et qui est au-dessus de ses forces,
pour qu'il atteigne du moins ce que peuvent rendre ses forces sous la plus haute
pression ! Mais cela est-il vraiment si désirable ? Les meilleurs hommes
qui vivent selon ce principe et les meilleurs actes ne prennent-ils pas quelque
chose d'exagéré et de contourné, justement parce qu'il y
a en eux trop de tension ? Un sombre voile d'insuccès ne s'étend-il pas
sur le monde par le fait que l'on voit toujours des athlètes en lutte, des gestes
monstrueux et nulle part un vainqueur couronné et joyeux de sa victoire
?
560
Ce qui nous est loisible. On peut en user avec ses instincts comme un jardinier
et, ce que peu de gens savent, cultiver les germes de la colère, de la pitié,
de la subtilité, de la vanité, de façon à les rendre
aussi féconds et productifs qu'un beau fruit d'espalier ; on peut s'y prendre
avec le bon ou le mauvais goût d'un jardinier, et en quelque sorte à
la façon française, ou anglaise, ou hollandaise, ou chinoise ; on
peut aussi laisser faire la nature et veiller seulement çà et là
à un peu de netteté et de propreté ; on peut enfin, sans
aucune science et sans raison directrice, laisser croître les plantes avec
leurs avantages et leurs obstacles naturels et les abandonner à la lutte
qu'elles se livrent entre elles, on peut même vouloir prendre plaisir
à un tel chaos, et rechercher justement ce plaisir malgré l'ennui
qu'on en a. Tout cela nous est loisible : mais combien sommes-nous à le
savoir ? Presque tous les hommes ne croient-ils pas en eux-mêmes, comme
à des faits accomplis, arrivés à leur maturité ?
De grands philosophes n'ont-ils pas mis leur sceau sur ce préjugé,
avec leur doctrine de l'immuabilité du caractère ?
561
Éclairer son bonheur. De même que les peintres qui ne peuvent
atteindre par aucun moyen le ton profond et lumineux du ciel, tel qu'il existe
dans la nature, sont forcés de prendre toutes les couleurs, dont ils ont
besoin pour leur paysage, de quelques tons plus bas que ne les montre la nature
: de même qu'ils réussissent à atteindre par cet artifice
une ressemblance dans la luminosité et une harmonie de tons qui correspondent
à la nature : de même il faut que les poètes et les philosophes
auxquels l'éclat lumineux du bonheur est inaccessible, sachent se tirer
d'affaire en usant d'expédients. En donnant à toutes les choses
un coloris quelques tons plus sombres qu'il ne l'est, la lumière qu'ils connaissent
fait un effet presque ensoleillé et ressemble à la lumière du plein
bonheur. Le pessimiste, qui donne à toutes choses les couleurs
les plus noires et les plus sombres, ne se sert que de flammes et d'éclairs,
de gloires célestes et de tout ce qui possède une force lumineuse très
vive et qui rend les yeux hésitants ; chez lui la clarté n'est là
que pour augmenter l'épouvante et pour faire soupçonner dans les
choses plus de terreur qu'il n'y en a en réalité.
562
Les sédentaires et les hommes libres. C'est seulement dans les enfers
que l'on nous montre quelque chose du sombre arrière-fond de tout ce bonheur d'aventuriers
qui enveloppe Ulysse et ses semblables, comme d'une éternelle luminosité,
de cet arrière-fond que l'on ne peut oublier alors : la mère d'Ulysse est
morte de chagrin et du désir de revoir son enfant ! L'un est poussé
de lieu en lieu, et c'est là ce qui brise le cur de l'autre, de
l'être tendre et sédentaire ! L'affliction brise le cur de
ceux qui voient celui qu'ils aiment le plus, abandonner les idées et la
foi du passé, tout cela appartient à la tragédie
que créent les esprits libres cette tragédie dont ceux-ci
ont quelquefois connaissance ! Alors il leur arrivera d'être forcés,
comme Ulysse, de descendre parmi les morts pour leur enlever leur chagrin et tranquilliser
leur tendresse.
563
L'illusion de l'ordonnance morale du monde. Il n'y a pas de nécessité
éternelle qui exige que toute faute soit expiée et payée,
croire à cette nécessité, c'était là
une terrible illusion, à peine utile : de même que c'est
une illusion de croire que tout ce qui est considéré comme une faute
en est une en réalité. Ce ne sont pas les choses qui ont tellement
troublé les hommes, mais les opinions que l'on se fait des choses qui n'existent
pas.
564
Aussitôt après l'expérience ! Les grands esprits euxmêmes
n'ont qu'une expérience large de cinq doigts, immédiatement
après cesse la réflexion et leur vide indéfini, leur bêtise
commence.
565
La gravité alliée à l'ignorance. Partout où
nous comprenons nous devenons aimables, heureux, inventifs, et partout où
nous avons appris suffisamment, où nous nous sommes fait des yeux et des
oreilles, notre esprit montre plus de souplesse et de grâce. Mais nous comprenons
peu de choses et sommes pauvrement informés, en sorte qu'il arrive rarement
que nous embrassions une chose et qu'en même temps nous nous rendions dignes
d'amour : raides et insensibles, plutôt, nous traversons la ville, la nature
et l'histoire et nous nous enorgueillissons de cette attitude et de cette froideur,
comme si elles étaient l'effet de la supériorité. Notre ignorance
et notre médiocre soif de savoir s'entendent même très bien à
prendre le masque de la dignité et du caractère.
566
Vivre à bon marché. La façon de vivre la meilleure
marché et la plus insouciante est celle du penseur : car, pour dire tout
de suite ce qui importe, il a surtout besoin des choses que les autres méprisent
et abandonnent. Il se réjouit du reste facilement et ne connaît
pas les coûteux accès au plaisir ; son travail n'est pas dur, mais, en quelque
sorte, méridional ; ses jours et ses nuits ne sont pas gâtés
par le remords ; il se meut, mange, boit et dort selon la mesure qui convient
à son esprit, pour que celui-ci devienne de plus en plus tranquille, fort
et clair : il se réjouit de son corps et n'a pas de raison de le craindre
; il n'a pas besoin de société, si ce n'est de temps en temps, pour
embrasser ensuite sa solitude avec d'autant plus de tendresse ; les morts le dédommagent
des vivants et il trouve même à remplacer ses amis, en évoquant
parmi les morts les meilleurs qui aient jamais vécu. Que l'on se
demande une fois si ce ne sont pas les désirs et les habitudes contraires
qui rendent la vie des hommes coûteuse, et par conséquent pénible
et souvent insupportable. Dans un autre sens pourtant la vie du penseur
est la plus coûteuse, rien n'est trop bon pour lui ; et être
privé précisément du meilleur lui serait une privation insupportable.
567
En campagne. « Il nous faut prendre les choses plus joyeusement qu'elles
ne le méritent ; surtout parce que nous les avons prises au sérieux
plus longtemps qu'elles ne le méritent. » Ainsi parlent les
braves soldats de la connaissance.
568
Poète et oiseau. L'oiseau Phénix montra au poète un rouleau embrasé
qui se carbonisait : « Ne t'effraye pas, dit-il, c'est ton uvre ! Elle
n'a pas l'esprit de l'époque et moins encore l'esprit de ceux qui vont
contre l'époque : par conséquent, il faut qu'elle soit brûlée.
Mais c'est là un bon signe : il y a maintes espèces d'aurores. »
569
Aux solitaires. Si nous ne ménageons pas l'honneur des autres autant
dans nos soliloques qu'en public, nous sommes malhonnêtes.
570
Pertes. Certaines pertes communiquent à l'âme une sublimité
qui la fait s'abstenir de toute plainte et marcher en silence, comme de hauts
cyprès noirs.
571
Pharmacie militaire de l'âme. Quel est le plus efficace ?
La victoire.
572
La vie doit nous tranquilliser. Si, comme le penseur, on vit habituellement
dans le grand courant des idées et des sentiments et que même nos
rêves de la nuit suivent ce courant, on demande à la vie le calme
et le silence, tandis que d'autres veulent justement se reposer de la vie,
quand ils s'abandonnent à la méditation.
573
Changer de peau. Le serpent périt lorsqu'il ne peut pas changer
de peau. De même les esprits que l'on empêche de changer d'opinions
cessent d'être des esprits.
574
Ne pas oublier ! Plus nous nous élevons, plus nous paraissons petits
aux regards de ceux qui ne savent pas voler.
575
Nous autres aéronautes de l'esprit. Tous ces hardis oiseaux qui
s'envolent vers des espaces lointains, toujours plus lointains, il viendra
certainement un moment où ils ne pourront aller plus loin, où ils
se percheront sur un mât ou sur quelque aride récif bien heureux
encore de trouver ce misérable asile ! Mais qui aurait le droit d'en conclure
qu'il n'y a plus devant eux une voie libre et sans fin et qu'ils ont volé
aussi loin qu'on peut voler ? Pourtant, tous nos grands initiateurs et tous nos
précurseurs ont fini par s'arrêter, et quand la fatigue s'arrête
elle ne prend pas les attitudes les plus nobles et les plus gracieuses : il en
sera ainsi de toi et de moi ! Mais qu'importe de toi et de moi ! D'autres oiseaux
voleront plus loin ! Cette pensée, cette foi qui nous anime, prend son
essor, elle rivalise avec eux, elle vole toujours plus loin, plus haut, elle s'élance
tout droit dans l'air, au-dessus de notre tête et de l'impuissance de notre
tête, et du haut du ciel elle voit dans les lointains de l'espace, elle
voit des troupes d'oiseaux bien plus puissants que nous qui s'élanceront
dans la direction où nous nous élancions, où tout n'est encore
que mer, mer, et encore mer ! Où voulons-nous donc aller ? Voulons-nous
franchir la mer ? Où nous entraîne cette passion puissante, qui prime
pour nous toute autre passion ? Pourquoi ce vol éperdu dans cette direction,
vers le point où jusqu'à présent tous les soleils déclinèrent
et s'éteignirent ? Dira-t-on peut-être un jour de nous que, nous
aussi, gouvernant toujours vers l'ouest, nous espérions atteindre une Inde
inconnue, mais que c'était notre destinée d'échouer
devant l'infini ? Ou bien, mes frères, ou bien ?
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