MOLIÈRE
L' IMPROMPTU DE VERSAILLES
(1663)
ACTEURS
- MOLIÈRE, marquis ridicule.
- BRÉCOURT, homme de qualité.
- DE LA GRANGE, marquis ridicule.
- DU CROISY, poète.
- LA THORILLIÈRE, marquis fâcheux.
- BÉJART, homme qui fait le nécessaire.
- Mademoiselle DU PARC, marquise façonnière.
- Mademoiselle BÉJART, prude.
- Mademoiselle DE BRIE, sage coquette.
- Mademoiselle MOLIÈRE, satirique spirituelle.
- Mademoiselle DU CROISY, peste doucereuse.
- Mademoiselle HERVÉ, servante précieuse.
( La scène est à Versailles dans la salle de la Comédie.)
Comédie en onze scènes : Scène
I, Scène II, Scène
III, Scène IV, Scène
V, Scène VI, Scène
VII, Scène VIII, Scène
IX, Scène X, Scène
XI
SCÈNE PREMIÈRE
MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DU CROISY, Mademoiselle DU PARC,
Mademoiselle DE BRIE, Mademoiselle MOLIÈRE, Mademoiselle HERVÉ, Mademoiselle DU
CROISY
MOLIÈRE Allons donc, Messieurs et Mesdames, vous moquez-vous avec votre
longueur, et ne voulez-vous pas tous venir ici ? La peste soit des gens ! Holà
ho ! Monsieur de Brécourt !
BRÉCOURT Quoi ?
MOLIÈRE Monsieur de la Grange !
LA GRANGE Qu'est-ce ?
MOLIÈRE Monsieur du Croisy !
DU CROISY Plaît-il ?
MOLIÈRE Mademoiselle du Parc !
MADEMOISELLE DU PARC Hé bien ?
MOLIÈRE Mademoiselle Béjart !
MADEMOISELLE BÉJART Qu'y a-t-il ?
MOLIÈRE Mademoiselle de Brie !
MADEMOISELLE DE BRIE Que veut-on ?
MOLIÈRE Mademoiselle du Croisy !
MADEMOISELLE DU CROISY Qu'est-ce que c'est ?
MOLIÈRE Mademoiselle Hervé !
MADEMOISELLE HERVÉ On y va.
MOLIÈRE Je crois que je deviendrai fou avec tous ces gens-ci. Eh têtebleu
! Messieurs, me voulez-vous faire enrager aujourd'hui ?
BRÉCOURT Que voulez-vous qu'on fasse ? Nous ne savons pas nos rôles; et
c'est nous faire enrager vous-même, que de nous obliger à jouer de la sorte.
MOLIÈRE Ah ! Les étranges animaux à conduire que des comédiens !
MADEMOISELLE BÉJART Eh bien, nous voilà. Que prétendez-vous faire ?
MADEMOISELLE DU PARC Quelle est votre pensée ?
MADEMOISELLE DE BRIE De quoi est-il question ?
MOLIÈRE De grâce, mettons-nous ici; et puisque nous voilà tous habillés,
et que le Roi ne doit venir de deux heures, employons ce temps à répéter notre
affaire et voir la manière dont il faut jouer les choses.
LA GRANGE Le moyen de jouer ce qu'on ne sait pas ?
MADEMOISELLE DU PARC Pour moi, je vous déclare que je ne me souviens pas
d'un mot de mon personnage.
MADEMOISELLE DE BRIE Je sais bien qu'il me faudra souffler le mien d'un
bout à l'autre.
MADEMOISELLE BÉJART Et moi, je me prépare fort à tenir mon rôle à la main.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Et moi aussi.
MADEMOISELLE HERVÉ Pour moi, je n'ai pas grand'chose à dire.
MADEMOISELLE DU CROISY Ni moi non plus; mais avec cela je ne répondrais
pas de ne point manquer.
DU CROISY J'en voudrais être quitte pour dix pistoles.
BRÉCOURT Et moi, pour vingt bons coups de fouet, je vous assure.
MOLIÈRE Vous voilà tous bien malades, d'avoir un méchant rôle à jouer, et
que feriez-vous donc si vous étiez en ma place ?
MADEMOISELLE BÉJART Qui, vous ? Vous n'êtes pas à plaindre; car, ayant fait
la pièce, vous n'avez pas peur d'y manquer.
MOLIÈRE Et n'ai-je à craindre que le manquement de mémoire ? Ne comptez-vous
pour rien l'inquiétude d'un succès qui ne regarde que moi seul ? Et pensez-vous
que ce soit Une petite affaire que d'exposer quelque chose de comique devant une
assemblée comme celle-ci, que d'entreprendre de faire rire des personnes qui nous
impriment le respect et ne rient que quand ils veulent ? Est-il auteur qui ne
doive trembler lorsqu'il en vient à cette épreuve ? Et n'est-ce pas à moi de dire
que je voudrais en être quitte pour toutes les choses du monde ?
MADEMOISELLE BÉJART Si cela vous faisait trembler, vous prendriez mieux
vos précautions, et n'auriez pas entrepris en huit jours ce que vous avez fait.
MOLIÈRE Le moyen de m'en défendre, quand un roi me l'a commandé ?
MADEMOISELLE BÉJART Le moyen ? Une respectueuse excuse fondée sur l'impossibilité
de la chose, dans le peu de temps qu'on vous donne; et tout autre, en votre place,
ménagerait mieux sa réputation, et se serait bien gardé de se commettre comme
vous faites. Où en serez-vous, je vous prie, si l'affaire réussit mal ? Et quel
avantage pensez-vous qu'en prendront tous vos ennemis ?
MADEMOISELLE DE BRIE En effet; il fallait s'excuser avec respect envers
le Roi, ou demander du temps davantage.
MOLIÈRE Mon Dieu, Mademoiselle, les rois n'aiment rien tant qu'une prompte
obéissance, et ne se plaisent point du tout à trouver des obstacles. Les choses
ne sont bonnes que dans le temps qu'ils les souhaitent; et leur en vouloir reculer
le divertissement, est en ôter pour eux toute la grâce. Ils veulent des plaisirs
qui ne se fassent point attendre; et les moins préparés leur sont toujours les
plus agréables. Nous ne devons jamais nous regarder dans ce qu'ils désirent de
nous nous ne sommes que pour leur plaire; et lorsqu'ils nous ordonnent quelque
chose, c'est à nous à profiter vite de l'envie où ils sont. Il vaut mieux s'acquitter
mal de ce qu'ils nous demandent, que de ne s'en acquitter pas assez tôt; et si
l'on a la honte de n'avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d'avoir obéi
vite à leurs commandements. Mais songeons à répéter, s'il vous plaît.
MADEMOISELLE BÉJART Comment prétendez-vous que nous fassions, si nous ne
savons pas nos rôles ?
MOLIÈRE Vous les saurez, vous dis-je; et quand même vous ne les sauriez
pas tout à fait, pouvez-vous pas y suppléer de votre esprit, puisque c'est de
la prose, et que vous savez votre sujet ?
MADEMOISELLE BÉJART Je suis votre servante la prose est pis encore que
les vers.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Voulez-vous que je vous dise ? Vous deviez faire une
comédie où vous auriez joué tout seul.
MOLIÈRE Taisez-vous, ma femme, vous êtes une bête.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Grand merci, Monsieur mon mari. Voilà ce que c'est le mariage change bien les gens, et vous ne m'auriez pas dit cela il y a dix-huit
mois.
MOLIÈRE Taisez-vous, je vous prie.
MADEMOISELLE MOLIÈRE C'est une chose étrange qu'une petite cérémonie soit
capable de nous ôter toutes nos belles qualités, et qu'un mari et un galant regardent
la même personne avec des yeux si différents.
MOLIÈRE Que de discours !
MADEMOISELLE MOLIÈRE Ma foi, si je faisais une comédie, je la ferais sur
ce sujet. Je justifierais les femmes de bien des choses dont on les accuse; et
je ferais craindre aux maris la différence qu'il y a de leurs manières brusques
aux civilités des galants.
MOLIÈRE Ahy ! Laissons cela. Il n'est pas question de causer maintenant nous avons autre chose à faire.
MADEMOISELLE BÉJART Mais puisqu'on vous a commandé de travailler sur le
sujet de la critique qu'on a faite contre vous, que n'avez-vous fait cette comédie
des comédiens, dont vous nous avez parlé il y a longtemps ? C'était une affaire
toute trouvée et qui venait fort bien à la chose, et d'autant mieux, qu'ayant
entrepris de vous peindre, ils vous ouvraient l'occasion de les peindre aussi,
et que cela aurait pu s'appeler leur portrait, à bien plus juste titre que tout
ce qu'ils ont fait ne peut être appelé le vôtre. Car vouloir contrefaire un comédien
dans un rôle comique, ce n'est pas le peindre lui-même, c'est peindre d'après
lui les personnages qu'il représente, et se servir des mêmes traits et des mêmes
couleurs qu'il est obligé d'employer aux différents tableaux des caractères ridicules
qu'il imite d'après nature; mais contrefaire un comédien dans des rôles sérieux,
c'est le peindre par des défauts qui sont entièrement de lui, puisque ces sortes
de personnages ne veulent ni les gestes, ni les tons de voix ridicules dans lesquels
on le reconnaît.
MOLIÈRE Il est vrai; mais j'ai mes raisons pour ne le pas faire, et je n'ai
pas cru, entre nous, que la chose en valût la peine; et puis il fallait plus de
temps pour exécuter cette idée. Comme leurs jours de comédies sont les mêmes que
les nôtres, à peine ai-je été les voir que trois ou quatre fois depuis que nous
sommes à Paris; je n'ai attrapé de leur manière de réciter que ce qui m'a d'abord
sauté aux yeux, et j'aurais eu besoin de les étudier davantage pour faire des
portraits bien ressemblants.
MADEMOISELLE DU PARC Pour moi, j'en ai reconnu quelques-uns dans votre bouche.
MADEMOISELLE DE BRIE Je n'ai jamais ouï parler de cela.
MOLIÈRE C'est une idée qui m'avait passé une fois par la tête, et que j'ai
laissée là comme une bagatelle, une badinerie, qui peut-être n'aurait point fait
rire.
MADEMOISELLE DE BRIE Dites-la-moi un peu, puisque vous l'avez dite aux autres.
MOLIÈRE Nous n'avons pas le temps maintenant.
MADEMOISELLE DE BRIE Seulement deux mots.
MOLIÈRE J'avais songé une comédie où il y aurait eu un poète, que j'aurais
représenté moi-même, qui serait venu pour offrir une pièce à une troupe de comédiens
nouvellement arrivés de la campagne. " Avez-vous, aurait-il dit, des acteurs
et des actrices qui soient capables de bien faire valoir un ouvrage, car ma pièce
est une pièce. - Eh ! Monsieur, auraient répondu les comédiens, nous avons des
hommes et des femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons passé.
- Et qui fait les rois parmi vous ? - Voilà un acteur qui s'en démêle parfois.
- Qui ? Ce jeune homme bien fait ? Vous moquez-vous ? Il faut un roi qui soit
gros et gras comme quatre, un roi, morbleu ! Qui soit entripaillé comme il faut,
un roi d'une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière.
La belle chose qu'un roi d'une taille galante ! Voilà déjà un grand défaut; mais
que je l'entende un peu réciter une douzaine de vers." Là-dessus le comédien
aurait récité, par exemple, quelques vers du roi de Nicomède :
Te le dirai-je, Araspe ? Il m'a trop bien servi;
Augmentant mon pouvoir.
le plus naturellement qu'il aurait été possible. Et le poète : Comment ? Vous
appelez cela réciter ? C'est se railler : il faut dire les choses avec emphase.
Écoutez-moi.
( Imitant Montfleury, excellent acteur de l'Hôtel de Bourgogne.)
Te le dirai-je, Araspe ?. Etc.
Voyez-vous cette posture ? Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le
dernier vers. Voilà ce qui attire l'approbation, et fait faire le brouhaha. -
Mais, Monsieur, aurait répondu le comédien, il me semble qu'un roi qui s'entretient
tout seul avec son capitaine des gardes parle un peu plus humainement, et ne prend
guère ce ton de démoniaque. - Vous ne savez ce que c'est. Allez-vous-en réciter
comme vous faites, vous verrez si vous ferez faire aucun ah ! Voyons un peu une
scène d'amant et d'amante. Là-dessus une comédienne et un comédien auraient fait
une scène ensemble, qui est celle de Camille et de Curiace,
Iras-tu, ma chère âme, et ce funeste honneur
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur ?
- Hélas ! Je vois trop bien., etc.
Tout de même que l'autre, et le plus naturellement qu'ils auraient pu. Et le
poète aussitôt Vous vous moquez, vous ne faites rien qui vaille, et voici comme
il faut réciter cela.
( Imitant Mlle Beauchâteau, comédienne de l'Hôtel de Bourgogne.)
Iras-tu, ma chère âme., etc.
Non, je te connais mieux., etc.
Voyez-vous comme cela est naturel et passionné ? Admirez ce visage riant qu'elle
conserve dans les plus grandes afflictions. Enfin, voilà l'idée; et il aurait
parcouru de même tous les acteurs et toutes les actrices.
MADEMOISELLE DE BRIE Je trouve cette idée assez plaisante, et j'en ai reconnu
là dès le premier vers. Continuez, je vous prie.
MOLIÈRE, imitant Beauchâteau, aussi comédien, dans les stances du Cid.
Percé jusques au fond du cur., etc.
Et celui-ci, le reconnaîtrez-vous bien dans Pompée de Sertorius ?
(Imitant Hauteroche, aussi comédien.)
L'inimitié qui règne entre les deux partis,
N'y rend pas de l'honneur., etc.
MADEMOISELLE DE BRIE Je le reconnais un peu, je pense.
MOLIÈRE Et celui-ci ?
( Imitant de Villiers, aussi comédien.)
Seigneur, Polybe est mort., etc.
MADEMOISELLE DE BRIE Oui, je sais qui c'est; mais il y en a quelques-uns
d'entre eux, je crois, que vous auriez peine à contrefaire.
MOLIÈRE Mon Dieu, il n'y en a point qu'on ne pût attraper par quelque endroit,
si je les avais bien étudiés. Mais vous me faites perdre un temps qui nous est
cher. Songeons à nous, de grâce, et ne nous amusons point davantage à discourir.
( Parlant à de la Grange.) Vous, prenez garde à bien représenter avec moi votre
rôle de marquis.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Toujours des marquis !
MOLIÈRE Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu'on prenne pour
un caractère agréable de théâtre ? Le marquis aujourd'hui est le plaisant de la
comédie; et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet
bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant,
il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie.
MADEMOISELLE BÉJART Il est vrai, on ne s'en saurait passer.
MOLIÈRE Pour vous, Mademoiselle.
MADEMOISELLE DU PARC Mon Dieu, pour moi, je m'acquitterai fort mal de mon
personnage, et je ne sais pas pourquoi vous m'avez donné ce rôle de façonnière.
MOLIÈRE Mon Dieu, Mademoiselle, voilà comme vous disiez lorsque l'on vous
donna celui de La Critique de l'Ecole des femmes; cependant vous vous en êtes
acquittée à merveille, et tout le monde est demeuré d'accord qu'on ne peut pas
mieux faire que vous avez fait. Croyez-moi, celui-ci sera de même; et vous le
jouerez mieux que vous ne pensez.
MADEMOISELLE DU PARC Comment cela se pourrait-il faire ? Car il n'y a point
de personne au monde qui soit moins façonnière que moi.
MOLIÈRE Cela est vrai; et c'est en quoi vous faites mieux voir que vous
êtes excellente comédienne, de bien représenter un personnage qui est si contraire
à votre humeur. Tâchez donc de bien prendre, tous, le caractère de vos rôles,
et de vous figurer que vous êtes ce que vous représentez.
( À du Croisy.) Vous faites le poète, vous, et vous devez vous remplir
de ce personnage, marquer cet air pédant qui se conserve parmi le commerce du
beau monde, ce ton de voix sentencieux, et cette exactitude de prononciation qui
appuie sur toutes les syllabes, et ne laisse échapper aucune lettre de la plus
sévère orthographe.
( À Brécourt.) Pour vous, vous faites un honnête homme de cur, comme
vous avez déjà fait dans La Critique de l'Ecole des femmes, c'est-à-dire que vous
devez prendre un air posé, un ton de voix naturel, et gesticuler le moins qu'il
vous sera possible.
( À de la Grange.) Pour vous, je n'ai rien à vous dire.
( À Mademoiselle Béjart.) Vous, vous représentez une de ces femmes qui,
pourvu qu'elles ne fassent point l'amour, croient que tout le reste leur est permis,
de ces femmes qui se retranchent toujours fièrement sur leur pruderie, regardent
un chacun de haut en bas, et veulent que toutes les plus belles qualités que possèdent
les autres ne soient rien en comparaison d'un misérable honneur dont personne
ne se soucie. Ayez toujours ce caractère devant les yeux, pour en bien faire les
grimaces.
( À Mademoiselle de Brie.) Pour vous, vous faites une de ces femmes qui
pensent être les plus vertueuses personnes du monde pourvu qu'elles sauvent les
apparences, de ces femmes qui croient que le péché n'est que dans le scandale,
qui veulent conduire doucement les affaires qu'elles ont sur le pied d'attachement
honnête, et appellent amis ce que les autres nomment galants. Entrez bien dans
ce caractère.
( À Mademoiselle Molière.) Vous, vous faites le même personnage que dans
La Critique, et je n'ai rien à vous dire, non plus qu'à Mademoiselle du Parc.
( À Mademoiselle du Croisy.) Pour vous, vous représentez une de ces personnes
qui prêtent doucement des charités à tout le monde, de ces femmes qui donnent
toujours le petit coup de langue en passant, et seraient bien fâchées d'avoir
souffert qu'on eût dit du bien du prochain; je crois que vous ne vous acquitterez
pas mal de ce rôle.
( À Mademoiselle Hervé.) Et pour vous, vous êtes la soubrette de la précieuse,
qui se mêle de temps en temps dans la conversation, et attrape, comme elle peut,
tous les termes de sa maîtresse. Je vous dis tous vos caractères, afin que vous
vous les imprimiez fortement dans l'esprit. Commençons maintenant à répéter, et
voyons comme cela ira. Ah ! Voici justement un fâcheux ! Il ne nous fallait plus
que cela.
SCÈNE II
LA THORILLIÈRE, MOLIÈRE, etc...
LA THORILLIÈRE Bonjour, Monsieur Molière.
MOLIÈRE Monsieur, votre serviteur. La peste soit de l'homme !
LA THORILLIÈRE Comment vous en va ?
MOLIÈRE Fort bien, pour vous servir. Mesdemoiselles, ne.
LA THORILLIÈRE Je viens d'un lieu où j'ai bien dit du bien de vous.
MOLIÈRE Je vous suis obligé. Que le diable t'emporte ! Ayez un peu soin.
LA THORILLIÈRE Vous jouez une pièce nouvelle aujourd'hui ?
MOLIÈRE Oui, Monsieur. N'oubliez pas.
LA THORILLIÈRE C'est le Roi qui vous la fait faire ?
MOLIÈRE Oui, Monsieur. De grâce, songez.
LA THORILLIÈRE Comment l'appelez-vous ?
MOLIÈRE Oui, Monsieur.
LA THORILLIÈRE Je vous demande comment vous la nommez.
MOLIÈRE Ah ! Ma foi, je ne sais. Il faut, s'il vous plaît, que vous.
LA THORILLIÈRE Comment serez-vous habillés ?
MOLIÈRE Comme vous voyez. Je vous prie.
LA THORILLIÈRE Quand commencerez-vous ?
MOLIÈRE Quand le Roi sera venu. Au diantre le questionneur !
LA THORILLIÈRE Quand croyez-vous qu'il vienne ?
MOLIÈRE La peste m'étouffe, Monsieur, si je le sais.
LA THORILLIÈRE Savez-vous point. ?
MOLIÈRE Tenez, Monsieur, je suis le plus ignorant homme du monde; je ne
sais rien de tout ce que vous pourrez me demander, je vous jure. J'enrage ! Ce
bourreau vient, avec un air tranquille, vous faire des questions, et ne se soucie
pas qu'on ait en tête d'autres affaires.
LA THORILLIÈRE Mesdemoiselles, votre serviteur.
MOLIÈRE Ah ! Bon, le voilà d'un autre côté.
LA THORILLIÈRE, à Mademoiselle du Croisy Vous voilà belle comme un petit
ange. Jouez-vous toutes deux aujourd'hui ? En regardant Mademoiselle Hervé.
MADEMOISELLE DU CROISY Oui, Monsieur.
LA THORILLIÈRE Sans vous, la comédie ne vaudrait pas grand'chose.
MOLIÈRE Vous ne voulez pas faire en aller cet homme-là ?
MADEMOISELLE DE BRIE Monsieur, nous avons ici quelque chose à répéter ensemble.
LA THORILLIÈRE Ah ! Parbleu ! Je ne veux pas vous empêcher, vous n'avez
qu'à poursuivre.
MADEMOISELLE DE BRIE Mais.
LA THORILLIÈRE Non, non, je serais fâché d'incommoder personne. Faites librement
ce que vous avez à faire.
MADEMOISELLE DE BRIE Oui, mais.
LA THORILLIÈRE Je suis homme sans cérémonie, vous dis-je, et vous pouvez
répéter ce qui vous plaira.
MOLIÈRE Monsieur, ces demoiselles ont peine à vous dire qu'elles souhaiteraient
fort que personne ne fût ici pendant cette répétition.
LA THORILLIÈRE Pourquoi ? Il n'y a point de danger pour moi.
MOLIÈRE Monsieur, c'est une coutume qu'elles observent, et vous aurez plus
de plaisir quand les choses vous surprendront.
LA THORILLIÈRE Je m'en vais donc dire que vous êtes prêts.
MOLIÈRE Point du tout, Monsieur; ne vous hâtez pas, de grâce.
SCÈNE III
MOLIÈRE, LA GRANGE, etc...
MOLIÈRE Ah ! Que le monde est plein d'impertinents ! Or sus, commençons.
Figurez-vous donc premièrement que la scène est dans l'antichambre du Roi; car
c'est un lieu où il se passe tous les jours des choses assez plaisantes. Il est
aisé de faire venir là toutes les personnes qu'on veut, et on peut trouver des
raisons même pour y autoriser la venue des femmes que j'introduis. La comédie
s'ouvre par deux marquis qui se rencontrent. Souvenez-vous bien, vous, de venir,
comme je vous ai dit, là, avec cet air qu'on nomme le bel air, peignant votre
perruque, et grondant une petite chanson entre vos dents. La, la, la, la, la,
la. Rangez-vous donc, vous autres, car il faut du terrain à deux marquis; et ils
ne sont pas gens à tenir leur personne dans un petit espace. Allons, parlez.
LA GRANGE Bonjour, Marquis.
MOLIÈRE Mon Dieu, ce n'est point là le ton d'un marquis; il faut le prendre
un peu plus haut; et la plupart de ces messieurs affectent une manière de parler
particulière, pour se distinguer du commun : " Bonjour, Marquis. " Recommencez
donc.
LA GRANGE Bonjour, Marquis.
MOLIÈRE Ah ! Marquis, ton serviteur.
LA GRANGE Que fais-tu là ?
MOLIÈRE Parbleu ! Tu vois : j'attends que tous ces messieurs aient débouché
la porte, pour présenter là mon visage.
LA GRANGE Têtebleu ! Quelle foule ! Je n'ai garde de m'y aller frotter,
et j'aime mieux entrer des derniers.
MOLIÈRE Il y a là vingt gens qui sont fort assurés de n'entrer point, et
qui ne laissent pas de se presser, et d'occuper toutes les avenues de la porte.
LA GRANGE Crions nos deux noms à l'huissier, afin qu'il nous appelle.
MOLIÈRE Cela est bon pour toi; mais pour moi, je ne veux pas être joué par
Molière.
LA GRANGE Je pense pourtant, Marquis, que c'est toi qu'il joue dans La Critique.
MOLIÈRE Moi ? Je suis ton valet c'est toi-même en propre personne.
LA GRANGE Ah ! Ma foi, tu es bon de m'appliquer ton personnage.
MOLIÈRE Parbleu ! Je te trouve plaisant de me donner ce qui t'appartient.
LA GRANGE Ha, ha, ha, cela est drôle.
MOLIÈRE Ha, ha, ha, cela est bouffon.
LA GRANGE Quoi ! Tu veux soutenir que ce n'est pas toi qu'on joue dans le
marquis de La Critique ?
MOLIÈRE Il est vrai, c'est moi. Détestable, morbleu ! Détestable ! Tarte
à la crème ! C'est moi, c'est moi, assurément, c'est moi.
LA GRANGE Oui, parbleu ! C'est toi, tu n'as que faire de railler; et si
tu veux, nous gagerons, et verrons qui a raison des deux.
MOLIÈRE Et que veux-tu gager encore ?
LA GRANGE Je gage cent pistoles que c'est toi.
MOLIÈRE Et moi, cent pistoles que c'est toi.
LA GRANGE Cent pistoles comptant ?
MOLIÈRE Comptant ! Quatre-vingt-dix pistoles sur Amyntas, et dix pistoles
comptant.
LA GRANGE Je le veux.
MOLIÈRE Cela est fait.
LA GRANGE Ton argent court grand risque.
MOLIÈRE Le tien est bien aventuré.
LA GRANGE À qui nous en rapporter ?
SCÈNE IV
MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, etc...
MOLIÈRE Voici un homme qui nous jugera. Chevalier !
BRÉCOURT Quoi ?
MOLIÈRE Bon. Voilà l'autre qui prend le ton de marquis ! Vous ai-je pas
dit que vous faites un rôle où l'on doit parler naturellement ?
BRÉCOURT Il est vrai.
MOLIÈRE Allons donc. Chevalier !
BRÉCOURT Quoi ?
MOLIÈRE Juge-nous un peu sur une gageure que nous avons faite.
BRÉCOURT Et quelle ?
MOLIÈRE Nous disputons qui est le marquis de La Critique de Molière : il
gage que c'est moi, et moi je gage que c'est lui.
BRÉCOURT Et moi, je juge que ce n'est ni l'un ni l'autre. Vous êtes fous
tous deux, de vouloir vous appliquer ces sortes de choses; et voilà de quoi j'ouïs
l'autre jour se plaindre Molière, parlant à des personnes qui le chargeaient de
même chose que vous. Il disait que rien ne lui donnait du déplaisir comme d'être
accusé de regarder quelqu'un dans les portraits qu'il fait; que son dessein est
de peindre les moeurs sans vouloir toucher aux personnes, et que tous les personnages
qu'il représente sont des personnages en l'air, et des fantômes proprement, qu'il
habille à sa fantaisie, pour réjouir les spectateurs; qu'il serait bien fâché
d'y avoir jamais marqué qui que ce soit; et que si quelque chose était capable
de le dégoûter de faire des comédies, c'était les ressemblances qu'on y voulait
toujours trouver, et dont ses ennemis tâchaient malicieusement d'appuyer la pensée,
pour lui rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à qui il n'a
jamais pensé. Et en effet je trouve qu'il a raison, car pourquoi vouloir, je vous
prie, appliquer tous ses gestes et toutes ses paroles, et chercher à lui faire
des affaires en disant hautement : " Il joue un tel " , lorsque ce sont
des choses qui peuvent convenir à cent personnes ? Comme l'affaire de la comédie
est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des
hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de faire aucun caractère qui
ne rencontre quelqu'un dans le monde. Et s'il faut qu'on l'accuse d'avoir songé
toutes les personnes ou l'on peut trouver les défauts qu'il peint, il faut sans
doute qu'il ne fasse plus de comédies.
MOLIÈRE Ma foi, Chevalier, tu veux justifier Molière, et épargner notre
ami que voilà.
LA GRANGE Point du tout. C'est toi qu'il épargne, et nous trouverons d'autres
juges.
MOLIÈRE Soit. Mais, dis-moi, Chevalier, crois-tu pas que ton Molière est
épuisé maintenant, et qu'il ne trouvera plus de matière pour. ?
BRÉCOURT Plus de matière ? Eh ! Mon pauvre Marquis, nous lui en fournirons
toujours assez, et nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages pour tout
ce qu'il fait et tout ce qu'il dit.
MOLIÈRE Attendez, il faut marquer davantage tout cet endroit. écoutez-le-moi
dire un peu. Et qu'il ne trouvera plus de matière pour. - Plus de matière ? Hé
! Mon pauvre Marquis, nous lui en fournirons toujours assez, et nous ne prenons
guère le chemin de nous rendre sages pour tout ce qu'il fait et tout ce qu'il
dit. Crois-tu qu'il ait épuisé dans ses comédies tout le ridicule des hommes ?
Et, sans sortir de la cour, n'a-t-il pas encore vingt caractères de gens où il
n'a point touché ? N'a-t-il pas, par exemple, ceux qui se font les plus grandes
amitiés du monde, et qui, le dos tourné, font galanterie de se déchirer l'un l'autre
? N'a-t-il pas ces adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides, qui n'assaisonnent
d'aucun sel les louanges qu'ils donnent, et dont toutes les flatteries ont une
douceur fade qui fait mal au cur à ceux qui les écoutent ? N'a-t-il pas ces
lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous
encensent dans la prospérité et vous accablent dans la disgrâce ? N'a-t-il pas
ceux qui sont toujours mécontents de la cour, ces suivants inutiles, ces incommodes
assidus, ces gens, dis-je, qui pour services ne peuvent compter que des importunités,
et qui veulent que l'on les récompense d'avoir obsédé le prince dix ans durant
? N'a-t-il pas ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs
civilités à droit et à gauche, et courent à tous ceux qu'ils voient avec les mêmes
embrassades et les mêmes protestations d'amitié ? Monsieur, votre très humble
serviteur. - Monsieur, je suis tout à votre service. - Tenez-moi des vôtres, mon
cher. - Faites état de moi, Monsieur, comme du plus chaud de vos amis. - Monsieur,
je suis ravi de vous embrasser. - Ah ! Monsieur, je ne vous voyais pas ! Faites-moi
la grâce de m'employer. Soyez persuadé que je suis entièrement à vous. Vous êtes
l'homme du monde que je révère le plus. Il n'y a personne que j'honore à l'égal
de vous. Je vous conjure de le croire. Je vous supplie de n'en point douter. -
Serviteur. - Très humble valet . " Va, va, Marquis, Molière aura toujours
plus de sujets qu'il n'en voudra; et tout ce qu'il a touché jusqu'ici n'est rien
que bagatelle au prix de ce qui reste." Voilà à peu près comme cela doit
être joué.
BRÉCOURT C'est assez.
MOLIÈRE Poursuivez.
BRÉCOURT Voici Climène et Élise.
MOLIÈRE Là-dessus vous arrivez toutes deux. ( À Mademoiselle du Parc.)
Prenez bien garde, vous, à vous déhancher comme il faut, et à faire bien des façons.
Cela vous contraindra un peu; mais qu'y faire ? Il faut parfois se faire violence.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Certes, Madame, je vous ai reconnue de loin, et j'ai
bien vu à votre air que ce ne pouvait être une autre que vous.
MADEMOISELLE DU PARC Vous voyez je viens attendre ici la sortie d'un
homme avec qui j'ai une affaire à démêler.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Et moi de même.
MOLIÈRE Mesdames, voilà des coffres qui vous serviront de fauteuils.
MADEMOISELLE DU PARC Allons, Madame, prenez place, s'il vous plaît.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Après vous, Madame.
MOLIÈRE Bon. Après ces petites cérémonies muettes, chacun prendra place,
et parlera assis, hors les marquis, qui tantôt se lèveront, et tantôt s'assoiront,
suivant leur inquiétude naturelle. Parbleu ! Chevalier, tu devrais faire prendre
médecine à tes canons.
BRÉCOURT Comment ?
MOLIÈRE Ils se portent fort mal.
BRÉCOURT Serviteur à la turlupinade !
MADEMOISELLE MOLIÈRE Mon Dieu ! Madame, que je vous trouve le teint d'une
blancheur éblouissante, et les lèvres d'un couleur de feu surprenante !
MADEMOISELLE DU PARC Ah ! Que dites-vous là, Madame ? Ne me regardez point,
je suis du dernier laid aujourd'hui.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Eh, Madame, levez un peu votre coiffe.
MADEMOISELLE DU PARC Fi ! Je suis épouvantable, vous dis-je, et je me fais
peur à moi-même.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Vous êtes si belle !
MADEMOISELLE DU PARC Point, point.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Montrez-vous.
MADEMOISELLE DU PARC Ah ! Fi donc, je vous prie !
MADEMOISELLE MOLIÈRE De grâce.
MADEMOISELLE DU PARC Mon Dieu, non.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Si fait.
MADEMOISELLE DU PARC Vous me désespérez.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Un moment.
MADEMOISELLE DU PARC Ahy.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Résolument, vous vous montrerez. On ne peut point se
passer de vous voir.
MADEMOISELLE DU PARC Mon Dieu, que vous êtes une étrange personne ! Vous
voulez furieusement ce que vous voulez.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Ah ! Madame, vous n'avez aucun désavantage à paraître
au grand jour, je vous jure. Les mêchantes gens qui assuraient que vous mettiez
quelque chose ! Vraiment, je les démentirai bien maintenant.
MADEMOISELLE DU PARC Hélas ! Je ne sais pas seulement ce qu'on appelle mettre
quelque chose. Mais où vont ces dames ?
SCÈNE V
Mademoiselle DE BRIE, Mademoiselle DU PARC, etc...
MADEMOISELLE DE BRIE Vous voulez bien, Mesdames, que nous vous donnions,
en passant, la plus agréable nouvelle du monde. Voilà Monsieur Lysidas, qui vient
de nous avertir qu'on a fait une pièce contre Molière, que les grands comédiens
vont jouer.
MOLIÈRE Il est vrai, on me l'a voulu lire; et c'est un nommé br. Brou. Brossaut
qui l'a faite.
DU CROISY Monsieur, elle est affichée sous le nom de Boursaut; mais, à vous
dire le secret, bien des gens ont mis la main à cet ouvrage, et l'on en doit concevoir
une assez haute attente. Comme tous les auteurs et tous les comédiens regardent
Molière comme leur plus grand ennemi, nous nous sommes tous unis pour le desservir.
Chacun de nous a donné un coup de pinceau à son portrait; mais nous nous sommes
bien gardés d'y mettre nos noms il lui aurait été trop glorieux de succomber,
aux yeux du monde, sous les efforts de tout le Parnasse; et pour rendre sa défaite
plus ignominieuse, nous avons voulu choisir tout exprès un auteur sans réputation.
MADEMOISELLE DU PARC Pour moi, je vous avoue que j'en ai toutes les joies
imaginables.
MOLIÈRE Et moi aussi. Par la sambleu ! Le railleur sera raillé; il aura
sur les doigts, ma foi !
MADEMOISELLE DU PARC Cela lui apprendra à vouloir satiriser tout. Comment
? Cet impertinent ne veut pas que les femmes aient de l'esprit ? Il condamne toutes
nos expressions élevées, et prétend que nous parlions toujours terre à terre.
MADEMOISELLE DE BRIE Le langage n'est rien; mais il censure tous nos attachements,
quelque innocents qu'ils puissent être; et de la façon qu'il en parle, c'est être
criminelle que d'avoir du mérite.
MADEMOISELLE DU CROISY Cela est insupportable. Il n'y a pas une femme qui
puisse plus rien faire. Que ne laisse-t-il en repos nos maris, sans leur ouvrir
les yeux et leur faire prendre garde à des choses dont ils ne s'avisent pas ?
MADEMOISELLE BÉJART Passe pour tout cela; mais il satirise même les femmes
de bien, et ce méchant plaisant leur donne le titre d'honnêtes diablesses.
MADEMOISELLE MOLIÈRE C'est un impertinent. Il faut qu'il en ait tout le
soûl.
DU CROISY La représentation de cette comédie, Madame, aura besoin d'être
appuyée, et les comédiens de l'Hôtel.
MADEMOISELLE DU PARC Mon Dieu, qu'ils n'appréhendent rien. Je leur garantis
le succès de leur pièce, corps pour corps.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Vous avez raison, Madame. Trop de gens sont intéressés
à la trouver belle. Je vous laisse à penser si tous ceux qui se croient satirisés
par Molière, ne prendront pas l'occasion de se venger de lui en applaudissant
à cette comédie.
BRÉCOURT Sans doute; et pour moi je réponds de douze marquis, de six précieuses,
de vingt coquettes, et de trente cocus, qui ne manqueront pas d'y battre des mains.
MADEMOISELLE MOLIÈRE En effet. Pourquoi aller offenser toutes ces personnes-là,
et particulièrement les cocus, qui sont les meilleurs gens du monde ?
MOLIÈRE Par la sambleu ! On m'a dit qu'on le va dauber, lui et toutes ses
comédies, de la belle manière, et que les comédiens et les auteurs, depuis le
cèdre jusqu'à l'hysope, sont diablement animés contre lui.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Cela lui sied fort bien. Pourquoi fait-il de méchantes
pièces que tout Paris va voir, et où il peint si bien les gens, que chacun s'y
connaît ? Que ne fait-il des comédies comme celles de Monsieur Lysidas ? Il n'aurait
personne contre lui et tous les auteurs en diraient du bien. Il est vrai que de
semblables comédies n'ont pas ce grand concours de monde; mais, en revanche, elles
sont toujours bien écrites, personne n'écrit contre elles, et tous ceux qui les
voient meurent d'envie de les trouver belles.
DU CROISY Il est vrai que j'ai l'avantage de ne me point faire d'ennemis,
et que tous mes ouvrages ont l'approbation des savants.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Vous faites bien d'être content de vous. Cela vaut
mieux que tous les applaudissements du public, et que tout l'argent qu'on saurait
gagner aux pièces de Molière. Que vous importe qu'il vienne du monde à vos comédies,
pourvu qu'elles soient approuvées par messieurs vos confrères ?
LA GRANGE Mais quand jouera-t-on Le Portrait du peintre ?
DU CROISY Je ne sais; mais je me prépare fort à paraître des premiers sur
les rangs, pour crier " Voilà qui est beau ! "
MOLIÈRE Et moi de même, parbleu !
LA GRANGE Et moi aussi, Dieu me sauve !
MADEMOISELLE DU PARC Pour moi, j'y payerai de ma personne comme il faut;
et je réponds d'une bravoure d'approbation, qui mettra en déroute tous les jugements
ennemis. C'est bien la moindre chose que nous devions faire, que d'épauler de
nos louanges le vengeur de nos intérêts.
MADEMOISELLE MOLIÈRE C'est fort bien dit.
MADEMOISELLE DE BRIE Et ce qu'il nous faut faire toutes.
MADEMOISELLE BÉJART Assurément.
MADEMOISELLE DU CROISY Sans doute.
MADEMOISELLE HERVÉ Point de quartier à ce contrefaiseur de gens.
MOLIÈRE Ma foi, Chevalier, mon ami, il faudra que ton Molière se cache.
BRÉCOURT Qui, lui ? Je te promets, Marquis, qu'il fait dessein d'aller,
sur le théâtre, rire avec tous les autres du portrait qu'on a fait de lui.
MOLIÈRE Parbleu ! Ce sera donc du bout des dents qu'il y rira.
BRÉCOURT Va, va, peut-être qu'il y trouvera plus de sujets de rire que tu
ne penses. On m'a montré la pièce; et comme tout ce qu'il y a d'agréable sont
effectivement les idées qui ont été prises de Molière, la joie que cela pourra
donner n'aura pas lieu de lui déplaire, sans doute; car, pour l'endroit où on
s'efforce de le noircir, je suis le plus trompé du monde, si cela est approuvé
de personne; et quant à tous les gens qu'ils ont tâché d'animer contre lui, sur
ce qu'il fait, dit-on, des portraits trop ressemblants, outre que cela est de
fort mauvaise grâce, je ne vois rien de plus ridicule et de plus mal repris; et
je n'avais pas cru jusqu'ici que ce fût un sujet de blâme pour un comédien, que
de peindre trop bien les hommes.
LA GRANGE Les comédiens m'ont dit qu'ils l'attendaient sur la réponse, et
que.
BRÉCOURT Sur la réponse ? Ma foi, je le trouverais un grand fou, s'il se
mettait en peine de répondre à leurs invectives. Tout le monde sait assez de quel
motif elles peuvent partir; et la meilleure réponse qu'il leur puisse faire, c'est
une comédie qui réussisse comme toutes ses autres. Voilà le vrai moyen de se venger
d'eux comme il faut; et de l'humeur dont je les connais, je suis fort assuré qu'une
pièce nouvelle qui leur enlèvera le monde, les fâchera bien plus que toutes les
satires qu'on pourrait faire de leurs personnes.
MOLIÈRE Mais, Chevalier.
MADEMOISELLE BÉJART Souffrez que j'interrompe pour un peu la répétition.
Voulez-vous que je vous die ? Si j'avais été en votre place, j'aurais poussé les
choses autrement. Tout le monde attend de vous une réponse vigoureuse; et après
la manière dont on m'a dit que vous étiez traité dans cette comédie, vous étiez
en droit de tout dire contre les comédiens, et vous deviez n'en épargner aucun.
MOLIÈRE J'enrage de vous ouïr parler de la sorte; et voilà votre manie,
à vous autres femmes. Vous voudriez que je prisse feu d'abord contre eux, et qu'à
leur exemple j'allasse éclater promptement en invectives et en injures. Le bel
honneur que j'en pourrais tirer, et le grand dépit que je leur ferais ! Ne se
sont-ils pas préparés de bonne volonté à ces sortes de choses ? Et lorsqu'ils
ont délibéré s'ils joueraient Le Portrait du peintre, sur la crainte d'une riposte,
quelques-uns d'entre eux n'ont-ils pas répondu . " Qu'il nous rende toutes
les injures qu'il voudra, pourvu que nous gagnions de l'argent ? " N'est-ce
pas là la marque d'une âme fort sensible à la honte ? Et ne me vengerais-je pas
bien d'eux en leur donnant ce qu'ils veulent bien recevoir ?
MADEMOISELLE DE BRIE Ils se sont fort plaints, toutefois, de trois ou quatre
mots que vous avez dits d'eux dans La Critique et dans vos Précieuses.
MOLIÈRE Il est vrai, ces trois ou quatre mots sont fort offensants, et ils
ont grande raison de les citer. Allez, allez, ce n'est pas cela. Le plus grand
mal que je leur aie fait, c'est que j'ai eu le bonheur de plaire un peu plus qu'ils
n'auraient voulu; et tout leur procédé, depuis que nous sommes venus à Paris,
a trop marqué ce qui les touche. Mais laissons-les faire tant qu'ils voudront;
toutes leurs entreprises ne doivent point m'inquiéter. Ils critiquent mes pièces tant mieux; et Dieu me garde d'en faire jamais qui leur plaise ! Ce serait
une mauvaise affaire pour moi.
MADEMOISELLE DE BRIE Il n'y a pas grand plaisir pourtant à voir déchirer
ses ouvrages.
MOLIÈRE Et qu'est-ce que cela me fait ? N'ai-je pas obtenu de ma comédie
tout ce que j'en voulais obtenir, puisqu'elle a eu le bonheur d'agréer aux augustes
personnes à qui particulièrement je m'efforce de plaire ? N'ai-je pas lieu d'être
satisfait de sa destinée, et toutes leurs censures ne viennent-elles pas trop
tard ? Est-ce moi, je vous prie, que cela regarde maintenant ? Et lorsqu'on attaque
une pièce qui a eu du succès, n'est-ce pas attaquer plutôt le jugement de ceux
qui l'ont approuvée, que l'art de celui qui l'a faite ?
MADEMOISELLE DE BRIE Ma foi, j'aurais joué ce petit Monsieur l'auteur, qui
se mêle d'écrire contre des gens qui ne songent pas à lui.
MOLIÈRE Vous êtes folle. Le beau sujet à divertir la cour que Monsieur Boursaut
! Je voudrais bien savoir de quelle façon on pourrait l'ajuster pour le rendre
plaisant, et si, quand on le bernerait sur un théâtre, il serait assez heureux
pour faire rire le monde. Ce lui serait trop d'honneur que d'être joué devant
une auguste assemblée, il ne demanderait pas mieux, et il m'attaque de gaieté
de cur, pour se faire connaître de quelque façon que ce soit. C'est un homme
qui n'a rien à perdre, et les comédiens ne me l'ont déchaîné que pour m'engager
à une sotte guerre, et me détourner, par cet artifice, des autres ouvrages que
j'ai à faire; et cependant, vous êtes assez simples pour donner toutes dans ce
panneau. Mais enfin j'en ferai ma déclaration publiquement. Je ne prétends faire
aucune réponse à toutes leurs critiques et leurs contre-critiques. Qu'ils disent
tous les maux du monde de mes pièces, j'en suis d'accord. Qu'ils s'en saisissent
après nous, qu'ils les retournent comme un habit pour les mettre sur leur théâtre,
et tâchent à profiter de quelque agrément qu'on y trouve, et d'un peu de bonheur
que j'ai, j'y consens ils en ont besoin, et je serai bien aise de contribuer
à les faire subsister, pourvu qu'ils se contentent de ce que je puis leur accorder
avec bienséance. La courtoisie doit avoir des bornes; et il y a des choses qui
ne font rire ni les spectateurs, ni celui dont on parle. Je leur abandonne de
bon cur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix, et
ma façon de réciter, pour en faire et dire tout ce qu'il leur plaira, s'ils en
peuvent tirer quelque avantage : je ne m'oppose point à toutes ces choses, et
je serai ravi que cela puisse réjouir le monde. Mais en leur abandonnant tout
cela, ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste et de ne point toucher
à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m'a dit qu'ils m'attaquaient
dans leurs comédies. C'est de quoi je prierai civilement cet honnête Monsieur
qui se mêle d'écrire pour eux, et voilà toute la réponse qu'ils auront de moi.
MADEMOISELLE BÉJART Mais enfin.
MOLIÈRE Mais enfin, vous me feriez devenir fou. Ne parlons point de cela
davantage; nous nous amusons à faire des discours, au lieu de répéter notre comédie.
Où en étions-nous ? Je ne m'en souviens plus.
MADEMOISELLE DE BRIE Vous en étiez à l'endroit.
MOLIÈRE Mon Dieu ! J'entends du bruit : c'est le Roi qui arrive assurément;
et je vois bien que nous n'aurons pas le temps de passer outre. Voilà ce que c'est
de s'amuser. Oh bien ! Faites donc pour le reste du mieux qu'il vous sera possible.
MADEMOISELLE BÉJART Par ma foi, la frayeur me prend, et je ne saurais aller
jouer mon rôle, si je ne le répète tout entier.
MOLIÈRE Comment, vous ne sauriez aller jouer votre rôle ?
MADEMOISELLE BÉJART Non.
MADEMOISELLE DU PARC Ni moi le mien.
MADEMOISELLE DE BRIE Ni moi non plus.
MADEMOISELLE MOLIÈRE Ni moi.
MADEMOISELLE HERVÉ Ni moi.
MADEMOISELLE DU CROISY Ni moi.
MOLIÈRE Que pensez-vous donc faire ? Vous moquez-vous toutes de moi ?
SCÈNE VI
BÉJART, MOLIÈRE, etc...
BÉJART Messieurs, je viens vous avertir que le Roi est venu, et qu'il attend
que vous commenciez.
MOLIÈRE Ah ! Monsieur, vous me voyez dans la plus grande peine du monde,
je suis désespéré à l'heure que je vous parle ! Voici des femmes qui s'effrayent
et qui disent qu'il leur faut répéter leurs rôles avant que d'aller commencer.
Nous demandons, de grâce, encore un moment. Le Roi a de la bonté, et il sait bien
que la chose a été précipitée. Eh ! De grâce, tâchez de vous remettre, prenez
courage, je vous prie.
MADEMOISELLE DU PARC Vous devez vous aller excuser.
MOLIÈRE Comment m'excuser ?
SCÈNE VII
MOLIÈRE, Mademoiselle BÉJART, etc...
UN NÉCESSAIRE Messieurs, commencez donc.
MOLIÈRE Tout à l'heure, Monsieur. Je crois que je perdrai l'esprit de cette
affaire-ci, et...
SCÈNE VIII
MOLIÈRE, Mademoiselle BÉJART, etc...
AUTRE NÉCESSAIRE Messieurs, commencez donc.
MOLIÈRE Dans un moment, Monsieur. Et quoi donc ? Voulez-vous que j'aie l'affront.
?
SCÈNE IX
MOLIÈRE, Mademoiselle BÉJART, etc...
AUTRE NÉCESSAIRE Messieurs, commencez donc.
MOLIÈRE Oui, Monsieur, nous y allons. Eh ! Que de gens se font de fête,
et viennent dire " Commencez donc", à qui le Roi ne l'a pas commandé
!
SCÈNE X
MOLIÈRE, Mademoiselle BÉJART, etc...
AUTRE NÉCESSAIRE Messieurs, commencez donc.
MOLIÈRE Voilà qui est fait, Monsieur. Quoi donc ? Recevrai-je la confusion.
?
SCÈNE XI
BÉJART, MOLIÈRE, Etc...
MOLIÈRE Monsieur, vous venez pour nous dire de commencer, mais.
BÉJART Non, Messieurs, je viens pour vous dire qu'on a dit au Roi l'embarras
où vous vous trouviez, et que, par une bonté toute particulière, il remet votre
nouvelle comédie à une autre fois, et se contente, pour aujourd'hui, de la première
que vous pourrez donner.
MOLIÈRE Ah ! Monsieur, vous me redonnez la vie ! Le Roi nous fait la plus
grande grâce du monde de nous donner du temps pour ce qu'il avait souhaité, et
nous allons tous le remercier des extrêmes bontés qu'il nous fait paraître.
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