D.R. BELAIR - RTMKB

 

 

 

LA CIRCONCISION

SA SIGNIFICATION SOCIALE ET RELIGIEUSE

PAR

PAUL LAFARGUE

 

I

Tylor donne comme exemple de survivance de l'âge de pierre l'emploi, par les anciens Juifs, du couteau de silex pour pratiquer la circoncision que les Juifs opèrent encore de nos jours sur les enfants morts âgés de moins de huit jours, avec un pareil instrument. (E. B. Tylor, Researches into the early history of Mankind, 217-219, 2º éd., 1870.) L'usage du couteau de pierre pour une si douloureuse opération est un signe certain que la circoncision est une des plus antiques institutions de l'espèce humaine.

On a considéré la circoncision comme un rite religieux appartenant sinon exclusivement, du moins spécialement aux Hébreux, à cause des promesses divines attachées à son observance, de sa persistance dans la race sémite, et du mépris avec lequel on traite, dans le Nouveau Testament, les incirconcis de gentils. Cependant, si l'on se rapporte à la Bible, l'on voit que l'Éternel ne songea à demander à Abraham le sacrifice de son prépuce que lorsqu'il eut atteint l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans (Genèse, XVII), et après son retour d'Égypte, où le patriarche avait appris à apprécier l'importance religieuse de cette mutilation. On est donc autorisé à supposer que les Hébreux ne sont pas les inventeurs de cette coutume, qu'au dire d'Hérodote (II, § 104) les Égyptiens, les Colchidiens et les Éthiopiens pratiquaient de temps immémorial et que les Phéniciens et les Éthiopiens reconnaissaient avoir reçue des Égyptiens. La circoncision semble s'être implantée difficilement chez les Hébreux, car Moïse, après sa fuite d'Égypte, s'étant marié au pays de Madian avec Séphora, qui descendait d'Abraham, ne circoncit son fils que lorsqu'il rentra en Égypte et que l'Éternel chercha à le tuer (Exode, IV, 24) ; c'est sa femme qui opéra l'enfant. Les Phéniciens, au contact des Grecs, perdirent la coutume de circoncire les nouveaux-nés (Hérodote, II, § 104). Il en arriva de même aux Israélites ; Dès qu'ils quittèrent la terre d'Égypte, ils s'empressèrent d'abandonner cet usage, qui ne fut rétabli qu'après leur voyage à travers le désert, et sur l'ordre formel de l'Éternel, qui enjoignit à Josué de circoncire tous les hommes (Josué, V). Au temps d'Antiochus Épiphane, les riches habitants de Jérusalem rougirent de la perte de leur prépuce : ceux qui se rendaient aux gymnases publics pour s'y exercer nus, se firent refaire un prépuce artificiel. Celse décrit l'opération (De re medica, VII, § 25).

Les prêtres d'Égypte, dit Hérodote (II, § 37), se circoncisaient par mesure de propreté ; « mais cette coutume n'était pas confinée aux classes sacerdotales, ainsi que le prouvent les sculptures et les momies ; la circoncision était la marque qui distinguait les Égyptiens de leurs ennemis, et dans la suite, quand l'Égypte se peupla d'étrangers, elle était le signe qui empêchait de confondre l'orthodoxe égyptien avec l'étranger infidèle. Son institution dans le pays remonte à la plus extrême antiquité : on la trouve établie à la plus primitive époque dont il reste des monuments, plus de 2500 ans avant notre ère, et elle datait d'une époque antérieure. » (J. Gardner Wilkinson, Manners and customs of the ancient Egyptians, I, p. 183-184. London, 1873.) Les Égyptiens la considéraient comme si ancienne, qu'ils en faisaient remonter l'origine aux animaux, aux singes cynocéphales qui, disaient-ils, naissent circoncis. (Horapollo, Hieroglyphica, § 14.)

On n'a voulu voir dans cette étrange coutume, ainsi que dans l'épilation du corps que pratiquaient si scrupuleusement les prêtres égyptiens, qu'un simple acte de propreté, qu'une mesure préventive contre les attaques épidémiques de maladies vénériennes qui se déclaraient après les fêtes orgiaques de Baal-Pehors (Nombres, XXV) ; cette mesure hygiénique, pour s'imposer et se maintenir, avait dû prendre le caractère d'une cérémonie religieuse. En effet, Josué ne fit revivre l'institution tombée en désuétude tant que les Israélites vécurent dans le désert, que lorsque, arrivés dans la terre sainte, ils eurent les opportunités de prendre part aux grandes fêtes de prostitution du monde antique. Sans vouloir contester la valeur de ces explications, surtout dans le cas spécial de Josué, on doit cependant reconnaître que les travaux ethnographiques et les études religieuses de notre siècle permettent de fournir des explications plus probables et plus générales de cette coutume barbare.

II

E. Casalis, qui en qualité de missionnaire résida vingt-trois ans dans le sud de l'Afrique, décrit les cérémonies qui accompagnent la circoncision chez les Bassoutos : son récit est confirmé par celui de Livingstone. Comme ce n'est qu'en étudiant les mœurs des sauvages et des barbares, qui, selon l'énergique expression du docteur Letourneau, sont la préhistoire vivante, que l'on pourra reconstituer les premières phases de l'évolution humaine, je résumerai les récits de ces deux voyageurs en les complétant par des observations faites en Australie ; nous pourrons ainsi remonter à l'origine probable de cette coutume.
(E. Casalis, Les Bassoutos, chap. XIII, Paris, 1839 ; Livingstone, Missionary travels in south Africa, pp. 146-149, London, 1837 ; G.-F. Angas, Savage life and scenes in Australia and New Zealand, vol. I, chap. III ; vol. II, chap. VII, London, 1847.)

La circoncision se pratique chez les Bassoutos et les Béchouanas vers l'âge de treize à quinze ans ; d'enfants (pueri) qu'ils étaient, elle en fait des hommes (viri). Cette cérémonie, qui ne revient que tous les cinq ou six ans, est si importante, que les Béchouanas comptent leur histoire par cérémonies de circoncision, comme autrefois les Grecs le faisaient par olympiades.

Les jeunes gens que l'on va « faire hommes », avertis de l'époque fixée, simulent une révolte et s'évadent dans les bois ; les guerriers, armés de toutes pièces, partent à la poursuite des insurgés, qu'ils ramènent au milieu de danses bruyantes qui sont le signal de la fête. Le lendemain on construit des cabanes appelées mapato (mystère), où après leur circoncision ils doivent demeurer pendant six à huit mois sous la direction d'instructeurs spéciaux qui les exercent au maniement des armes, à lancer la javeline, manœuvrer la massue, parer les coups avec le bouclier carré. Ils endurcissent leur corps à la fatigue, à la faim, à la douleur ; ils commencent là leur apprentissage d'hommes et de guerriers. Ils sont soumis à des jeûnes prolongés, à de fréquentes et impitoyables flagellation ; et pendant que la gaule sifflante s'applique sur leurs corps nus, les mentors les moralisent : « Amendez-vous ! soyez hommes ! Fuyez le vol et l'adultère ! Honorez votre père et votre mère ! Obéissez à vos chefs ! » Ils ont le droit de tuer le garçon qui essayerait d'échapper à cette terrible discipline sous laquelle les faibles succombent. Les femmes ont rigoureusement écartées du mapato, mais tout homme a le droit d'y venir et de joindre ses coups et ses préceptes à ceux des instituteurs. Cette éducation spartiate que les philosophes de l'antiquité et les historiens modernes croyaient spéciale aux habitants de la Laconie, a été employée par tous les peuples primitifs pour former des guerriers rompus aux fatigues et aux souffrances.

L'originalité des Lacédémoniens est d'avoir préservé en pleine civilisation grecque les mœurs barbares qui firent leur supériorité.

Après six à huit mois de ce régime disciplinaire, les jeunes gens, oints de la tête aux pieds, reçoivent des vêtements et un nom qu'ils doivent conserver leur vie durant, et retournent dans le village au milieu des danses et des acclamations : le mapato est livré aux flammes dès qu'ils l'ont quitté. L'oncle maternel de chaque circoncis lui donne un javelot pour défendre la tribu et une vache pour le nourrir. Jusqu'à leur mariage, les nouveaux circoncis continuent à vivre ensemble dans des espèces de corps de garde ; ils sont astreints à remplir certaines fonctions publiques : faire paître les bestiaux, procurer du bois de chauffage et chercher les matériaux de construction.

La circoncision est, chez ces peuplades nègres, une des cérémonies de l'initiation de l'adolescent aux droits et devoirs du guerrier : les jeunes circoncis forment une corporation (taka, branche) qui prend le nom du jeune chef qui doit les commander à l'avenir dans les expéditions belliqueuses : ce chef est choisi dans la gens ou clan qui fournit les commandants militaires. Ce que les historiens ont cru une invention du père de Sésostris, qui fit élever avec son fils les enfants de son âge, est une coutume générale des barbares. Livingstone n'hésite pas à considérer la circoncision (boguera) « comme une cérémonie civile plutôt que religieuse... Et comme il n'existe pas de chaîne continue entre les Arabes et les Béchouanas, et comme elle n'est pas une cérémonie religieuse, elle ne peut être attribuée à une origine mahométane, ainsi qu'on a l'habitude de le faire. »

Les filles de treize à quatorze ans passent aussi par une semblable initiation que certaines tribus désignent du mot circoncision. Sous la direction de matrones expertes, elles quittent le village, sont conduites à la rivière où elles reçoivent une espèce de baptême, s'enduisent le corps d'argile blanche, se couvrent le visage de masques d'osier, et, psalmodiant des chants mélancoliques, elles se livrent aux travaux agricoles qui reposent entièrement sur les femmes ; le soir, elles apportent des fagots et de grandes jarres remplies d'eau : les coups et les mauvais traitements ne leur sont pas épargnés. Livingstone dit que « leurs bras portent de nombreuses cicatrices de brûlures faites avec des tisons ardents, afin d'éprouver leur pouvoir de résistance à la douleur. » Chez les Gallinas de Sierra Leone, les jeunes filles, après avoir appris les danses qui accompagnent toutes leurs occupations (travaux agricoles, transport des fardeaux, service de rameuses, préparations culinaires, funérailles, mariages, etc.), ont leur clitoris excisé, au milieu de la nuit, quand la lune est pleine ; elles reçoivent ensuite leur nom. (Harris, Memoirs of the Anthropological Society of London, 1805, p. 31.)

Les cérémonies d'initiation sont spéciales à chaque sexe : il est aussi dangereux pour un homme de se glisser parmi les jeunes filles que pour une femme de pénétrer dans le mystique mapato ; tout violateur des mystères de l'initiation risquerait de payer son audace de sa vie. Avant d'être élevés au rang de femmes et d'hommes, les filles et les garçons vivent ensemble, plus particulièrement sous la direction des femmes ; mais quand ils ont été initiés, ils se séparent et vivent, les filles avec les filles et les garçons avec les garçons, jusqu'à ce que le mariage rapproche de nouveau les sexes. Cette division des jeunes gens d'une même gens par sexes s'est établie dans la tribu lorsque ce que Morgan nomme le mariage punualien, ou par groupe, succéda au mariage consanguin, ou intermariage de frères et sœurs utérins et consanguins. (L. H. Morgan, Ancient society, New York, 1878.)

Le fait de trouver dans les peuplades nègres de l'Afrique la circoncision, non pas pratiquée au moment de la naissance, mais à l'âge de la puberté, au moment où s'établit la séparation des sexes, est, ainsi que le couteau de silex dont parle Tylor, une preuve de l'extrême antiquité de cette coutume : aussi devait-on la retrouver chez des sauvages autrement inférieurs que les Bassoutos et les Béchouanas, chez les peuplades australiennes, tellement grossières qu'elles ignoraient le moyen d'obtenir le feu, bien qu'elles en connussent l'usage : lorsque les tisons, qu'étaient chargées de porter les femmes, venaient à s'éteindre, elles étaient obligées d'aller chercher du feu à un campement voisin.

L'initiation du jeune Australien à la dignité de guerrier est une cérémonie si importante, que les tribus ennemies suspendent pour cette occasion leurs hostilités et se rencontrent en paix. Les guerriers font le simulacre d'enlever les garçons âgés de treize à quatorze ans ; les femmes se lamentent, pleurent leur perte, et, dans leur désespoir, se tailladent les cuisses avec des écailles de moules jusqu'à ce qu'elles saignent profusément. Les jeunes gens sont entraînés dans des endroits écartés : quand on pratique les rites mystérieux, un vieillard, perché sur un arbre, tourne le wihtou-wihtou, instrument sacré formé d'une planchette ovale, attaché par une corde de cheveux d'homme ; son bruit strident avertit les femmes et les enfants de ne pas approcher sous peine de mort.

Le garçon doit parler à voix basse ; on épile sa tête, mais on lui met des touffes de mousse au pubis et aux aisselles, les poils en ces endroits caractérisant l'adulte. Les Purnkallas et les Nanos fendent avec un silex aiguisé la verge jusqu'au scrotum, puis pratiquent la circoncision ; d'autres se contentent de couper circulairement le prépuce qu'on passe en guise de bague au doigt médian gauche de l'initié. Le circoncis est expédié dans les montagnes, et pendant un certain temps il doit fuir l'approche de toute femme. Les Koradjée de la Nouvelle-Galles du Sud ne circoncisent pas les jeunes gens, mais leur font sauter une dent de devant, après avoir préalablement incisé la gencive avec un morceau d'os.

On procède ensuite à la troisième cérémonie. Le parrain du néophyte, s'ouvrant les veines du bras, lui donne à boire de son sang, ouis, le mettant à quatre pattes, en arrose son dos : c'est un véritable baptême de sang. Pendant qu'il est dans cette position, le parrain lui fait de longues entailles qui partent du cou aux régions lombaires, qu'il élargit le plus possible avec ses doigts, sans doute pour mêler les deux sangs. Si le malheureux garçon pleure et se débat, les guerriers poussent un cri particulier qui fait accourir les femmes ; ils leur rendent l'adolescent jugé indigne de devenir un chasseur et un guerrier. Le garçon qui supporte stoïquement ces mutilations est admis homme ; on lui révèle les secrets des guerriers ; son parrain lui choisit un nom à terminaison spéciale qu'il doit porter dorénavant ; jusqu'alors, il n'avait eu d'autre nom que celui du lieu de sa naissance. On lui remet le talisman qui doit le protéger à la guerre, à la chasse et dans les maladies : c'est un morceau de pierre cristalline, censé être un excrément de la divinité ; il doit le garder dans un sac enveloppé de cheveux d'homme et ne jamais le montrer aux femmes, qui, sous peine de mort, ne doivent pas chercher à le voir.

Il serait facile de multiplier les récits des voyageurs, mais ceux qui ont été cités sont typiques ; ils montrent que chez les nations les plus primitives qu'il nous soit donné de connaître, l'admission de l'adolescent dans la classe des guerriers et des chasseurs est accompagnée de mutilations douloureuses (incisions, circoncision, bris de dents, etc.) pour éprouver son stoïcisme, et que la circoncision pratiquée sur le membre viril paraît à l'imagination sauvage celle qui convient le mieux à cette initiation.

III

La circoncision se présente dans l'histoire avec un autre caractère que celui de cérémonie civile pratiquée sur des adolescents parvenus à l'âge de puberté ; d'autres peuples circoncisent l'enfant quelques jours après sa naissance ; chez eux, elle prend un caractère de rite religieux dont il faut rechercher la signification.

On se félicita d'avoir retrouvé les dix tribus d'Israël perdues depuis la captivité de Salmanazar, quand les Espagnols découvrirent les Mexicains, qui, sans y voir malice, avaient différentes cérémonies religieuses, entre autres la circoncision que l'on croyait l'apanage du peuple hébreu.

S'il y a contradiction entre les écrivains qui ont rapporté les mœurs mexicaines sur la pratique de la circoncision, tous sont néanmoins d'accord pour mentionner une opération faite dans les temples sur les organes génitaux ; ils ne diffèrent entre eux que sur son importance ; les uns prétendent qu'elle n'était qu'une simple incision, les autres assurent qu'elle était une complète amputation du prépuce. Ce qu'il est important de retenir de ces récits contradictoires, ce sont les rites religieux qui accompagnaient l'opération.

Palacio, dans sa lettre au roi d'Espagne, raconte que le sang qui s'écoulait du prépuce fendu était consacré à Dieu. (D. Garcia de Palacio, Carta dirigida al rey de España, año 1576, p. 74.) Las Casas affirme que les Aztèques portaient dans le temple l'enfant le vingt-neuvième jour de sa naissance ; le grand prêtre, après l'avoir placé sur une pierre, coupait le prépuce jusqu'à la racine. (Bartolomé de Las Casas, Historia apologetica de las Indias Occidentales, manuscrit cité par Bancroft, The native races of the pacific states of north America, London, 1875, t. II, pp. 278-279.) Devant l'image de Huitzilopochtli, le dieu de la guerre, le Sabaoth des Nahuatls, le prêtre faisait une légère incision à l'oreille et au prépuce du nouveau-né avec un couteau d'obsidienne que lui apportait la mère, et jetant l'instrument aux pieds de l'idole, il donnait un nom à l'enfant, après avoir consulté son horoscope et les signes du temps. (Duran, Historia de las Indias, manuscrit cité par Brasseur de Bourbourg, Histoire des nations civilisées du Mexique, t. III, pp. 525-526, Paris, 1867.) D'après un verset de saint Luc (I, 59), il paraîtrait que l'habitude chez les Hébreux était de donner à l'enfant son nom le jour de la circoncision ; c'était l'Éternel qui avait institué cette coutume, car il changea le nom d'Abram en Abraham le jour qu'il lui ordonna de se circoncire (Genèse, XVII, 5) ; d'après des passages de l'Ancien Testament, où l'on parle de lèvres et d'oreilles impures parce que non circoncises, on pourrait conclure qu'autrefois les Israélites consacraient ces organes à l'Éternel en les incisant devant son autel. (Isaie, I, 59 ; Jérémie, VI, 10 ; Exode, VI, 12 et 30, etc.) Les mères mexicaines qui désiraient que leurs enfants fussent reçus serviteurs du dieu Huitzilopochtli devaient, l'année de leur naissance, leur scarifier les bras et la poitrine le jour de sa fête. (Juan de Torquemada, Monarquia indiana, II, 266, Madrid, 1723.)

Ces stigmates étaient le pacte écrit dans la chair du fidèle qui le liait à Dieu ; c'est ainsi qu'on marquait les soldats et les esclaves en signe d'obéissance à leurs chefs et de propriété à leur maître. La peau de l'homme est le premier parchemin dont il ait fait usage pour écrire ses contrats. L'Éternel exigea qu'Abraham circoncît « la chair de son prépuce à lui et aux siens, et cela sera pour signe de l'alliance entre moi et vous. » Il insiste sur le caractère de la mutilation. « Tout enfant mâle de huit jours sera circoncis parmi vous en vos générations, tant celui né dans la maison que l'esclave acheté par argent... et mon alliance sera en votre chair pour être une alliance perpétuelle. » (Genèse, XVII, 11-14). Les contrats entre individus prenaient ce caractère sanglant. Les Arabes, nous dit Hérodote (III, § 8), engagent de cette façon leur foi : un médiateur debout entre les deux contractants leur fait à tous deux, avec une pierre aigüe, une incision à la paume de la main près des grands doigts. Il prend ensuite des poils du vêtement de chacun, le trempe dans leur sang, et en frotte sept pierres placées entre eux en invoquant Uretal et Alitat.

Pour être consacrées à Huitzilopochtli, les petites filles avaient leurs oreilles incisées. La petite fille aztèque, agée de vingt-neuf jours, était déflorée par le doigt du grand prêtre. Une semblable consécration se faisait chez les Sémites : Baal-Pehors, avait, d'après l'explication rabbinique, pour mission spéciale de déflorer les jeunes vierges, ainsi que le dieu mexicain : Pehor signifie hiatus.

Le sang, le sang humain spécialement, était autrefois le liquide sacré qui liait les hommes entre eux et qui les consacrait à la divinité. Le jeune Australien boit le sang de son parrain ; les nègres du Congo se jurent amitié en buvant mutuellement leur sang ; au moyen âge, on signait de son sang le pacte avec le diable, et il arrive encore aux amants d'écrire avec leur sang des lettres d'amour. On a toujours attribué au sang humain des propriétés mystiques.

Les Nahuatls du Yucatan et d'autres nations mexicaines ne coupaient pas le cordon ombilical au moment de la naissance, mais, au jour fixé par l'astrologue, on le tranchait sur un épi de maïs. Les grains de l'épi arrosé de sang étaient précieusement conservés et semés en temps voulu : une moitié de la récolte était destinée à servir à la fabrication du premier aliment solide de l'enfant, l'autre était donnée à l'astrologue, après avoir prélevé une certaine quantité que l'enfant devait consacrer à Dieu et semer de ses propres mains. (H. Bancroft, loc. cit., II, 679.) Le sang humain avait transmis aux grains ses propriétés mystérieuses qu'ils conservaient pendant plusieurs fructifications. Dans le Nicaragua, on préparait un gateau sacré fait avec du maïs arrosé de sang provenant d'incisions faites aux parties génitales. (Bancroft, loc. cit., III, 507.)

L'homme a été la victime la plus agréable à la Divinité ; il fallut de longs siècles avant que Dieu permit qu'on lui substituât l'animal dans les sacrifices divins. Les mythes si connus d'Isaac et d'Iphigénie montrent que les dieux de races aussi supérieures que les Juifs et les Héllènes étaient tout aussi sanguinaires que les dieux des Aztèques. La circoncision et les autres mutilations faites sur le corps de l'enfant n'étaient que des atténuations des holocaustes humains. On immolait d'abord les enfants, puis on se contenta de leur amputer des phalanges, de les circoncire ou de les scarifier pour les consacrer à la divinité. Les sauvages habitants de la Nouvelle-Galles amputent aux petites filles deux phalanges du petit doigt de la main gauche ; le mot qui désigne cette opération, malgum, signifie couper pour protéger. En effet, on sacrifiait une partie de l'enfant, son prépuce, ses phalanges, ou une certaine quantité de sang pour le sauver tout entier. C'est ainsi que Lycurgue, le personnage légendaire à qui les Lacédémoniens attribuèrent l'invention de toutes leurs institutions, ordonna de fouetter jusqu'au sang les enfants, qui autrefois étaient immolés sur l'autel d'Artémis Orthia.

Rite purement religieux, la circoncision présente deux caractères : elle est le signe matériel de l'alliance de l'homme avec la divinité ; lorsque le vassal jurait fidélité à son suzerain, il lui apportait une motte de sa terre, lorsque le Mexicain ou l'Israélite jurait fidélité à son Dieu, il lui apportait un morceau de sa chair. Elle marque, ainsi que les sacrifices des animaux, l'adoucissement des cultes primitifs : on immolait d'abord la créature humaine, on lui substitua l'animal, et l'on se contenta de faire à la première une légère mutilation. Mais la circoncision peut affecter une autre forme, dans laquelle se combinent les deux caractères de rite social et religieux constatés précédemment.

IV

Le dieu d'Émèse, que l'empereur Élagabale introduisit à Rome, était adoré en Syrie sous la forme d'une grosse pierre conique, tombée du ciel, disait-on : cette image grossière du dieu suffirait pour le classer parmi les dieux primitifs, si les rites sanguinaires de son culte ne démontraient pas surabondamment son extrême antiquité. Le jour de sa fête, le grand prêtre jetait sur son autel des phallus humains ; Dion, qui rapporte le fait, ne nous dit pas s'ils étaient enlevés à des cadavres ou à des hommes vivants : c'était l'offrande la plus sainte qui pouvait lui être présentée. (Dion Cassius, Histoire romaine, liv. XXIX, § 11.)

La déesse d'Hierapolis, ainsi que les grandes déesses primitives des peuples méditerranéens, qui semblent toutes avoir une même origine égyptienne, était honorée par la castration que ses fidèles pratiquaient en public les jours de grande cérémonie. (Lucien, La déesse syrienne, § 32, 50, 51.) Les prêtres de la Mère des dieux s'amputaient les parties viriles (virilitatem amputare) avec un tesson de poterie de Samos. (Pline, Histoire naturelle, XXXV, § 46.)

Les anciens, pour expliquer l'origine de cette féroce cérémonie, avaient imaginé différents mythes, dont un des plus célèbres est celui d'Attis. Cybèle, furieuse de ce que le berger phtygien, qui s'était voué à son culte, avait eu des rapports avec la nymphe Sangaris, fit périr la naïade et rendit fou son amoureux. Poursuivi par les Furies qui le lacèrent de coups, Attis s'enfuit dans les bois et, afin d'échapper à ce supplice, il ampute sa virilité avec une pierre tranchante, saxo acuto, rapporte Ovide (Fastes, IV). Pareille aventure semble être arrivée au dieu Osiris, car dans le Rituel funéraire des anciens Égyptiens, il est parlé « du sang qui tomba du phallus du Dieu-Soleil, lorsqu'il eut achevé de se couper lui-même. » (F. Chabas, De la circoncision chez les Égyptiens, Revue archéologique, 1861. E. de Rougé, Rituel funéraire des anciens Égyptiens, chap. XVII, Revue archéologique, 1860.) Peut-être Osiris, ainsi qu'Attis, ne s'était-il mutilé que pour apaiser sa sœur et son épouse Isis. La mythologie grecque possède aussi une éviration divine : Uranus fut éviré par son fils Saturne, sur l'ordre de sa femme. Il est extraordinaire de voir, dans les mythes d'Égypte, de Grèce et d'Asie Mineure, les évirations de dieux ordonnées non par des dieux jaloux, mais par des déesses. Ammien Marcellin a conservé une tradition qui rapporte à Sémiramis, c'est-à-dire à une reine amazonienne, le triste honneur d'avoir la première fait pratiquer la castration (XIV, 6).

Ces mythes et ces traditions n'ont pas été enfantés dans l'imagination fantaisiste des prêtres et des poètes sacrés ; ils sont les souvenirs, religieusement conservés, des mœurs féroces du passé. Apollon, le dieu de la lumière et de l'art, écorchant tout vif Marsyas, qui avait osé lui disputer le prix de la musique, semble une histoire inventée à plaisir par quelque malencontreux rapsode cherchant à réveiller l'attention de ses auditeurs : un tel acte de férocité n'a pas été imaginé ; il n'a été attribué à un dieu que parce qu'il était d'occurrence fréquente aux temps où se formaient les légendes des dieux. Assur-Nazir-Pal, un des puissants conquérants ninivites, un des héros de la civilisation assyrienne, grand batisseur de palais et de temples, fit graver l'histoire de ses exploits sur les portes de son palais ; une inscription porte : « J'ai amené à Ninive Aheabab (le chef des révoltés de la ville de Saru), où je le fis écorcher, et j'étendis sa peau sur le rempart de la ville. » Un des bas-reliefs de Sargon représente un prisonnier mis en croix et en train d'être écorché tout vif. (Histoire ancienne de l'Orient, t. IV, chap. V, § 2, par F. Lenormant, continuée par F. Babelon, 1883.) Les dieux ne sont que les singes des hommes, leurs légendes doivent donc reproduire les vices et les cruautés de leurs prototypes.

Ces évirations ordonnées par les déesses sont autant de preuves de l'épouvantable férocité de nos ancêtres sémites et aryens, et de la domination sociale exercée autrefois par la femme. Les Héllènes se débarrassèrent de la suprématie féminine dans les temps héroïques, mais les Égyptiens la conservèrent jusqu'aux temps historiques, en la dépouillant seulement de son carctère sauvage. Les mœurs s'adoucirent d'abord dans la vallée du Nil ; ainsi aux fêtes d'Isis à Busiris, tandis que les Cariens qui habitaient l'Égypte en étrangers, se taillaient le front avec leurs épées, les Égyptiens se contentaient de se fouetter (Hérodote, II, § 61.) : les Cariens avaient préservé les antiques usages que les Égyptiens avaient atténués. L'Asie antérieure, le champ de bataille des races, des religions et des civilisations de l'Orient et de l'Occident, conserva aux cultes des déesses et des dieux les rites barbares qui, en pleine civilisation gréco-romaine, se propagèrent dans l'Italie et la Grèce.

La taille à fleur de ventre était sans doute la seule mutilation qui pouvait satisfaire les déesses aux mœurs amazoniennes ; leurs prêtres, non seulement devaient porter le costume féminin, mais encore avoir l'apparence corporelle de la femme. On substitua d'abord la castration à l'éviration, à cause des moindres dangers qu'elle présentait. La circoncision, la seule mutilation à laquelle s'astreignaient scrupuleusement les prêtres égyptiens, pouvait être une forme plus atténuée encore de l'éviration, et ce qui tendrait à le prouver, c'est que l'empereur Élagabale, qui était grand prêtre de la divinité d'Émèse, et qui aurait dû être dévirilisé pour avoir la figure de sa fonction sacerdotale, n'ayant pas le courage d'amputer sa virilité ni même de se faire châtrer, mit sa conscience en repos en se faisant circoncire (Dion Cassius, loc. cit.).

Leibnitz disait que si l'homme avait intérêt à prouver que le carré de l'hypoténuse n'est pas égale à la somme des carrés construits sur les deux autres côtés du triangle, il s'arrangerait pour le démontrer. L'esprit de l'homme souffle où il veut ; il accepte toutes les tâches et surmonte toutes les difficultés : il a fait plus que renverser une théorème géométrique, il a légitimé ces mutilations irrationnelles et anti-naturelles.

L'empereur Julien, avec une philosophie bien sophistiquée, s'était constitué le champion des dieux païens ridiculisés et démodés ; il nous fournit l'explication éthique des mutilations religieuses qui soulevaient la juste indignation de saint Augustin et des docteurs de l'Église. « La fable d'Attis, écrit-il, signifie que la mère des dieux qui gouverne les êtres soumis à la génération et à la corruption, s'est prise à aimer la cause énergique et génératrice de ces êtres, (Un phallus gigantesque ornait son temple à Hiérapolis ; un prêtre, juché à son sommet, lui transmettait les prières des fidèles qui venaient apporter leurs offrandes.) qu'elle lui a ordonné d'engendrer dans l'ordre spirituel et d'avoir commerce avec elle, à l'exclusion de toute autre, tant pour conserver une salutaire unité que pour éviter la propension vers la matière. » Plus loin il avertit que l'hiérophante athénien de la déesse, qui se gardait bien de soumettre son corps au rite barbare de l'éviration, « s'abstenait de toute génération... pour maintenir pure et sans altération la substance finie, perpétuelle et enfermée dans l'unité. » Julien mettait en galimatias néo-platonicien les coutumes barbares qui survivaient à un passé depuis longtemps disparu, comme Ératosthène et d'autres avaient mis les fables mythologiques en galimatias météorologique et astrologique, réédité et considérablement amplifié par les mythologues modernes. Ces épouvantables mutilations devenaient des symboles moraux qui prescrivaient de se « mutiler, non du corps, mais de tous les appétits déraisonnables de l'âme, et de tous les mouvements superflus et inutiles à la cause intelligente. » (Julien, Sur la mère des dieux, § 4, 8, 10, traduction E . Talbot.)

Le symbolisme moral de ces mutilations, rapporté par Julien dans la langue philosophique du Bas-Empire, la Bible l'a traduit dans la langue métaphorique de l'Orient. Le peuple d'Israël proclame impur tout ce qui n'est pas circoncis : l'esclave acheté hors du pays devait être circoncis ainsi que l'étranger pour être admis aux festivités de la Pâque (Genèse, XVII, 12 ; Exode, XII, 48). L'arbre lui-même devait être circoncis. Tout arbre fruitier qu'on plantait était considéré pendant trois ans impur, le fruit était son prépuce ; à la quatrième année, il fallait l'offrir à l'Éternel pour le purifier (Lévitique, XIX, 23-24). Quand Moïse veut témoigner de son indignité pour la mission que lui impose l'Éternel, il dit : Pharaon m'écoutera-t-il, moi qui suis incirconcis des lèvres ? (Exode, VI, 12 et 23). Jérémie ordonne aux habitants de Jérusalem de « se circoncire à l'Éternel, d'enlever les prépuces de leurs cœurs » pour que sa fureur ne sorte pas comme un feu (IV, 4). La circoncision devient le symbole de la pureté : Réjouissez-vous, habitants de Jérusalem, s'écrie Isaïe, car l'incirconcis et le souillé ne séjourneront pas parmi vous (LII, 1). L'Éternel menace de sa colère ceux dont le cœur est incirconcis (Lévitique, XXVI, 41) ; mais il promet les biens de la terre à ceux dont il circoncira le cœur (Deutéronome, XXX).

Pour résumer. La circoncision présente des caractères nettement tranchés suivant les classes et les peuples chez qui on l'observe. Dans les classes sacerdotales de l'Égypte et de l'Asie antérieure, elle est probablement la forme la plus atténuée d'horribles mutilations pratiquées pour honorer les premières déesses. Les peuplades sauvages font de la circoncision un des rites de l'initiation à la classe des guerriers. Chez d'autres peuplades barbares, elle est une cérémonie religieuse, un hommage rendu à la divinité, toujours malfaisante et cruelle, à qui il faut sacrifier une partie pour conserver le reste ; elle est la marque ineffaçable du contrat entre l'homme et Dieu.

Bulletins de la Société d'Anthropologie

Séance du 16 juin 1887.

Lafargue Paul (1842-1911)

- Voyez La Circoncision par Voltaire

 


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