DES ESPRITS FORTS
1 ( Édition 1.)
Les esprits forts savent-ils qu'on les appelle ainsi par ironie ? Quelle plus
grande faiblesse que d'être incertains quel est le principe de son être,
de sa vie, de ses sens, de ses connaissances, et quelle en doit être la
fin ? Quel découragement plus grand que de douter si son âme n'est
point matière comme la pierre et le reptile, et si elle n'est point corruptible
comme ces viles créatures ? N'y a-t-il pas plus de force et de grandeur
à recevoir dans notre esprit l'idée d'un être supérieur
à tous les êtres, qui les a tous faits, et à qui tous se doivent
rapporter ; d'un être souverainement parfait, qui est pur, qui n'a point
commencé et qui ne peut finir, dont notre âme est l'image, et si
j'ose dire, une portion, comme esprit et comme immortelle ?
2 ( Édition 6.)
Le docile et le faible sont susceptibles d'impressions : l'un en reçoit
de bonnes, l'autre de mauvaises ; c'est-à-dire que le premier est persuadé
et fidèle, et que le second est entêté et corrompu. Ainsi
l'esprit docile admet la vraie religion ; et l'esprit faible, ou n'en admet aucune,
ou en admet une fausse. Or l'esprit fort ou n'a point de religion, ou se fait
une religion ; donc l'esprit fort, c'est l'esprit faible.
3 ( Édition 5.)
J'appelle mondains, terrestres ou grossiers ceux dont l'esprit et le cur
sont attachés à une petite portion de ce monde qu'ils habitent,
qui est la terre ; qui n'estiment rien, qui n'aiment rien au delà : gens
aussi limités que ce qu'ils appellent leurs possessions ou leur domaine,
que l'on mesure, dont on compte les arpents, et dont on montre les bornes. Je
ne m'étonne pas que des hommes qui s'appuient sur un atome chancellent
dans les moindres efforts qu'ils font pour sonder la vérité, si
avec des vues si courtes ils ne percent point à travers le ciel et les
astres, jusques à Dieu même ; si, ne s'apercevant point ou de l'excellence
de ce qui est esprit, ou de la dignité de l'âme, ils ressentent encore
moins combien elle est difficile à assouvir, combien la terre entière
est au-dessous d'elle, de quelle nécessité lui devient un être
souverainement parfait, qui est Dieu, et quel besoin indispensable elle a d'une
religion qui le lui indique, et qui lui en est une caution sûre. Je comprends
au contraire fort aisément qu'il est naturel à de tels esprits de
tomber dans l'incrédulité ou l'indifférence, et de faire
servir Dieu et la religion à la politique, c'est-à-dire à
l'ordre et à la décoration de ce monde, la seule chose selon eux
qui mérite qu'on y pense.
4 ( Édition 5.)
Quelques-uns achèvent de se corrompre par de longs voyages, et perdent
le peu de religion qui leur restait. Ils voient de jour à autre un nouveau
culte, diverses murs, diverses cérémonies ; ils ressemblent
à ceux qui entrent dans les magasins, indéterminés sur le
choix des étoffes qu'ils veulent acheter : le grand nombre de celles qu'on
leur montre les rend plus indifférents ; elles ont chacune leur agrément
et leur bienséance : ils ne se fixent point, ils sortent sans emplette.
5 ( Édition 5.)
Il y a des hommes qui attendent à être dévots et religieux
que tout le monde se déclare impie et libertin : ce sera alors le parti
du vulgaire, ils sauront s'en dégager. La singularité leur plaît
dans une matière si sérieuse et si profonde ; ils ne suivent la
mode et le train commun que dans les choses de rien et de nulle suite. Qui sait
même s'ils n'ont pas déjà mis une sorte de bravoure et d'intrépidité
à courir tout le risque de l'avenir ? Il ne faut pas d'ailleurs que dans
une certaine condition, avec une certaine étendue d'esprit et de certaines
vues, l'on songe à croire comme les savants et le peuple.
6 ( Édition 1.)
L'on doute de Dieu dans une pleine santé, comme l'on doute que ce soit
pécher que d'avoir un commerce avec une personne libre. Quand l'on devient
malade, et que l'hydropisie est formée, l'on quitte sa concubine, et l'on
croit en Dieu.
7 ( Édition 1.)
Il faudrait s'éprouver et s'examiner très sérieusement, avant
que de se déclarer esprit fort ou libertin, afin au moins, et selon ses
principes, de finir comme l'on a vécu ; ou si l'on ne se sent pas la force
d'aller si loin, se résoudre de vivre comme l'on veut mourir.
8
( Édition 1.) Toute plaisanterie dans un homme mourant est hors de sa place
: si elle roule sur de certains chapitres, elle est funeste. C'est une extrême
misère que de donner à ses dépens à ceux que l'on
laisse le plaisir d'un bon mot.
( Édition 6.) Dans quelque prévention où l'on puisse être
sur ce qui doit suivre la mort, c'est une chose bien sérieuse que de mourir
: ce n'est point alors le badinage qui sied bien, mais la constance.
9 ( Édition 1.)
Il y a eu de tout temps de ces gens d'un bel esprit et d'une agréable littérature,
esclaves des grands, dont ils ont épousé le libertinage et porté
le joug toute leur vie, contre leurs propres lumières et contre leur conscience.
Ces hommes n'ont jamais vécu que pour d'autres hommes, et ils semblent
les avoir regardés comme leur dernière fin. Ils ont eu honte de
se sauver à leurs yeux, de paraître tels qu'ils étaient peut-être
dans le cur, et ils se sont perdus par déférence ou par faiblesse.
Y a-t-il donc sur la terre des grands assez grands, et des puissants assez puissants,
pour mériter de nous que nous croyions et que nous vivions à leur
gré, selon leur goût et leurs caprices, et que nous poussions la
complaisance plus loin, en mourant non de la manière qui est la plus sûre
pour nous, mais de celle qui leur plaît davantage ?
10 ( Édition 1.)
J'exigerais de ceux qui vont contre le train commun et les grandes règles
qu'il sussent plus que les autres, qu'ils eussent des raisons claires, et de ces
arguments qui emportent conviction.
11 ( Édition 1.)
Je voudrais voir un homme sobre, modéré, chaste, équitable,
prononcer qu'il n'y a point de Dieu : il parlerait du moins sans intérêt
; mais cet homme ne se trouve point.
12 ( Édition 1.)
J'aurais une extrême curiosité de voir celui qui serait persuadé
que Dieu n'est point : il me dirait du moins la raison invincible qui a su le
convaincre.
13 ( Édition 1.)
L'impossibilité où je suis de prouver que Dieu n'est pas me découvre
son existence.
14 ( Édition 4.)
Dieu condamne et punit ceux qui l'offensent, seul juge en sa propre cause : ce
qui répugne, s'il n'est lui-même la justice et la vérité,
c'est-à-dire s'il n'est Dieu.
15 ( Édition 1.)
Je sens qu'il y a un Dieu, et je ne sens pas qu'il n'y en ait point ; cela me
suffit, tout le raisonnement du monde m'est inutile : je conclus que Dieu existe.
Cette conclusion est dans ma nature ; j'en ai reçu les principes trop aisément
dans mon enfance, et je les ai conservés depuis trop naturellement dans
un âge plus avancé, pour les soupçonner de fausseté.
- Mais il y a des esprits qui se défont de ces principes. - C'est une grande
question s'il s'en trouve de tels ; et quand il serait ainsi, cela prouve seulement
qu'il y a des monstres.
16 ( Édition 1.)
L'athéisme n'est point. Les grands, qui en sont le plus soupçonnés,
sont trop paresseux pour décider en leur esprit que Dieu n'est pas ; leur
indolence va jusqu'à les rendre froids et indifférents sur cet article
si capital, comme sur la nature de leur âme, et sur les conséquences
d'une vraie religion ; ils ne nient ces choses ni ne les accordent : ils n'y pensent
point.
17 ( Édition 8.)
Nous n'avons pas trop de toute notre santé, de toutes nos forces et de
tout notre esprit pour penser aux hommes ou au plus petit intérêt
: il semble au contraire que la bienséance et la coutume exigent de nous
que nous ne pensions à Dieu que dans un état où il ne reste
en nous qu'autant de raison qu'il faut pour ne pas dire qu'il n'y en a plus.
18 ( Édition 7.)
Un grand croit s'évanouir, et il meurt ; un autre grand périt insensiblement,
et perd chaque jour quelque chose de soi-même avant qu'il soit éteint
: formidables leçons, mais inutiles ! Des circonstances si marquées
et si sensiblement opposées ne se relèvent point et ne touchent
personne : les hommes n'y ont pas plus d'attention qu'à une fleur qui se
fane ou à une feuille qui tombe ; ils envient les places qui demeurent
vacantes, ou ils s'informent si elles sont remplies, et par qui.
19 ( Édition 1.)
Les hommes sont-ils assez bons, assez fidèles, assez équitables,
pour mériter toute notre confiance, et ne nous pas faire désirer
du moins que Dieu existât, à qui nous pussions appeler de leurs jugements
et avoir recours quand nous en sommes persécutés ou trahis ?
20 ( Édition 4.)
Si c'est le grand et le sublime de la religion qui éblouit ou qui confond
les esprits forts, ils ne sont plus des esprits forts, mais de faibles génies
et de petits esprits ; et si c'est au contraire ce qu'il y a d'humble et de simple
qui les rebute, ils sont à la vérité des esprits forts, et
plus forts que tant de grands hommes si éclairés, si élevés,
et néanmoins si fidèles, que les Léons, les Basiles, les
Jéromes, les Augustins.
21 ( Édition 4.)
" Un Père de l'Eglise, un docteur de l'Eglise, quels noms ! quelle
tristesse dans leurs écrits ! quelle sécheresse, quelle froide dévotion,
et peut-être quelle scolastique ! " disent ceux qui ne les ont jamais
lus. Mais plutôt quel étonnement pour tous ceux qui se sont fait
une idée des Pères si éloignée de la vérité,
s'ils voyaient dans leurs ouvrages plus de tour et de délicatesse, plus
de politesse et d'esprit, plus de richesse d'expression et plus de force de raisonnement,
des traits plus vifs et des grâces plus naturelles que l'on n'en remarque
dans la plupart des livres de ce temps qui sont lus avec goût, qui donnent
du nom et de la vanité à leurs auteurs ! Quel plaisir d'aimer la
religion, et de la voir crue, soutenue, expliquée par de si beaux génies,
et par de si solides esprits ! surtout lorsque l'on vient à connaître
que pour l'étendue de connaissance, pour la profondeur et la pénétration,
pour les principes de la pure philosophie, pour leur application et leur développement,
pour la justesse des conclusions, pour la dignité du discours, pour la
beauté de la morale et des sentiments, il n'y a rien par exemple que l'on
puisse comparer à S. Augustin, que Platon et que Cicéron.
22 ( Édition 7.)
L'homme est né menteur : la vérité est simple et ingénue,
et il veut du spécieux et de l'ornement. Elle n'est pas à lui, elle
vient du ciel toute faite, pour ainsi dire, et dans toute sa perfection ; et l'homme
n'aime que son propre ouvrage, la fiction et la fable. Voyez le peuple : il controuve,
il augmente, il charge par grossièreté et par sottise ; demandez
même au plus honnête homme s'il est toujours vrai dans ses discours,
s'il ne se surprend pas quelquefois dans des déguisements où engagent
nécessairement la vanité et la légèreté, si
pour faire un meilleur conte, il ne lui échappe pas souvent d'ajouter à
un fait qu'il récite une circonstance qui y manque. Une chose arrive aujourd'hui,
et presque sous nos yeux : cent personnes qui l'ont vue la racontent en cent façons
différentes ; celui-ci, s'il est écouté, la dira encore d'une
manière qui n'a pas été dite. Quelle créance donc
pourrais-je donner à des faits qui sont anciens et éloignés
de nous par plusieurs siècles ? quel fondement dois-je faire sur les plus
graves historiens ? que devient l'histoire ? César a-t-il été
massacré au milieu du sénat ? y a-t-il eu un César ? "
Quelle conséquence ! me dites-vous ; quels doutes ! quelle demande ! "
Vous riez, vous ne me jugez pas digne d'aucune réponse ; et je crois même
que vous avez raison. Je suppose néanmoins que le livre qui fait mention
de César ne soit pas un livre profane, écrit de la main des hommes,
qui sont menteurs, trouvé par hasard dans les bibliothèques parmi
d'autres manuscrits qui contiennent des histoires vraies ou apocryphes ; qu'au
contraire il soit inspiré, saint, divin ; qu'il porte en soi ces caractères
; qu'il se trouve depuis près de deux mille ans dans une société
nombreuse qui n'a pas permis qu'on y ait fait pendant tout ce temps la moindre
altération, et qui s'est fait une religion de le conserver dans toute son
intégrité ; qu'il y ait même un engagement religieux et indispensable
d'avoir de la foi pour tous les faits contenus dans ce volume où il est
parlé de César et de sa dictature : avouez-le, Lucile, vous douterez
alors qu'il y ait eu un César.
23 ( Édition 4.)
Toute musique n'est pas propre à louer Dieu et à être entendue
dans le sanctuaire ; toute philosophie ne parle pas dignement de Dieu, de sa puissance,
des principes de ses opérations et de ses mystères : plus cette
philosophie est subtile et idéale, plus elle est vaine et inutile pour
expliquer des choses qui ne demandent des hommes qu'un sens droit pour être
connues jusques à un certain point, et qui au delà sont inexplicables.
Vouloir rendre raison de Dieu, de ses perfections, et si j'ose ainsi parler, de
ses actions, c'est aller plus loin que les anciens philosophes, que les Apôtres,
que les premiers docteurs, mais ce n'est pas rencontrer si juste ; c'est creuser
longtemps et profondément, sans trouver les sources de la vérité.
Dès qu'on a abandonné les termes de bonté, de miséricorde,
de justice et de toute-puissance, qui donnent de Dieu de si hautes et de si aimables
idées, quelque grand effort d'imagination qu'on puisse faire, il faut recevoir
les expressions sèches, stériles, vides de sens ; admettre les pensées
creuses, écartées des notions communes, ou tout au plus les subtiles
et les ingénieuses ; et à mesure que l'on acquiert d'ouverture dans
une nouvelle métaphysique, perdre un peu de sa religion.
24 ( Édition 4.)
Jusques où les hommes ne se portent-ils point par l'intérêt
de la religion, dont ils sont si peu persuadés, et qu'ils pratiquent si
mal !
25 ( Édition 4.)
Cette même religion que les hommes défendent avec chaleur et avec
zèle contre ceux qui en ont une toute contraire, ils l'altèrent
eux-mêmes dans leur esprit par des sentiments particuliers : ils y ajoutent
et ils en retranchent mille choses souvent essentielles, selon ce qui leur convient,
et ils demeurent fermes et inébranlables dans cette forme qu'ils lui ont
donnée. Ainsi, à parler populairement, on peut dire d'une seule
nation qu'elle vit sous un même culte, et qu'elle n'a qu'une seule religion
; mais, à parler exactement, il est vrai qu'elle en a plusieurs, et que
chacun presque y a la sienne.
26 ( Édition 8.)
Deux sortes de gens fleurissent dans les cours, et y dominent dans divers temps,
les libertins et les hypocrites : ceux-là gaiement, ouvertement, sans art
et sans dissimulation ; ceux-ci finement, par des artifices, par la cabale. Cent
fois plus épris de la fortune que les premiers, ils en sont jaloux jusqu'à
l'excès ; ils veulent la gouverner, la posséder seuls, la partager
entre eux et en exclure tout autre ; dignités, charges, postes, bénéfices,
pensions, honneurs, tout leur convient et ne convient qu'à eux ; le reste
des hommes en est indigne ; ils ne comprennent point que sans leur attache on
ait l'impudence de les espérer. Une troupe de masques entre dans un bal
: ont-ils la main, ils dansent, ils se font danser les uns les autres, ils dansent
encore, ils dansent toujours ; ils ne rendent la main à personne de l'assemblée,
quelque digne qu'elle soit de leur attention : on languit, on sèche de
les voir danser et de ne danser point : quelques-uns murmurent ; les plus sages
prennent leur parti et s'en vont.
27 ( Édition 8.)
Il y a deux espèces de libertins : les libertins, ceux du moins qui croient
l'être, et les hypocrites ou faux dévots, c'est-à-dire ceux
qui ne veulent pas être crus libertins : les derniers dans ce genre-là
sont les meilleurs.
Le faux dévot ou ne croit pas en Dieu, ou se moque de Dieu ; parlons
de lui obligeamment : il ne croit pas en Dieu.
28 ( Édition 4.)
Si toute religion est une crainte respectueuse de la Divinité, que penser
de ceux qui osent la blesser dans sa plus vive image, qui est le Prince ?
29 ( Édition 1.)
Si l'on nous assurait que le motif secret de l'ambassade des Siamois a été
d'exciter le Roi Très-Chrétien à renoncer au christianisme,
à permettre l'entrée de son royaume aux Talapoins, qui eussent pénétré
dans nos maisons pour persuader leur religion à nos femmes, à nos
enfants et à nous-mêmes par leurs livres et par leurs entretiens,
qui eussent élevé des pagodes au milieu des villes, où ils
eussent placé des figures de métal pour être adorées,
avec quelles risées et quel étrange mépris n'entendrions-nous
pas des choses si extravagantes ! Nous faisons cependant six mille lieues de mer
pour la conversion des Indes, des royaumes de Siam, de la Chine et du Japon, c'est-à-dire
pour faire très sérieusement à tous ces peuples des propositions
qui doivent leur paraître très folles et très ridicules. Ils
supportent néanmoins nos religieux et nos prêtres ; ils les écoutent
quelquefois, leur laissent bâtir leurs églises et faire leurs missions.
Qui fait cela en eux et en nous ? ne serait-ce point la force de la vérité
?
30 ( Édition 5.)
Il ne convient pas à toute sorte de personnes de lever l'étendard
d'aumônier, et d'avoir tous les pauvres d'une ville assemblés à
sa porte, qui y reçoivent leurs portions. Qui ne sait pas au contraire
des misères plus secrètes qu'il peut entreprendre de soulager, ou
immédiatement et par ses secours, ou du moins par sa médiation !
De même il n'est pas donné à tous de monter en chaire et d'y
distribuer, en missionnaire ou en catéchiste, la parole sainte ; mais qui
n'a pas quelquefois sous sa main un libertin à réduire, et à
ramener par de douces et insinuantes conversations à la docilité
? Quand on ne serait pendant sa vie que l'apôtre d'un seul homme, ce ne
serait pas être en vain sur la terre, ni lui être un fardeau inutile.
31 ( Édition 1.)
Il y a deux mondes : l'un où l'on séjourne peu, et dont l'on doit
sortir pour n'y plus rentrer ; l'autre où l'on doit bientôt entrer
pour n'en jamais sortir. La faveur, l'autorité, les amis, la haute réputation,
les grands biens servent pour le premier monde ; le mépris de toutes ces
choses sert pour le second. Il s'agit de choisir.
32 ( Édition 1.)
Qui a vécu un seul jour a vécu un siècle : même soleil,
même terre, même monde, mêmes sensations ; rien ne ressemble
mieux à aujourd'hui que demain. Il y aurait quelque curiosité à
mourir, c'est-à-dire à n'être plus un corps, mais à
être seulement esprit : l'homme cependant, impatient de la nouveauté,
n'est point curieux sur ce seul article ; né inquiet et qui s'ennuie de
tout, il ne s'ennuie point de vivre ; il consentirait peut-être à
vivre toujours. Ce qu'il voit de la mort le frappe plus violemment que ce qu'il
en sait : la maladie, la douleur, le cadavre le dégoûtent de la connaissance
d'un autre monde. Il faut tout le sérieux de la religion pour le réduire.
33 ( Édition 1.)
Si Dieu avait donné le choix ou de mourir ou de toujours vivre, après
avoir médité profondément ce que c'est que de ne voir nulle
fin à la pauvreté, à la dépendance, à l'ennui,
à la maladie, ou de n'essayer des richesses, de la grandeur, des plaisirs
et de la santé, que pour les voir changer inviolablement et par la révolution
des temps en leurs contraires et être ainsi le jouet des biens et des maux,
l'on ne saurait guère à quoi se résoudre. La nature nous
fixe et nous ôte l'embarras de choisir ; et la mort qu'elle nous rend nécessaire
est encore adoucie par la religion.
34 ( Édition 5.)
Si ma religion était fausse, je l'avoue, voilà le piège le
mieux dressé qu'il soit possible d'imaginer : il était inévitable
de ne pas donner tout au travers, et de n'y être pas pris. Quelle majesté,
quel éclat des mystères ! quelle suite et quel enchaînement
de toute la doctrine ! quelle raison éminente ! quelle candeur, quelle
innocence de vertus ! quelle force invincible et accablante des témoignages
rendus successivement et pendant trois siècles entiers par des millions
de personnes les plus sages, les plus modérées qui fussent alors
sur la terre, et que le sentiment d'une même vérité soutient
dans l'exil, dans les fers, contre la vue de la mort et du dernier supplice !
Prenez l'histoire, ouvrez, remontez jusques au commencement du monde, jusques
à la veille de sa naissance : y a-t-il eu rien de semblable dans tous les
temps ? Dieu même pouvait-il jamais mieux rencontrer pour me séduire
? Par où échapper ? où aller, où me jeter, je ne dis
pas pour trouver rien de meilleur, mais quelque chose qui en approche ? S'il faut
périr, c'est par là que je veux périr : il m'est plus doux
de nier Dieu que de l'accorder avec une tromperie si spécieuse et si entière.
Mais je l'ai approfondi, je ne puis être athée ; je suis donc ramené
et entraîné dans ma religion ; c'en est fait.
35 ( Édition 1.)
La religion est vraie, ou elle est fausse : si elle n'est qu'une vaine fiction,
voilà, si l'on veut, soixante années perdues pour l'homme de bien,
pour le chartreux ou le solitaire : ils ne courent pas un autre risque. Mais si
elle est fondée sur la vérité même, c'est alors un
épouvantable malheur pour l'homme vicieux : l'idée seule des maux
qu'il se prépare me trouble l'imagination ; la pensée est trop faible
pour les concevoir, et les paroles trop vaines pour les exprimer. Certes, en supposant
même dans le monde moins de certitude qu'il ne s'en trouve en effet sur
la vérité de la religion, il n'y a point pour l'homme un meilleur
parti que la vertu.
36 ( Édition 1.)
Je ne sais si ceux qui osent nier Dieu méritent qu'on s'efforce de le leur
prouver, et qu'on les traite plus sérieusement que l'on n'a fait dans ce
chapitre : l'ignorance, qui est leur caractère, les rend incapables des
principes les plus clairs et des raisonnements les mieux suivis. Je consens néanmoins
qu'ils lisent celui que je vais faire, pourvu qu'ils ne se persuadent pas que
c'est tout ce que l'on pouvait dire sur une vérité si éclatante.
Il y a quarante ans que je n'étais point, et qu'il n'était pas
en moi de pouvoir jamais être, comme il ne dépend pas de moi, qui
suis une fois, de n'être plus ; j'ai donc commencé, et je continue
d'être par quelque chose qui est hors de moi, qui durera après moi,
qui est meilleur et plus puissant que moi : si ce quelque chose n'est pas Dieu,
qu'on me dise ce que c'est.
Peut-être que moi qui existe n'existe ainsi que par la force d'une nature
universelle, qui a toujours été telle que nous la voyons, en remontant
jusques à l'infinité des temps. Mais cette nature, ou elle est seulement
esprit ; et c'est Dieu ; ou elle est matière, et ne peut par conséquent
avoir créé mon esprit ; ou elle est un composé de matière
et d'esprit, et alors ce qui est esprit dans la nature, je l'appelle Dieu.
Peut-être aussi que ce que j'appelle mon esprit n'est qu'une portion
de matière qui existe par la force d'une nature universelle qui est aussi
matière, qui a toujours été, et qui sera toujours telle que
nous la voyons, et qui n'est point Dieu. Mais du moins faut-il m'accorder que
ce que j'appelle mon esprit, quelque chose que ce puisse être, est une chose
qui pense, et que s'il est matière, il est nécessairement une matière
qui pense ; car l'on ne me persuadera point qu'il n'y ait pas en moi quelque chose
qui pense pendant que je fais ce raisonnement. Or ce quelque chose qui est en
moi et qui pense, s'il doit son être et sa conservation à une nature
universelle qui a toujours été et qui sera toujours, laquelle il
reconnaisse comme sa cause, il faut indispensablement que ce soit à une
nature universelle ou qui pense, ou qui soit plus noble et plus parfaite que ce
qui pense ; et si cette nature ainsi faite est matière, l'on doit encore
conclure que c'est une matière universelle qui pense, ou qui est plus noble
et plus parfaite que ce qui pense.
Je continue et je dis : Cette matière telle qu'elle vient d'être
supposée, si elle n'est pas un être chimérique, mais réel,
n'est pas aussi imperceptible à tous les sens ; et si elle ne se découvre
pas par elle-même, on la connaît du moins dans le divers arrangement
de ses parties qui constitue les corps, et qui en fait la différence :
elle est donc elle-même tous ces différents corps ; et comme elle
est une matière qui pense selon la supposition, ou qui vaut mieux que ce
qui pense, il s'ensuit qu'elle est telle du moins selon quelques-uns de ces corps,
et par suite nécessaire, selon tous ces corps, c'est-à-dire qu'elle
pense dans les pierres, dans les métaux, dans les mers, dans la terre,
dans moi-même, qui ne suis qu'un corps, comme dans toutes les autres parties
qui la composent. C'est donc à l'assemblage de ces parties si terrestres,
si grossières, si corporelles, qui toutes ensemble sont la matière
universelle ou ce monde visible, que je dois ce quelque chose qui est en moi,
qui pense, et que j'appelle mon esprit : ce qui est absurde.
Si au contraire cette nature universelle, quelque chose que ce puisse être,
ne peut pas être tous ces corps, ni aucun de ces corps, il suit de là
qu'elle n'est point matière, ni perceptible par aucun des sens ; si cependant
elle pense, ou si elle est plus parfaite que ce qui pense, je conclus encore qu'elle
est esprit, ou un être meilleur et plus accompli que ce qui est esprit.
Si d'ailleurs il ne reste plus à ce qui pense en moi, et que j'appelle
mon esprit, que cette nature universelle à laquelle il puisse remonter
pour rencontrer sa première cause et son unique origine, parce qu'il ne
trouve point son principe en soi, et qu'il le trouve encore moins dans la matière,
ainsi qu'il a été démontré, alors je ne dispute point
des noms ; mais cette source originaire de tout esprit, qui est esprit elle-même,
et qui est plus excellente que tout esprit, je l'appelle Dieu.
En un mot, je pense, donc Dieu existe ; car ce qui pense en moi, je ne le dois
point à moi-même, parce qu'il n'a pas plus dépendu de moi
de me le donner une première fois, qu'il dépend encore de moi de
me le conserver un seul instant. Je ne le dois point à un être qui
soit au-dessus de moi, et qui soit matière, puisqu'il est impossible que
la matière soit au-dessus de ce qui pense : je le dois donc à un
être qui est au-dessus de moi et qui n'est point matière ; et c'est
Dieu.
37 ( Édition 1.)
De ce qu'une nature universelle qui pense exclut de soi généralement
tout ce qui est matière, il suit nécessairement qu'un être
particulier qui pense ne peut pas aussi admettre en soi la moindre matière
; car bien qu'un être universel qui pense renferme dans son idée
infiniment plus de grandeur, de puissance, d'indépendance et de capacité,
qu'un être particulier qui pense, il ne renferme pas néanmoins une
plus grande exclusion de matière, puisque cette exclusion dans l'un et
l'autre de ces deux êtres est aussi grand qu'elle peut être et comme
infinie, et qu'il est autant impossible que ce qui pense en moi soit matière,
qu'il est inconcevable que Dieu soit matière : ainsi, comme Dieu est esprit,
mon âme aussi est esprit.
38 ( Édition 1.)
Je ne sais point si le chien choisit, s'il se ressouvient, s'il affectionne, s'il
craint, s'il imagine, s'il pense : quand donc l'on me dit que toutes ces choses
ne sont en lui ni passions, ni sentiment, mais l'effet naturel et nécessaire
de la disposition de sa machine préparée par le divers arrangement
des parties de la matière, je puis au moins acquiescer à cette doctrine.
Mais je pense, et je suis certain que je pense : or quelle proportion y a-t-il
de tel ou de tel arrangement des parties de la matière, c'est-à-dire
d'une étendue selon toutes ses dimensions, qui est longue, large et profonde,
et qui est divisible dans tous ces sens, avec ce qui pense ?
39 ( Édition 1.)
Si tout est matière, et si la pensée en moi, comme dans tous les
autres hommes, n'est qu'un effet de l'arrangement des parties de la matière,
qui a mis dans le monde toute autre idée que celle des choses matérielles
? La matière a-t-elle dans son fond une idée aussi pure, aussi simple,
aussi immatérielle qu'est celle de l'esprit ? Comment peut-elle être
le principe de ce qui la nie et l'exclut de son propre être ? Comment est-elle
dans l'homme ce qui pense, c'est-à-dire ce qui est à l'homme même
une conviction qu'il n'est point matière ?
40 ( Édition 1.)
Il y a des êtres qui durent peu, parce qu'ils sont composés de choses
très différentes et qui se nuisent réciproquement. Il y en
a d'autres qui durent davantage, parce qu'ils sont plus simples ; mais ils périssent
parce qu'ils ne laissent pas d'avoir des parties selon lesquelles ils peuvent
être divisés. Ce qui pense en moi doit durer beaucoup, parce que
c'est un être pur, exempt de tout mélange et de toute composition
; et il n'y a pas de raison qu'il doive périr, car qui peut corrompre ou
séparer un être simple et qui n'a point de parties ?
41 ( Édition 1.)
L'âme voit la couleur par l'organe de l'oeil, et entend les sons par l'organe
de l'oreille ; mais elle peut cesser de voir ou d'entendre, quand ces sens ou
ces objets lui manquent, sans que pour cela elle cesse d'être, parce que
l'âme n'est point précisément ce qui voit la couleur, ou ce
qui entend les sons : elle n'est que ce qui pense. Or comment peut-elle cesser
d'être telle ? Ce n'est point par le défaut d'organe, puisqu'il est
prouvé qu'elle n'est point matière ; ni par le défaut d'objet,
tant qu'il y aura un Dieu et d'éternelles vérités : elle
est donc incorruptible.
42 ( Édition 1.)
Je ne conçois point qu'une âme que Dieu a voulu remplir de l'idée
de son être infini, et souverainement parfait, doive être anéantie.
43 ( Édition 7.)
Voyez, Lucile, ce morceau de terre, plus propre et plus orné que les autres
terres qui lui sont contiguës : ici ce sont des compartiments mêlés
d'eaux plates et d'eaux jaillissantes ; là des allées en palissade
qui n'ont pas de fin, et qui vous couvrent des vents du nord ; d'un côté
c'est un bois épais qui défend de tous les soleils, et d'un autre
un beau point de vue. Plus bas, une Yvette ou un Lignon, qui coulait obscurément
entre les saules et les peupliers, est devenu un canal qui est revêtu ;
ailleurs de longues et fraîches avenues se perdent dans la campagne, et
annoncent la maison, qui est entourée d'eau. Vous récrierez-vous
: " Quel jeu du hasard ! combien de belles choses se sont rencontrées
ensemble inopinément ! " Non sans doute ; vous direz au contraire
: " Cela est bien imaginé et bien ordonné ; il règne
ici un bon goût et beaucoup d'intelligence. " Je parlerai comme vous,
et j'ajouterai que ce doit être la demeure de quelqu'un de ces gens chez
qui un Nautre va tracer et prendre des alignements dès le jour même
qu'ils sont en place. Qu'est-ce pourtant que cette pièce de terre ainsi
disposée, et où tout l'art d'un ouvrier habile a été
employé pour l'embellir, si même toute la terre n'est qu'un atome
suspendu en l'air, et si vous écoutez ce que je vais dire ?
Vous êtes placé, ô Lucile, quelque part sur cet atome :
il faut donc que vous soyez bien petit, car vous n'y occupez pas une grande place
; cependant vous avez des yeux, qui sont deux points imperceptibles ; ne laissez
pas de les ouvrir vers le ciel : qu'y apercevez-vous quelquefois ? La lune dans
son plein ? Elle est belle alors et fort lumineuse, quoique sa lumière
ne soit que la réflexion de celle du soleil ; elle paraît grande
comme le soleil, plus grande que les autres planètes, et qu'aucune des
étoiles ; mais ne vous laissez pas tromper par les dehors. Il n'y a rien
au ciel de si petit que la lune : sa superficie est treize fois plus petite que
celle de la terre, sa solidité quarante-huit fois, et son diamètre,
de sept cent cinquante lieues, n'est que le quart de celui de la terre : aussi
est-il vrai qu'il n'y a que son voisinage qui lui donne une si grande apparence,
puisqu'elle n'est guère plus éloignée de nous que de trente
fois le diamètre de la terre, ou que sa distance n'est que de cent mille
lieues. Elle n'a presque pas même de chemin à faire en comparaison
du vaste tour que le soleil fait dans les espaces du ciel ; car il est certain
qu'elle n'achève par jour que cinq cent quarante mille lieues : ce n'est
par heure que vingt-deux mille cinq cents lieues, et trois cent soixante et quinze
lieues dans une minute. Il faut néanmoins, pour accomplir cette course,
qu'elle aille cinq mille six cents fois plus vite qu'un cheval de poste qui ferait
quatre lieues par heure, qu'elle vole quatre-vingts fois plus légèrement
que le son, que le bruit par exemple du canon et du tonnerre, qui parcourt en
une heure deux cent soixante et dix-sept lieues.
Mais quelle comparaison de la lune au soleil pour la grandeur, pour l'éloignement,
pour la course ? Vous verrez qu'il n'y en a aucune. Souvenez-vous seulement du
diamètre de la terre, il est de trois mille lieues ; celui du soleil est
cent fois plus grand, il est donc de trois cent mille lieues. Si c'est là
sa largeur en tout sens, quelle peut être toute sa superficie ! quelle sa
solidité ! Comprenez-vous bien cette étendue, et qu'un million de
terres comme la nôtre ne seraient toutes ensemble pas plus grosses que le
soleil ? " Quel est donc, direz-vous, son éloignement, si l'on en
juge par son apparence ? " Vous avez raison, il est prodigieux ; il est démontré
qu'il ne peut pas y avoir de la terre au soleil moins de dix mille diamètres
de la terre, autrement moins de trente millions de lieues : peut-être y
a-t-il quatre fois, six fois, dix fois plus loin ; on n'a aucune méthode
pour déterminer cette distance.
Pour aider seulement votre imagination à se la représenter, supposons
une meule de moulin qui tombe du soleil sur la terre ; donnons-lui la plus grande
vitesse qu'elle soit capable d'avoir, celle même que n'ont pas les corps
tombant de fort haut ; supposons encore qu'elle conserve toujours cette même
vitesse, sans en acquérir et sans en perdre ; qu'elle parcoure quinze toises
par chaque seconde de temps, c'est-à-dire la moitié de l'élévation
des plus hautes tours, et ainsi neuf cents toises en une minute ; passons-lui
mille toises en une minute, pour une plus grande facilité ; mille toises
font une demi-lieue commune ; ainsi en deux minutes la meule fera une lieue, et
en une heure elle en fera trente, et en un jour elle fera sept cent vingt lieues
: or elle a trente millions à traverser avant que d'arriver à terre
; il lui faudra donc quarante-un mille six cent soixante-six jours, qui sont plus
de cent quatorze années, pour faire ce voyage. Ne vous effrayez pas, Lucile,
écoutez-moi : la distance de la terre à Saturne est au moins décuple
de celle de la terre au soleil ; c'est vous dire qu'elle ne peut être moindre
que de trois cents millions de lieues, et que cette pierre emploierait plus d'onze
cent quarante ans pour tomber de Saturne en terre.
Par cette élévation de Saturne, élevez vous-même,
si vous le pouvez, votre imagination à concevoir quelle doit être
l'immensité du chemin qu'il parcourt chaque jour au-dessus de nos têtes
: le cercle que Saturne décrit a plus de six cents millions de lieues de
diamètre, et par conséquent plus de dix-huit cents millions de lieues
de circonférence ; un cheval anglais qui ferait dix lieues par heure n'aurait
à courir que vingt mille cinq cent quarante-huit ans pour faire ce tour.
Je n'ai pas tout dit, ô Lucile, sur le miracle de ce monde visible, ou,
comme vous parlez quelquefois, sur les merveilles du hasard, que vous admettez
seul pour la cause première de toutes choses. Il est encore un ouvrier
plus admirable que vous ne pensez : connaissez le hasard, laissez-vous instruire
de toute la puissance de votre Dieu. Savez-vous que cette distance de trente millions
de lieues qu'il y a de la terre au soleil, et celle de trois cents millions de
lieues de la terre à Saturne, sont si peu de chose, comparées à
l'éloignement qu'il y a de la terre aux étoiles, que ce n'est pas
même s'énoncer assez juste que de se servir, sur le sujet de ces
distances, du terme de comparaison ? Quelle proportion, à la vérité,
de ce qui se mesure, quelque grand qu'il puisse être, avec ce qui ne se
mesure pas ? On ne connaît point la hauteur d'une étoile ; elle est,
si j'ose ainsi parler, immensurable ; il n'y a plus ni angles, ni sinus, ni parallaxes
dont on puisse s'aider. Si un homme observait à Paris une étoile
fixe, et qu'un autre la regardât du Japon, les deux lignes qui partiraient
de leurs yeux pour aboutir jusqu'à cet astre ne feraient pas un angle,
et se confondraient en une seule et même ligne, tant la terre entière
n'est pas espace par rapport à cet éloignement. Mais les étoiles
ont cela de commun avec Saturne et avec le soleil : il faut dire quelque chose
de plus. Si deux observateurs, l'un sur la terre et l'autre dans le soleil, observaient
en même temps une étoile, les deux rayons visuels de ces deux observateurs
ne formeraient point d'angle sensible. Pour concevoir la chose autrement, si un
homme était situé dans une étoile, notre soleil, notre terre,
et les trente millions de lieues qui les séparent, lui paraîtraient
un même point : cela est démontré.
On ne sait pas aussi la distance d'une étoile d'avec une autre étoile,
quelque voisines qu'elles nous paraissent. Les Pléiades se touchent presque,
à en juger par nos yeux : une étoile paraît assise sur l'une
de celles qui forment la queue de la grande Ourse ; à peine la vue peut-elle
atteindre à discerner la partie du ciel qui les sépare, c'est comme
une étoile qui paraît double. Si cependant tout l'art des astronomes
est inutile pour en marquer la distance, que doit-on penser de l'éloignement
de deux étoiles qui en effet paraissent éloignées l'une de
l'autre, et à plus forte raison des deux polaires ? Quelle est donc l'immensité
de la ligne qui passe d'une polaire à l'autre ? et que sera-ce que le cercle
dont cette ligne est le diamètre ? Mais n'est-ce pas quelque chose de plus
que de sonder les abîmes, que de vouloir imaginer la solidité du
globe, dont ce cercle n'est qu'une section ? Serons-nous encore surpris que ces
mêmes étoiles, si démesurées dans leur grandeur, ne
nous paraissent néanmoins que comme des étincelles ? N'admirerons-nous
pas plutôt que d'une hauteur si prodigieuse elles puissent conserver une
certaine apparence, et qu'on ne les perde pas toutes de vue ? Il n'est pas aussi
imaginable combien il nous en échappe. On fixe le nombre des étoiles
: oui, de celles qui sont apparentes ; le moyen de compter celles qu'on n'aperçoit
point, celle par exemple qui composent la voie de lait, cette trace lumineuse
qu'on remarque au ciel dans une nuit sereine, du nord au midi, et qui par leur
extraordinaire élévation, ne pouvant percer jusqu'à nos yeux
pour être vues chacune en particulier, ne font au plus que blanchir cette
route des cieux où elles sont placées ?
Me voilà donc sur la terre comme sur un grain de sable qui ne tient
à rien, et qui est suspendu au milieu des airs : un nombre presque infini
de globes de feu, d'une grandeur inexprimable et qui confond l'imagination, d'une
hauteur qui surpasse nos conceptions, tournent, roulent autour de ce grain de
sable, et traversent chaque jour, depuis plus de six mille ans, les vastes et
immenses espaces des cieux. Voulez-vous un autre système, et qui ne diminue
rien du merveilleux ? La terre elle-même est emportée avec une rapidité
inconcevable autour du soleil, le centre de l'univers. Je me les représente
tous ces globes, ces corps effroyables qui sont en marche ; ils ne s'embarrassent
point l'un l'autre, ils ne se choquent point, ils ne se dérangent point
: si le plus petit d'eux tous venait à se démentir et à rencontrer
la terre, que deviendrait la terre ? Tous au contraire sont en leur place, demeurent
dans l'ordre qui leur est prescrit, suivent la route qui leur est marquée,
et si paisiblement à notre égard que personne n'a l'oreille assez
fine pour les entendre marcher, et que le vulgaire ne sait pas s'ils sont au monde.
O économie merveilleuse du hasard ! l'intelligence même pourrait-elle
mieux réussir ? Une seule chose, Lucile, me fait de la peine : ces grands
corps sont si précis et si constants dans leur marche, dans leurs révolutions
et dans tous leurs rapports, qu'un petit animal relégué en un coin
de cet espace immense qu'on appelle le monde, après les avoir observés,
s'est fait une méthode infaillible de prédire à quel point
de leur course tous ces astres se trouveront d'aujourd'hui en deux, en quatre,
en vingt mille ans. Voilà mon scrupule, Lucile ; si c'est par hasard qu'ils
observent des règles si invariables, qu'est-ce que l'ordre ? qu'est-ce
que la règle ?
Je vous demanderai même ce que c'est que le hasard : est-il corps ? est-il
esprit ? est-ce un être distingué des autres êtres, qui ait
son existence particulière, qui soit quelque part ? ou plutôt n'est-ce
pas un mode, ou une façon d'être ? Quand une boule rencontre une
pierre, l'on dit : " c'est un hasard " ; mais est-ce autre chose que
ces deux corps qui se choquent fortuitement ? Si par ce hasard ou cette rencontre
la boule ne va plus droit, mais obliquement ; si son mouvement n'est plus direct,
mais réfléchi ; si elle ne roule plus sur son axe, mais qu'elle
tournoie et qu'elle pirouette, conclurai-je que c'est par ce même hasard
qu'en général la boule est en mouvement ? ne soupçonnerai-je
pas plus volontiers qu'elle se meut ou de soi-même, ou par l'impulsion du
bras qui l'a jetée ? Et parce que les roues d'une pendule sont déterminées
l'une par l'autre à un mouvement circulaire d'une telle ou telle vitesse,
examiné-je moins curieusement quelle peut être la cause de tous ces
mouvements, s'ils se font d'eux-mêmes ou par la force mouvante d'un poids
qui les emporte ? Mais ni ces roues, ni cette boule n'ont pu se donner le mouvement
d'eux-mêmes, ou ne l'ont point par leur nature, s'ils peuvent le perdre
sans changer de nature : il y a donc apparence qu'ils sont mus d'ailleurs, et
par une puissance qui leur est étrangère. Et les corps célestes,
s'ils venaient à perdre leur mouvement, changeraient-ils de nature ? seraient-ils
moins de corps ? Je ne me l'imagine pas ainsi ; ils se meuvent cependant, et ce
n'est point d'eux-mêmes et par leur nature. Il faudrait donc chercher, ô
Lucile, s'il n'y a point hors d'eux un principe qui les fait mouvoir ; qui que
vous trouviez, je l'appelle Dieu.
Si nous supposions que ces grands corps sont sans mouvement, on ne demanderait
plus, à la vérité, qui les met en mouvement, mais on serait
toujours reçu à demander qui a fait ces corps, comme on peut s'informer
qui a fait ces roues ou cette boule ; et quand chacun de ces grands corps serait
supposé un amas fortuit d'atomes qui se sont liés et enchaînés
ensemble par la figure et la conformation de leurs parties, je prendrais un de
ces atomes et je dirais : Qui a créé cet atome ? Est-il matière
? est-il intelligence ? A-t-il eu quelque idée de soi-même, avant
que de se faire soi-même ? Il était donc un moment avant que d'être
; il était et il n'était pas tout à la fois ; et s'il est
auteur de son être et de sa manière d'être, pourquoi s'est-il
fait corps plutôt qu'esprit ? Bien plus, cet atome n'a-t-il point commencé
? est-il éternel ? est-il infini ? Ferez-vous un Dieu de cet atome ?
44 ( Édition 7.)
Le ciron a des yeux, il se détourne à la rencontre des objets qui
lui pourraient nuire ; quand on le met sur de l'ébène pour le mieux
remarquer, si, dans le temps qu'il marche vers un côté, on lui présente
le moindre fétu, il change de route : est-ce un jeu du hasard que son cristallin,
sa rétine et son nerf optique ?
L'on voit dans une goutte d'eau que le poivre qu'on y a mis tremper a altérée,
un nombre presque innombrable de petits animaux, dont le microscope nous fait
apercevoir la figure, et qui se meuvent avec une rapidité incroyable comme
autant de monstres dans une vaste mer ; chacun de ces animaux est plus petit mille
fois qu'un ciron et néanmoins c'est un corps qui vit, qui se nourrit, qui
croît, qui doit avoir des muscles, des vaisseaux équivalents aux
veines, aux nerfs, aux artères, et un cerveau pour distribuer les esprits
animaux.
Une tache de moisissure de la grandeur d'un grain de sable paraît dans
le microscope comme un amas de plusieurs plantes très distinctes, dont
les unes ont des fleurs, les autres des fruits ; il y en a qui n'ont que des boutons
à demi ouverts ; il y en a quelques-unes qui sont fanées : de quelle
étrange petitesse doivent être les racines et les filtres qui séparent
les aliments de ces petites plantes ! Et si l'on vient à considérer
que ces plantes ont leurs graines, ainsi que les chênes et les pins, et
que ces petits animaux dont je viens de parler se multiplient par voie de génération,
comme les éléphants et les baleines, où cela ne mène-t-il
point ? Qui a su travailler à des ouvrages si délicats, si fins,
qui échappent à la vue des hommes, et qui tiennent de l'infini comme
les cieux, bien que dans l'autre extrémité ? Ne serait-ce point
celui qui a fait les cieux, les astres, ces masses énormes, épouvantables
par leur grandeur, par leur élévation, par la rapidité et
l'étendue de leur course, et qui se joue de les faire mouvoir ?
45 ( Édition 7.)
Il est de fait que l'homme jouit du soleil, des astres, des cieux et de leurs
influences, comme il jouit de l'air qu'il respire, et de la terre sur laquelle
il marche et qui le soutient ; et s'il fallait ajouter à la certitude d'un
fait la convenance ou la vraisemblance, elle y est tout entière, puisque
les cieux et tout ce qu'ils contiennent ne peuvent pas entrer en comparaison,
pour la noblesse et la dignité, avec le moindre des hommes qui sont sur
la terre, et que la proportion qui se trouve entre eux et lui est celle de la
matière incapable de sentiment, qui est seulement une étendue selon
trois dimensions, à ce qui est esprit, raison, ou intelligence. Si l'on
dit que l'homme aurait pu se passer à moins pour sa conservation, je réponds
que Dieu ne pouvait moins faire pour étaler son pouvoir, sa bonté
et sa magnificence, puisque, quelque chose que nous voyions qu'il ait fait, il
pouvait faire infiniment davantage.
Le monde entier, s'il est fait pour l'homme, est littéralement la moindre
chose que Dieu ait fait pour l'homme : la preuve s'en tire du fond de la religion.
Ce n'est donc ni vanité ni présomption à l'homme de se rendre
sur ses avantages à la force de la vérité ; ce serait en
lui stupidité et aveuglement de ne pas se laisser convaincre par l'enchaînement
des preuves dont la religion se sert pour lui faire connaître ses privilèges,
ses ressources, ses espérances, pour lui apprendre ce qu'il est et ce qu'il
peut devenir. - Mais la lune est habitée ; il n'est pas du moins impossible
qu'elle le soit. - Que parlez-vous, Lucile, de la lune, et à quel propos
? En supposant Dieu, quelle est en effet la chose impossible ? Vous demandez peut-être
si nous sommes les seuls dans l'univers que Dieu ait si bien traités ;
s'il n'y a point dans la lune ou d'autres hommes, ou d'autres créatures
que Dieu ait aussi favorisées ? Vaine curiosité ! frivole demande
! La terre, Lucile, est habitée ; nous l'habitons, et nous savons que nous
l'habitons ; nous avons nos preuves, notre évidence, nos convictions sur
tout ce que nous devons penser de Dieu et de nous-mêmes : que ceux qui peuplent
les globes célestes, quels qu'ils puissent être, s'inquiètent
pour eux-mêmes ; ils ont leur soins, et nous les nôtres. Vous avez,
Lucile, observé la lune ; vous avez reconnu ses taches, ses abîmes,
ses inégalités, sa hauteur, son étendue, son cours, ses éclipses
: tous les astronomes n'ont pas été plus loin. Imaginez de nouveaux
instruments, observez-la avec plus d'exactitude : voyez-vous qu'elle soit peuplée,
et de quels animaux ? ressemblent-ils aux hommes ? sont-ce des hommes ? Laissez-moi
voir après vous ; et si nous sommes convaincus l'un et l'autre que des
hommes habitent la lune, examinons alors s'ils sont chrétiens, et si Dieu
a partagé ses faveurs entre eux et nous.
46 ( Édition 8.)
Tout est grand et admirable dans la nature ; il ne s'y voit rien qui ne soit marqué
au coin de l'ouvrier ; ce qui s'y voit quelquefois d'irrégulier et d'imparfait
suppose règle et perfection. Homme vain et présomptueux ! faites
un vermisseau que vous foulez aux pieds, que vous méprisez ; vous avez
horreur du crapaud, faites un crapaud, s'il est possible. Quel excellent maître
que celui qui fait des ouvrages, je ne dis pas que les hommes admirent, mais qu'ils
craignent ! Je ne vous demande pas de vous mettre à votre atelier pour
faire un homme d'esprit, un homme bien fait, une belle femme : l'entreprise est
forte et au-dessus de vous ; essayez seulement de faire un bossu, un fou, un monstre,
je suis content.
Rois, Monarques, Potentats, sacrées Majestés ! vous ai-je nommés
par tous vos superbes noms ? Grands de la terre, très hauts, très
puissants, et peut-être bientôt tout-puissants Seigneurs ! nous autres
hommes nous avons besoin pour nos moissons d'un peu de pluie, de quelque chose
de moins, d'un peu de rosée : faites de la rosée, envoyez sur la
terre une goutte d'eau.
L'ordre, la décoration, les effets de la nature sont populaires ; les
causes, les principes ne le sont point. Demandez à une femme comment un
bel oeil n'a qu'à s'ouvrir pour voir, demandez-le à un homme docte.
47 ( Édition 7.)
Plusieurs millions d'années, plusieurs centaines de millions d'années,
en un mot tous les temps ne sont qu'un instant, comparés à la durée
de Dieu, qui est éternelle : tous les espaces du monde entier ne sont qu'un
point, qu'un léger atome, comparés à son immensité.
S'il est ainsi, comme je l'avance, car quelle proportion du fini à l'infini
? je demande : Qu'est-ce que le cours de la vie d'un homme ? qu'est-ce qu'un grain
de poussière qu'on appelle la terre ? qu'est-ce qu'une petite portion de
cette terre que l'homme possède et qu'il habite ? - Les méchants
prospèrent pendant qu'ils vivent. - Quelques méchants, je l'avoue.
- La vertu est opprimée, et le crime impuni sur la terre. - Quelquefois,
j'en conviens. - C'est une injustice. - Point du tout : il faudrait, pour tirer
cette conclusion, avoir prouvé qu'absolument les méchants sont heureux,
que la vertu ne l'est pas, et que le crime demeure impuni ; il faudrait du moins
que ce peu de temps où les bons souffrent et où les méchants
prospèrent eût une durée, et que ce que nous appelons prospérité
et fortune ne fût pas une apparence fausse et une ombre vaine qui s'évanouit
; que cette terre, cet atome, où il paraît que la vertu et le crime
rencontrent si rarement ce qui leur est dû, fût le seul endroit de
la scène où se doivent passer la punition et les récompenses.
De ce que je pense, je n'infère pas plus clairement que je suis esprit,
que je conclus de ce que je fais, ou ne fais point selon qu'il me plaît,
que je suis libre : or liberté, c'est choix, autrement une détermination
volontaire au bien ou au mal, et ainsi une action bonne ou mauvaise, et ce qu'on
appelle vertu ou crime. Que le crime absolument soit impuni, il est vrai, c'est
injustice ; qu'il le soit sur la terre, c'est un mystère. Supposons pourtant
avec l'athée que c'est injustice : toute injustice est une négation
ou une privation de justice ; donc toute injustice suppose justice. Toute justice
est une conformité à une souveraine raison : je demande en effet,
quand il n'a pas été raisonnable que le crime soit puni, à
moins qu'on ne dise que c'est quand le triangle avait moins de trois angles ;
or toute conformité à la raison est une vérité ; cette
conformité, comme il vient d'être dit, a toujours été
; elle est donc de celles que l'on appelle des éternelles vérités.
Cette vérité, d'ailleurs, ou n'est point et ne peut être,
ou elle est l'objet d'une connaissance ; elle est donc éternelle, cette
connaissance, et c'est Dieu.
Les dénouements qui découvrent les crimes les plus cachés,
et où la précaution des coupables pour les dérober aux yeux
des hommes a été plus grande, paraissent si simples et si faciles
qu'il semble qu'il n'y ait que Dieu seul qui puisse en être l'auteur ; et
les faits d'ailleurs que l'on en rapporte sont en si grand nombre, que s'il plaît
à quelques-uns de les attribuer à de purs hasards, il faut donc
qu'ils soutiennent que le hasard, de tout temps, a passé en coutume.
48 ( Édition 7.)
Si vous faites cette supposition, que tous les hommes qui peuplent la terre sans
exception soient chacun dans l'abondance, et que rien ne leur manque, j'infère
de là que nul homme qui est sur la terre n'est dans l'abondance, et que
tout lui manque. Il n'y a que deux sortes de richesses, et auxquelles les autres
se réduisent, l'argent et les terres : si tous sont riches, qui cultivera
les terres, et qui fouillera les mines ? Ceux qui sont éloignés
des mines ne les fouilleront pas, ni ceux qui habitent des terres incultes et
minérales ne pourront pas en tirer des fruits. On aura recours au commerce,
et on le suppose ; mais si les hommes abondent de biens, et que nul ne soit dans
le cas de vivre par son travail, qui transportera d'une région à
une autre les lingots ou les choses échangées ? qui mettra des vaisseaux
en mer ? qui se chargera de les conduire ? qui entreprendra des caravanes ? On
manquera alors du nécessaire et des choses utiles. S'il n'y a plus de besoins,
il n'y a plus d'arts, plus de sciences, plus d'inventions, plus de mécanique.
D'ailleurs cette égalité de possessions et de richesses en établit
une autre dans les conditions, bannit toute subordination, réduit les hommes
à se servir eux-mêmes, et à ne pouvoir être secourus
les uns des autres, rend les lois frivoles et inutiles, entraîne une anarchie
universelle, attire la violence, les injures, les massacres, l'impunité.
Si vous supposez au contraire que tous les hommes sont pauvres, en vain le
soleil se lève pour eux sur l'horizon, en vain il échauffe la terre
et la rend féconde, en vain le ciel verse sur elle ses influences, les
fleuves en vain l'arrosent et répandent dans les diverses contrées
la fertilité et l'abondance ; inutilement aussi la mer laisse sonder ses
abîmes profonds, les rochers et les montagnes s'ouvrent pour laisser fouiller
dans leur sein et en tirer tous les trésors qu'ils y renferment. Mais si
vous établissez que de tous les hommes répandus dans le monde, les
uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors que le
besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie : ceux-ci
servent, obéissent, inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent ;
ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, protègent, gouvernent
: tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre.
49 ( Édition 7.)
Mettez l'autorité, les plaisirs et l'oisiveté d'un côté,
la dépendance, les soins et la misère de l'autre : ou ces choses
sont déplacées par la malice des hommes, ou Dieu n'est pas Dieu.
Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l'ordre
et la subordination, est l'ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine : une trop
grande disproportion, et telle qu'elle se remarque parmi les hommes, est leur
ouvrage, ou la loi des plus forts.
Les extrémités sont vicieuses, et partent de l'homme : toute
compensation est juste, et vient de Dieu.
50 ( Édition 1.)
Si on ne goûte point ces Caractères, je m'en étonne ; et si
on les goûte, je m'en étonne de même.
|
|