DES JUGEMENTS
1 ( Édition 1.)
Rien ne ressemble plus à la vive persuasion que le mauvais entêtement
: de là les partis, les cabales, les hérésies.
2 ( Édition 1.)
L'on ne pense pas toujours constamment d'un même sujet : l'entêtement
et le dégoût se suivent de près.
3 ( Édition 1.)
Les grandes choses étonnent, et les petites rebutent ; nous nous apprivoisons
avec les unes et les autres par l'habitude.
4 ( Édition 4.)
Deux choses toutes contraires nous préviennent également, l'habitude
et la nouveauté.
5 ( Édition 1.)
Il n'y a rien de plus bas, et qui convienne mieux au peuple, que de parler en
des termes magnifiques de ceux mêmes dont l'on pensait très modestement
avant leur élévation.
6 ( Édition 1.)
La faveur des princes n'exclut pas le mérite, et ne le suppose pas aussi.
7 ( Édition 1.)
Il est étonnant qu'avec tout l'orgueil dont nous sommes gonflés,
et la haute opinion que nous avons de nous-mêmes et de la bonté de
notre jugement, nous négligions de nous en servir pour prononcer sur le
mérite des autres. La vogue, la faveur populaire, celle du Prince, nous
entraînent comme un torrent : nous louons ce qui est loué, bien plus
que ce qui est louable.
8 ( Édition 5.)
Je ne sais s'il y a rien au monde qui coûte davantage à approuver
et à louer que ce qui est plus digne d'approbation et de louange, et si
la vertu, le mérite, la beauté, les bonnes actions, les beaux ouvrages,
ont un effet plus naturel et plus sûr que envie, la jalousie, et l'antipathie.
Ce n'est pas d'un saint dont un dévot sait dire du bien, mais d'un autre
dévot. Si une belle femme approuve la beauté d'une autre femme,
on peut conclure qu'elle a mieux que ce qu'elle approuve. Si un poète loue
les vers d'un autre poète, il y a à parier qu'ils sont mauvais et
sans conséquence.
9 ( Édition 7.)
Les hommes ne se goûtent qu'à peine les uns les autres, n'ont qu'une
faible pente à s'approuver réciproquement : action, conduite, pensée,
expression, rien ne plaît, rien ne contente ; ils substituent à la
place de ce qu'on leur récite, de ce qu'on leur dit ou de ce qu'on leur
lit, ce qu'ils auraient fait eux-mêmes en pareille conjoncture, ce qu'ils
penseraient ou ce qu'ils écriraient sur un tel sujet, et ils sont si pleins
de leurs idées, qu'il n'y a plus de place pour celles d'autrui.
10 ( Édition 1.)
Le commun des hommes est si enclin au dérèglement et à la
bagatelle, et le monde est si plein d'exemples ou pernicieux ou ridicules, que
je croirais assez que l'esprit de singularité, s'il pouvait avoir ses bornes
et ne pas aller trop loin, approcherait fort de la droite raison et d'une conduite
régulière.
" Il faut faire comme les autres " : maxime suspecte, qui signifie
presque toujours : " il faut mal faire " dès qu'on l'étend
au delà de ces choses purement extérieures, qui n'ont point de suite,
qui dépendent de l'usage, de la mode ou des bienséances.
11 ( Édition 5.)
Si les hommes sont hommes plutôt qu'ours et panthères, s'ils sont
équitables, s'ils se font justice à eux-mêmes, et qu'ils la
rendent aux autres, que deviennent les lois, leur texte et le prodigieux accablement
de leurs commentaires ? que devient le pétitoire et le possessoire, et
tout ce qu'on appelle jurisprudence ? Où se réduisent même
ceux qui doivent tout leur relief et toute leur enflure à l'autorité
où ils sont établis de faire valoir ces mêmes lois ? Si ces
mêmes hommes ont de la droiture et de la sincérité, s'ils
sont guéris de la prévention, où sont évanouies les
disputes de l'école, la scolastique et les controverses ? S'ils sont tempérants,
chastes et modérés, que leur sert le mystérieux jargon de
la médecine, et qui est une mine d'or pour ceux qui s'avisent de le parler
? Légistes, docteurs, médecins, quelle chute pour vous, si nous
pouvions tous nous donner le mot de devenir sages !
De combien de grands hommes dans les différents exercices de la paix
et de la guerre aurait-on dû se passer ! A quel point de perfection et de
raffinement n'a-t-on pas porté de certains arts et de certaines sciences
qui ne devaient point être nécessaires, et qui sont dans le monde
comme des remèdes à tous les maux dont notre malice est l'unique
source !
Que de choses depuis Varron, que Varron a ignorées ! Ne nous suffirait-il
pas même de n'être savant que comme Platon ou comme Socrate ?
12 ( Édition 1.)
Tel à un sermon, à une musique, ou dans une galerie de peintures,
a entendu à sa droite et à sa gauche, sur une chose précisément
la même, des sentiments précisément opposés. Cela me
ferait dire volontiers que l'on peut hasarder, dans tout genre d'ouvrages, d'y
mettre le bon et le mauvais : le bon plaît aux uns, et le mauvais aux autres.
L'on ne risque guère davantage d'y mettre le pire : il a ses partisans.
13 ( Édition 4.)
Le phénix de la poésie chantante renaît de ses cendres ; il
a vu mourir et revivre sa réputation en un même jour. Ce juge même
si infaillible et si ferme dans ses jugements, le public, a varié sur son
sujet : ou il se trompe, ou il s'est trompé. Celui qui prononcerait aujourd'hui
que Q** en un certain genre est mauvais poète, parlerait presque aussi
mal que s'il eût dit il y a quelque temps : Il est bon poète.
14 ( Édition 4.)
C. P. était fort riche, et C. N. ne l'était pas : la Pucelle et
Rodogune méritaient chacune une autre aventure. Ainsi l'on a toujours demandé
pourquoi, dans telle ou telle profession, celui-ci avait fait sa fortune, et cet
autre l'avait manquée ; et en cela les hommes cherchent la raison de leurs
propres caprices, qui dans les conjonctures pressantes de leurs affaires, de leurs
plaisirs, de leur santé et de leur vie, leur font souvent laisser les meilleurs
et prendre les pires.
15 ( Édition 4.)
La condition des comédiens était infâme chez les Romains et
honorable chez les Grecs : qu'est-elle chez nous ? On pense d'eux comme les Romains,
on vit avec eux comme les Grecs.
16 ( Édition 4.)
Il suffisait à Bathylle d'être pantomime pour être couru des
dames romaines ; à Rhoé de danser au théâtre ; à
Roscie et à Nérine de représenter dans les choeurs, pour
s'attirer une foule d'amants. La vanité et l'audace, suites d'une trop
grande puissance, avaient ôté aux Romains le goût du secret
et du mystère ; ils se plaisaient à faire du théâtre
public celui de leurs amours ; ils n'étaient point jaloux de l'amphithéâtre,
et partageaient avec la multitude les charmes de leurs maîtresses. Leur
goût n'allait qu'à laisser voir qu'ils aimaient, non pas une belle
personne ou une excellente comédienne, mais une comédienne.
17 ( Édition 1.)
Rien ne découvre mieux dans quelle disposition sont les hommes à
l'égard des sciences et des belles-lettres, et de quelle utilité
ils les croient dans la république, que le prix qu'ils y ont mis, et l'idée
qu'ils se forment de ceux qui ont pris le parti de les cultiver. Il n'y a point
d'art si mécanique ni de si vile condition où les avantages ne soient
plus sûrs, plus prompts et plus solides. Le comédien, couché
dans son carrosse, jette de la boue au visage de Corneille, qui est à pied.
Chez plusieurs, savant et pédant sont synonymes.
Souvent où le riche parle, et parle de doctrine, c'est aux doctes à
se taire, à écouter, à applaudir, s'ils veulent du moins
ne passer que pour doctes.
18 ( Édition 1.)
Il y a une sorte de hardiesse à soutenir devant certains esprits la honte
de l'érudition : l'on trouve chez eux une prévention tout établie
contre les savants, à qui ils ôtent les manières du monde,
le savoir-vivre, l'esprit de société, et qu'ils renvoient ainsi
dépouillés à leur cabinet et à leurs livres. Comme
l'ignorance est un état paisible et qui ne coûte aucune peine, l'on
s'y range en foule, et elle forme à la cour et à la ville un nombreux
parti, qui l'emporte sur celui des savants. S'ils allèguent en leur faveur
les noms d'Estrées, de Harlay, Bossuet, Seguier, Montausier, Wardes, Chevreuse,
Novion, Lamoignon, Scudéry, Pélisson, et de tant d'autres personnages
également doctes et polis ; s'ils osent même citer les grands noms
de Chartres, de Condé, de Conti, de Bourbon, du Maine, de Vendome, comme
de princes qui ont su joindre aux plus belles et aux plus hautes connaissances
et l'atticisme des Grecs et l'urbanité des Romains, l'on ne feint point
de leur dire que ce sont des exemples singuliers ; et s'ils ont recours à
de solides raisons, elles sont faibles contre la voix de la multitude. Il semble
néanmoins que l'on devrait décider sur cela avec plus de précaution,
et se donner seulement la peine de douter si ce même esprit qui fait faire
de si grands progrès dans les sciences, qui fait bien penser, bien juger,
bien parler et bien écrire, ne pourrait point encore servir à être
poli.
Il faut très peu de fonds pour la politesse dans les manières
; il en faut beaucoup pour celle de l'esprit.
19 ( Édition 5.)
" Il est savant, dit un politique, il est donc incapable d'affaires ; je
ne lui confierais l'état de ma garde-robe " ; et il a raison. Ossat,
Ximénès, Richelieu étaient savants : étaient-ils habiles
? ont-ils passé pour de bons ministres ? " Il sait le grec, continue
l'homme d'État, c'est un grimaud, c'est un philosophe. " Et en effet,
une fruitière à Athènes, selon les apparences, parlait grec,
et par cette raison était philosophe. Les Bignons, les Lamoignons étaient
de purs grimauds : qui en peut douter ? ils savaient le grec. Quelle vision, quel
délire au grand, au sage, au judicieux Antonin, de dire qu'alors les peuples
seraient heureux, si l'empereur philosophait, ou si le philosophe ou le grimaud
venait à l'empire !
Les langues sont la clef ou l'entrée des sciences, et rien davantage
; le mépris des unes tombe sur les autres. Il ne s'agit point si les langues
sont anciennes ou nouvelles, mortes ou vivantes, mais si elles sont grossières
ou polies, si les livres qu'elles ont formés sont d'un bon ou d'un mauvais
goût. Supposons que notre langue pût un jour avoir le sort de la grecque
et de la latine, serait-on pédant, quelques siècles après
qu'on ne la parlerait plus, pour lire Molière ou La Fontaine ?
20 ( Édition 6.)
Je nomme Eurypyle, et vous dites : " C'est un bel esprit. " Vous dites
aussi de celui qui travaille une poutre : " Il est charpentier " ; et
de celui qui refait un mur : " Il est maçon. " Je vous demande
quel est l'atelier où travaille cet homme de métier, ce bel esprit
? quelle est son enseigne ? à quel habit le reconnaît-on ? quels
sont ses outils ? est-ce le coin ? sont-ce le marteau ou l'enclume ? où
fend-il, où cogne-t-il son ouvrage ? où l'expose-t-il en vente ?
Un ouvrier se pique d'être ouvrier. Eurypyle se pique-t-il d'être
bel esprit ? S'il est tel, vous me peignez un fat, qui met l'esprit en roture,
une âme vile et mécanique, à qui ni ce qui est beau ni ce
qui est esprit ne sauraient s'appliquer sérieusement ; et s'il est vrai
qu'il ne se pique de rien, je vous entends, c'est un homme sage et qui a de l'esprit.
Ne dites-vous pas encore du savantasse : " Il est bel esprit " , et
ainsi du mauvais poète ? Mais vous-même, vous croyez-vous sans aucun
esprit ? et si vous en avez, c'est sans doute de celui qui est beau et convenable
: vous voilà donc un bel esprit ; ou s'il s'en faut peu que vous ne preniez
ce nom pour une injure, continuez, j'y consens, de le donner à Eurypyle,
et d'employer cette ironie comme les sots, sans le moindre discernement, ou comme
les ignorants, qu'elle console d'une certaine culture qui leur manque, et qu'ils
ne voient que dans les autres.
21 ( Édition 5.)
Qu'on ne me parle jamais d'encre, de papier, de plume, de style, d'imprimeur,
d'imprimerie, qu'on ne se hasarde plus de me dire : " Vous écrivez
si bien, Antisthène ! continuez d'écrire ; ne verrons-nous point
de vous un in-folio ? Traitez de toutes les vertus et de tous les vices dans un
ouvrage suivi, méthodique, qui n'ait point de fin " ; ils devraient
ajouter : " et nul cours. " Je renonce à tout ce qui a été,
qui est et qui sera livre. Bérylle tombe en syncope à la vue d'un
chat, et moi à la vue d'un livre. Suis-je mieux nourri et plus lourdement
vêtu, suis-je dans ma chambre à l'abri du nord, ai-je un lit de plumes,
après vingt ans entiers qu'on me débite dans la place ? J'ai un
grand nom, dites-vous, et beaucoup de gloire : dites que j'ai beaucoup de vent
qui ne sert à rien. Ai-je un grain de ce métal qui procure toutes
choses ? Le vil praticien grossit son mémoire, se fait rembourser des frais
qu'il n'avance pas, et il a pour gendre un comte ou un magistrat. Un homme rouge
ou feuille-morte devient commis, et bientôt plus riche que son maître
; il le laisse dans la roture, et avec de l'argent il devient noble. B** s'enrichit
à montrer dans un cercle des marionnettes ; BB... à vendre en bouteille
l'eau de la rivière. Un autre charlatan arrive ici de delà les monts
avec une malle ; il n'est pas déchargé que les pensions courent,
et il est prêt de retourner d'où il arrive avec des mulets et des
fourgons. Mercure est Mercure, et rien davantage, et l'or ne peut payer ses médiations
et ses intrigues : on y ajoute la faveur et les distinctions. Et sans parler que
des gains licites, on paye au tuilier sa tuile, et à l'ouvrier son temps
et son ouvrage ; paye-t-on à un auteur ce qu'il pense et ce qu'il écrit
? et s'il pense très bien, le paye-t-on très largement ? Se meuble-t-il,
s'anoblit-il à force de penser et d'écrire juste ? Il faut que les
hommes soient habillés, qu'ils soient rasés ; il faut que retirés
dans leurs maisons, ils aient une porte qui ferme bien : est-il nécessaire
qu'ils soient instruits ? Folie, simplicité, imbécillité,
continue Antisthène, de mettre l'enseigne d'auteur ou de philosophe ! Avoir,
s'il se peut, un office lucratif, qui rende la vie aimable, qui fasse prêter
à ses amis, et donner à ceux qui ne peuvent rendre ; écrire
alors par jeu, par oisiveté, et comme Tityre siffle ou joue de la flûte
; cela ou rien ; j'écris à ces conditions, et je cède ainsi
à la violence de ceux qui me prennent à la gorge, et me disent :
" Vous écrirez. " Ils liront pour titre de mon nouveau livre
: Du Beau, Du Bon, Du Vrai, Des Idées, Du Premier Principe, par Antisthène,
vendeur de marée.
22 ( Édition 1.)
Si les ambassadeurs des princes étrangers étaient des singes instruits
à marcher sur leurs pieds de derrière, et à se faire entendre
par interprète, nous ne pourrions pas marquer un plus grand étonnement
que celui que nous donne la justesse de leurs réponses, et le bon sens
qui paraît quelquefois dans leurs discours. La prévention du pays,
jointe à l'orgueil de la nation, nous fait oublier que la raison est de
tous les climats, et que l'on pense juste partout où il y a des hommes.
Nous n'aimerions pas à être traités ainsi de ceux que nous
appelons barbares ; et s'il y a en nous quelque barbarie, elle consiste à
être épouvantés de voir d'autres peuples raisonner comme nous.
Tous les étrangers ne sont pas barbares, et tous nos compatriotes ne
sont pas civilisés : de même toute campagne n'est pas agreste et
toute ville n'est pas polie. Il y a dans l'Europe un endroit d'une province maritime
d'un grand royaume où le villageois est doux et insinuant, le bourgeois
au contraire et le magistrat grossiers, et dont la rusticité est héréditaire.
23 ( Édition 1.)
Avec un langage si pur, une si grande recherche dans nos habits, des murs
si cultivées, de si belles lois et un visage blanc, nous sommes barbares
pour quelques peuples.
24 ( Édition 1.)
Si nous entendions dire des Orientaux qu'ils boivent ordinairement d'une liqueur
qui leur monte à la tête, leur fait perdre la raison et les fait
vomir, nous dirions : " Cela est bien barbare. "
25 ( Édition 1.)
Ce prélat se montre peu à la cour, il n'est de nul commerce, on
ne le voit point avec des femmes ; il ne joue ni à grande ni à petite
prime, il n'assiste ni aux fêtes ni aux spectacles, il n'est point homme
de cabale, et il n'a point l'esprit d'intrigue ; toujours dans son évêché,
où il fait une résidence continuelle, il ne songe qu'à instruire
son peuple par la parole et à l'édifier par son exemple ; il consume
son bien en des aumônes, et son corps par la pénitence ; il n'a que
l'esprit de régularité, et il est imitateur du zèle et de
la piété des Apôtres. Les temps sont changés, et il
est menacé sous ce règne d'un titre plus éminent.
26 ( Édition 4.)
Ne pourrait-on point faire comprendre aux personnes d'un certain caractère
et d'une profession sérieuse, pour ne rien dire de plus, qu'ils ne sont
point obligés à faire dire d'eux qu'ils jouent, qu'ils chantent,
et qu'ils badinent comme les autres hommes ; et qu'à les voir si plaisants
et si agréables, on ne croirait point qu'ils fussent d'ailleurs si réguliers
et si sévères ? Oserait-on même leur insinuer qu'ils s'éloignent
par de telles manières de la politesse dont ils se piquent ; qu'elle assortit,
au contraire, et conforme les dehors aux conditions, qu'elle évite le contraste,
et de montrer le même homme sous des figures différentes et qui font
de lui un composé bizarre ou un grotesque ?
27 ( Édition 4.)
Il ne faut pas juger des hommes comme d'un tableau ou d'une figure, sur une seule
et première vue : il y a un intérieur et un cur qu'il faut
approfondir. Le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de
l'hypocrisie cache la malignité. Il n'y a qu'un très petit nombre
de connaisseurs qui discerne, et qui soit en droit de prononcer ; ce n'est que
peu à peu, et forcés même par le temps et les occasions, que
la vertu parfaite et le vice consommé viennent enfin à se déclarer.
28 ( Édition 8.)
Fragment
... Il disait que l'esprit dans cette belle personne était un diamant
bien mis en oeuvre, et continuant de parler d'elle : " C'est, ajoutait-il,
comme une nuance de raison et d'agrément qui occupe les yeux et le cur
de ceux qui lui parlent ; on ne sait si on l'aime ou si on l'admire ; il y a en
elle de quoi faire une parfaite amie, il y a aussi de quoi vous mener plus loin
que l'amitié. Trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop
modeste pour songer à plaire, elle ne tient compte aux hommes que de leur
mérite, et ne croit avoir que des amis. Pleine de vivacités et capable
de sentiments, elle surprend et elle intéresse ; et sans rien ignorer de
ce qui peut entrer de plus délicat et de plus fin dans les conversations,
elle a encore ces saillies heureuses qui entre autres plaisirs qu'elles font,
dispensent toujours de la réplique. Elle vous parle comme celle qui n'est
pas savante, qui doute et qui cherche à s'éclaircir ; et elle vous
écoute comme celle qui sait beaucoup, qui connaît le prix de ce que
vous lui dites, et auprès de qui vous ne perdez rien de ce qui vous échappe.
Loin de s'appliquer à vous contredire avec esprit, et d'imiter Elvire,
qui aime mieux passer pour une femme vive que marquer du bon sens et de la justesse,
elle s'approprie vos sentiments, elle les croit siens, elle les étend,
elle les embellit : vous êtes content de vous d'avoir pensé si bien,
et d'avoir mieux dit encore que vous n'aviez cru. Elle est toujours au-dessus
de la vanité, soit qu'elle parle, soit qu'elle écrive : elle oublie
les traits où il faut des raisons ; elle a déjà compris que
la simplicité est éloquente. S'il s'agit de servir quelqu'un et
de vous jeter dans les mêmes intérêts, laissant à Elvire
les jolis discours et les belles-lettres, qu'elle met à tous usages, Arthénice
n'emploie auprès de vous que la sincérité, l'ardeur, l'empressement
et la persuasion. Ce qui domine en elle, c'est le plaisir de la lecture, avec
le goût des personnes de nom et de réputation, moins pour en être
connue que pour les connaître. On peut la louer d'avance de toute la sagesse
qu'elle aura un jour, et de tout le mérite qu'elle se prépare par
les années, puisque avec une bonne conduite elle a de meilleures intentions,
des principes sûrs, utiles à celles qui sont comme elle exposées
aux soins et à la flatterie ; et qu'étant assez particulière
sans pourtant être farouche, ayant même un peu de penchant pour la
retraite, il ne lui saurait peut-être manquer que les occasions, ou ce qu'on
appelle un grand théâtre, pour y faire briller toutes ses vertus.
"
29
( Édition 5.) Une belle femme est aimable dans son naturel ; elle ne perd
rien à être négligée, et sans autre parure que celle
qu'elle tire de sa beauté et de sa jeunesse. Une grâce naïve
éclate sur son visage, anime ses moindres actions : il y aurait moins de
péril à la voir avec tout l'attirail de l'ajustement et de la mode.
De même un homme de bien est respectable par lui-même, et indépendamment
de tous les dehors dont il voudrait s'aider pour rendre sa personne plus grave
et sa vertu plus spécieuse. Un air réformé, une modestie
outrée, la singularité de l'habit, une ample calotte n'ajoutent
rien à la probité, ne relèvent pas le mérite ; ils
le fardent, et font peut-être qu'il est moins pur et moins ingénu.
( Édition 6.) Une gravité trop étudiée devient
comique ; ce sont comme des extrémités qui se touchent et dont le
milieu est dignité ; cela ne s'appelle pas être grave, mais en jouer
le personnage ; celui qui songe à le devenir ne le sera jamais : ou la
gravité n'est point, ou elle est naturelle ; et il est moins difficile
d'en descendre que d'y monter.
30 ( Édition 6.)
Un homme de talent et de réputation, s'il est chagrin et austère,
il effarouche les jeunes gens, les fait penser mal de la vertu, et la leur rend
suspecte d'une trop grande réforme et d'une pratique trop ennuyeuse. S'il
est au contraire d'un bon commerce, il leur est une leçon utile ; il leur
apprend qu'on peut vivre gaiement et laborieusement, avoir des vues sérieuses
sans renoncer aux plaisirs honnêtes ; il leur devient un exemple qu'on peut
suivre.
31 ( Édition 4.)
La physionomie n'est pas une règle qui nous soit donnée pour juger
des hommes : elle nous peut servir de conjecture.
32 ( Édition 4.)
L'air spirituel est dans les hommes ce que la régularité des traits
est dans les femmes : c'est le genre de beauté où les plus vains
puissent aspirer.
33 ( Édition 4.)
Un homme qui a beaucoup de mérite et d'esprit ; et qui est connu pour tel,
n'est pas laid, même avec des traits qui sont difformes ; ou s'il a de la
laideur, elle ne fait pas son impression.
34 ( Édition 7.)
Combien d'art pour rentrer dans la nature ! combien de temps, de règles,
d'attention et de travail pour danser avec la même liberté et la
même grâce que l'on sait marcher ; pour chanter comme on parle ; parler
et s'exprimer comme l'on pense ; jeter autant de force, de vivacité, de
passion et de persuasion dans un discours étudié et que l'on prononce
dans le public, qu'on en a quelquefois naturellement et sans préparation
dans les entretiens les plus familiers !
35 ( Édition 1.)
Ceux qui, sans nous connaître assez, pensent mal de nous, ne nous font pas
de tort : ce n'est pas nous qu'ils attaquent, c'est le fantôme de leur imagination.
36 ( Édition 1.)
Il y a de petites règles, des devoirs, des bienséances attachés
aux lieux, aux temps, aux personnes, qui ne se devinent point à force d'esprit,
et que l'usage apprend sans nulle peine : juger des hommes par les fautes qui
leur échappent en ce genre avant qu'ils soient assez instruits, c'est en
juger par leurs ongles ou par la pointe de leurs cheveux ; c'est vouloir un jour
être détrompé.
37 ( Édition 6.)
Je ne sais s'il est permis de juger des hommes par une faute qui est unique, et
si un besoin extrême ; ou une violente passion, ou un premier mouvement
tirent à conséquence.
38 ( Édition 4.)
Le contraire des bruits qui courent des affaires ou des personnes est souvent
la vérité.
39 ( Édition 4.)
Sans une grande raideur et une continuelle attention à toutes ses paroles,
on est exposé à dire en moins d'une heure le oui ou le non sur une
même chose ou sur une même personne, déterminé seulement
par un esprit de société et de commerce qui entraîne naturellement
à ne pas contredire celui-ci et celui-là qui en parlent différemment.
40 ( Édition 8.)
Un homme partial est exposé à de petites mortifications ; car comme
il est également impossible que ceux qu'il favorise soient toujours heureux
ou sages, et que ceux contre qui il se déclare soient toujours en faute
ou malheureux, il naît de là qu'il lui arrive souvent de perdre contenance
dans le public, ou par le mauvais succès de ses amis, ou par une nouvelle
gloire qu'acquièrent ceux qu'il n'aime point.
41 ( Édition 4.)
Un homme sujet à se laisser prévenir, s'il ose remplir une dignité
ou séculière ou ecclésiastique, est un aveugle qui veut peindre,
un muet qui s'est chargé d'une harangue, un sourd qui juge d'une symphonie
: faibles images, et qui n'expriment qu'imparfaitement la misère de la
prévention. Il faut ajouter qu'elle est un mal désespéré,
incurable, qui infecte tous ceux qui s'approchent du malade, qui fait déserter
les égaux, les inférieurs, les parents, les amis, jusqu'aux médecins
: ils sont bien éloignés de le guérir, s'ils ne peuvent le
faire convenir de sa maladie, ni des remèdes, qui seraient d'écouter,
de douter, de s'informer et de s'éclaircir. Les flatteurs, les fourbes,
les calomniateurs, ceux qui ne délient leur langue que pour le mensonge
et l'intérêt, sont les charlatans en qui il se confie, et qui lui
font avaler tout ce qui leur plaît : ce sont eux aussi qui l'empoisonnent
et qui le tuent.
42 ( Édition 1.)
La règle de Descartes, qui ne veut pas qu'on décide sur les moindres
vérités avant qu'elles soient connues clairement et distinctement,
est assez belle et assez juste pour devoir s'étendre au jugement que l'on
fait des personnes.
43 ( Édition 1.)
Rien ne nous venge mieux des mauvais jugements que les hommes font de notre esprit,
de nos murs et de nos manières, que l'indignité et le mauvais
caractère de ceux qu'ils approuvent.
Du même fonds dont on néglige un homme de mérite, l'on
sait encore admirer un sot.
44 ( Édition 1.)
Un sot est celui qui n'a pas même ce qu'il faut d'esprit pour être
fat.
45 ( Édition 1.)
Un fat est celui que les sots croient un homme de mérite.
46 ( Édition 4.)
L'impertinent est un fat outré. Le fat lasse, ennuie, dégoûte,
rebute ; l'impertinent rebute, aigrit, irrite, offense : il commence où
l'autre finit.
Le fat est entre l'impertinent et le sot : il est composé de l'un et
de l'autre.
47
( Édition 7.) Les vices partent d'une dépravation du cur ;
les défauts, d'un vice de tempérament ; le ridicule, d'un défaut
d'esprit.
( Édition 4.) L'homme ridicule est celui qui, tant qu'il demeure tel,
a les apparences du sot.
( Édition 4.) Le sot ne se tire jamais du ridicule, c'est son caractère
; l'on y entre quelquefois avec de l'esprit, mais l'on en sort.
( Édition 7.) Un erreur de fait jette un homme sage dans le ridicule.
( Édition 4.) La sottise est dans le sot, la fatuité dans le
fat, et l'impertinence dans l'impertinent ; il semble que le ridicule réside
tantôt dans celui qui en effet est ridicule ; et tantôt dans l'imagination
de ceux qui croient voir le ridicule où il n'est point et ne peut être.
48 ( Édition 4.)
La grossièreté, la rusticité, la brutalité peuvent
être les vices d'un homme d'esprit.
49 ( Édition 4.)
Le stupide est un sot qui ne parle point, en cela plus supportable que le sot
qui parle.
50 ( Édition 8.)
La même chose souvent est, dans la bouche d'un homme d'esprit, une naïveté
ou un bon mot, et dans celle d'un sot, une sottise.
51 ( Édition 4.)
Si le fat pouvait craindre de mal parler, il sortirait de son caractère.
52 ( Édition 4.)
L'une des marques de la médiocrité de l'esprit est de toujours conter.
53 ( Édition 4.)
Le sot est embarrassé de sa personne ; le fat a l'air libre et assuré
; l'impertinent passe à l'effronterie : le mérite a de la pudeur.
54 ( Édition 8.)
Le suffisant est celui en qui la pratique de certains détails que l'on
honore du nom d'affaires se trouve jointe à une très grande médiocrité
d'esprit.
Un grain d'esprit et une once d'affaires plus qu'il n'en entre dans la composition
du suffisant, font l'important.
Pendant qu'on ne fait que rire de l'important, il n'a pas un autre nom ; dès
qu'on s'en plaint, c'est l'arrogant.
55 ( Édition 7.)
L'honnête homme tient le milieu entre l'habile homme et l'homme de bien,
quoique dans une distance inégale de ces deux extrêmes.
La distance qu'il y a de l'honnête, homme à l'habile homme s'affaiblit
de jour à autre, et est sur le point de disparaître.
L'habile homme est celui qui cache ses passions, qui entend ses intérêts,
qui y sacrifie beaucoup de choses, qui a su acquérir du bien ou en conserver.
L'honnête homme est celui qui ne vole pas sur les grands chemins, et
qui ne tue personne, dont les vices enfin ne sont pas scandaleux.
On connaît assez qu'un homme de bien est honnête homme ; mais il
est plaisant d'imaginer que tout honnête homme n'est pas homme de bien.
L'homme de bien est celui qui n'est ni un saint ni un dévot, et qui
s'est borné à n'avoir que de la vertu.
56
( Édition 4.) Talent, goût, esprit, bon sens, choses différentes,
non incompatibles.
( Édition 4.) Entre le bon sens et le bon goût il y a la différence
de la cause à son effet.
( Édition 6.) Entre esprit et talent il y a la proportion du tout à
sa partie.
( Édition 6.) Appellerai-je homme d'esprit celui qui, borné et
renfermé dans quelque art, ou même dans une certaine science qu'il
exerce dans une grande perfection, ne montre hors de là ni jugement, ni
mémoire, ni vivacité, ni murs, ni conduite ; qui ne m'entend
pas, qui ne pense point, qui s'énonce mal ; un musicien par exemple, qui
après m'avoir comme enchanté par ses accords, semble s'être
remis avec son luth dans un même étui, ou n'être plus sans
cet instrument qu'une machine démontée, à qui il manque quelque
chose, et dont il n'est pas permis de rien attendre ?
( Édition 6.) Que dirai-je encore de l'esprit du jeu ? pourrait-on me
le définir ? Ne faut-il ni prévoyance, ni finesse, ni habileté
pour jouer l'hombre ou les échecs ? et s'il en faut, pourquoi voit-on des
imbéciles qui y excellent, et de très beaux génies qui n'ont
pu même atteindre la médiocrité, à qui une pièce
ou une carte dans les mains trouble la vue, et fait perdre contenance ?
( Édition 6.) Il y a dans le monde quelque chose, s'il se peut, de plus
incompréhensible. Un homme paraît grossier, lourd, stupide ; il ne
sait pas parler, ni raconter ce qu'il vient de voir : s'il se met à écrire,
c'est le modèle des bons contes ; il fait parler les animaux, les arbres,
les pierres, tout ce qui ne parle point : ce n'est que légèreté,
qu'élégance, que beau naturel, et que délicatesse dans ses
ouvrages.
( Édition 6.) Un autre est simple, timide, d'une ennuyeuse conversation
; il prend un mot pour un autre, et il ne juge de la bonté de sa pièce
que par l'argent qui lui en revient ; il ne sait pas la réciter, ni lire
son écriture. Laissez-le s'élever par la composition : il n'est
pas au-dessous d'Auguste, de Pompée, de Nicomède, d'Heraclius ;
il est roi, et un grand roi ; il est politique, il est philosophe ; il entreprend
de faire parler des héros, de les faire agir ; il peint les Romains ; ils
sont plus grands et plus Romains dans ses vers que dans leur histoire.
( Édition 6.) Voulez-vous quelque autre prodige ? Concevez un homme
facile, doux, complaisant, traitable, et tout d'un coup violent, colère,
fougueux, capricieux. Imaginez-vous un homme simple, ingénu, crédule,
badin, volage, un enfant en cheveux gris ; mais permettez-lui de se recueillir,
ou plutôt de se livrer à un génie qui agit en lui, j'ose dire,
sans qu'il y prenne part et comme à son insu : quelle verve ! quelle élévation
! quelles images ! quelle latinité !
- Parlez-vous d'une même personne ? me direz-vous.
- Oui, du même, de Théodas, et de lui seul. Il crie, il s'agite,
il se roule à terre, il se relève, il tonne, il éclate ;
et du milieu de cette tempête il sort une lumière qui brille et qui
réjouit. Disons-le sans figure : il parle comme un fou, et pense comme
un homme sage ; il dit ridiculement des choses vraies, et follement des choses
sensées et raisonnables ; on est surpris de voir naître et éclore
le bon sens du sein de la bouffonnerie, parmi les grimaces et les contorsions.
Qu'ajouterai-je davantage ? Il dit et il fait mieux qu'il ne sait ; ce sont en
lui comme deux âmes qui ne se connaissent point, qui ne dépendent
point l'une de l'autre, qui ont chacune leur tour, ou leurs fonctions toutes séparées.
Il manquerait un trait à cette peinture si surprenante, si j'oubliais de
dire qu'il est tout à la fois avide et insatiable de louanges, prêt
de se jeter aux yeux de ses critiques, et dans le fond assez docile pour profiter
de leur censure. Je commence à me persuader moi-même que j'ai fait
le portrait de deux personnages tout différents. Il ne serait pas même
impossible d'en trouver un troisième dans Théodas ; car il est bon
homme, il est plaisant homme, et il est excellent homme.
57 ( Édition 1.)
Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde de plus rare, ce
sont les diamants et les perles.
58 ( Édition 1.)
Tel, connu dans le monde par de grands talents honoré et chéri partout
où il se trouve, est petit dans son domestique et aux yeux de ses proches,
qu'il n'a pu réduire à l'estimer ; tel autre, au contraire, prophète
dans son pays, jouit d'une vogue qu'il a parmi les siens et qui est resserrée
dans l'enceinte de sa maison, s'applaudit d'un mérite rare et singulier,
qui lui est accordé par sa famille dont il est l'idole, mais qu'il laisse
chez soi toutes les fois qu'il sort, et qu'il ne porte nulle part.
59 ( Édition 1.)
Tout le monde s'élève contre un homme qui entre en réputation
: à peine ceux qu'il croit ses amis lui pardonnent-ils un mérite
naissant et une première vogue qui semble l'associer à la gloire
dont ils sont déjà en possession ; l'on ne se rend qu'à l'extrémité,
et après que le Prince s'est déclaré par les récompenses
: tous alors se rapprochent de lui, et de ce jour-là seulement il prend
son rang d'homme de mérite.
60 ( Édition 8.)
Nous affectons souvent de louer avec exagération des hommes assez médiocres,
et de les élever, s'il se pouvait, jusqu'à la hauteur de ceux qui
excellent, ou parce que nous somme las d'admirer toujours les mêmes personnes,
ou parce que leur gloire, ainsi partagée, offense moins notre vue, et nous
devient plus douce et plus supportable.
61 ( Édition 7.)
L'on voit des hommes que le vent de la faveur pousse d'abord à pleines
voiles ; ils perdent en un moment la terre de vue, et font leur route : tout leur
rit, tout leur succède ; action, ouvrage, tout est comblé d'éloges
et de récompenses ; ils ne se montrent que pour être embrassés
et félicités. Il y a un rocher immobile qui s'élève
sur une côte ; les flots se brisent au pied ; la puissance, les richesses,
la violence, la flatterie, l'autorité, la faveur, tous les vents ne l'ébranlent
pas : c'est le public, où ces gens échouent.
62 ( Édition 1.)
Il est ordinaire et comme naturel de juger du travail d'autrui seulement par rapport
à celui qui nous occupe. Ainsi le poète, rempli de grandes et sublimes
idées, estime peu le discours de l'orateur, qui ne s'exerce souvent que
sur de simples faits ; et celui qui écrit l'histoire de son pays ne peut
comprendre qu'un esprit raisonnable emploie sa vie à imaginer des fictions
et à trouver une rime ; de même le bachelier plongé dans les
quatre premiers siècles, traite toute autre doctrine de science triste,
vaine et inutile, pendant qu'il est peut-être méprisé du géomètre.
63 ( Édition 4.)
Tel a assez d'esprit pour exceller dans une certaine matière et en faire
des leçons, qui en manque pour voir qu'il doit se taire sur quelque autre
dont il n'a qu'une faible connaissance : il sort hardiment des limites de son
génie, mais il s'égare, et fait que l'homme illustre parle comme
un sot.
64 ( Édition 5.)
Hérille, soit qu'il parle, qu'il harangue ou qu'il écrive, veut
citer : il fait dire au Prince des philosophes que le vin enivre, et à
l'Orateur romain que l'eau le tempère. S'il se jette dans la morale, ce
n'est pas lui, c'est le divin Platon qui assure que la vertu est aimable, le vice
odieux ; ou que l'un et l'autre se tournent en habitude. Les choses les plus communes,
les plus triviales, et qu'il est même capable de penser, il veut les devoir
aux anciens, aux Latins, aux Grecs ; ce n'est ni pour donner plus d'autorité
à ce qu'il dit, ni peut-être pour se faire honneur de ce qu'il sait
: il veut citer.
65 ( Édition 5.)
C'est souvent hasarder un bon mot et vouloir le perdre que de le donner pour sien
: il n'est pas relevé, il tombe avec des gens d'esprit ou qui se croient
tels, qui ne l'ont pas dit, et qui devaient le dire. C'est au contraire le faire
valoir que de le rapporter comme d'un autre : ce n'est qu'un fait, et qu'on ne
se croit pas obligé de savoir ; il est dit avec plus d'insinuation et reçu
avec moins de jalousie ; personne n'en souffre : on rit s'il faut rire, et s'il
faut admirer, on admire.
66 ( Édition 4.)
On a dit de Socrate qu'il était en délire, et que c'était
un fou tout plein d'esprit ; mais ceux des Grecs qui parlaient ainsi d'un homme
si sage passaient pour fous. Ils disaient : " Quels bizarres portraits nous
fait ce philosophe ! quels murs étranges et particulières
ne décrit-il point ! où a-t-il rêvé, creusé,
rassemblé des idées si extraordinaires ? quelles couleurs ! quel
pinceau ! ce sont des chimères. " Ils se trompaient : c'étaient
des monstres, c'étaient des vices, mais peints au naturel ; on croyait
les voir, ils faisaient peur. Socrate s'éloignait du cynique ; il épargnait
les personnes, et blâmait les murs qui étaient mauvaises.
67
( Édition 4.) Celui qui est riche par son savoir-faire connaît un
philosophe, ses précèptes, sa morale et sa conduite, et n'imaginant
pas dans tous les hommes une autre fin de toutes leurs actions que celle qu'il
s'est proposée lui-même toute sa vie, dit en son cur : "
Je le plains, je le tiens échoué, ce rigide censeur ; il s'égare,
et il est hors de route ; ce n'est pas ainsi qu'on prend le vent et que l'on arrive
au délicieux port de la fortune " ; et selon ses principes il raisonne
juste.
( Édition 4.) " Je pardonne, dit Antisthius, à ceux que
j'ai loués dans mon ouvrage s'ils m'oublient : qu'ai-je fait pour eux ?
ils étaient louables. Je le pardonnerais moins à tous ceux dont
j'ai attaqué les vices sans toucher à leurs personnes, s'ils me
devaient un aussi grand bien que celui d'être corrigés ; mais comme
c'est un événement qu'on ne voit point, il suit de là que
ni les uns ni les autres ne sont tenus de me faire du bien.
( Édition 5.) " L'on peut, ajoute ce philosophe, envier ou refuser
à me écrits leur récompense : on ne saurait en diminuer la
réputation ; et si on le fait, qui m'empêchera de le mépriser
? " .
68 ( Édition 5.)
Il est bon d'être philosophe, il n'est guère utile de passer pour
tel. Il n'est pas permis de traiter quelqu'un de philosophe : ce sera toujours
lui dire une injure, jusqu'à ce qu'il ait plu aux hommes d'en ordonner
autrement, et, en restituant à un si beau nom son idée propre et
convenable, de lui concilier toute l'estime qui lui est due.
69 ( Édition 6.)
Il y a une philosophie qui nous élève au-dessus de l'ambition et
de la fortune, qui nous égale, que dis-je ? qui nous place plus haut que
les riches, que les grands et que les puissants ; qui nous fait négliger
les postes et ceux qui les procurent ; qui nous exempte de désirer, de
demander, de prier, de solliciter, d'importuner, et qui nous sauve même
l'émotion et l'excessive joie d'être exaucés. Il y a une autre
philosophie qui nous soumet et nous assujettit à toutes ces choses en faveur
de nos proches ou de nos amis : c'est la meilleure.
70 ( Édition 4.)
C'est abréger et s'épargner mille discours, que de penser de certaines
gens qu'ils sont incapables de parler juste, et de condamner ce qu'ils disent,
ce qu'ils ont dit, et ce qu'ils diront.
71 ( Édition 1.)
Nous n'approuvons les autres que par les rapports que nous sentons qu'ils ont
avec nous-mêmes ; et il semble qu'estimer quelqu'un, c'est l'égaler
à soi.
72 ( Édition 4.)
Les mêmes défauts, qui dans les autres sont lourds et insupportables
sont chez nous comme dans leur centre ; ils ne pèsent plus, on ne les sent
pas. Tel parle d'un autre et en fait un portrait affreux, qui ne voit pas qu'il
se peint lui-même.
Rien ne nous corrigerait plus promptement de nos défauts que si nous
étions capables de les avouer et de les reconnaître dans les autres
: c'est dans cette juste distance que, nous paraissant tels qu'ils sont, ils se
feraient haïr autant qu'ils le méritent.
73 ( Édition 4.)
La sage conduite roule sur deux pivots, le passé et l'avenir. Celui qui
a la mémoire fidèle et une grande prévoyance est hors du
péril de censurer dans les autres ce qu'il a peut-être fait lui-même,
ou de condamner une action dans un pareil cas, et dans toutes les circonstances
où elle lui sera un jour inévitable.
74 ( Édition 6.)
Le guerrier et le politique, non plus que le joueur habile, ne font pas le hasard,
mais ils le préparent, ils l'attirent, et semblent presque le déterminer.
Non seulement ils savent ce que le sot et le poltron ignorent, je veux dire se
servir du hasard quand il arrive ; ils savent même profiter, par leurs précautions
et leurs mesures, d'un tel ou d'un tel hasard, ou de plusieurs tout à la
fois. Si ce point arrive, ils gagnent ; si c'est cet autre, ils gagnent encore
; un même point souvent les fait gagner de plusieurs manières. Ces
hommes sages peuvent être loués de leur bonne fortune comme de leur
bonne conduite, et le hasard doit être récompensé en eux comme
la vertu.
75 ( Édition 8.)
Je ne mets au-dessus d'un grand politique que celui qui néglige de le devenir,
et qui se persuade de plus en plus que le monde ne mérite point qu'on s'en
occupe.
76 ( Édition 5.)
Il y a dans les meilleurs conseils de quoi déplaire. Ils viennent d'ailleurs
que de notre esprit : c'est assez pour être rejetés d'abord par présomption
et par humeur, et suivis seulement par nécessité ou par réflexion.
77 ( Édition 1.)
Quel bonheur surprenant a accompagné ce favori pendant tout le cours de
sa vie, quelle autre fortune mieux soutenue, sans interruption, sans la moindre
disgrâce ? les premiers postes, l'oreille du Prince, d'immenses trésors,
une santé parfaite, et une mort douce. Mais quel étrange compte
à rendre d'une vie passée dans la faveur, des conseils que l'on
a donnés, de ceux qu'on a négligé de donner ou de suivre,
des biens que l'on n'a point faits, des maux au contraire que l'on a faits ou
par soi-même ou par les autres ; en un mot, de toute sa prospérité
!
78 ( Édition 4.)
L'on gagne à mourir d'être loué de ceux qui nous survivent,
souvent sans autre mérite que celui de n'être plus : le même
éloge sert alors pour Caton et pour Pison.
" Le bruit court que Pison est mort : c'est une grande perte ; c'était
un homme de bien, et qui méritait une plus longue vie ; il avait de l'esprit
et de l'agrément, de la fermeté et du courage ; il était
sûr, généreux, fidèle. " Ajoutez : " pourvu
qu'il soit mort. "
79 ( Édition 4.)
La manière dont on se récrie sur quelques-uns qui se distinguent
par la bonne foi, le désintéressement et la probité, n'est
pas tant leur éloge que le décréditement du genre humain.
80 ( Édition 7.)
Tel soulage les misérables, qui néglige sa famille et laisse son
fils dans l'indigence ; un autre élève un nouvel édifice,
qui n'a pas encore payé les plombs d'une maison qui est achevée
depuis dix années ; un troisième fait des présents et des
largesses, et ruine ses créanciers. Je demande : la pitié, la libéralité,
la magnificence, sont-ce les vertus d'un homme injuste ? ou plutôt si la
bizarrerie et la vanité ne sont pas les causes de l'injustice.
81 ( Édition 8.)
Une circonstance essentielle à la justice que l'on doit aux autres, c'est
de la faire promptement et sans différer : la faire attendre, c'est injustice.
Ceux-là font bien, ou font ce qu'ils doivent, qui font ce qu'ils doivent.
Celui qui dans toute sa conduite laisse longtemps dire de soi qu'il fera bien,
fait très mal.
82 ( Édition 7.)
L'on dit d'un grand qui tient table deux fois le jour, et qui passe sa vie à
faire digestion, qu'il meurt de faim, pour exprimer qu'il n'est pas riche, ou
que ses affaires sont fort mauvaises : c'est une figure ; on le dirait plus à
la lettre de ses créanciers.
83 ( Édition 4.)
L'honnêteté, les égards et la politesse des personnes avancées
en âge de l'un et l'autre sexe me donnent bonne opinion de ce qu'on appelle
le vieux temps.
84 ( Édition 1.)
C'est un excès de confiance dans les parents d'espérer tout de la
bonne éducation de leurs enfants, et une grande erreur de n'en attendre
rien et de la négliger.
85 ( Édition 4.)
Quand il serait vrai, ce que plusieurs disent, que l'éducation ne donne
point à l'homme un autre cur ni une autre complexion, qu'elle ne
change rien dans son fond et ne touche qu'aux superficies, je ne laisserais pas
de dire qu'elle ne lui est pas inutile.
86 ( Édition 4.)
Il n'y a que de l'avantage pour celui qui parle peu : la présomption est
qu'il a de l'esprit ; et s'il est vrai qu'il n'en manque pas, la présomption
est qu'il l'a excellent.
87 ( Édition 5.)
Ne songer qu'à soi et au présent, source d'erreur dans la politique.
88 ( Édition 4.)
Le plus grand malheur, après celui d'être convaincu d'un crime, est
souvent d'avoir eu à s'en justifier. Tels arrêts nous déchargent
et nous renvoient absous, qui sont infirmés par la voix du peuple.
89 ( Édition 1.)
Un homme est fidèle à de certaines pratiques de religion, on le
voit s'en acquitter avec exactitude : personne ne le loue ni ne le désapprouve
; on n'y pense pas. Tel autre y revient après les avoir négligées
dix années entières : on se récrie, on l'exalte ; cela est
libre : moi, je le blâme d'un si long oubli de ses devoirs, et je le trouve
heureux d'y être rentré.
90 ( Édition 4.)
Le flatteur n'a pas assez bonne opinion de soi ni des autres.
91 ( Édition 4.)
Tels sont oubliés dans la distribution des grâces, et font dire d'eux
: Pourquoi les oublier ? qui, si l'on s'en était souvenu, auraient fait
dire : Pourquoi s'en souvenir ? D'où vient cette contrariété
? Est-ce du caractère de ces personnes, ou de l'incertitude de nos jugements,
ou même de tous les deux ?
92 ( Édition 6.)
L'on dit communément : " Après un tel, qui sera chancelier
? qui sera primat des Gaules ? qui sera pape ? " On va plus loin : chacun,
selon ses souhaits ou son caprice, fait sa promotion, qui est souvent de gens
plus vieux et plus caducs que celui qui est en place ; et comme il n'y a pas de
raison qu'une dignité tue celui qui s'en trouve revêtu, qu'elle sert
au contraire à le rajeunir, et à donner au corps et à l'esprit
de nouvelles ressources, ce n'est pas un événement fort rare à
un titulaire d'enterrer son successeur.
93 ( Édition 5.)
La disgrâce éteint les haines et les jalousies. Celui-là peut
bien faire, qui ne nous aigrit plus par une grande faveur : il n'y a aucun mérite,
il n'y a sorte de vertus qu'on ne lui pardonne ; il serait un héros impunément.
Rien n'est bien d'un homme disgracié : vertus, mérite, tout est
dédaigné, ou mal expliqué, ou imputé à vice
; qu'il ait un grand cur, qu'il ne craigne ni le fer ni le feu, qu'il aille
d'aussi bonne grâce à l'ennemi que Bayard et Montrevel, c'est un
bravache, on en plaisante ; il n'a plus de quoi être un héros.
Je me contredis, il est vrai : accusez-en les hommes, dont je ne fais que rapporter
les jugements ; je ne dis pas de différents hommes, je dis les mêmes,
qui jugent si différemment.
94 ( Édition 6.)
Il ne faut pas vingt années accomplies pour voir changer les hommes d'opinion
sur les choses les plus sérieuses, comme sur celles qui leur ont paru les
plus sûres et les plus vraies. Je ne hasarderai pas d'avancer que le feu
en soi, et indépendamment de nos sensations, n'a aucune chaleur, c'est-à-dire
rien de semblable à ce que nous éprouvons en nous-mêmes à
son approche, de peur que quelque jour il ne devienne aussi chaud qu'il a jamais
été. J'assurerai aussi peu qu'une ligne droite tombant sur une autre
ligne droite fait deux angles droits, ou égaux à deux droits, de
peur que les hommes venant à y découvrir quelque chose de plus ou
de moins, je ne sois raillé de ma proposition. Aussi dans un autre genre,
je dirai à peine avec toute la France : " Vauban est infaillible,
on n'en appelle point " : qui me garantirait que dans peu de temps on n'insinuera
pas que même sur le siège, qui est son fort et où il décide
souverainement, il erre quelquefois, sujet aux fautes comme Antiphile ?
95 ( Édition 4.)
Si vous en croyez des personnes aigries l'une contre l'autre et que la passion
domine, l'homme docte est un savantasse, le magistrat un bourgeois ou un praticien,
le financier un maltôtier, et le gentilhomme un gentillâtre ; mais
il est étrange que de si mauvais noms, que la colère et la haine
ont su inventer, deviennent familiers, et que le dédain, tout froid et
tout paisible qu'il est, ose s'en servir.
96 ( Édition 4.)
Vous vous agitez, vous vous donnez un grand mouvement, surtout lorsque les ennemis
commencent à fuir et que la victoire n'est plus douteuse, ou devant une
ville après qu'elle a capitulé ; vous aimez, dans un combat ou pendant
un siège, à paraître en cent endroits pour n'être nulle
part, à prévenir les ordres du général de peur de
les suivre, et à chercher les occasions plutôt que de les attendre
et les recevoir : votre valeur serait-elle fausse ?
97 ( Édition 4.)
Faites garder aux hommes quelque poste où ils puissent être tués,
et où néanmoins ils ne soient pas tués : ils aiment l'honneur
et la vie.
98 ( Édition 7.)
A voir comme les hommes aiment la vie, pouvait-on soupçonner qu'ils aimassent
quelque autre chose plus que la vie ? et que la gloire, qu'ils préfèrent
à la vie, ne fût souvent qu'une certaine opinion d'eux-mêmes
établie dans l'esprit de mille gens ou qu'ils ne connaissent point ou qu'ils
n'estiment point ?
99 ( Édition 7.)
Ceux qui, ni guerriers ni courtisans, vont à la guerre et suivent la cour,
qui ne font pas un siège, mais qui y assistent, ont bientôt épuisé
leur curiosité sur une place de guerre, quelque surprenante qu'elle soit,
sur la tranchée, sur l'effet des bombes et du canon, sur les coups de main,
comme sur l'ordre et le succès d'une attaque qu'ils entrevoient. La résistance
continue, les pluies surviennent, les fatigues croissent, on plonge dans la fange,
on a à combattre les saisons et l'ennemi, on peut être forcé
dans ses lignes et enfermé entre une ville et une armée : quelles
extrémités ! On perd courage, on murmure. " Est-ce un si grand
inconvénient que de lever un siège ? Le salut de l'État dépend-il
d'une citadelle de plus ou de moins ? Ne faut-il pas, ajoutent-ils, fléchir
sous les ordres du Ciel, qui semble se déclarer contre nous, et remettre
la partie à un autre temps ? " Alors ils ne comprennent plus la fermeté,
et s'ils osaient dire, l'opiniâtreté du général, qui
se raidit contre les obstacles, qui s'anime par la difficulté de l'entreprise,
qui veille la nuit et s'expose le jour pour la conduire à sa fin. A-t-on
capitulé, ces hommes si découragés relèvent l'importance
de cette conquête, en prédisent les suites, exagèrent la nécessité
qu'il y avait de la faire, le péril et la honte qui suivaient de s'en désister,
prouvent que l'armée qui nous couvrait des ennemis était invincible.
Ils reviennent avec la cour, passent par les villes et les bourgades ; fiers d'être
regardés de la bourgeoisie qui est aux fenêtres, comme ceux mêmes
qui ont pris la place, ils en triomphent par les chemins, ils se croient braves.
Revenus chez eux, ils vous étourdissent de flancs, de redans, de ravelins,
de fausse-braie, de courtines et de chemin couvert ; ils rendent compte des endroits
où l'envie de voir les a portés, et où il ne laissait pas
d'y avoir du péril, des hasards qu'ils ont courus à leur retour
d'être pris ou tués par l'ennemi : ils taisent seulement qu'ils ont
eu peur.
100 ( Édition 4.)
C'est le plus petit inconvénient du monde que de demeurer court dans un
sermon ou dans une harangue : il laisse à l'orateur ce qu'il a d'esprit,
de bon sens, d'imagination, de murs et de doctrine ; il ne lui ôte
rien ; mais on ne laisse pas de s'étonner que les hommes, ayant voulu une
fois y attacher une espèce de honte et de ridicule, s'exposent par de longs
et souvent d'inutiles discours, à en courir tout le risque.
101 ( Édition 4.)
Ceux qui emploient mal leur temps sont les premiers à se plaindre de sa
brièveté : comme ils le consument à s'habiller, à
manger, à dormir, à de sots discours, à se résoudre
sur ce qu'ils doivent faire, et souvent à ne rien faire, ils en manquent
pour leurs affaires ou pour leurs plaisirs ; ceux au contraire qui en font un
meilleur usage en ont de reste.
Il n'y a point de ministre si occupé qui ne sache perdre chaque jour
deux heures de temps : cela va loin à la fin d'une longue vie ; et si le
mal est encore plus grand dans les autres conditions des hommes, quelle perte
infinie ne se fait pas dans le monde d'une chose si précieuse, et dont
l'on se plaint qu'on n'a point assez !
102 ( Édition 4.)
Il y a des créatures de Dieu qu'on appelle des hommes qui ont une âme
qui est esprit, dont toute la vie est occupée et toute l'attention est
réunie à scier du marbre : cela est bien simple, c'est bien peu
de chose. Il y en a d'autres qui s'en étonnent, mais qui sont entièrement
inutiles, et qui passent les jours à ne rien faire : c'est encore moins
que de scier du marbre.
103 ( Édition 5.)
La plupart des hommes oublient si fort qu'ils ont une âme, et se répandent
en tant d'actions et d'exercices où il semble qu'elle est inutile, que
l'on croit parler avantageusement de quelqu'un en disant qu'il pense ; cet éloge
même est devenu vulgaire, qui pourtant ne met cet homme qu'au-dessus du
chien ou du cheval.
104
( Édition 4.) " A quoi vous divertissez-vous ? à quoi passez-vous
le temps ? " vous demandent les sots et les gens d'esprit. Si je réplique
que c'est à ouvrir les yeux et à voir, à prêter l'oreille
et à entendre, à voir la santé, le repos, la liberté,
ce n'est rien dire. Les solides biens, les grands biens, les seuls biens ne sont
pas comptés, ne se font pas sentir. Jouez-vous ? masquez-vous ? il faut
répondre.
( Édition 7.) Est-ce un bien pour l'homme que la liberté, si
elle peut être trop grande et trop étendue, telle enfin qu'elle ne
serve qu'à lui faire désirer quelque chose, qui est d'avoir moins
de liberté ?
( Édition 7.) La liberté n'est pas oisiveté ; c'est un
usage libre du temps ; c'est le choix du travail et de l'exercice. Etre libre
en un mot n'est pas ne rien faire, c'est être seul arbitre de ce qu'on fait
ou de ce qu'on ne fait point. Quel bien en ce sens que la liberté !
105 ( Édition 1.)
César n'était point trop vieux pour penser à la conquête
de l'univers ; il n'avait point d'autre béatitude à se faire que
le cours d'une belle vie, et un grand nom après sa mort ; né fier,
ambitieux, et se portant bien comme il faisait, il ne pouvait mieux employer son
temps qu'à conquérir le monde. Alexandre était bien jeune
pour un dessein si sérieux : il est étonnant que dans ce premier
âge les femmes ou le vin n'aient plus tôt rompu son entreprise.
106 ( Édition 1.)
Un jeune Prince, d'une race Auguste. L'amour et l'espérance des peuples.
Donné du ciel pour prolonger la félicité de la terre. Plus
grand que ses Aïeux. Fils d'un Héros qui est son modèle, a
déjà montré à l'Univers par ses divines qualités,
et par une vertu anticipée, que les enfants des Héros sont plus
proches de l'être que les autres hommes.
107 ( Édition 4.)
Si le monde dure seulement cent millions d'années, il est encore dans toute
sa fraîcheur, et ne fait presque que commencer ; nous-mêmes nous touchons
aux premiers hommes et aux patriarches, et qui pourra ne nous pas confondre avec
eux dans des siècles si reculés ? Mais si l'on juge par le passé
de l'avenir, quelles choses nouvelles nous sont inconnues dans les arts, dans
les sciences, dans la nature, et j'ose dire dans l'histoire ! quelles découvertes
ne fera-t-on point ! quelles différentes révolutions ne doivent
pas arriver sur toute la face de la terre, dans les États et dans les empires
! quelle ignorance est la nôtre ! et quelle légère expérience
que celle de six ou sept mille ans !
108 ( Édition 4.)
Il n'y a point de chemin trop long à qui marche lentement et sans se presser
: il n'y a point d'avantages trop éloignés à qui s'y prépare
par la patience.
109 ( Édition 4.)
Ne faire sa cour à personne, ni attendre de quelqu'un qu'il vous fasse
la sienne, douce situation, âge d'or, état de l'homme le plus naturel
!
110 ( Édition 7.)
Le monde est pour ceux qui suivent les cours ou qui peuplent les villes ; la nature
n'est que pour ceux qui habitent la campagne : eux seuls vivent, eux seuls du
moins connaissent qu'ils vivent.
111 ( Édition 4.)
Pourquoi me faire froid, et vous plaindre de ce qui m'est échappé
sur quelques jeunes gens qui peuplent les cours ? Etes-vous vicieux, ô Thrasylle
? Je ne le savais pas, et vous me l'apprenez : ce que je sais est que vous n'êtes
plus jeune.
Et vous qui voulez être offensé personnellement de ce que j'ai
dit de quelques grands, ne criez-vous point de la blessure d'un autre ? Etes-vous
dédaigneux, malfaisant, mauvais plaisant, flatteur, hypocrite ? Je l'ignorais,
et ne pensais pas à vous : j'ai parlé des grands.
112 ( Édition 4.)
L'esprit de modération et une certaine sagesse dans la conduite laissent
les hommes dans l'obscurité : il leur faut de grandes vertus pour être
connus et admirés, ou peut-être de grands vices.
113 ( Édition 4.)
Les hommes, sur la conduite des grands et des petits indifféremment, sont
prévenus, charmés, enlevés par la réussite : il s'en
faut peu que le crime heureux ne soit loué comme la vertu même, et
que le bonheur ne tienne lieu de toutes les vertus. C'est un noir attentat, c'est
une sale et odieuse entreprise, que celle que le succès ne saurait justifier.
114 ( Édition 4.)
Les hommes, séduits par de belles apparences et de spécieux prétextes,
goûtent aisément un projet d'ambition que quelques grands ont médité
; ils en parlent avec intérêt ; il leur plaît même par
la hardiesse ou par la nouveauté que l'on lui impute ; ils y sont déjà
accoutumés, et n'en attendent que le succès, lorsque, venant au
contraire à avorter, ils décident avec confiance, et sans nulle
crainte de se tromper, qu'il était téméraire et ne pouvait
réussir.
115 ( Édition 4.)
Il y a de tels projets, d'un si grand éclat et d'une conséquence
si vaste, qui font parler les hommes si longtemps, qui font tant espérer
ou tant craindre, selon les divers intérêts des peuples, que toute
la gloire et toute la fortune d'un homme y sont commises. Il ne peut pas avoir
paru sur la scène avec un si bel appareil pour se retirer sans rien dire
; quelques affreux périls qu'il commence à prévoir dans la
suite de son entreprise, il faut qu'il l'entame : le moindre mal pour lui est
de la manquer.
116 ( Édition 8.)
Dans un méchant homme il n'y a pas de quoi faire un grand homme. Louez
ses vues et ses projets, admirez sa conduite, exagérez son habileté
à se servir des moyens les plus propres et les plus courts pour parvenir
à ses fins : si ses fins sont mauvaises, la prudence n'y a aucune part
; et où manque la prudence, trouvez la grandeur, si vous le pouvez.
117 ( Édition 6.)
Un ennemi est mort qui était à la tête d'une armée
formidable, destinée à passer le Rhin ; il savait la guerre, et
son expérience pouvait être secondée de la fortune : quels
feux de joie a-t-on vus ? quelle fête publique ? Il y a des hommes au contraire
naturellement odieux ; et dont l'aversion devient populaire : ce n'est point précisément
par les progrès qu'ils font, ni par la crainte de ceux qu'ils peuvent faire,
que la voix du peuple éclate à leur mort, et que tout tressaille,
jusqu'aux enfants, dès que l'on murmure dans les places que la terre enfin
en est délivrée.
118 ( Édition 5.)
" Ô temps ! ô murs ! s'écrie Héraclite, ô
malheureux siècle ! siècle rempli de mauvais exemples, où
la vertu souffre, où le crime domine, où il triomphe ! Je veux être
un Lycaon, un Aegiste ; l'occasion ne peut être meilleure, ni les conjonctures
plus favorables, si je désire du moins de fleurir et de prospérer.
Un homme dit : " Je passerai la mer, je dépouillerai mon père
de son patrimoine, je le chasserai, lui, sa femme, son héritier, de ses
terres et de ses États " , et comme il l'a dit il l'a fait. Ce qu'il
devait appréhender, c'était le ressentiment de plusieurs rois qu'il
outrage en la personne d'un seul roi ; mais ils tiennent pour lui ; ils lui ont
presque dit : " Passez la mer, dépouillez votre père, montrez
à tout l'univers qu'on peut chasser un roi de son royaume, ainsi qu'un
petit seigneur de son château, ou un fermier de sa métairie ; qu'il
n'y ait plus de différence entre de simples particuliers et nous ; nous
sommes las de ces distinctions : apprenez au monde que ces peuples que Dieu a
mis sous nos pieds peuvent nous abandonner, nous trahir, nous livrer, se livrer
eux-mêmes à un étranger, et qu'ils ont moins à craindre
de nous que nous d'eux et de leur puissance. " Qui pourrait voir des choses
si tristes avec des yeux secs et une âme tranquille ? Il n'y a point de
charges qui n'aient leurs privilèges ; il n'y a aucun titulaire qui ne
parle, qui ne plaide, qui ne s'agite pour les défendre : la dignité
royale seule n'a plus de privilèges ; les rois eux-mêmes y ont renoncé.
Un seul, toujours bon et magnanime, ouvre ses bras à une famille malheureuse.
Tous les autres se liguent comme pour se venger de lui, et de l'appui qu'il donne
à une cause qui leur est commune. L'esprit de pique et de jalousie prévaut
chez eux à l'intérêt de l'honneur, de la religion et de leur
État ; est-ce assez ? à leur intérêt personnel et domestique
: il y va, je ne dis pas de leur élection, mais de leur succession, de
leurs droits comme héréditaires ; enfin dans tous l'homme l'emporte
sur le souverain. Un prince délivrait l'Europe, se délivrait lui-même
d'un fatal ennemi, allait jouir de la gloire d'avoir détruit un grand empire
: il la néglige pour une guerre douteuse. Ceux qui sont nés arbitres
et médiateurs temporisent ; et lorsqu'ils pourraient avoir déjà
employé utilement leur médiation, ils la promettent. O pâtres
! continue Héraclite, ô rustres qui habitez sous le chaume et dans
les cabanes ! si les événements ne vont point jusqu'à vous,
si vous n'avez point le cur percé par la malice des hommes, si on
ne parle plus d'hommes dans vos contrées, mais seulement de renards et
de loups-cerviers, recevez-moi parmi vous à manger votre pain noir et à
boire l'eau de vos citernes. "
119 ( Édition 6.)
" Petits hommes, hauts de six pieds, tout au plus de sept, qui vous enfermez
aux foires comme géants et comme des pièces rares dont il faut acheter
la vue, dès que vous allez jusques à huit pieds ; qui vous donnez
sans pudeur de la hautesse et de l'éminence, qui est tout ce que l'on pourrait
accorder à ces montagnes voisines du ciel et qui voient les nuages se former
au-dessous d'elles ; espèce d'animaux glorieux et superbes, qui méprisez
toute autre espèce, qui ne faites pas même comparaison avec l'éléphant
et la baleine ; approchez, hommes, répondez un peu à Démocrite.
Ne dites-vous pas en commun proverbe : des loups ravissants, des lions furieux,
malicieux comme un singe ? Et vous autres, qui êtes-vous ? J'entends corner
sans cesse à mes oreilles : L'homme est un animal raisonnable. Qui vous
a passé cette définition ? sont-ce les loups, les singes et les
lions, ou si vous vous l'êtes accordée à vous-mêmes
? C'est déjà une chose plaisante que vous donniez aux animaux, vos
confrères, ce qu'il y a de pire, pour prendre pour vous ce qu'il y a de
meilleur. Laissez-les un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez
comme il s'oublieront et comme vous serez traités. Je ne parle point, ô
hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos caprices,
qui vous mettent au-dessous de la taupe et de la tortue, qui vont sagement leur
petit train, et qui suivent sans varier l'instinct de leur nature ; mais écoutez-moi
un moment. Vous dites d'un tiercelet de faucon qui est fort léger, et qui
fait une belle descente sur la perdrix : " Voilà un bon oiseau "
; et d'un lévrier qui prend un lièvre corps à corps : "
C'est un bon lévrier. " Je consens aussi que vous disiez d'un homme
qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l'atteint et qui le perce : "
Voilà un brave homme. " Mais si vous voyez deux chiens qui s'aboient,
qui s'affrontent, qui se mordent et se déchirent, vous dites : " Voilà
de sots animaux " ; et vous prenez un bâton pour les séparer.
Que si l'on vous disait que tous les chats d'un grand pays se sont assemblés
par milliers dans une plaine, et qu'après avoir miaulé tout leur
soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont
joué ensemble de la dent et de la griffe ; que de cette mêlée
il est demeuré de part et d'autre neuf à dix mille chats sur la
place, qui ont infecté l'air à dix lieues de là par leur
puanteur, ne diriez-vous pas : " Voilà le plus abominable sabbat dont
on ait jamais ouï parler ? " Et si les loups en faisaient de même
: " Quels hurlements ! quelle boucherie ! " Et si les uns ou les autres
vous disaient qu'ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu'ils la
mettent à se trouver à ce beau rendez-vous, à détruire
ainsi et à anéantir leur propre espèce ? ou après
l'avoir conclu, ne ririez-vous pas de tout votre cur de l'ingénuité
de ces pauvres bêtes ? Vous avez déjà, en animaux raisonnables,
et pour vous, distinguer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs
ongles, imaginé les lances, les piques, les dards, les sabres et les cimeterres,
et à mon gré fort judicieusement ; car avec vos seules mains que
vous pouviez-vous vous faire les uns aux autres, que vous arracher les cheveux,
vous égratigner au visage, ou tout au plus vous arracher les yeux de la
tête ? au lieu que vous voilà munis d'instruments commodes, qui vous
servent à vous faire réciproquement de larges plaies d'où
peut couler votre sang jusqu'à la dernière goutte, sans que vous
puissiez craindre d'en échapper. Mais comme vous devenez d'année
à autre plus raisonnables, vous avez bien enchéri sur cette vieille
manière de vous exterminer : vous avez de petits globes qui vous tuent
tout d'un coup, s'ils peuvent seulement vous atteindre à la tête
ou à la poitrine ; vous en avez d'autres, plus pesants et plus massifs,
qui vous coupent en deux parts ou qui vous éventrent, sans compter ceux
qui tombant sur vos toits, enfoncent les planchers, vont du grenier à la
cave, en enlèvent les voûtes, et font sauter en l'air, avec vos maisons,
vos femmes qui sont en couche, l'enfant et la nourrice : et c'est là encore
où gît la gloire ; elle aime le remue-ménage, et elle est
personne d'un grand fracas. Vous avez d'ailleurs des armes défensives,
et dans les bonnes règles vous devez en guerre être habillés
de fer, ce qui est sans mentir une jolie parure, et qui me fait souvenir de ces
quatre puces célèbres que montrait autrefois un charlatan, subtil
ouvrier, dans une fiole où il avait trouvé le secret de les faire
vivre : il leur avait mis à chacune une salade en tête, leur avait
passé un corps de cuirasse, mis des brassards, des genouillères,
la lance sur la cuisse ; rien ne leur manquait, et en cet équipage elles
allaient par sauts et par bonds dans leur bouteille. Feignez un homme de la taille
du mont Athos, pourquoi non ? une âme serait-elle embarrassée d'animer
un tel corps ? elle en serait plus au large : si cet homme avait la vue assez
subtile pour vous découvrir quelque part sur la terre avec vos armes offensives
et défensives, que croyez-vous qu'il penserait de petits marmousets ainsi
équipés, et de ce que vous appelez guerre, cavalerie, infanterie,
un mémorable siège, une fameuse journée ? N'entendrai-je
donc plus bourdonner d'autre chose parmi vous ? le monde ne se divise-t-il plus
qu'en régiments et en compagnies ? tout est-il devenu bataillon ou escadron
? Il a pris une ville, il en a pris une seconde, puis une troisième ; il
a gagné une bataille, deux batailles ; il chasse l'ennemi, il vainc sur
mer, il vainc sur terre : est-ce de quelqu'un de vous autres, est-ce d'un géant,
d'un Athos, que vous parlez ? Vous avez surtout un homme pâle et livide
qui n'a pas sur soi dix onces de chair, et que l'on croirait jeter à terre
du moindre souffle. Il fait néanmoins plus de bruit que quatre autres,
et met tout en combustion : il vient de pêcher en eau troublé une
île tout entière ; ailleurs à la vérité, il
est battu et poursuivi, mais il se sauve par les marais, et ne veut écouter
ni paix ni trêve. Il a montré de bonne heure ce qu'il savait faire
: il a mordu le sein de sa nourrice ; elle en est morte, la pauvre femme : je
m' entends, il suffit. En un mot il était né sujet, et il ne l'est
plus ; au contraire il est le maître, et ceux qu'il a domptés et
mis sous le joug vont à la charrue et labourent de bon courage : ils semblent
même appréhender, les bonnes gens, de pouvoir se délier un
jour et de devenir libres, car ils ont étendu la courroie et allongé
le fouet de celui qui les fait marcher ; ils n'oublient rien pour accroître
leur servitude ; ils lui font passer l'eau pour se faire d'autres vassaux et s'acquérir
de nouveaux domaines : il s'agit, il est vrai, de prendre son père et sa
mère par les épaules et de les jeter hors de leur maison ; et ils
l'aident dans une si honnête entreprise. Les gens de delà l'eau et
ceux d'en deçà se cotisent et mettent chacun du leur pour se le
rendre à eux tous de jour en jour plus redoutable : les Pictes et les Saxons
imposent silence aux Bataves, et ceux-ci aux Pictes et aux Saxons ; tous se peuvent
vanter d'être ses humbles esclaves, et autant qu'ils le souhaitent. Mais
qu'entends-je de certains personnages qui ont des couronnes, je ne dis des comtes
ou des marquis, dont la terre fourmille, mais des princes et des souverains ?
ils viennent trouver cet homme dès qu'il a sifflé, ils se découvrent
dès son antichambre, et ils ne parlent que quand on les interroge. Sont-ce
là ces mêmes princes si pointilleux, si formalistes sur leurs rangs
et sur leurs préséances, et qui consument pour les régler
les mois entiers dans une diète ? Que fera ce nouvel archonte pour payer
une si aveugle soumission, et pour répondre à une si haute idée
qu'on a de lui ? S'il se livre une bataille, il doit la gagner, et en personne
; si l'ennemi fait un siège, il doit le lui faire lever, et avec honte,
à moins que tout l'océan ne soit entre lui et l'ennemi : il ne saurait
moins faire en faveur de ses courtisans. César lui-même ne doit-il
pas venir en grossir le nombre ? il en attend du moins d'importants services ;
car ou l'archonte échouera avec ses alliés, ce qui est plus difficile
qu'impossible à concevoir, ou s'il réussit et que rien ne lui résiste,
le voilà tout porté, avec ses alliés jaloux de la religion
et de la puissance de César, pour fondre sur lui, pour lui enlever l'aigle,
et le réduire, lui et son héritier, à la fasce d'argent et
aux pays héréditaires. Enfin c'en est fait, ils se sont tous livrés
à lui volontairement, à celui peut-être de qui ils devaient
se défier davantage. Ésope ne leur dirait-il pas : La gent volatile
d'une certaine contrée prend l'alarme et s'effraye du voisinage du lion,
dont le seul rugissement lui fait peur : elle se réfugie auprès
de la bête qui lui fait parler d'accommodement et la prend sous sa protection,
qui se termine enfin à les croquer tous l'un après l'autre.
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