DE L'HOMME
1 ( Édition 1.)
Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude,
leur
injustice, leur fierté, l'amour d'eux-mêmes, et l'oubli des autres
: ils sont ainsi faits, c'est leur nature, c'est ne pouvoir supporter que la pierre
tombe ou que le feu s'élève.
2 ( Édition 1.)
Les hommes en un sens ne sont point légers, ou ne le sont que dans les
petites choses. Ils changent leurs habits, leur langage, les dehors, les bienséances
; ils changent de goût quelquefois : ils gardent leurs murs toujours
mauvaises, fermes et constants dans le mal, ou dans l'indifférence pour
la vertu.
3 ( Édition 4.)
Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la
République de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvait rire dans
la pauvreté ; être insensible aux injures, à l'ingratitude,
aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis ; regarder
froidement la mort, et comme une chose indifférente qui ne devait ni réjouir
ni rendre triste ; n'être vaincu ni par le plaisir ni par la douleur ; sentir
le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir,
ni jeter une seule larme ; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi
imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à
l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque
relevé aucun de ses faibles. Au lieu de faire de ses vices des peintures
affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé
l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point
capable, et l'on exhorté à l'impossible. Ainsi le sage, qui n'est
pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même
au-dessus de tous les événements et de tous les maux : ni la goutte
la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauraient lui arracher
une plainte ; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner
dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l'univers : pendant
que l'homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère,
étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu ou pour
une porcelaine qui est en pièces.
4 ( Édition 4.)
Inquiétude d'esprit, inégalité d'humeur, inconstance de cur,
incertitude de conduite : tous vices de l'âme, mais différents, et
qui avec tout le rapport qui paraît entre eux, ne se supposent pas toujours
l'un l'autre dans un même sujet.
5 ( Édition 6.)
Il est difficile de décider si l'irrésolution rend l'homme plus
malheureux que méprisable ; de même s'il y a toujours plus d'inconvénient
à prendre un mauvais parti, qu'à n'en prendre aucun.
6 ( Édition 6.)
Un homme inégal n'est pas un seul homme, ce sont plusieurs : il se multiplie
autant de fois qu'il a de nouveaux goûts et de manières différentes
; il est à chaque moment ce qu'il n'était point, et il va être
bientôt ce qu'il n'a jamais été : il se succède à
lui-même. Ne demandez pas de quelle complexion il est, mais quelles sont
ses complexions ; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'humeurs.
Ne vous trompez-vous point ? est-ce Euthycrate que vous abordez ? aujourd'hui
quelle glace pour vous ! hier il vous recherchait, il vous caressait, vous donniez
de la jalousie à ses amis : vous reconnaît-il bien ? dites-lui votre
nom.
7 ( Édition 6.)
Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme
: il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit ; et venant à mieux
s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée
est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons,
et que sa chemise est par-dessus ses chausses. S'il marche dans les places, il
se sent tout d'un coup rudement frapper à l'estomac ou au visage ; il ne
soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant
les yeux et se réveillant, il se trouve ou devant un limon de charrette,
ou derrière un long ais de menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules.
On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans
ses jambes, et tomber avec lui chacun de son côté à la renverse.
Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête
à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnaître à
peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place.
Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets
l'un après l'autre : on lui perd tout, on lui égare tout ; il demande
ses gants, qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme qui prenait
le temps de demander son masque lorsqu'elle l'avait sur son visage. Il entre à
l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure
suspendue : tous les courtisans regardent et rient ; Ménalque regarde aussi
et rit plus haut que les autres, il cherche des yeux dans toute l'assemblée
où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque.
S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin, il se croit égaré,
il s'émeut, et il demande où il est à des passants, qui lui
disent précisément le nom de sa rue ; il entre ensuite dans sa maison,
d'où il sort précipitamment, croyant qu'il s'est trompé.
Il descend du Palais, et trouvant au bas du grand degré un carrosse qu'il
prend pour le sien, il se met dedans : le cocher touche et croit remener son maître
dans sa maison ; Ménalque se jette hors de la portière, traverse
la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet ; tout
lui est familier, rien ne lui est nouveau ; il s'assit, il se repose, il est chez
soi. Le maître arrive : celui-ci se lève pour le recevoir ; il le
traite fort civilement, le prie de s'asseoir, et croit faire les honneurs de sa
chambre ; il parle, il rêve, il reprend la parole : le maître de la
maison s'ennuie, et demeure étonné ; Ménalque ne l'est pas
moins, et ne dit pas ce qu'il en pense : il a affaire à un fâcheux,
à un homme oisif, qui se retirera à la fin, il l'espère,
et il prend patience : la nuit arrive qu'il est à peine détrompé.
Une autre fois il rend visite à une femme, et, se persuadant bientôt
que c'est lui qui la reçoit, il s'établit dans son fauteuil, et
ne songe nullement à l'abandonner : il trouve ensuite que cette dame fait
ses visites longues, il attend à tous moments qu'elle se lève et
le laisse en liberté ; mais comme cela tire en longueur, qu'il a faim,
et que la nuit est déjà avancée, il la prie à souper
: elle rit, et si haut, qu'elle le réveille. Lui-même se marie le
matin, l'oublie le soir, et découche la nuit de ses noces ; et quelques
années après il perd sa femme, elle meurt entre ses bras, il assiste
à ses obsèques, et le lendemain, quand on lui vient dire qu'on a
servi, il demande si sa femme est prête et si elle est avertie. C'est lui
encore qui entre dans une église, et prenant l'aveugle qui est collé
à la porte pour un pilier, et sa tasse pour le bénitier, y plonge
la main, la porte à son front, lorsqu'il entend tout d'un coup le pilier
qui parle, et qui lui offre des oraisons. Il s'avance dans la nef, il croit voir
un prie-Dieu, il se jette lourdement dessus : la machine plie, s'enfonce, et fait
des efforts pour crier ; Ménalque est surpris de se voir à genoux
sur les jambes d'un fort petit homme, appuyé sur son dos, les deux bras
passés sur ses épaules, et ses deux mains jointes et étendues
qui lui prennent le nez et lui ferment la bouche ; il se retire confus, et va
s'agenouiller ailleurs. Il tire un livre pour faire sa prière, et c'est
sa pantoufle qu'il a prise pour ses Heures, et qu'il a mise dans sa poche avant
que de sortir. Il n'est pas hors de l'église qu'un homme de livrée
court après lui, le joint, lui demande en riant s'il n'a point la pantoufle
de Monseigneur ; Ménalque lui montre la sienne, et lu dit : " Voilà
toutes les pantoufles que j'ai sur moi " ; il se fouille néanmoins,
et tire celle de l'évêque de, qu'il vient de quitter, qu'il a trouvé
malade auprès de son feu, et dont, avant de prendre congé de lui,
il a ramassé la pantoufle, comme l'un de ses gants qui était à
terre : ainsi Ménalque s'en retourne chez soi avec une pantoufle de moins.
Il a une fois perdu au jeu tout l'argent qui est dans sa bourse, et, voulant continuer
de jouer, il entre dans son cabinet, ouvre une armoire, y prend sa cassette, en
tire ce qu'il lui plaît, croit la remettre où il l'a prise : il entend
aboyer dans son armoire qu'il vient de fermer ; étonné de ce prodige,
il l'ouvre une seconde fois, et il éclate de rire d'y voir son chien, qu'il
a serré pour sa cassette. Il joue au trictrac, il demande à boire,
on lui en apporte ; c'est à lui à jouer, il tient le cornet d'une
main et un verre de l'autre, et comme il a une grande soif, il avale les dés
et presque le cornet, jette le verre d'eau dans le trictrac, et inonde celui contre
qui il joue. Et dans une chambre où il est familier, il crache sur le lit
et jette son chapeau à terre, en croyant faire tout le contraire. Il se
promène sur l'eau, et il demande quelle heure il est : on lui présente
une montre ; à peine l'a-t-il reçue, que ne songeant plus ni à
l'heure ni à la montre, il la jette dans la rivière, comme une chose
qui l'embarrasse. Lui-même écrit une longue lettre, met de la poudre
dessus à plusieurs reprises, et jette toujours la poudre dans l'encrier.
Ce n'est pas tout : il écrit une seconde lettre, et après les avoir
cachetées toutes deux, il se trompe à l'adresse ; un duc et pair
reçoit l'une de ces deux lettres, et en l'ouvrant y lit ces mots : Maître
Olivier, ne manquez ; sitôt la présente reçue, de m'envoyer
ma provision de foin... Son fermier reçoit l'autre, il l'ouvre, et se la
fait lire ; on y trouve : Monseigneur, j'ai reçu avec une soumission aveugle
les ordres qu'il a plu à Votre Grandeur... Lui-même encore écrit
une lettre pendant la nuit, et après l'avoir cachetée, il éteint
sa bougie : il ne laisse pas d'être surpris de ne voir goutte, et il sait
à peine comment cela est arrivé. Ménalque descend l'escalier
du Louvre ; un autre le monte, à qui il dit : C'est vous que je cherche
; il le prend par la main, le fait descendre avec lui, traverse plusieurs cours,
entre dans les salles, en sort ; il va, il revient sur ses pas ; il regarde enfin
celui qu'il traîne après soi depuis un quart d'heure : il est étonné
que ce soit lui, il n'a rien à lui dire, il lui quitte la main, et tourne
d'un autre côté. Souvent il vous interroge, et il est déjà
bien loin de vous quand vous songez à lui répondre ; ou bien il
vous demande en courant comment se porte votre père, et comme vous lui
dites qu'il est fort mal, il vous crie qu'il en est bien aise. Il vous trouve
quelque autre fois sur son chemin : Il est ravi de vous rencontrer ; il sort de
chez vous pour vous entretenir d'une certaine chose ; il contemple votre main
: " Vous avez là, dit-il, un beau rubis ; est-il balais ? " ,
il vous quitte et continue sa route : voilà l'affaire importante dont il
avait à vous parler. Se trouve-t-il en campagne, il dit à quelqu'un
qu'il le trouve heureux d'avoir pu se dérober à la cour pendant
l'automne, et d'avoir passé dans ses terres tout le temps de Fontainebleau,
il tient à d'autres discours ; puis revenant à celui-ci : "
Vous avez eu, lui dit-il, de beaux jours à Fontainebleau ; vous y avez
sans doute beaucoup chassé. " Il commence ensuite un conte qu'il oublie
d'achever ; il rit en lui-même, il éclate d'une chose qui lui passe
par l'esprit, il répond à sa pensée, il chante entre ses
dents, il siffle, il se renverse dans une chaise, il pousse un cri plaintif, il
bâille, il se croit seul. S'il se trouve à un repas, on voit le pain
se multiplier insensiblement sur son assiette : il est vrai que ses voisins en
manquent, aussi bien que de couteaux et de fourchettes, dont il ne les laisse
pas jouir longtemps. On a inventé aux tables une grande cuillère
pour la commodité du service : il la prend, la plonge dans le plat, l'emplit,
la porte à sa bouche, et il ne sort pas d'étonnement de voir répandu
sur son linge et sur ses habits le potage qu'il vient d'avaler. Il oublie de boire
pendant tout le dîner ; ou s'il s'en souvient, et qu'il trouve que l'on
lui donne trop de vin, il en flaque plus de la moitié au visage de celui
qui est à sa droite ; il boit le reste tranquillement, et ne comprend pas
pourquoi tout le monde éclate de rire de ce qu'il a jeté à
terre ce qu'on lui a versé de trop. Il est un jour retenu au lit pour quelque
incommodité : on lui rend visite ; il y a un cercle d'hommes et de femmes
dans la ruelle qui l'entretiennent, et en leur présence il soulève
sa couverture et crache dans ses draps. On le mène aux Chartreux ; on lui
fait voir un cloître orné d'ouvrages, tous de la main d'un excellent
peintre ; le religieux qui les lui explique parle de saint Bruno, du chanoine
et de son aventure, en fait une longue histoire, et la montre dans l'un de ses
tableaux : Ménalque, qui pendant la narration est hors du cloître,
et bien loin au delà, y revient enfin, et demande au père si c'est
le chanoine ou saint Bruno qui est damné. Il se trouve par hasard avec
une jeune veuve ; il lui parle de son défunt mari, lui demande comment
il est mort ; cette femme, à qui ce discours renouvelle ses douleurs, pleure,
sanglote, et ne laisse pas de reprendre tous les détails de la maladie
de son époux, qu'elle conduit depuis la veille de sa fièvre, qu'il
se portait bien, jusqu'à l'agonie : Madame, lui demande Ménalque,
qui l'avait apparemment écoutée avec attention, n'aviez-vous que
celui-là ? Il s'avise un matin de faire tout hâter dans sa cuisine,
il se lève avant le fruit, et prend congé de la compagnie : on le
voit ce jour-là en tous les endroits de la ville, hormis en celui où
il a donné un rendez-vous précis pour cette affaire qui l'a empêché
de dîner, et l'a fait sortir à pied, de peur que son carrosse ne
le fît attendre. L'entendez-vous crier, gronder, s'emporter contre l'un
de ses domestiques ? il est étonné de ne le point voir : "
Où peut-il être ? dit-il ; que fait-il ? qu'est-il devenu ? qu'il
ne se présente plus devant moi, je le chasse dès à cette
heure. " Le valet arrive, à qui il demande fièrement d'où
il vient ; il lui répond qu'il vient de l'endroit où il l'a envoyé,
et il lu rend un fidèle compte de sa commission. Vous le prendriez souvent
pour tout ce qu'il n'est pas : pour un stupide, car il n'écoute point,
et il parle encore moins ; pour un fou, car outre qu'il parle tout seul, il est
sujet à de certaines grimaces et à des mouvements de tête
involontaires ; pour un homme fier et incivil, car vous le saluez, et il passe
sans vous regarder, ou il vous regarde sans vous rendre le salut ; pour un inconsidéré,
car il parle de banqueroute au milieu d'une famille où il y a cette tache,
d'exécution et d'échafaud devant un homme dont le père y
a monté, de roture devant des roturiers qui sont riches et qui se donnent
pour nobles. De même il a dessein d'élever auprès de soi un
fils naturel sous le nom et le personnage d'un valet ; et quoiqu'il veuille le
dérober à la connaissance de sa femme et de ses enfants, il lui
échappe de l'appeler son fils dix fois le jour. Il a pris aussi la résolution
de marier son fils à la fille d'un homme d'affaires, et il ne laisse pas
de dire de temps en temps, en parlant de sa maison et de ses ancêtres, que
les Ménalques ne se sont jamais mésalliés. Enfin il n'est
ni présent ni attentif dans une compagnie à ce qui fait le sujet
de la conversation. Il pense et il parle tout à la fois, mais la chose
dont il parle est rarement celle à laquelle il pense ; aussi ne parle-t-il
guère conséquemment et avec suite : où il dit non, souvent
il faut dire oui, et où il dit oui, croyez qu'il veut dire non ; il a,
en vous répondant si juste, les yeux fort ouverts, mais il ne s'en sert
point : il ne regarde ni vous ni personne, ni rien qui soit au monde. Tout ce
que vous pouvez tirer de lui, et encore dans le temps qu'il est le plus appliqué
et d'un meilleur commerce, ce sont ces mots : Oui vraiment ; C'est vrai ; Bon
! Tout de bon ? Oui-da ! Je pense qu'oui ; Assurément ; Ah ! ciel ! et
quelques autres monosyllabes qui ne sont pas même placés à
propos. Jamais aussi il n'est avec ceux avec qui il paraît être :
il appelle sérieusement son laquais Monsieur ; et son ami, il l'appelle
la Verdure ; il dit Votre Révérence à un prince du sang,
et Votre Altesse à un jésuite. Il entend la messe : le prêtre
vient à éternuer ; il lui dit : Dieu vous assiste ! Il se trouve
avec un magistrat : cet homme, grave par son caractère, vénérable
par son âge et par sa dignité, l'interroge sur un événement
et lui demande si cela est ainsi ; Ménalque lui répond : Oui, Mademoiselle.
Il revient une fois de la campagne : ses laquais en livrées entreprennent
de le voler et y réussissent ; ils descendent de son carrosse, lui portent
un bout de flambeau sous la gorge, lui demandent la bourse, et il la rend. Arrivé
chez soi, il raconte son aventure à ses amis, qui ne manquent pas de l'interroger
sur les circonstances, et il leur dit : Demandez à mes gens, ils y étaient.
8 ( Édition 4.)
L'incivilité n'est pas un vice de l'âme, elle est l'effet de plusieurs
vices : de la sotte vanité, de l'ignorance de ses devoirs, de la paresse,
de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la
jalousie. Pour ne se répandre que sur les dehors, elle n'en est que plus
haïssable, parce que c'est toujours un défaut visible et manifeste.
Il est vrai cependant qu'il offense plus ou moins, selon la cause qui le produit.
9 ( Édition 4.)
Dire d'un homme colère, inégal, querelleux, chagrin, pointilleux,
capricieux : " c'est son humeur " n'est pas l'excuser, comme on le croit,
mais avouer sans y penser que de si grands défauts sont irrémédiables.
Ce qu'on appelle humeur est une chose trop négligée parmi les
hommes : ils devraient comprendre qu'il ne leur suffit pas d'être bons,
mais qu'ils doivent encore paraître tels, du moins s'ils tendent à
être sociables, capables d'union et de commerce, c'est-à-dire à
être des hommes. L'on n'exige pas des âmes malignes qu'elles aient
de la douceur et de la souplesse ; elle ne leur manque jamais, et elle leur sert
de piège pour surprendre les simples, et pour faire valoir leurs artifices
: l'on désirerait de ceux qui ont un bon cur qu'ils fussent toujours
pliants, faciles, complaisants ; et qu'il fût moins vrai quelquefois que
ce sont les méchants qui nuisent, et les bons qui font souffrir.
10 ( Édition 4.)
Le commun des hommes va de la colère à l'injure. Quelques-uns en
usent autrement : ils offensent, et puis ils se fâchent ; la surprise où
l'on est toujours de ce procédé ne laisse pas de place au ressentiment.
11 ( Édition 1.)
Les hommes ne s'attachent pas assez à ne point manquer les occasions de
faire plaisir : il semble que l'on n'entre dans un emploi que pour pouvoir obliger
et n'en rien faire ; la chose la plus prompte et qui se présente d'abord,
c'est le refus, et l'on n'accorde que par réflexion.
12 ( Édition 8.)
Sachez précisément ce que vous pouvez attendre des hommes en général,
et de chacun d'eux en particulier, et jetez-vous ensuite dans le commerce du monde.
13 ( Édition 4.)
Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'esprit
en est le père.
14 ( Édition 1.)
Il est difficile qu'un fort malhonnête homme ait assez d'esprit : un génie
qui est droit et perçant conduit enfin à la règle, à
la probité, à la vertu. Il manque du sens et de la pénétration
à celui qui s'opiniâtre dans le mauvais comme dans le faux : l'on
cherche en vain à le corriger par des traits de satire qui le désignent
aux autres, et où il ne se reconnaît pas lui-même ; ce sont
des injures dites à un sourd. Il serait désirable pour le plaisir
des honnêtes gens et pour la vengeance publique, qu'un coquin ne le fût
pas au point d'être privé de tout sentiment.
15 ( Édition 1.)
Il y a des vices que nous ne devons à personne, que nous apportons en naissant,
et que nous fortifions par l'habitude ; il y en a d'autres que l'on contracte,
et qui nous sont étrangers. L'on est né quelquefois avec des murs
faciles, de la complaisance, et tout le désir de plaire ; mais par les
traitements que l'on reçoit de ceux avec qui l'on vit ou de qui l'on dépend,
l'on est bientôt jeté hors de ses mesures, et même de son naturel
: l'on a des chagrins et une bile que l'on ne se connaissait point, l'on se voit
une autre complexion, l'on est enfin étonné de se trouver dur et
épineux.
16 ( Édition 2.)
L'on demande pourquoi tous les hommes ensemble ne composent pas comme une seule
nation, et n'ont point voulu parler une même langue, vivre sous les mêmes
lois, convenir entre eux des mêmes usages et d'un même culte ; et
moi, pensant à la contrariété des esprits, des goûts
et des sentiments, je suis étonné de voir jusques à sept
ou huit personnes se rassembler sous un même toit, dans une même enceinte,
et composer une seule famille.
17 ( Édition 1.)
Il y a d'étranges pères, et dont tout la vie ne semble occupée
qu'à préparer à leurs enfants des raisons de se consoler
de leur mort.
18 ( Édition 1.)
Tout est étranger dans l'humeur, les murs et les manières
de la plupart des hommes. Tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté,
avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui était né
gai, paisible, paresseux, magnifique, d'un courage fier et éloigné
de toute bassesse : les besoins de la vie, la situation où l'on se trouve,
la loi de la nécessité forcent la nature et y causent ces grands
changements. Ainsi tel homme au fond et en lui-même ne se peut définir
: trop de choses qui sont hors de lui l'altèrent, le changent, le bouleversent
; il n'est point précisément ce qu'il est ou ce qu'il paraît
être.
19 ( Édition 1.)
La vie est courte et ennuyeuse : elle se passe toute à désirer.
L'on remet à l'avenir son repos et ses joies, à cet âge souvent
où les meilleurs biens ont déjà disparu, la santé
et la jeunesse. Ce temps arrive, qui nous surprend encore dans les désirs
; on en est là, quand la fièvre nous saisit et nous éteint
: si l'on eût guéri, ce n'était que pour désirer plus
longtemps.
20 ( Édition 8.)
Lorsqu'on désire, on se rend à discrétion à celui
de qui l'on espère : est-on sûr d'avoir, on temporise, on parlemente,
on capitule.
21 ( Édition 1.)
Il est si ordinaire à l'homme de n'être pas heureux, et si essentiel
à tout ce qui est un bien d'être acheté par mille peines,
qu'une affaire qui se rend facile devient suspecte. L'on comprend à peine,
ou que ce qui coûte si peu puisse nous être fort avantageux, ou qu'avec
des mesures justes l'on doive si aisément parvenir à la fin que
l'on se propose. L'on croit mériter les bons succès, mais n'y devoir
compter que fort rarement.
22 ( Édition 4.)
L'homme qui dit qu'il n'est pas né heureux pourrait du moins le devenir
par le bonheur de ses amis ou de ses proches. L'envie lui ôte cette dernière
ressource.
23 ( Édition 6.)
Quoi que j'aie pu dire ailleurs, peut-être que les affligés ont tort.
Les hommes semblent être nés pour l'infortune, la douleur et la pauvreté
; peu en échappent ; et comme toute disgrâce peut leur arriver, ils
devraient être préparés à toute disgrâce.
24 ( Édition 1.)
Les hommes ont tant de peine à s'approcher sur les affaires, sont si épineux
sur les moindres intérêts, si hérissés de difficultés,
veulent si fort tromper et si peu être trompés, mettent si haut ce
qui leur appartient, et si bas ce qui appartient aux autres, que j'avoue que je
ne sais par où et comment se peuvent conclure les mariages, les contrats,
les acquisitions, la paix, la trêve, les traités, les alliances.
25
( Édition 5.) A quelques-uns l'arrogance tient lieu de grandeur, l'inhumanité
de fermeté, et la fourberie d'esprit.
( Édition 1.) Les fourbes croient aisément que les autres le
sont ; ils ne peuvent guère être trompés, et ils ne trompent
pas longtemps.
( Édition 5.) Je me rachèterai toujours fort volontiers d'être
fourbe par être stupide et passer pour tel.
( Édition 5.) On ne trompe point en bien ; la fourberie ajoute la malice
au mensonge.
26 ( Édition 8.)
S'il y avait moins de dupes, il y aurait moins de ce qu'on appelle des hommes
fins ou entendus, et de ceux qui tirent autant de vanité que de distinction
d'avoir su, pendant tout le cours de leur vie, tromper les autres. Comment voulez-vous
qu'Erophile, à qui le manque de parole, les mauvais offices, la fourberie,
bien loin de nuire, ont mérité des grâces et des bienfaits
de ceux mêmes qu'il a ou manqué de servir ou désobligés,
ne présume pas infiniment de soi et de son industrie ?
27
( Édition 4.) L'on n'entend dans les places et dans les rues des grandes
villes, et de la bouche de ceux qui passent, que les mots d'exploit, de saisie,
d'interrogatoire, de promesse, et de plaider contre sa promesse. Est-ce qu'il
n'y aurait pas dans le monde la plus petite équité ? Serait-il au
contraire rempli de gens qui demandent froidement ce qui ne leur est pas dû,
ou qui refusent nettement de rendre ce qu'ils doivent ?
( Édition 8.) Parchemins inventés pour faire souvenir ou pour
convaincre les hommes de leur parole : honte de l'humanité !
( Édition 4.) Otez les passions, l'intérêt, l'injustice,
quel calme dans les plus grandes villes ! Les besoins et la subsistance n'y font
pas le tiers de l'embarras.
28 ( Édition 1.)
Rien n'engage tant un esprit raisonnable à supporter tranquillement des
parents et des amis les tors qu'ils ont à son égard, que la réflexion
qu'il fait sur les vices de l'humanité, et combien il est pénible
aux hommes d'être constants, généreux, fidèles, d'être
touchés d'une amitié plus forte que leur intérêt. Comme
il connaît leur portée, il n'exige point d'eux qu'ils pénètrent
les corps, qu'ils volent dans l'air, qu'ils aient de l'équité. Il
peut haïr les hommes en général, où il y a si peu de
vertu ; mais il excuse les particuliers, il les aime même par des motifs
plus relevés, et il s'étudie à mériter le moins qu'il
se peut une pareille indulgence.
29 ( Édition 1.)
Il y a de certains biens que l'on désire avec emportement, et dont l'idée
seule nous enlève et nous transporte : s'il nous arrive de les obtenir,
on les sent plus tranquillement qu'on ne l'eût pensé, on en jouit
moins que l'on n'aspire encore à de plus grands.
30 ( Édition 1.)
Il y a des maux effroyables et d'horribles malheurs où l'on n'ose penser,
et dont la seule vue fait frémir : s'il arrive que l'on y tombe, l'on se
trouve des ressources que l'on ne se connaissait point, l'on se raidit contre
son infortune, et l'on fait mieux qu'on ne l'espérait.
31 ( Édition 4.)
Il ne faut quelquefois qu'une jolie maison dont on hérite, qu'un beau cheval
ou un joli chien dont on se trouve le maître, qu'une tapisserie, qu'une
pendule, pour adoucir une grande douleur, et pour faire moins sentir une grande
perte.
32 ( Édition 5.)
Je suppose que les hommes soient éternels sur la terre, et je médite
ensuite sur ce qui pourrait me faire connaître qu'ils se feraient alors
une plus grande affaire de leur établissement qu'ils ne s'en font dans
l'état où sont les choses.
33 ( Édition 1.)
Si la vie est misérable, elle est pénible à supporter ; si
elle est heureuse, il est horrible de la perdre. L'un revient à l'autre.
34 ( Édition 1.)
Il n'y a rien que les hommes aiment mieux à conserver et qu'ils ménagent
moins que leur propre vie.
35 ( Édition 8.)
Irène se transporte à grands frais en Epidaure, voit Esculape dans
son temple, et le consulte sur tous ses maux. D'abord elle se plaint qu'elle est
lasse et recrue de fatigue ; et le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur
du chemin qu'elle vient de faire. Elle dit qu'elle est le soir sans appétit
; l'oracle lui ordonne de dîner peu. Elle ajoute qu'elle est sujette à
des insomnies ; et il lui prescrit de n'être au lit que pendant la nuit.
Elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède ; l'oracle
répond qu'elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses
jambes pour marcher. Elle lui déclare que le vin lui est nuisible : l'oracle
lui dit de boire de l'eau ; qu'elle a des indigestions : et il ajoute qu'elle
fasse diète. " Ma vue s'affaiblit, dit Irène. - Prenez des
lunettes, dit Esculape. - Je m'affaiblis moi-même, continue-t-elle, et je
ne suis ni si forte ni si saine que j'ai été. - C'est, dit le dieu,
que vous vieillissez. - Mais que moyen de guérir de cette langueur ? -
Le plus court, Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre mère
et votre aïeule. - Fils d'Apollon, s'écrie Irène, quel conseil
me donnez-vous ? Est-ce là toute cette science que les hommes publient,
et qui vous fait révérer de toute la terre ? Que m'apprenez-vous
de rare et de mystérieux ? et ne savais-je pas tous ces remèdes
que vous m'enseignez ? - Que n'en usiez-vous donc, répond le dieu, sans
venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage ?
"
36 ( Édition 1.)
La mort n'arrive qu'une fois, et se fait sentir à tous les moments de la
vie : il est plus dur de l'appréhender que de la souffrir.
37 ( Édition 5.)
L'inquiétude, la crainte, l'abattement n'éloignent pas la mort,
au contraire : je doute seulement que le ris excessif convienne aux hommes, qui
sont mortels.
38 ( Édition 5.)
Ce qu'il y a de certain dans la mort est un peu adouci par ce qui est incertain
: c'est un indéfini dans le temps qui tient quelque chose de l'infini et
de ce qu'on appelle éternité.
39 ( Édition 1.)
Pensons que, comme nous soupirons présentement pour la florissante jeunesse
qui n'est plus et ne reviendra point, la caducité suivra, qui nous fera
regretter l'âge viril où nous sommes encore, et que nous n'estimons
pas assez.
40 ( Édition 1.)
L'on craint la vieillesse, que l'on n'est pas sûr de pouvoir atteindre.
41 ( Édition 5.)
L'on espère de vieillir, et l'on craint la vieillesse ; c'est-à-dire
l'on aime la vie, et l'on fuit la mort.
42 ( Édition 6.)
C'est plus tôt fait de céder à la nature et de craindre la
mort, que de faire de continuels efforts, s'armer de raisons et de réflexions,
et être continuellement aux prises avec soi-même pour ne la pas craindre.
43 ( Édition 5.)
Si de tous les hommes les uns mouraient, les autres non, ce serait une désolante
affliction que de mourir.
44 ( Édition 5.)
Une longue maladie semble être placée entre la vie et la mort, afin
que la mort même devienne un soulagement et à ceux qui meurent et
à ceux qui restent.
45 ( Édition 5.)
A parler humainement, la mort a un bel endroit, qui est de mettre fin à
la vieillesse.
La mort qui prévient la caducité arrive plus à propos
que celle qui la termine.
46 ( Édition 1.)
Le regret qu'ont les hommes du mauvais emploi du temps qu'ils ont déjà
vécu, ne les conduit pas toujours à faire de celui qui leur reste
à vivre un meilleur usage.
47 ( Édition 5.)
La vie est un sommeil : les vieillards sont ceux dont le sommeil a été
plus long ; ils ne commencent à se réveiller que quand il faut mourir.
S'ils repassent alors sur tout le cours de leurs années, ils ne trouvent
souvent ni vertus ni actions louables qui les distinguent les unes des autres
; ils confondent leurs différents âges, ils n'y voient rien qui marque
assez pour mesurer le temps qu'ils ont vécu. Ils ont eu un songe confus,
informe, et sans aucune suite ; ils sentent néanmoins, comme ceux qui s'éveillent,
qu'ils ont dormi longtemps.
48 ( Édition 4.)
Il n'y a pour l'homme que trois événements : naître, vivre
et mourir. Il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie
de vivre.
49 ( Édition 4.)
Il y a un temps où la raison n'est pas encore, où l'on ne vit que
par instinct, à la manière des animaux, et dont il ne reste dans
la mémoire aucun vestige. Il y a un second temps où la raison se
développe, où elle est formée, et où elle pourrait
agir, si elle n'était pas obscurcie et comme éteinte par les vices
de la complexion, et par un enchaînement de passions qui se succèdent
les unes aux autres, et conduisent jusques au troisième et dernier âge.
La raison, alors dans sa force, devrait produire ; mais elle est refroidie et
ralentie par les années, par la maladie et la douleur, déconcertée
ensuite par le désordre de la machine, qui est dans son déclin :
et ces temps néanmoins sont la vie de l'homme.
50 ( Édition 4.)
Les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux,
intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs,
dissimulés ; ils rient et pleurent facilement ; ils ont des joies immodérées
et des afflictions amères sur de très petits sujets ; ils ne veulent
point souffrir de mal, et aiment à en faire : ils sont déjà
des hommes.
51 ( Édition 4.)
Les enfants n'ont ni passé ni avenir, et, ce qui ne nous arrive guère,
ils jouissent du présent.
52 ( Édition 4.)
Le caractère de l'enfance paraît unique ; les murs, dans cet
âge, sont assez les mêmes, et ce n'est qu'avec une curieuse attention
qu'on en pénètre la différence : elle augmente avec la raison,
parce qu'avec celle-ci croissent les passions et les vices, qui seuls rendent
les hommes si dissemblables entre eux, et si contraires à eux-mêmes.
53 ( Édition 4.)
Les enfants ont déjà de leur âme l'imagination et la mémoire,
c'est-à-dire ce que les vieillards n'ont plus, et ils en tirent un merveilleux
usage pour leurs petits jeux et pour tous leurs amusements : c'est par elles qu'ils
répètent ce qu'ils ont entendu dire, qu'ils contrefont ce qu'ils
ont vu faire, qu'ils sont de tous métiers, soit qu'ils s'occupent en effet
à mille petits ouvrages, soit qu'ils imitent les divers artisans par le
mouvement et par le geste ; qu'ils se trouvent à un grand festin, et y
font bonne chère ; qu'ils se transportent dans des palais et dans des lieux
enchantés ; que bien que seuls, ils se voient un riche équipage
et un grand cortège ; qu'ils conduisent des armées, livrent bataille,
et jouissent du plaisir de la victoire ; qu'ils parlent aux rois et aux plus grands
princes ; qu'ils sont rois eux-mêmes, ont des sujets, possèdent des
trésors, qu'ils peuvent faire de feuilles d'arbres ou de grains de sable
; et, ce qu'ils ignorent dans la suite de leur vie, savent à cet âge
être les arbitres de leur fortune, et les maîtres de leur propre félicité.
54 ( Édition 4.)
Il n'y a nuls vices extérieurs et nuls défauts du corps qui ne soient
aperçus par les enfants ; ils les saisissent d'une première vue,
et ils savent les exprimer par des mots convenables : on ne nomme point plus heureusement.
Devenus hommes, il sont chargés à leur tour de toutes les imperfections
dont ils se sont moqués.
L'unique soin des enfants est de trouver l'endroit faible de leurs maîtres,
comme de tous ceux à qui ils sont soumis : dès qu'ils ont pu les
entamer, ils gagnent le dessus, et prennent sur eux un ascendant qu'ils ne perdent
plus. Ce qui nous fait déchoir une première fois de cette supériorité
à leur égard est toujours ce qui nous empêche de la recouvrer.
55 ( Édition 4.)
La paresse, l'indolence et l'oisiveté, vices si naturels aux enfants, disparaissent
dans leurs jeux, où ils sont vifs, appliqués, exacts, amoureux des
règles et de la symétrie, où ils ne se pardonnent nulle faute
les uns aux autres, et recommencent eux-mêmes plusieurs fois une seule chose
qu'ils ont manquée : présages certains qu'ils pourront un jour négliger
leurs devoirs, mais qu'ils n'oublieront rien pour leurs plaisirs.
56 ( Édition 4.)
Aux enfants tout paraît grand, les cours, les jardins, les édifices,
les meubles, les hommes, les animaux ; aux hommes les choses du monde paraissent
ainsi, et j'ose dire par la même raison, parce qu'ils sont petits.
57 ( Édition 4.)
Les enfants commencent entre eux par l'état populaire, chacun y est le
maître ; et ce qui est bien naturel, ils ne s'en accommodent pas longtemps,
et passent au monarchique. Quelqu'un se distingue, ou par une plus grande vivacité,
ou par une meilleure disposition du corps, ou par une connaissance plus exacte
des jeux différents et des petites lois qui les composent ; les autres
lui défèrent, et il se forme alors un gouvernement absolu qui ne
roule que sur le plaisir.
58 ( Édition 4.)
Qui doute que les enfants ne conçoivent, qu'ils ne jugent, qu'ils ne raisonnent
conséquemment ? Si c'est seulement sur de petites choses, c'est qu'ils
sont enfants, et sans une longue expérience ; et si c'est en mauvais termes,
c'est moins leur faute que celle de leurs parents ou de leurs maîtres.
59 ( Édition 4.)
C'est perdre toute confiance dans l'esprit des enfants, et leur devenir inutile,
que de les punir des fautes qu'ils n'ont point faites, ou même sévèrement
de celles qui sont légères. Ils savent précisément
et mieux que personne ce qu'ils méritent, et ils ne méritent guère
que ce qu'ils craignent. Ils connaissent si c'est à tort ou avec raison
qu'on les châtie, et ne se gâtent pas moins par des peines mal ordonnées
que par l'impunité.
60 ( Édition 1.)
On ne vit point assez pour profiter de ses fautes. On en commet pendant tout le
cours de sa vie ; et tout ce que l'on peut faire à force de faillir, c'est
de mourir corrigé.
Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir su éviter
de faire une sottise.
61 ( Édition 1.)
Le récit de ses fautes est pénible ; on veut les couvrir et en charger
quelque autre : c'est ce qui donne le pas au directeur sur le confesseur.
62 ( Édition 6.)
Les fautes des sots sont quelquefois si lourdes et si difficiles à prévoir,
qu'elles mettent les sages en défaut, et ne sont utiles qu'à ceux
qui les font.
63 ( Édition 1.)
L'esprit de parti abaisse les plus grands hommes jusques aux petitesses du peuple.
64 ( Édition 1.)
Nous faisons par vanité ou par bienséance les mêmes choses,
et avec les mêmes dehors, que nous les ferions par inclination ou par devoir.
Tel vient de mourir à Paris de la fièvre qu'il a gagnée à
veiller sa femme, qu'il n'aimait point.
65 ( Édition 4.)
Les hommes, dans le cur, veulent être estimés, et ils cachent
avec soin l'envie qu'ils ont d'être estimés ; parce que les hommes
veulent passer pour vertueux, et que vouloir tirer de la vertu tout autre avantage
que la même vertu, je veux dire l'estime et les louanges, ce ne serait plus
être vertueux, mais aimer l'estime et les louanges, ou être vain :
les hommes sont très vains, et ils ne haïssent rien tant que de passer
pour tels.
66 ( Édition 4.)
Un homme vain trouve son compte à dire du bien ou du mal de soi : un homme
modeste ne parle point de soi.
On ne voit point mieux le ridicule de la vanité, et combien elle est
un vice honteux, qu'en ce qu'elle n'ose se montrer, et qu'elle se cache souvent
sous les apparences de son contraire.
La fausse modestie est le dernier raffinement de la vanité ; elle fait
que l'homme vain ne paraît point tel, et se fait valoir au contraire par
la vertu opposée au vice qui fait son caractère : c'est un mensonge.
La fausse gloire est l'écueil de la vanité ; elle nous conduit à
vouloir être estimés par des choses qui à la vérité
se trouvent en nous, mais qui sont frivoles et indignes qu'on les relève
: c'est une erreur.
67 ( Édition 4.)
Les hommes parlent de manière, sur ce qui les regarde, qu'ils n'avouent
d'eux-mêmes que de petits défauts, et encore ceux qui supposent en
leurs personnes de beaux talents ou de grandes qualités. Ainsi l'on se
plaint de son peu de mémoire, content d'ailleurs de son grand sens et de
son bon jugement ; l'on reçoit le reproche de la distraction et de la rêverie,
comme s'il nous accordait le bel esprit ; l'on dit de soi qu'on est maladroit,
et qu'on ne peut rien faire de ses mains, fort consolé de la perte de ces
petits talents par ceux de l'esprit, ou par les dons de l'âme que tout le
monde nous connaît ; l'on fait l'aveu de sa paresse en des termes qui signifient
toujours son désintéressement, et que l'on est guéri de l'ambition
; l'on ne rougit point de sa malpropreté, qui n'est qu'une négligence
pour les petites choses, et qui semble supposer qu'on n'a d'application que pour
les solides et essentielles. Un homme de guerre aime à dire que c'était
par trop d'empressement ou par curiosité qu'il se trouva un certain jour
à la tranchée, ou en quelque autre poste très périlleux,
sans être de garde ni commandé ; et il ajoute qu'il en fut repris
de son général. De même une bonne tête ou un ferme génie
qui se trouve né avec cette prudence que les autres hommes cherchent vainement
à acquérir ; qui a fortifié la trempe de son esprit par une
grande expérience ; que le nombre, le poids, la diversité, la difficulté
et l'importance des affaires occupent seulement, et n'accablent point ; qui par
l'étendue de ses vues et de sa pénétration se rend maître
de tous les événements ; qui bien loin de consulter toutes les réflexions
qui sont écrites sur le gouvernement et la politique, est peut-être
de ces âmes sublimes nées pour régir les autres, et sur qui
ces premières règles ont été faites ; qui est détourné,
par les grandes choses qu'il fait, des belles ou des agréables qu'il pourrait
lire, et qui au contraire ne perd rien à retracer et à feuilleter,
pour ainsi dire, sa vie et ses actions : un homme ainsi fait peut dire aisément,
et sans se commettre, qu'il ne connaît aucun livre, et qu'il ne lit jamais.
68 ( Édition 5.)
On veut quelquefois cacher ses faibles, ou en diminuer l'opinion par l'aveu libre
que l'on en fait. Tel dit : " Je suis ignorant " , qui ne sait rien
; un homme dit : " Je suis vieux " , il passe soixante ans ; un autre
encore : " Je ne suis pas riche " , et il est pauvre.
69 ( Édition 4.)
La modestie n'est point, ou est confondue avec une chose toute différente
de soi, si on la prend pour un sentiment intérieur qui avilit l'homme à
ses propres yeux, et qui est une vertu surnaturelle qu'on appelle humilité.
L'homme, de sa nature, pense hautement et superbement de lui-même, et ne
pense ainsi que de lui-même : la modestie ne tend qu'à faire que
personne n'en souffre ; elle est une vertu du dehors, qui règle ses yeux,
sa démarche, ses paroles, son ton de voix, et qui le fait agir extérieurement
avec les autres comme s'il n'était pas vrai qu'il les compte pour rien.
70 ( Édition 1.)
Le monde est plein de gens qui faisant intérieurement et par habitude la
comparaison d'eux-mêmes avec les autres, décident toujours en faveur
de leur propre mérite, et agissent conséquemment.
71 ( Édition 4.)
Vous dites qu'il faut être modeste, les gens bien nés ne demandent
pas mieux : faites seulement que les hommes n'empiètent pas sur ceux qui
cèdent par modestie, et ne brisent pas ceux qui plient.
De même l'on dit : " Il faut avoir des habits modestes. " Les
personnes de mérite ne désirent rien davantage ; mais le monde veut
de la parure, on lui en donne ; il est avide de la superfluité, on lui
en montre. Quelques-uns n'estiment les autres que par de beau linge ou par une
riche étoffe ; l'on ne refuse pas toujours d'être estimé à
ce prix. Il y a des endroits où il faut se faire voir : un galon d'or plus
large ou plus étroit vous fait entrer ou refuser.
72 ( Édition 1.)
Notre vanité et la trop grande estime que nous avons de nous-mêmes
nous fait soupçonner dans les autres une fierté à notre égard
qui y est quelquefois, et qui souvent n'y est pas : une personne modeste n'a point
cette délicatesse.
73 ( Édition 4.)
Comme il faut se défendre de cette vanité qui nous fait penser que
les autres nous regardent avec curiosité et avec estime, et ne parlent
ensemble que pour s'entretenir de notre mérite et faire notre éloge,
aussi devons-nous avoir une certaine confiance qui nous empêche de croire
qu'on ne se parle à l'oreille que pour dire du mal de nous, ou que l'on
ne rit que pour s'en moquer.
74 ( Édition 4.)
D'où vient qu'Alcippe me salue aujourd'hui, me sourit, et se jette hors
d'une potière de peur de me manquer ? Je ne suis pas riche, et je suis
à pied : il doit, dans les règles, ne me pas voir. N'est-ce point
pour être vu lui-même dans un même fond avec un grand ?
75 ( Édition 4.)
L'on est si rempli de soi-même, que tout s'y rapporte ; l'on aime à
être vu, à être montré, à être salué,
même des inconnus : ils sont fiers s'ils l'oublient ; l'on veut qu'ils nous
devinent.
76 ( Édition 1.)
Nous cherchons notre bonheur hors de nous-mêmes, et dans l'opinion des hommes,
que nous connaissons flatteurs, peu sincères, sans équité,
pleins d'envie, de caprices et de préventions. Quelle bizarrerie !
77 ( Édition 1.)
Il semble que l'on ne puisse rire que des choses ridicules : l'on voit néanmoins
de certaines gens qui rient également des choses ridicules et de celles
qui ne le sont pas. Si vous êtes sot et inconsidéré, et qu'il
vous échappe devant eux quelque impertinence, ils rient de vous ; si vous
êtes sage, et que vous ne disiez que des choses raisonnables, et du ton
qu'il les faut dire, ils rient de même.
78 ( Édition 1.)
Ceux qui nous ravissent les biens par la violence ou par l'injustice, et qui nous
ôtent l'honneur par la calomnie, nous marquent assez leur haine pour nous
; mais ils ne nous prouvent pas également qu'ils aient perdu à notre
égard toute sorte d'estime : aussi ne sommes-nous pas incapables de quelque
retour pour eux, et de leur rendre un jour notre amitié. La moquerie au
contraire est de toutes les injures celle qui se pardonne le moins ; elle est
le langage du mépris, et l'une des manières dont il se fait le mieux
entendre ; elle attaque l'homme dans son dernier retranchement, qui est l'opinion
qu'il a de soi-même ; elle veut le rendre ridicule à ses propres
yeux ; et ainsi elle le convainc de la plus mauvaise disposition où l'on
puisse être pour lui, et le rend irréconciliable.
C'est une chose monstrueuse que le goût et la facilité qui est
en nous de railler, d'improuver et de mépriser les autres ; et tout ensemble
la colère que nous ressentons contre ceux qui nous raillent, nous improuvent
et nous méprisent.
79 ( Édition 8.)
La santé et les richesses, ôtant aux hommes l'expérience du
mal, leur inspirent la dureté pour leurs semblables ; et les gens déjà
chargés de leur propre misère sont ceux qui entrent davantage par
la compassion dans celle d'autrui.
80 ( Édition 7.)
Il semble qu'aux âmes bien nées les fêtes, les spectacles,
la symphonie rapprochent et font mieux sentir l'infortune de nos proches ou de
nos amis.
81 ( Édition 1.)
Une grande âme est au-dessus de l'injure, de l'injustice, de la douleur,
de la moquerie ; et elle serait invulnérable si elle ne souffrait par la
compassion.
82 ( Édition 4.)
Il y a une espèce de honte d'être heureux à la vue de certaines
misères.
83 ( Édition 4.)
On est prompt à connaître ses plus petits avantages, et lent à
pénétrer ses défauts. On n'ignore point qu'on a de beaux
sourcils, les ongles bien faits ; on sait à peine que l'on est borgne ;
on ne sait point du tout que l'on manque d'esprit.
Argyre tire son gant pour montrer une belle main, et elle ne néglige
pas de découvrir un petit soulier qui suppose qu'elle a le pied petit ;
elle rit des choses plaisantes ou sérieuses pour faire voir de belles dents
; si elle montre son oreille, c'est qu'elle l'a bien faite ; et si elle ne danse
jamais, c'est qu'elle est peu contente de sa taille, qu'elle a épaisse.
Elle entend tous ses intérêts, à l'exception d'un seul : elle
parle toujours, et n'a point d'esprit.
84 ( Édition 4.)
Les hommes comptent presque pour rien toutes les vertus du cur, et idolâtrent
les talents du corps et de l'esprit. Celui qui dit froidement de soi, et sans
croire blesser la modestie, qu'il est bon, qu'il est constant, fidèle,
sincère, équitable, reconnaissant, n'ose dire qu'il est vif, qu'il
a les dents belles et la peau douce : cela est trop fort.
Il est vrai qu'il y a deux vertus que les hommes admirent, la bravoure et la
libéralité, parce qu'il y a deux choses qu'ils estiment beaucoup,
et que ces vertus font négliger, la vie et l'argent : aussi personne n'avance
de soi qu'il est brave ou libéral.
Personne ne dit de soi, et surtout sans fondement, qu'il est beau, qu'il est
généreux, qu'il est sublime : on a mis ces qualités à
un trop haut prix ; on se contente de le penser.
85 ( Édition 5.)
Quelque rapport qu'il paraisse de la jalousie à l'émulation, il
y a entre elles le même éloignement que celui qui se trouve entre
le vice et la vertu.
La jalousie et l'émulation s'exercent sur le même objet, qui est
le bien ou le mérite des autres : avec cette différence, que celle-ci
est un sentiment volontaire, courageux, sincère, qui rend l'âme féconde,
qui la fait profiter des grands exemples, et la porte souvent au-dessus de ce
qu'elle admire ; et que celle-là au contraire est un mouvement violent
et comme un aveu contraint du mérite qui est hors d'elle ; qu'elle va même
jusques à nier la vertu dans les sujets où elle existe, ou qui,
forcée de la reconnaître, lui refuse les éloges ou lui envie
les récompenses ; une passion stérile qui laisse l'homme dans l'état
où elle le trouve, qui le remplit de lui-même, de l'idée de
sa réputation, qui le rend froid et sec sur les actions ou sur les ouvrages
d'autrui, qui fait qu'il s'étonne de voir dans le monde d'autres talents
que les siens, ou d'autres hommes avec les mêmes talents dont il se pique
: vice honteux, et qui par son excès rentre toujours dans la vanité
et dans la présomption, et ne persuade pas tant à celui qui en est
blessé qu'il a plus d'esprit et de mérite que les autres, qu'il
lui fait croire qu'il a lui seul de l'esprit et du mérite.
L'émulation et la jalousie ne se rencontrent guère que dans les
personnes de même art, de mêmes talents et de même condition.
Les plus vils artisans sont les plus sujets à la jalousie ; ceux qui font
profession des arts libéraux ou des belles-lettres, les peintres, les musiciens,
les orateurs, les poètes, tous ceux qui se mêlent d'écrire,
ne devraient être capables que d'émulation.
Toute jalousie n'est point exempte de quelque sorte d'envie, et souvent même
ces deux passions se confondent. L'envie au contraire est quelquefois séparée
de la jalousie : comme est celle qu'excitent dans notre âme les conditions
fort élevées au-dessus de la nôtre ; les grandes fortunes,
la faveur, le ministère.
L'envie et la haine s'unissent toujours et se fortifient l'une l'autre dans
un même sujet ; et elles ne sont reconnaissables entre elles qu'en ce que
l'une s'attache à la personne, l'autre à l'état et à
la condition.
Un homme d'esprit n'est point jaloux d'un ouvrier qui a travaillé une
bonne épée, ou d'un statuaire qui vient d'achever une belle figure.
Il sait qu'il y a dans ces arts des règles et une méthode qu'on
ne devine point, qu'il y a des outils à manier dont il ne connaît
ni l'usage, ni le nom, ni la figure ; et il lui suffit de penser qu'il n'a point
fait l'apprentissage d'un certain métier, pour se consoler de n'y être
point maître. Il peut au contraire être susceptible d'envie et même
de jalousie contre un ministre et contre ceux qui gouvernent, comme si la raison
et le bon sens, qui lui sont communs avec eux, étaient les seuls instruments
qui servent à régir un État et à présider aux
affaires publiques, et qu'ils dussent suppléer aux règles, aux préceptes,
à l'expérience.
86 ( Édition 1.)
L'on voit peu d'esprits entièrement lourds et stupides ; l'on en voit encore
moins qui soient sublimes et transcendants. Le commun des hommes nage entre ces
deux extrémités. L'intervalle est rempli par un grand nombre de
talents ordinaires, mais qui sont d'un grand usage, servent à la république,
et renferment en soi l'utile et l'agréable : comme le commerce, les finances,
le détail des armées, la navigation, les arts, les métiers,
l'heureuse mémoire, l'esprit du jeu, celui de la société
et de la conversation.
87 ( Édition 4.)
Tout l'esprit qui est au monde est inutile à celui qui n'en a point : il
n'a nulles vues, et il est incapable de profiter de celles d'autrui.
88 ( Édition 5.)
Le premier degré dans l'homme après la raison, ce serait de sentir
qu'il l'a perdue ; la folie même est incompatible avec cette connaissance.
De même, ce qu'il y aurait en nous de meilleur après l'esprit, ce
serait de connaître qu'il nous manque. Par là on ferait l'impossible
: on saurait sans esprit n'être pas un sot, ni un fat, ni un impertinent.
89 ( Édition 4.)
Un homme qui n'a de l'esprit que dans une certaine médiocrité est
sérieux et tout d'une pièce ; il ne rit point, il ne badine jamais,
il ne tire aucun fruit de la bagatelle ; aussi incapable de s'élever aux
grandes choses que de s'accommoder, même par relâchement, des plus
petites, il sait à peine jouer avec ses enfants.
90 ( Édition 1.)
Tout le monde dit d'un fat qu'il est un fat ; personne n'ose le lui dire à
lui-même : il meurt sans le savoir, et sans que personne se soit vengé.
91 ( Édition 4.)
Quelle mésintelligence entre l'esprit et le cur ! Le philosophe vit
mal avec tous ses préceptes, et le politique rempli de vues et de réflexions
ne sait pas se gouverner.
92 ( Édition 1.)
L'esprit s'use comme toutes choses ; les sciences sont ses aliments, elles le
nourrissent et le consument.
93 ( Édition 1.)
Les petits sont quelquefois chargés de mille vertus inutiles ; ils n'ont
pas de quoi les mettre en oeuvre.
94 ( Édition 1.)
Il se trouve des hommes qui soutiennent facilement le poids de la faveur et de
l'autorité, qui se familiarisent avec leur propre grandeur, et à
qui la tête ne tourne point dans les postes les plus élevés.
Ceux au contraire que la fortune aveugle, sans choix et sans discernement, a comme
accablés de ses bienfaits, en jouissent avec orgueil et sans modération
: leurs yeux, leur démarche, leur ton de voix et leur accès marquent
longtemps en eux l'admiration où ils sont d'eux-mêmes, et de se voir
si éminents ; et ils deviennent si farouches que leur chute seule peut
les apprivoiser.
95 ( Édition 4.)
Un homme haut et robuste, qui a une poitrine large et de larges épaules,
porte légèrement et de bonne grâce un lourd fardeau ; il lui
reste encore un bras de libre : un nain serait écrasé de la moitié
de sa charge. Ainsi les postes éminents rendent les grands hommes encore
plus grands, et les petits beaucoup plus petits.
96 ( Édition 7.)
Il y a des gens qui gagnent à être extraordinaires ; ils voguent,
ils cinglent dans une mer où les autres échouent et se brisent ;
ils parviennent, en blessant toutes les règles de parvenir ; ils tirent
de leur irrégularité et de leur folie tous les fruits d'une sagesse
la plus consommée ; hommes dévoués à d'autres hommes,
aux grands à qui ils ont sacrifié, en qui ils ont placé leurs
dernières espérances, ils ne les servent point, mais ils les amusent.
Les personnes de mérite et de service sont utiles aux grands, ceux-ci leur
sont nécessaires ; ils blanchissent auprès d'eux dans la pratique
des bons mots, qui leur tiennent lieu d'exploits dont ils attendent la récompense
; ils s'attirent, à force d'être plaisants, des emplois graves, et
s'élèvent par un continuel enjouement jusqu'au sérieux des
dignités ; ils finissent enfin, et rencontrent inopinément un avenir
qu'ils n'ont ni craint ni espéré. Ce qui reste d'eux sur la terre,
c'est l'exemple de leur fortune, fatal à ceux qui voudraient le suivre.
97 ( Édition 1.)
L'on exigerait de certains personnages qui ont une fois été capables
d'une action noble, héroïque, et qui a été sue de toute
la terre, que sans paraître comme épuisés par un si grand
effort, ils eussent du moins dans le reste de leur vie cette conduite sage et
judicieuse qui se remarque même dans les hommes ordinaires ; qu'ils ne tombassent
point dans des petitesses indignes de la haute réputation qu'ils avaient
acquise ; que se mêlant moins dans le peuple, et ne lui laissant pas le
loisir de les voir de près, ils ne le fissent point passer de la curiosité
et de l'admiration à l'indifférence, et peut-être au mépris.
98 ( Édition 1.)
Il coûte moins à certains hommes de s'enrichir de mille vertus, que
de se corriger d'un seul défaut. Ils sont même si malheureux, que
ce vice est souvent celui qui convenait le moins à leur état, et
qui pouvait leur donner dans le monde plus de ridicule ; il affaiblit l'éclat
de leurs grandes qualités, empêche qu'ils ne soient des hommes parfaits
et que leur réputation ne soit entière. On ne leur demande point
qu'ils soient plus éclairés et plus incorruptibles, qu'ils soient
plus amis de l'ordre et de la discipline, plus fidèles à leurs devoirs,
plus zélés pour le bien public, plus graves : on veut seulement
qu'ils ne soient point amoureux.
99 ( Édition 1.)
Quelques hommes, dans le cours de leur vie, sont si différents d'eux-mêmes
par le cur et par l'esprit qu'on est sûr de se méprendre, si
l'on en juge seulement par ce qui a paru d'eux dans leur première jeunesse.
Tels étaient pieux, sages, savants, qui par cette mollesse inséparable
d'une trop riante fortune, ne le sont plus. L'on en sait d'autres qui ont commencé
leur vie par le plaisirs et qui ont mis ce qu'ils avaient d'esprit à les
connaître, que les disgrâces ensuite ont rendus religieux, sages,
tempérants : ces derniers sont pour l'ordinaire de grands sujets, et sur
qui l'on peut faire beaucoup de fond ; ils ont une probité éprouvée
par la patience et par l'adversité ; ils entent sur cette extrême
politesse que le commerce des femmes leur a donnée, et dont ils ne se défont
jamais, un esprit de règle, de réflexion, et quelquefois une haute
capacité, qu'ils doivent à la chambre et au loisir d'une mauvaise
fortune.
Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls : de là le jeu,
le luxe, la dissipation, le vin, les femmes, l'ignorance, la médisance,
l'envie, l'oubli de soi-même et de Dieu.
100 ( Édition 1.)
L'homme semble quelquefois ne se suffire pas à soi-même ; les ténèbres,
la solitude le troublent, le jettent dans des craintes frivoles et dans de vaines
terreurs : le moindre mal alors qui puisse lui arriver est de s'ennuyer.
101 ( Édition 5.)
L'ennui est entré dans le monde par la paresse ; elle a beaucoup de part
dans la recherche que font les hommes des plaisirs, du jeu, de la société.
Celui qui aime le travail a assez de soi-même.
102 ( Édition 1.)
La plupart des hommes emploient la meilleure partie de leur vie à rendre
l'autre misérable.
103 ( Édition 5.)
Il y a des ouvrages qui commencent par A et finissent par Z ; le bon, le mauvais,
le pire, tout y entre ; rien en un certain genre n'est oublié : quelle
recherche, quelle affectation dans ces ouvrages ! On les appelle des jeux d'esprit.
De même il y a un jeu dans la conduite : on a commencé, il faut finir
; on veut fournir toute la carrière. Il serait mieux ou de changer ou de
suspendre ; mais il est plus rare et plus difficile de poursuivre : on poursuit,
on s'anime par les contradictions ; la vanité soutient, supplée
à la raison, qui cède et qui se désiste. On porte ce raffinement
jusque dans les actions les plus vertueuses, dans celles mêmes où
il entre de la religion.
104 ( Édition 4.)
Il n'y a que nos devoirs qui nous coûtent, parce que, leur pratique ne regardant
que les choses que nous sommes étroitement obligés de faire, elle
n'est pas suivie de grands éloges, qui est tout ce qui nous excite aux
actions louables, et qui nous soutient dans nos entreprises. N** aime une piété
fastueuse qui lui attire l'intendance des besoins des pauvres, le rend dépositaire
de leur patrimoine, et fait de sa maison un dépôt public où
se font les distributions ; les gens à petits collets et les soeurs grises
y ont une libre entrée ; toute une ville voit ses aumônes et les
publie : qui pourrait douter qu'il soit homme de bien, si ce n'est peut-être
ses créanciers ?
105 ( Édition 4.)
Géronte meurt de caducité, et sans avoir fait ce testament qu'il
projetait depuis trente années : dix têtes viennent ab intestat partager
sa succession. Il ne vivait depuis longtemps que par les soins d'Astérie,
sa femme, qui jeune encore s'était dévouée à sa personne,
ne le perdait pas de vue, secourait sa vieillesse, et lui a enfin fermé
les yeux. Il ne lui laisse pas assez de bien pour pouvoir se passer pour vivre
d'un autre vieillard.
106 ( Édition 4.)
Laisser perdre charges et bénéfices plutôt que de vendre ou
de résigner même dans son extrême, vieillesse, c'est se persuader
qu'on n'est pas du nombre de ceux qui meurent ; ou si l'on croit que l'on peut
mourir, c'est s'aimer soi-même, et n'aimer que soi.
107 ( Édition 4.)
Fauste est un dissolu, un prodigue, un libertin, un ingrat, un emporté,
qu'Aurèle, son oncle, n'a pu haïr ni déshériter.
Frontin, neveu d'Aurèle, après vingt années d'une probité
connue, et d'une complaisance aveugle pour ce vieillard, ne l'a pu fléchir
en sa faveur, et ne tire de sa dépouille qu'une légère pension,
que Fauste, unique légataire, lui doit payer.
108 ( Édition 1.)
Les haines sont si longues et si opiniâtrées, que le plus grand signe
de mort dans un homme malade, c'est la réconciliation.
109 ( Édition 1.)
L'on s'insinue auprès de tous les hommes, ou en les flattant dans les passions
qui occupent leur âme, ou en compatissant aux infirmités qui affligent
leur corps ; en cela seul consistent les soins que l'on peut leur rendre : de
là vient que celui qui se porte bien, et qui désire peu de choses,
est moins facile à gouverner.
110 ( Édition 4.)
La mollesse et la volupté naissent avec l'homme, et ne finissent qu'avec
lui ; ni les heureux ni les tristes événements ne l'en peuvent séparer
; c'est pour lui ou le fruit de la bonne fortune, ou un dédommagement de
la mauvaise.
111 ( Édition 1.)
C'est une grande difformité dans la nature qu'un vieillard amoureux.
112 ( Édition 1.)
Peu de gens se souviennent d'avoir été jeunes, et combien il leur
était difficile d'être chastes et tempérants. La première
chose qui arrive aux hommes après avoir renoncé aux plaisirs, ou
par bienséance, ou par lassitude, ou par régime, c'est de les condamner
dans les autres. Il entre dans cette conduite une sorte d'attachement pour les
choses mêmes que l'on vient de quitter ; l'on aimerait qu'un bien qui n'est
plus pour nous ne fût plus aussi pour le reste du monde : c'est un sentiment
de jalousie.
113 ( Édition 1.)
Ce n'est pas le besoin d'argent où les vieillards peuvent appréhender
de tomber un jour qui les rend avares, car il y en a de tels qui ont de si grands
fonds qu'ils ne peuvent guère avoir cette inquiétude ; et d'ailleurs
comment pourraient-ils craindre de manquer dans leur caducité des commodités
de la vie, puisqu'ils s'en privent eux-mêmes volontairement pour satisfaire
à leur avarice ? Ce n'est point aussi l'envie de laisser de plus grandes
richesses à leurs enfants, car il n'est pas naturel d'aimer quelque autre
chose plus que soi-même, outre qu'il se trouve des avares qui n'ont point
d'héritiers. Ce vice est plutôt l'effet de l'âge et de la complexion
des vieillards, qui s'y abandonnent aussi naturellement qu'ils suivaient leurs
plaisirs dans leur jeunesse, ou leur ambition dans l'âge viril ; il ne faut
ni vigueur, ni jeunesse, ni santé, pour être avare ; l'on n'a aussi
nul besoin de s'empresser ou de se donner le moindre mouvement pour épargner
ses revenus : il faut laisser seulement son bien dans ses coffres, et se priver
de tout ; cela est commode aux vieillards, à qui il faut une passion, parce
qu'ils sont hommes.
114 ( Édition 1.)
Il y a des gens qui sont mal logés, mal couchés, mal habillés
et plus mal nourris ; qui essuient les rigueurs des saisons ; qui se privent eux-mêmes
de la société des hommes, et passent leurs jours dans la solitude
; qui souffrent du présent, du passé et de l'avenir ; dont la vie
est comme une pénitence continuelle, et qui ont ainsi trouvé le
secret d'aller à leur perte par le chemin le plus pénible : ce sont
les avares.
115 ( Édition 1.)
Le souvenir de la jeunesse est tendre dans les vieillards : ils aiment les lieux
où ils l'ont passée ; les personnes qu'ils ont commencé de
connaître dans ce temps leur sont chères ; ils affectent quelques
mots du premier langage qu'ils ont parlé ; ils tiennent pour l'ancienne
manière de chanter, et pour la vieille danse ; ils vantent les modes qui
régnaient alors dans les habits, les meubles et les équipages. Ils
ne peuvent encore désapprouver des choses qui servaient à leurs
passions, qui étaient si utiles à leurs plaisirs, et qui en rappellent
la mémoire. Comment pourraient-ils leur préférer de nouveaux
usages, et des modes toutes récentes où ils n'ont nulle part, dont
ils n'espèrent rien, que les jeunes gens ont faites, et dont ils tirent
à leur tour de si grands avantages contre la vieillesse ?
116 ( Édition 1.)
Une trop grande négligence comme une excessive parure dans les vieillards
multiplient leurs rides, et font mieux voir leur caducité.
117 ( Édition 1.)
Un vieillard est fier, dédaigneux, et d'un commerce difficile, s'il n'a
beaucoup d'esprit.
118 ( Édition 1.)
Un vieillard qui a vécu à la cour, qui a un grand sens, et une mémoire
fidèle, est un trésor inestimable ; il est plein de faits et de
maximes ; l'on y trouve l'histoire du siècle revêtue de circonstances
très curieuses, et qui ne se lisent nulle part ; l'on y apprend des règles
pour la conduite et pour les murs qui sont toujours sûres, parce qu'elles
sont fondées sur l'expérience.
119 ( Édition 1.)
Les jeunes gens, à cause des passions qui les amusent, s'accommodent mieux
de la solitude que les vieillards.
120 ( Édition 4.)
Phidippe, déjà vieux, raffine sur la propreté et sur la mollesse
; il passe aux petites délicatesses ; il s'est fait un art du boire, du
manger, du repos et de l'exercice ; les petites règles qu'il s'est prescrites,
et qui tendent toutes aux aises de sa personne, il les observe avec scrupule,
et ne les romprait pas pour une maîtresse, si le régime lui avait
permis d'en retenir ; il s'est accablé de superfluités, que l'habitude
enfin lui rend nécessaires. Il double ainsi et renforce les liens qui l'attachent
à la vie, et il veut employer ce qui lui en reste à en rendre la
perte plus douloureuse. N'appréhendait-il pas assez de mourir ?
121 ( Édition 4.)
Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard
comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir à une table
la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il oublie
que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître
du plat, et fait son propre de chaque service : il ne s'attache à aucun
des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous ; il voudrait pouvoir les
savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains
; il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use
de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent
ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes,
capables d'ôter l'appétit aux plus affamés ; le jus et les
sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s'il enlève un
ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat
et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut et avec grand bruit
; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier ; il
écure ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part
où il se trouve, une manière d'établissement, et ne souffre
pas d'être plus pressé au sermon ou au théâtre que dans
sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent
; dans toute autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en faiblesse.
S'il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries,
et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il
tourne tout à son usage ; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même
temps pour son service. Tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes,
équipages. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne,
ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion
et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne,
qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain.
122 ( Édition 5.)
Cliton n'a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui est de dîner
le matin et de souper le soir ; il ne semble né que pour la digestion.
Il n'a de même qu'un entretien : il dit les entrées qui ont été
servies au dernier repas où il s'est trouvé ; il dit combien il
y a eu de potages, et quels potages ; il place ensuite le rôt et les entremets
; il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service
; il n'oublie pas les hors-d'oeuvre, le fruit et les assiettes ; il nomme tous
les vins et toutes les liqueurs dont il a bu ; il possède le langage des
cuisines autant qu'il peut s'étendre, et il me fait envie de manger à
une bonne table où il ne soit point. Il a surtout un palais sûr,
qui ne prend point le change, et il ne s'est jamais vu exposé à
l'horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût ou de boire d'un
vin médiocre. C'est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté
le talent de se bien nourrir jusques où il pouvait aller : on ne reverra
plus un homme qui mange tant et qui mange si bien ; aussi est-il l'arbitre des
bons morceaux, et il n'est guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il
désapprouve. Mais il n'est plus : il s'est fait du moins porter à
table jusqu'au dernier soupir ; il donnait à manger le jour qu'il est mort.
Quelque part où il soit, il mange ; et s'il revient au monde, c'est pour
manger.
123 ( Édition 4.)
Ruffin commence à grisonner ; mais il est sain, il a un visage frais et
un oeil vif qui lui promettent encore vingt années de vie ; il est gai,
jovial, familier, indifférent ; il rit de tout son cur, et il rit
tout seul et sans sujet : il est content de soi, des siens, de sa petite fortune
; il dit qu'il est heureux. Il perd son fils unique, jeune homme de grande espérance,
et qui pouvait un jour être l'honneur de sa famille ; il remet sur d'autres
le soin de le pleurer ; il dit : " Mon fils est mort, cela fera mourir sa
mère " ; et il est consolé. Il n'a point de passions, il n'a
ni amis ni ennemis, personne ne l'embarrasse, tout le monde lui convient, tout
lui est propre ; il parle à celui qu'il voit une première fois avec
la même liberté et la même confiance qu'à ceux qu'il
appelle de vieux amis, et il lui fait part bientôt de ses quolibets et de
ses historiettes. On l'aborde, on le quitte sans qu'il y fasse attention, et le
même conte qu'il a commencé de faire à quelqu'un, il l'achève
à celui qui prend sa place.
124 ( Édition 1.)
N... est moins affaibli par l'âge que par la maladie, car il ne passe point
soixante-huit ans ; mais il a la goutte, et il est sujet à une colique
néphrétique ; il a le visage décharné, le teint verdâtre,
et qui menace ruine : il fait marner sa terre, et il compte que de quinze ans
entiers il ne sera obligé de la fumer ; il plante un jeune bois, et il
espère qu'en moins de vingt années il lui donnera un beau couvert,
il fait bâtir dans la rue une maison de pierre de taille, raffermie dans
les encoignures par des mains de fer, et dont il assure, en toussant et avec une
voix frêle et débile, qu'on ne verra jamais la fin ; il se promène
tous les jours dans ses ateliers sur le bras d'un valet qui le soulage ; il montre
à ses amis ce qu'il a fait, et il leur dit ce qu'il a dessein de faire.
Ce n'est pas pour ses enfants qu'il bâtit car il n'en a point, ni pour ses
héritiers, personnes viles et qui se sont brouillées avec lui :
c'est pour lui seul, et il mourra demain.
125 ( Édition 8.)
Antagoras a un visage trivial et populaire : un suisse de paroisse ou le saint
de pierre qui orne le grand autel n'est pas mieux connu que lui de toute la multitude.
Il parcourt le matin toutes les chambres et tous les greffes d'un parlement, et
le soir les rues et les carrefours d'une ville ; il plaide depuis quarante ans,
plus proche de sortir de la vie que de sortir d'affaires. Il n'y a point eu au
Palais depuis tout ce temps de causes célèbres ou de procédures
longues et embrouillées où il n'ait du moins intervenu : aussi a-t-il
un nom fait pour remplir la bouche de l'avocat, et qui s'accorde avec le demandeur
ou le défendeur comme le substantif et l'adjectif. Parent de tous et haï
de tous, il n'y a guère de familles dont il ne se plaigne, et qui ne se
plaignent de lui. Appliqué successivement à saisir une terre, à
s'opposer au sceau, à se servir d'un committimus, ou à mettre un
arrêt à exécution ; outre qu'il assiste chaque jour à
quelques assemblées de créanciers ; partout syndic de directions,
et perdant à toutes les banqueroutes, il a des heures de reste pour ses
visites : vieil meuble de ruelle, où il parle procès et dit des
nouvelles. Vous l'avez laissé dans une maison au Marais, vous le retrouvez
au grand Faubourg, où il vous a prévenu, et où déjà
il redit ses nouvelles et son procès. Si vous plaidez vous-même,
et que vous alliez le lendemain à la pointe du jour chez l'un de vos juges
pour le solliciter, le juge attend pour vous donner audience qu'Antagoras soit
expédié.
126 ( Édition 1.)
Tels hommes passent une longue vie à se défendre des uns et à
nuire aux autres, et ils meurent consumés de vieillesse, après avoir
causé autant de maux qu'ils en ont souffert.
127 ( Édition 1.)
Il faut des saisies de terre et des enlèvements de meubles, des prisons
et des supplices, je l'avoue ; mais justice, lois et besoins à part, ce
m'est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité
les hommes traitent d'autres hommes.
128 ( Édition 4.)
L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus
par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés
à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté
invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent
sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes.
Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain
noir, d'eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de
semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne
pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.
129 ( Édition 4.)
Don Fernand, dans sa province, est oisif, ignorant, médisant, querelleux,
fourbe, intempérant, impertinent ; mais il tire l'épée contre
ses voisins, et pour un rien il expose sa vie ; il a tué des hommes, il
sera tué.
130 ( Édition 4.)
Le noble de province, inutile à sa patrie, à sa famille et à
lui-même, souvent sans toit, sans habits et sans aucun mérite, répète
dix fois le jour qu'il est gentilhomme, traite les fourrures et les mortiers de
bourgeoisie, occupé toute sa vie de ses parchemins et de ses titres, qu'il
ne changerait pas contre les masses d'un chancelier.
131 ( Édition 4.)
Il se fait généralement dans tous les hommes des combinaisons infinies
de la puissance, de la faveur, du génie, des richesses, des dignités,
de la noblesse, de la force, de l'industrie, de la capacité, de la vertu,
du vice, de la faiblesse, de la stupidité, de la pauvreté, de l'impuissance,
de la roture et de la bassesse. Ces choses, mêlées ensemble en mille
manières différentes, et compensées l'une par l'autre en
divers sujets, forment aussi les divers états et les différentes
conditions. Les hommes d'ailleurs, qui tous savent le fort et le faible les uns
des autres, agissent aussi réciproquement comme ils croient le devoir faire,
connaissent ceux qui leur sont égaux, sentent la supériorité
que quelques-uns ont sur eux, et celle qu'ils ont sur quelques autres ; et de
là naissent entre eux ou la familiarité, ou le respect et la déférence,
ou la fierté et le mépris. De cette source vient que dans les endroits
publics et où le monde se rassemble, on se trouve à tous moments
entre celui que l'on cherche à aborder ou à saluer, et cet autre
que l'on feint de ne pas connaître, et dont l'on veut encore moins se laisser
joindre ; que l'on se fait honneur de l'un, et qu'on a honte de l'autre ; qu'il
arrive même que celui dont vous vous faites honneur, et que vous voulez
retenir, est celui aussi qui est embarrassé de vous, et qui vous quitte
; et que le même est souvent celui qui rougit d'autrui, et dont on rougit,
qui dédaigne ici, et qui là est dédaigné. Il est encore
assez ordinaire de mépriser qui nous méprise. Quelle misère
! et puisqu'il est vrai que dans un si étrange commerce, ce que l'on pense
gagner d'un côté on le perd de l'autre, ne reviendrait-il pas au
même de renoncer à toute hauteur et à toute fierté,
qui convient si peu aux faibles hommes, et de composer ensemble, de se traiter
tous avec une mutuelle bonté, qui, avec l'avantage de n'être jamais
mortifiés, nous procurerait un aussi grand bien que celui de ne mortifier
personne ?
132 ( Édition 1.)
Bien loin de s'effrayer ou de rougir même du nom de philosophe, il n'y a
personne au monde qui ne dût avoir une forte teinture de philosophie. Elle
convient à tout le monde ; la pratique en est utile à tous les âges,
à tous les sexes et à toutes les conditions ; elle nous console
du bonheur d'autrui, des indignes préférences, des mauvais succès,
du déclin de nos forces ou de notre beauté ; elle nous arme contre
la pauvreté, la vieillesse, la maladie et la mort, contre les sots et les
mauvais railleurs ; elle nous fait vivre sans une femme, ou nous fait supporter
celle avec qui nous vivons.
133 ( Édition 1.)
Les hommes en un même jour ouvrent leur âme à de petites joies,
et se laissent dominer par de petits chagrins ; rien n'est plus inégal
et moins suivi que ce qui se passe en si peu de temps dans leur cur et dans
leur esprit. Le remède à ce mal est de n'estimer les choses du monde
précisément que ce qu'elles valent.
134 ( Édition 1.)
Il est aussi difficile de trouver un homme vain qui se croie assez heureux, qu'un
homme modeste qui se croie trop malheureux.
135 ( Édition 1.)
Le destin du vigneron, du soldat et du tailleur de pierre m'empêche de m'estimer
malheureux par la fortune des princes ou des ministres qui me manque.
136 ( Édition 1.)
Il n'y a pour l'homme qu'un vrai malheur, qui est de se trouver en faute, et d'avoir
quelque chose à se reprocher.
137 ( Édition 1.)
La plupart des hommes, pour arriver à leurs fins, sont plus capables d'un
grand effort que d'une longue persévérance : leur paresse ou leur
inconstance leur fait perdre le fruit des meilleurs commencements ; ils se laissent
souvent devancer par d'autres qui sont partis après eux, et qui marchent
lentement, mais constamment.
138 ( Édition 7.)
J'ose presque assurer que les hommes savent encore mieux prendre des mesures que
les suivre, résoudre ce qu'il faut faire et ce qu'il faut dire que de faire
où de dire ce qu'il faut. On se propose fermement, dans une affaire qu'on
négocie, de taire une certaine chose, et ensuite ou par passion, ou par
une intempérance de langue, ou dans la chaleur de l'entretien, c'est la
première qui échappe.
139 ( Édition 1.)
Les hommes agissent mollement dans les choses qui sont de leur devoir, pendant
qu'ils se font un mérite, ou plutôt une vanité, de s'empresser
pour celles qui leur sont étrangères, et qui ne conviennent ni à
leur état ni à leur caractère.
140 ( Édition 4.)
La différence d'un homme qui se revêt d'un caractère étranger
à lui-même, quand il rentre dans le sien, est celle d'un masque à
un visage.
141 ( Édition 5.)
Télèphe a de l'esprit, mais dix fois moins, de compte fait, qu'il
ne présume d'en avoir : il est donc, dans ce qu'il dit, dans ce qu'il fait,
dans ce qu'il médite et ce qu'il projette, dix fois au delà de ce
qu'il a d'esprit ; il n'est donc jamais dans ce qu'il a de force et d'étendue
: ce raisonnement est juste. Il a comme une barrière qui le ferme, et qui
devrait l'avertir de s'arrêter en deçà ; mais il passe outre,
il se jette hors de sa sphère ; il trouve lui-même son endroit faible,
et se montre par cet endroit ; il parle de ce qu'il ne sait point, et de ce qu'il
sait mal ; il entreprend au-dessus de son pouvoir, il désire au delà
de sa portée ; il s'égale à ce qu'il y a de meilleur en tout
genre. Il a du bon et du louable, qu'il offusque par l'affectation du grand ou
du merveilleux ; on voit clairement ce qu'il n'est pas, et il faut deviner ce
qu'il est en effet. C'est un homme qui ne se mesure point, qui ne se connaît
point ; son caractère est de ne savoir pas se renfermer dans celui qui
lui est propre et qui est le sien.
142 ( Édition 5.)
L'homme du meilleur esprit est inégal ; il souffre des accroissements et
des diminutions ; il entre en verve, mais il en sort : alors, s'il est sage, il
parle peu, il n'écrit point, il ne cherche point à imaginer ni à
plaire. Chante-t-on avec un rhume ? ne faut-il pas attendre que la voix revienne
?
Le sot est automate, il est machine, il est ressort ; le poids l'emporte, le
fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec
la même égalité ; il est uniforme, il ne se dément
point : qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instants et dans toutes les
périodes de sa vie ; c'est tout au plus le boeuf qui meugle, ou le merle
qui siffle : il est fixé et déterminé par sa nature, et j'ose
dire par son espèce. Ce qui paraît le moins en lui, c'est son âme
; elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose.
143 ( Édition 6.)
Le sot ne meurt point ; ou si cela lui arrive selon notre manière de parler,
il est vrai de dire qu'il gagne à mourir, et que dans ce moment où
les autres meurent, il commence à vivre. Son âme alors pense, raisonne,
infère, conclut, juge, prévoit, fait précisément tout
ce qu'elle ne faisait point ; elle se trouve dégagée d'une masse
de chair où elle était comme ensevelie sans fonction, sans mouvement,
sans aucun du moins qui fût digne d'elle : je dirais presque qu'elle rougit
de son propre corps et des organes bruts et imparfaits auxquels elle s'est vue
attachée si longtemps, et dont elle n'a pu faire qu'un sot ou qu'un stupide
; elle va d'égal avec les grandes âmes, avec celles qui font les
bonnes têtes ou les hommes d'esprit. L'âme d'Alain ne se démêle
plus d'avec celles du grand Condé, de Richelieu, de Pascal, et de Lingendes.
144 ( Édition 4.)
La fausse délicatesse dans les actions libres, dans les murs ou dans
la conduite, n'est pas ainsi nommée parce qu'elle est feinte, mais parce
qu'en effet elle s'exerce sur des choses et en des occasions qui n'en méritent
point. La fausse délicatesse de goût et de complexion n'est telle,
au contraire ; que parce qu'elle est feinte ou affectée : c'est Emilie
qui crie de toute sa force sur un petit péril qui ne lui fait pas de peur
; c'est une autre qui par mignardise pâlit à la vue d'une souris,
ou qui veut aimer les violettes et s'évanouir aux tubéreuses.
145 ( Édition 4.)
Qui oserait se promettre de contenter les hommes ? Un prince, quelque bon et quelque
puissant qu'il fût, voudrait-il l'entreprendre ? qu'il l'essaye. Qu'il se
fasse lui-même une affaire de leurs plaisirs ; qu'il ouvre son palais à
ses courtisans ; qu'il les admette jusque dans son domestique ; que dans des lieux
dont la vue seule est un spectacle, il leur fasse voir d'autres spectacles ; qu'il
leur donne le choix des jeux, des concerts et de tous les rafraîchissements
; qu'il y ajoute une chère splendide et une entière liberté
; qu'il entre avec eux en société des mêmes amusements ; que
le grand homme devienne aimable, et que le héros soit humain et familier
: il n'aura pas assez fait. Les hommes s'ennuient enfin des mêmes choses
qui les ont charmés dans leurs commencements ils déserteraient la
table des Dieux, et le nectar avec le temps leur devient insipide. Ils n'hésitent
pas de critiquer des choses qui sont parfaites ; il y entre de la vanité
et une mauvaise délicatesse : leur goût, si on les en croit, est
encore au delà de toute l'affectation qu'on aurait à les satisfaire,
et d'une dépense toute royale que l'on ferait pour y réussir ; il
s'y mêle de la malignité, qui va jusques à vouloir affaiblir
dans les autres la joie qu'ils auraient de les rendre contents. Ces mêmes
gens, pour l'ordinaire si flatteurs et si complaisants, peuvent se démentir
: quelquefois on ne les reconnaît plus, et l'on voit l'homme jusque dans
le courtisan.
146 ( Édition 1.)
L'affectation dans le geste, dans le parler et dans les manières est souvent
une suite de l'oisiveté ou de l'indifférence ; et il semble qu'un
grand attachement ou de sérieuses affaires jettent l'homme dans son naturel.
147 ( Édition 4.)
Les hommes n'ont point de caractères, ou s'ils en ont, c'est celui de n'en
avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point, et où ils soient
reconnaissables. Ils souffrent beaucoup à être toujours les mêmes,
à persévérer dans la règle ou dans le désordre
; et s'ils se délassent quelquefois d'une vertu par un autre vertu, ils
se dégoûtent plus souvent d'un vice par un autre vice. Ils ont des
passions contraires et des faibles qui se contredisent ; il leur coûte moins
de joindre les extrémités que d'avoir une conduite dont une partie
naisse de l'autre. Ennemis de la modération, ils outrent toutes choses,
les bonnes et les mauvaises, dont ne pouvant ensuite supporter l'excès,
ils adoucissent par le changement. Adraste était si corrompu et si libertin,
qu'il lui a été moins difficile de suivre la mode et se faire dévot
: il lui eût coûté davantage d'être homme de bien.
148 ( Édition 4.)
D'où vient que les mêmes hommes qui ont un flegme tout prêt
pour recevoir indifféremment les plus grands désastres, s'échappent,
et ont une bile intarissable sur les plus petits inconvénients ? Ce n'est
pas sagesse en eux qu'une telle conduite, car la vertu est égale et ne
se dément point ; c'est donc un vice, et quel autre que la vanité,
qui ne se réveille et ne se recherche que dans les événements
où il y a de quoi faire parler le monde, et beaucoup à gagner pour
elle, mais qui se néglige sur tout le reste ?
149 ( Édition 4.)
L'on se repent rarement de parler peu, très souvent de trop parler : maxime
usée et triviale que tout le monde sait, et que tout le monde ne pratique
pas.
150 ( Édition 1.)
C'est se venger contre soi-même, et donner un trop grand avantage à
ses ennemis, que de leur imputer de choses qui ne sont pas vraies, et de mentir
pour les décrier.
151 ( Édition 4.)
Si l'homme savait rougir de soi, quels crimes, non seulement cachés, mais
publics et connus, ne s'épargnerait-il pas !
152 ( Édition 1.)
Si certains hommes ne vont pas dans le bien jusques où ils pourraient aller,
c'est par le vice de leur première instruction.
153 ( Édition 1.)
Il y a dans quelques hommes une certaine médiocrité d'esprit qui
contribue à les rendre sages.
154 ( Édition 1.)
Il faut aux enfants les verges et la férule ; il faut aux hommes faits
une couronne, un sceptre, un mortier, des fourrures, des faisceaux, des timbales,
des hoquetons. La raison et la justice dénuées de tous leurs ornements
ni ne persuadent ni n'intimident. L'homme, qui est esprit, se mène par
les yeux et les oreilles.
155 ( Édition 5.)
Timon, ou le misanthrope, peut avoir l'âme austère et farouche ;
mais extérieurement il est civil et cérémonieux : il ne s'échappe
pas, il ne s'apprivoise pas avec les hommes : au contraire, il les traite honnêtement
et sérieusement ; il emploi à leur égard tout ce qui peut
éloigner leur familiarité, il ne veut pas les mieux connaître
ni s'en faire des amis, semblable en ce sens à une femme qui est en visite
chez une autre femme.
156 ( Édition 7.)
La raison tient de la vérité, elle est une ; l'on n'y arrive que
par un chemin, et l'on s'en écarte par mille. L'étude de la sagesse
a moins d'étendue que celle que l'on ferait des sots et des impertinents.
Celui qui n'a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connaît pas
l'homme, ou ne le connaît qu'à demi : quelque diversité qui
se trouve dans les complexions ou dans les murs, le commerce du monde et
la politesse donnent les mêmes apparences, font qu'on se ressemble les uns
aux autres par des dehors qui plaisent réciproquement, qui semblent communs
à tous, et qui font croire qu'il n'y a rien ailleurs qui ne s'y rapporte.
Celui au contraire qui se jette dans le peuple ou dans la province y fait bientôt,
s'il a des yeux, d'étranges découvertes, y voit des chose qui lui
sont nouvelles, dont il ne se doutait pas, dont il ne pouvait avoir le moindre
soupçon : il avance par des expériences continuelles dans la connaissance
de l'humanité ; il calcule presque en combien de manières différentes
l'homme peut être insupportable.
157 ( Édition 4.)
Après avoir mûrement approfondi les hommes et connu le faux de leurs
pensées, de leurs sentiments, de leurs goûts et de leurs affections,
l'on est réduit à dire qu'il y a moins à perdre pour eux
par l'inconstance que par l'opiniâtreté.
158 ( Édition 4.)
Combien d'âmes faibles, molles et indifférents, sans de grands défauts,
et qui puissent fournir à la satire ! Combien de sortes de ridicules répandus
parmi les hommes, mais qui par leur singularité ne tirent point à
conséquence, et ne sont d'aucune ressource pour l'instruction et pour la
morale ! Ce sont des vices uniques qui ne sont pas contagieux et qui sont moins
de l'humanité que de la personne.
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