DU SOUVERAIN OU DE LA RÉPUBLIQUE
1 ( Édition 1.)
Quand l'on parcourt, sans la prévention de son pays, toutes les formes
de gouvernement, l'on ne sait à laquelle se tenir : il y a dans toutes
le moins bon et le moins mauvais. Ce qu'il y a de plus raisonnable et de plus
sûr, c'est d'estimer celle où l'on est né la meilleure de
toutes, et de s'y soumettre.
2 ( Édition 1.)
Il ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie, et la politique qui ne
consiste qu'à répandre le sang est fort bornée et de nul
raffinement ; elle inspire de tuer ceux dont la vie est un obstacle à notre
ambition : un homme né cruel fait cela sans peine. C'est la manière
la plus horrible et la plus grossière de se maintenir ou de s'agrandir.
3 ( Édition 4.)
C'est une politique sûre et ancienne dans les républiques que d'y
laisser le peuple s'endormir dans les fêtes, dans les spectacles, dans le
luxe, dans le faste, dans les plaisirs, dans la vanité et la mollesse ;
le laisser se remplir du vide et savourer la bagatelle : quelles grandes démarches
ne fait-on pas au despotique par cette indulgence !
4 ( Édition 7.)
Il n'y a point de patrie dans le despotique ; d'autres choses y suppléent
: l'intérêt, la gloire, le service du prince.
5 ( Édition 4.)
Quand on veut changer et innover dans une république, c'est moins les choses
que le temps que l'on considère. Il y a des conjonctures où l'on
sent bien qu'on ne saurait trop attenter contre le peuple ; et il y en a d'autres
où il est clair qu'on ne peut trop le ménager. Vous pouvez aujourd'hui
ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses privilèges
; mais demain ne songez pas même à réformer ses enseignes.
6 ( Édition 4.)
Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas par où le calme peut
y rentrer ; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut
en sortir.
7 ( Édition 4.)
Il y a de certains maux dans la république qui y sont soufferts, parce
qu'ils préviennent ou empêchent de plus grands maux. Il y a d'autres
maux qui sont tels seulement par leur établissement, et qui, étant
dans leur origine un abus ou un mauvais usage, sont moins pernicieux dans leurs
suites et dans la pratique qu'une loi plus juste ou une coutume plus raisonnable.
L'on voit une espèce de maux que l'on peut corriger par le changement ou
la nouveauté, qui est un mal, et fort dangereux. Il y en a d'autres cachés
et enfoncés comme des ordures dans un cloaque, je veux dire ensevelis sous
la honte, sous le secret et dans l'obscurité : on ne peut les fouiller
et les remuer qu'ils n'exhalent le poison et l'infamie ; les plus sages doutent
quelquefois s'il est mieux de connaître ces maux que de les ignorer. L'on
tolère quelquefois dans un État un assez grand mal, mais qui détourne
un million de petits maux ou d'inconvénients, qui tous seraient inévitables
et irrémédiables. Il se trouve des maux dont chaque particulier
gémit, et qui deviennent néanmoins un bien public, quoique le public
ne soit autre chose que tous les particuliers. Il y a des maux personnels qui
concourent au bien et à l'avantage de chaque famille. Il y en a qui affligent,
ruinent ou déshonorent les familles, mais qui tendent au bien et à
la conservation de la machine de l'État et du gouvernement. D'autres maux
renversent des États, et sur leurs ruines en élèvent de nouveaux.
On en a vu enfin qui ont sapé par les fondements de grands empires, et
qui les ont fait évanouir de dessus la terre, pour varier et renouveler
la face de l'univers.
8 ( Édition 8.)
Qu'importe à l'État qu'Ergaste soit riche, qu'il ait des chiens
qui arrêtent bien, qu'il crée les modes sur les équipages
et sur les habits, qu'il abonde en superfluités ? Où il s'agit de
l'intérêt et des commodités de tout le public, le particulier
est-il compté ? La consolation des peuples dans les choses qui lui pèsent
un peu est de savoir qu'ils soulagent le prince, ou qu'ils n'enrichissent que
lui : ils ne se croient point redevables à Ergaste de l'embellissement
de sa fortune.
9 ( Édition 4.)
La guerre a pour elle l'antiquité ; elle a été dans tous
les siècles : on l'a toujours vue remplir le monde de veuves et d'orphelins,
épuiser les familles d'héritiers, et faire périr les frères
à une même bataille. Jeune Soyecour ! je regrette ta vertu, ta pudeur,
ton esprit déjà mûr, pénétrant, élevé,
sociable ; je plains cette mort prématurée qui te joint à
ton intrépide frère, et t'enlève à une cour où
tu n'as fait que te montrer : malheur déplorable, mais ordinaire ! De tout
temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus
entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger
les uns les autres ; et pour le faire plus ingénieusement et avec plus
de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle
l'art militaire ; ils ont attaché à la pratique de ces règles
la gloire ou la plus solide réputation ; et ils ont depuis renchéri
de siècle en siècle sur la manière de se détruire
réciproquement. De l'injustice des premiers hommes, comme de son unique
source, est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils
se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits
et leurs prétentions. Si, content du sien, on eût pu s'abstenir du
bien de ses voisins, on avait pour toujours la paix et la liberté.
10 ( Édition 4.)
Le peuple paisible dans ses foyers, au milieu des siens, et dans le sein d'une
grande ville où il n'a rien à craindre ni pour ses biens ni pour
sa vie, respire le feu et le sang, s'occupe de guerres, de ruines, d'embrasements
et de massacres, souffre impatiemment que des armées qui tiennent la campagne
ne viennent point à se rencontrer, ou si elles sont une fois en présence,
qu'elles ne combattent point, ou si elles se mêlent, que le combat ne soit
pas sanglant et qu'il y ait moins de dix mille hommes sur la place. Il va même
souvent jusques à oublier ses intérêts les plus chers, le
repos et la sûreté, par l'amour qu'il a pour le changement, et par
le goût de la nouveauté ou des choses extraordinaires. Quelques-uns
consentiraient à voir une autre fois les ennemis aux portes de Dijon ou
de Corbie, à voir tendre des chaînes et faire des barricades, pour
le seul plaisir d'en dire ou d'en apprendre la nouvelle.
11 ( Édition 6.)
Démophile, à ma droite, se lamente, et s'écrie : " Tout
est perdu, c'est fait de l'État ; il est du moins sur le penchant de sa
ruine. Comment résister à une si forte et si générale
conjuration ? Quel moyen, je ne dis pas d'être supérieur, mais de
suffire seul à tant et de si puissants ennemis ? Cela est sans exemple
dans la monarchie. Un héros, un Achille y succomberait. On a fait, ajoute-t-il,
de lourdes fautes : je sais bien ce que je dis, je suis du métier, j'ai
vu la guerre, et l'histoire m'en a beaucoup appris. " Il parle là-dessus
avec admiration d'Olivier le Daim et de Jacques Coeur : " C'étaient
là des hommes, dit-il, c'étaient des ministres. " Il débite
ses nouvelles, qui sont toutes les plus tristes et les plus désavantageuses
que l'on pourrait feindre : tantôt un parti des nôtres a été
attiré dans une embuscade et taillé en pièces ; tantôt
quelques troupes renfermées dans un château se sont rendues aux ennemis
à discrétion, et ont passé par le fil de l'épée
; et si vous lui dites que ce bruit est faux et qu'il ne se confirme point, il
ne vous écoute pas, il ajoute qu'un tel général a été
tué ; et bien qu'il soit vrai qu'il n'a reçu qu'une légère
blessure, et que vous l'en assuriez, il déplore sa mort, il plaint sa veuve,
ses enfants, l'État ; il se plaint lui-même : il a perdu un bon ami
et une grande protection. Il dit que la cavalerie allemande est invincible ; il
pâlit au seul nom des cuirassiers de l'Empereur. " Si l'on attaque
cette place, continue-t-il, on lèvera le siège. Ou l'on demeurera
sur la défensive sans livrer de combat ; ou si on le livre, on le doit
perdre ; et si on le perd, voilà l'ennemi sur la frontière. "
Et comme Démophile le fait voler, le voilà dans le cur du
royaume : il entend déjà sonner le beffroi des villes, et crier
à l'alarme ; il songe à son bien et à ses terres : où
conduira-t-il son argent, ses meubles, sa famille ? où se réfugiera-t-il
? en Suisse ou à Venise ?
Mais, à ma gauche, Basilide met tout d'un coup sur pied une armée
de trois cent mille hommes ; il n'en rabattrait pas une seule brigade : il a la
liste des escadrons et des bataillons, des généraux et des officiers
; il n'oublie pas l'artillerie ni le bagage. Il dispose absolument de toutes ces
troupes : il en envoie tant en Allemagne et tant en Flandre ; il réserve
un certain nombre pour les Alpes, un peu moins pour les Pyrénées,
et il fait passer la mer à ce qui lui reste. Il connaît les marches
de ces armées, il sait ce qu'elles feront et ce qu'elles ne feront pas
; vous diriez qu'il ait l'oreille du prince ou le secret du ministre. Si les ennemis
viennent de perdre une bataille où il soit demeuré sur la place
quelque neuf à dix mille hommes des leurs, il en compte jusqu'à
trente mille, ni plus ni moins ; car ses nombres sont toujours fixes et certains,
comme de celui qui est bien informé. S'il apprend le matin que nous avons
perdu une bicoque, non seulement il envoie s'excuser à ses amis qu'il a
la veille conviés à dîner, mais même ce jour-là
il ne dîne point, et s'il soupe, c'est sans appétit. Si les nôtres
assiègent une place très forte, très régulière,
pourvue de vivres et de munitions, qui a une bonne garnison, commandée
par un homme d'un grand courage, il dit que la ville a des endroits faibles et
mal fortifiés, qu'elle manque de poudre, que son gouverneur manque d'expérience,
et qu'elle capitulera après huit jours de tranchée ouverte. Une
autre fois il accourt tout hors d'haleine, et après avoir respiré
un peu : " Voilà, s'écrie-t-il, une grande nouvelle ; ils sont
défaits, et à plate couture ; le général, les chefs,
du moins une bonne partie, tout est tué, tout a péri. Voilà,
continue-t-il, un grand massacre, et il faut convenir que nous jouons d'un grand
bonheur. " Il s'assit, il souffle, après avoir débité
sa nouvelle, à laquelle il ne manque qu'une circonstance, qui est qu'il
est certain qu'il n'y a point eu de bataille. Il assure d'ailleurs qu'un tel prince
renonce à la ligue et quitte ses confédérés, qu'un
autre se dispose à prendre le même parti ; il croit fermement avec
la populace qu'un troisième est mort : il nomme le lieu où il est
enterré ; et quand on est détrompé aux halles et aux faubourgs,
il parie encore pour l'affirmative. Il sait, par une voie indubitable, que T.
K. L. fait de grands progrès contre l'Empereur ; que le Grand Seigneur
arme puissamment, ne veut point de paix, et que son vizir va se montrer une autre
fois aux portes de Vienne. Il frappe des mains, et il tressaille sur cet événement,
dont il ne doute plus. La triple alliance chez lui est un Cerbère, et les
ennemis autant de monstres à assommer. Il ne parle que de lauriers, que
de palmes, que de triomphes et que de trophées. Il dit dans le discours
familier : Notre auguste Héros, notre grand Potentat, notre invincible
Monarque. Réduisez-le, si vous pouvez, à dire simplement : Le Roi
a beaucoup d'ennemis, ils sont puissants, ils sont unis, ils sont aigris : il
les a vaincus, j'espère toujours qu'il les pourra vaincre. Ce style, trop
ferme et trop décisif pour Démophile, n'est pour Basilide ni assez
pompeux ni assez exagéré ; il a bien d'autres expressions en tête
: il travaille aux inscriptions des arcs et des pyramides qui doivent orner la
ville capitale un jour d'entrée ; et dès qu'il entend dire que les
armées sont en présence, ou qu'une place est investie, il fait déplier
sa robe et la mettre à l'air, afin qu'elle soit toute prête pour
la cérémonie de la cathédrale.
12 ( Édition 4.)
Il faut que le capital d'une affaire qui assemble dans une ville les plénipotentiaires
ou les agents des couronnes et des républiques, soit d'une longue et extraordinaire
discussion, si elle leur coûte plus de temps, je ne dis pas que les seuls
préliminaires, mais que le simple règlement des rangs, des préséances
et des autres cérémonies.
Le ministre ou le plénipotentiaire est un caméléon, est
un Protée. Semblable quelquefois à un joueur habile, il ne montre
ni humeur ni complexion, soit pour ne point donner lieu aux conjectures ou se
laisser pénétrer, soit pour ne rien laisse échapper de son
secret par passion ou par faiblesse. Quelquefois aussi il sait feindre le caractère
le plus conforme aux vues qu'il a et aux besoins où il se trouve, et paraître
tel qu'il a intérêt que les autres croient qu'il est en effet. Ainsi
dans une grande puissance, ou dans une grande faiblesse qu'il veut dissimuler,
il est ferme et inflexible, pour ôter l'envie de beaucoup obtenir ; ou il
est facile, pour fournir aux autres les occasions de lui demander, et se donner
la même licence. Une autre fois, ou il est profond et dissimulé,
pour cacher une vérité en l'annonçant, parce qu'il lui importe
qu'il l'ait dite, et qu'elle ne soit pas crue ; ou il est franc et ouvert, afin
que lorsqu'il dissimule ce qui ne doit pas être su, l'on croie néanmoins
qu'on n'ignore rien de ce que l'on veut savoir, et que l'on se persuade qu'il
a tout dit. De même, ou il est vif et grand parleur, pour faire parler les
autres, pour empêcher qu'on ne lui parle de ce qu'il ne veut pas ou de ce
qu'il ne doit pas savoir, pour dire plusieurs choses indifférentes qui
se modifient ou qui se détruisent les unes les autres, qui confondent dans
les esprits la crainte et la confiance, pour se défendre d'une ouverture
qui lui est échappée par une autre qu'il aura faite ; ou il est
froid et taciturne, pour jeter les autres dans l'engagement de parler, pour écouter
longtemps, pour être écouté quand il parle, pour parler avec
ascendant et avec poids, pour faire des promesses ou des menaces qui portent un
grand coup et qui ébranlent. Il s'ouvre et parle le premier pour, en découvrant
les oppositions, les contradictions, les brigues et les cabales des ministres
étrangers sur les propositions qu'il aura avancées, prendre ses
mesures et avoir la réplique ; et dans une autre rencontre, il parle le
dernier, pour ne point parler en vain, pour être précis, pour connaître
parfaitement les choses sur quoi il est permis de faire fond pour lui ou pour
ses alliés, pour savoir ce qu'il doit demander et ce qu'il peut obtenir.
Il sait parler en termes clairs et formels ; il sait encore mieux parler ambigument,
d'une manière enveloppée, user de tours ou de mots équivoques,
qu'il peut faire valoir ou diminuer dans les occasions, et selon ses intérêts.
Il demande peu quand il ne veut pas donner beaucoup ; il demande beaucoup pour
avoir peu, et l'avoir plus sûrement. Il exige d'abord de petites choses,
qu'il prétend ensuite lui devoir être comptées pour rien,
et qui ne l'excluent pas d'en demander une plus grande ; et il évite au
contraire de commencer par obtenir un point important, s'il l'empêche d'en
gagner plusieurs autres de moindre conséquence, mais qui tous ensemble
l'emportent sur le premier. Il demande trop, pour être refusé, mais
dans le dessein de se faire un droit ou une bienséance de refuser lui-même
ce qu'il sait bien qu'il lui sera demandé, et qu'il ne veut pas octroyer
: aussi soigneux alors d'exagérer l'énormité de la demande,
et de faire convenir, s'il se peut, des raisons qu'il a de n'y pas entendre, que
d'affaiblir celles qu'on prétend avoir de ne lui pas accorder ce qu'il
sollicite avec instance ; également appliqué à faire sonner
haut et à grossir dans l'idée des autres le peu qu'il offre, et
à mépriser ouvertement le peu que l'on consent de lui donner. Il
fait de fausses offres, mais extraordinaires, qui donnent de la défiance,
et obligent de rejeter ce que l'on accepterait inutilement ; qui lui sont cependant
une occasion de faire des demandes exorbitantes, et mettent dans leur tort ceux
qui les lui refusent. Il accorde plus qu'on ne lui demande, pour avoir encore
plus qu'il ne doit donner. Il se fait longtemps prier, presser, importuner sur
une chose médiocre, pour éteindre les espérances et ôter
la pensée d'exiger de lui rien de plus fort ; ou s'il se laisse fléchir
jusques à l'abandonner, c'est toujours avec des conditions qui lui font
partager le gain et les avantages avec ceux qui reçoivent. Il prend directement
ou indirectement l'intérêt d'un allié, s'il y trouve son utilité
et l'avancement de ses prétentions. Il ne parle que de paix, que d'alliances,
que de tranquillité publique, que d'intérêt public ; et en
effet il ne songe qu'aux siens, c'est-à-dire à ceux de son maître
ou de sa république. Tantôt il réunit quelques-uns qui étaient
contraires les uns aux autres, et tantôt il divise quelques autres qui étaient
unis. Il intimide les forts et les puissants, il encourage les faibles. Il unit
d'abord d'intérêt plusieurs faibles contre un plus puissant, pour
rendre la balance égale ; il se joint ensuite aux premiers pour la faire
pencher, et il leur vend cher sa protection et son alliance. Il sait intéresser
ceux avec qui il traite ; et par un adroit manège, par de fins et de subtils
détours, il leur fait sentir leurs avantages particuliers, les biens et
les honneurs qu'ils peuvent espérer par une certaine facilité, qui
ne choque point leur commission ni les intentions de leurs maîtres. Il ne
veut pas aussi être cru imprenable par cet endroit ; il laisse voir en lui
quelque peu de sensibilité pour sa fortune : il s'attire par là
des propositions qui lui découvrent les vues des autres les plus secrètes,
leurs desseins les plus profonds et leur dernière ressource ; et il en
profite. Si quelquefois il est lésé dans quelques chefs qui ont
enfin été réglés, il crie haut ; si c'est le contraire
; il crie plus haut, et jette ceux qui perdent sur la justification et la défensive.
Il a son fait digéré par la cour, toutes ses démarches sont
mesurées, les moindres avances qu'il fait lui sont prescrites ; et il agit
néanmoins, dans les points difficiles et dans les articles contestés,
comme s'il se relâchait de lui-même sur-le-champ, et comme par un
esprit d'accommodement ; il ose même promettre à l'assemblée
qu'il fera goûter la proposition, et qu'il n'en sera pas désavoué.
Il fait courir un bruit faux des choses seulement dont il est chargé, muni
d'ailleurs de pouvoirs particuliers, qu'il ne découvre jamais qu'à
l'extrémité, et dans les moments où il lui serait pernicieux
de ne les pas mettre en usage. Il tend surtout par ses intrigues au solide et
à l'essentiel, toujours prêt de leur sacrifier les minuties et les
points d'honneur imaginaires. Il a du flegme, il s'arme de courage et de patience,
il ne se lasse point, il fatigue les autres, et les pousse jusqu'au découragement.
Il se précautionne et s'endurcit contre les lenteurs et les remises, contre
les reproches, les soupçons, les défiances, contre les difficultés
et les obstacles, persuadé que le temps seul et les conjonctures amènent
les choses et conduisent les esprits au point où on les souhaite. Il va
jusques à feindre un intérêt secret à la rupture de
la négociation, lorsqu'il désire le plus ardemment qu'elle soit
continuée ; et si au contraire il a des ordres précis de faire les
derniers efforts pour la rompre, il croit devoir, pour y réussir, en presser
la continuation et la fin. S'il survient un grand événement, il
se raidit ou il se relâche selon qu'il lui est utile ou préjudiciable
; et si par une grande prudence il sait le prévoir, il presse et il temporise
selon que l'État pour qui il travaille en doit craindre ou espérer
; et il règle sur ses besoins ses conditions. Il prend conseil du temps,
du lieu, des occasions, de sa puissance ou de sa faiblesse, du génie des
nations avec qui il traite, du tempérament et du caractère des personnes
avec qui il négocie. Toutes ses vues, toutes ses maximes, tous les raffinements
de sa politique tendent à une seule fin, qui est de n'être point
trompé, et de tromper les autres.
13 ( Édition 1.)
Le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain.
14 ( Édition 1.)
L'un des malheurs du prince est d'être souvent trop plein de son secret,
par le péril qu'il y a à le répandre : son bonheur est de
rencontrer une personne sûre qui l'en décharge.
15 ( Édition 1.)
Il ne manque rien à un roi que les douceurs d'une vie privée ; il
ne peut être consolé d'une si grande perte que par le charme de l'amitié,
et par la fidélité de ses amis.
16 ( Édition 1.)
Le plaisir d'un roi qui mérite de l'être est de l'être moins
quelquefois, de sortir du théâtre, de quitter le bas de saye et les
brodequins, et de jouer avec une personne de confiance un rôle plus familier.
17 ( Édition 1.)
Rien ne fait plus d'honneur au prince que la modestie de son favori.
18 ( Édition 1.)
Le favori n'a point de suite ; il est sans engagement et sans liaisons ; il peut
être entouré de parents et de créatures, mais il n'y tient
pas ; il est détaché de tout, et comme isolé.
20 ( Édition 6.)
Je ne doute point qu'un favori, s'il a quelque force et quelque élévation,
ne se trouve souvent confus et déconcerté des bassesses, des petitesses,
de la flatterie, des soins superflus et des attentions frivoles de ceux qui le
courent, qui le suivent, et qui s'attachent à lui comme ses viles créatures
; et qu'il ne se dédommage dans le particulier d'une si grande servitude
par le ris et la moquerie.
21 ( Édition 6.)
Hommes en place, ministres, favoris, me permettrez-vous de le dire ? ne vous reposez
point sur vos descendants pour le soin de votre mémoire et pour la durée
de votre nom : les titres passent, la faveur s'évanouit, les dignités
se perdent, les richesses se dissipent, et le mérite dégénère.
Vous avez des enfants, il est vrai, dignes de vous, j'ajoute même capables
de soutenir toute votre fortune ; mais qui peut vous en promettre autant de vos
petits-fils ? Ne m'en croyez pas, regardez cette unique fois de certains hommes
que vous ne regardez jamais, que vous dédaignez : ils ont des aïeuls,
à qui, tout grands que vous êtes, vous ne faites que succéder.
Ayez de la vertu et de l'humanité ; et si vous me dites : " Qu'aurons-nous
de plus ? " je vous répondrai : " De l'humanité et de
la vertu. " Maîtres alors de l'avenir, et indépendants d'une
postérité, vous êtes sûrs de durer autant que la monarchie
; et dans le temps que l'on montrera les ruines de vos châteaux, et peut-être
la seule place où ils étaient construits, l'idée de vos louables
actions sera encore fraîche dans l'esprit des peuples ; ils considéreront
avidement vos portraits et vos médailles ; ils diront : " Cet homme
dont vous regardez la peinture a parlé à son maître avec force
et avec liberté, et a plus craint de lui nuire que de lui déplaire
; il lui a permis d'être bon et bienfaisant, de dire de ses villes : Ma
bonne ville, et de son peuple : Mon peuple. Cet autre dont vous voyez l'image,
et en qui l'on remarque une physionomie forte, jointe à un air grave, austère
et majestueux, augmente d'année à autre de réputation : les
plus grands politiques souffrent de lui être comparés. Son grand
dessein a été d'affermir l'autorité du prince et la sûreté
des peuples par l'abaissement des grands : ni les partis, ni les conjurations,
ni les trahisons, ni le péril de la mort, ni ses infirmités n'ont
pu l'en détourner. Il a eu du temps de reste pour entamer un ouvrage, continué
ensuite et achevé par l'un de nos plus grands et de nos meilleurs princes,
l'extinction de l'hérésie. "
22 ( Édition 8.)
Le panneau le plus délié et le plus spécieux qui dans tous
les temps ait été tendu aux grands par leurs gens d'affaires, et
aux rois par leurs ministres, est la leçon qu'ils leur font de s'acquitter
et de s'enrichir. Excellent conseil ! maxime utile, fructueuse, une mine d'or,
un Pérou, du moins pour ceux qui ont su jusqu'à présent l'inspirer
à leurs maîtres.
23 ( Édition 4.)
C'est un extrême bonheur pour les peuples quand le prince admet dans sa
confiance et choisit pour le ministère ceux mêmes qu'ils auraient
voulu lui donner, s'ils en avaient été les maîtres.
24 ( Édition 4.)
La science des détails, ou une diligente attention aux moindres besoins
de la république, est une partie essentielle au bon gouvernement, trop
négligée à la vérité dans les derniers temps
par les rois ou par les ministres, mais qu'on ne peut trop souhaiter dans le souverain
qui l'ignore, ni assez estimer dans celui qui la possède. Que sert en effet
au bien des peuples et à la douceur de leurs jours, que le prince place
les bornes de son empire au delà des terres de ses ennemis, qu'il fasse
de leurs souverainetés des provinces de son royaume ; qu'il leur soit également
supérieur par les sièges et par les batailles, et qu'ils ne soient
devant lui en sûreté ni dans les plaines ni dans les plus forts bastions
; que les nations s'appellent les unes les autres, se liguent ensemble pour se
défendre et pour l'arrêter ; qu'elles se liguent en vain, qu'il marche
toujours et qu'il triomphe toujours ; que leurs dernières espérances
soient tombées par le raffermissement d'une santé qui donnera au
monarque le plaisir de voir les princes ses petits-fils soutenir ou accroître
ses destinées, se mettre en campagne, s'emparer de redoutables forteresses,
et conquérir de nouveaux États ; commander de vieux et expérimentés
capitaines, moins par leur rang et leur naissance que par leur génie et
leur sagesse ; suivre les traces augustes de leur victorieux père ; imiter
sa bonté sa docilité, son équité, sa vigilance, son
intrépidité ? Que me servirait en un mot, comme à tout le
peuple, que le prince fût heureux et comblé de gloire par lui-même
et par les siens, que ma patrie fût puissante et formidable, si, triste
et inquiet, j'y vivais dans l'oppression ou dans l'indigence ; si, à couvert
des courses de l'ennemi, je me trouvais exposé dans les places ou dans
les rues d'une ville au fer d'un assassin, et que je craignisse moins dans l'horreur
de la nuit d'être pillé ou massacré dans d'épaisses
forêts que dans ses carrefours ; si la sûreté, l'ordre et la
propreté ne rendaient pas le séjour des villes si délicieux,
et n'y avaient pas amené, avec l'abondance, la douceur de la société
; si, faible et seul de mon parti, j'avais à souffrir dans ma métairie
du voisinage d'un grand, et si l'on avait moins pourvu à me faire justice
de ses entreprises ; si je n'avais pas sous ma main autant de maîtres, et
d'excellents maîtres, pour élever mes enfants dans les sciences ou
dans les arts qui feront un jour leur établissement ; si, par la facilité
du commerce, il m'était moins ordinaire de m'habiller de bonnes étoffes,
et de me nourrir de viandes saines, et de les acheter peu ; si enfin, par les
soins du prince, je n'étais pas aussi content de ma fortune, qu'il doit
lui-même par ses vertus l'être de la sienne ?
25 ( Édition 7.)
Les huit ou les dix mille hommes sont au souverain comme une monnaie dont il achète
une place ou une victoire : s'il fait qu'il lui en coûte moins, s'il épargne
les hommes, il ressemble à celui qui marchande et qui connaît mieux
qu'un autre le prix de l'argent.
26 ( Édition 7.)
Tout prospère dans une monarchie où l'on confond les intérêts
de l'État avec ceux du prince.
27 ( Édition 7.)
Nommer un roi Père du peuple est moins faire son éloge que l'appeler
par son nom, ou faire sa définition.
28 ( Édition 7.)
Il y a un commerce ou un retour de devoirs du souverain à ses sujets, et
de ceux-ci au souverain : quels sont les plus assujettissants et les plus pénibles,
je ne le déciderai pas. Il s'agit de juger, d'un côté, entre
les étroits engagements du respect, des secours, des services, de l'obéissance,
de la dépendance ; et d'un autre, les obligations indispensables de bonté,
de justice, de soins, de défense, de protection. Dire qu'un prince est
arbitre de la vie des hommes, c'est dire seulement que les hommes par leurs crimes
deviennent naturellement soumis aux lois et à la justice, dont le prince
est le dépositaire : ajouter qu'il est maître absolu de tous les
biens de ses sujets, sans égards, sans compte ni discussion, c'est le langage
de la flatterie, c'est l'opinion d'un favori qui se dédira à l'agonie.
29 ( Édition 7.)
Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau, qui répandu sur une
colline vers le déclin d'un beau jour, paît tranquillement le thym
et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui a
échappé à la faux du moissonneur, le berger, soigneux et
attentif, est debout auprès de ses brebis ; il ne les perd pas de vue,
il les suit, il les conduit, il les change de pâturage ; si elles se dispersent,
il les rassemble ; si un loup avide paraît, il lâche son chien, qui
le met en fuite ; il les nourrit, il les défend ; l'aurore le trouve déjà
en pleine campagne, d'où il ne se retire qu'avec le soleil : quels soins
! quelle vigilance ! quelle servitude ! Quelle condition vous paraît la
plus délicieuse et la plus libre, ou du berger ou des brebis ? le troupeau
est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau ? Image naïve des
peuples et du prince qui les gouverne, s'il est bon prince.
Le faste et le luxe dans un souverain, c'est le berger habillé d'or
et de pierreries, la houlette d'or en ses mains ; son chien a un collier d'or,
il est attaché avec une laisse d'or et de soie. Que sert tant d'or à
son troupeau ou contre les loups ?
30 ( Édition 7.)
Quelle heureuse place que celle qui fournit dans tous les instants l'occasion
à un homme de faire du bien à tant de milliers d'hommes ! Quel dangereux
poste que celui qui expose à tous moments un homme à nuire à
un million d'hommes !
31 ( Édition 7.)
Si les hommes ne sont point capables sur la terre d'une joie plus naturelle, plus
flatteuse et plus sensible, que de connaître qu'ils sont aimés, et
si les rois sont hommes, peuvent-ils jamais trop acheter le cur de leurs
peuples ?
32 ( Édition 1.)
Il y a peu de règles générales et de mesures certaines pour
bien gouverner ; l'on suit le temps et les conjonctures, et cela roule sur la
prudence et sur les vues de ceux qui règnent : aussi le chef-d'oeuvre de
l'esprit, c'est le parfait gouvernement ; et ce ne serait peut-être pas
une chose possible, si les peuples, par l'habitude où ils sont de la dépendance
et de la soumission, ne faisaient la moitié de l'ouvrage.
33 ( Édition 1.)
Sous un très grand roi, ceux qui tiennent les premières places n'ont
que des devoirs faciles, et que l'on remplit sans nulle peine : tout coule de
source ; l'autorité et le génie du prince leur aplanissent les chemins,
leur épargnent les difficultés, et font tout prospérer au
delà de leur attente : ils ont le mérite de subalternes.
34 ( Édition 5.)
Si c'est trop de se trouver chargé d'une seule famille, si c'est assez
d'avoir à répondre de soi seul, quel poids, quel accablement, que
celui de tout un royaume ! Un souverain est-il payé de ses peines par le
plaisir que semble donner une puissance absolue, par toutes les prosternations
des courtisans ? Je songe aux pénibles, douteux et dangereux chemins qu'il
est quelquefois obligé de suivre pour arriver à la tranquillité
publique ; je repasse les moyens extrêmes, mais nécessaires, dont
il use souvent pour une bonne fin ; je sais qu'il doit répondre à
Dieu même de la félicité de ses peuples, que le bien et le
mal est en ses mains, et que toute ignorance ne l'excuse pas ; et je me dis à
moi-même : " Voudrais-je régner ? " Un homme un peu heureux
dans une condition privée devrait-il y renoncer pour une monarchie ? N'est-ce
pas beaucoup, pour celui qui se trouve en place par un droit héréditaire,
de supporter d'être né roi ?
35 ( Édition 1.)
Que de dons du ciel ne faut-il pas pour bien régner ! Une naissance auguste,
un air d'empire et d'autorité, un visage qui remplisse la curiosité
des peuples empressés de voir le prince, et qui conserve le respect dans
le courtisan ; une parfaite égalité d'humeur ; un grand éloignement
pour la raillerie piquante, ou assez de raison pour ne se la permettre point ;
ne faire jamais ni menaces ni reproches ; ne point céder à la colère,
et être toujours obéi ; l'esprit facile, insinuant ; le cur
ouvert, sincère, et dont on croit voir le fond, et ainsi très propre
à se faire des amis, des créatures et des alliés ; être
secret toutefois, profond et impénétrable dans ses motifs et dans
ses projets ; du sérieux et de la gravité dans le public ; de la
brièveté, jointe à beaucoup de justesse et de dignité,
soit dans les réponses aux ambassadeurs des princes, soit dans les conseils
; une manière de faire des grâces qui est comme un second bienfait
; le choix des personnes que l'on gratifie ; le discernement des esprits, des
talents, et des complexions pour la distribution des postes et des emplois ; le
choix des généraux et des ministres ; un jugement ferme, solide,
décisif dans les affaires, qui fait que l'on connaît le meilleur
parti et le plus juste ; un esprit de droiture et d'équité qui fait
qu'on le suit jusques à prononcer quelquefois contre soi-même en
faveur du peuple, des alliés, des ennemis ; une mémoire heureuse
et très présente, qui rappelle les besoins des sujets, leurs visages,
leurs noms, leurs requêtes ; une vaste capacité, qui s'étende
non seulement aux affaires de dehors, au commerce, aux maximes d'État,
aux vues de la politique, au reculement des frontières par la conquête
de nouvelles provinces, et à leur sûreté par un grand nombre
de forteresses inaccessibles ; mais qui sache aussi se renfermer au dedans, et
comme dans les détails de tout un royaume ; qui en bannisse un culte faux,
suspect et ennemi de la souveraineté, s'il s'y rencontre ; qui abolisse
des usages cruels et impies, s'ils y règnent ; qui réforme les lois
et les coutumes, si elles étaient remplies d'abus ; qui donne aux villes
plus de sûreté et plus de commodités par le renouvellement
d'une exacte police, plus d'éclat et plus de majesté par des édifices
somptueux ; punir sévèrement les vices scandaleux ; donner par son
autorité et par son exemple du crédit à la piété
et à la vertu ; protéger l'Eglise, ses ministres, ses droits, ses
libertés, ménager ses peuples comme ses enfants ; être toujours
occupé de la pensée de les soulager, de rendre les subsides légers,
et tels qu'ils se lèvent sur les provinces sans les appauvrir ; de grands
talents pour la guerre ; être vigilant, appliqué, laborieux ; avoir
des armées nombreuses, les commander en personne ; être froid dans
le péril, ne ménager sa vie que pour le bien de son État
; aimer le bien de son État et sa gloire plus que sa vie ; une puissance
très absolue, qui ne laisse point d'occasion aux brigues, à l'intrigue
et à la cabale ; qui ôte cette distance infinie qui est quelquefois
entre les grands et les petits, qui les rapproche, et sous laquelle tous plient
également ; une étendue de connaissance qui fait que le prince voit
tout par ses yeux, qu'il agit immédiatement et par lui-même, que
ses généraux ne sont, quoique éloignés de lui, que
ses lieutenants, et les ministres que ses ministres ; une profonde sagesse, qui
sait déclarer la guerre, qui sait vaincre et user de la victoire ; qui
sait faire la paix, qui sait la rompre ; qui sait quelquefois, et selon les divers
intérêts, contraindre les ennemis à la recevoir ; qui donne
des règles à une vaste ambition, et sait jusques où l'on
doit conquérir ; au milieu d'ennemis couverts ou déclarés,
se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles ; cultiver les
arts et les sciences ; former et exécuter des projets d'édifices
surprenants ; un génie enfin supérieur et puissant, qui se fait
aimer et révérer des siens, craindre des étrangers ; qui
fait d'une cour, et même de tout un royaume, comme une seule famille, unie
parfaitement sous un même chef, dont l'union et la bonne intelligence est
redoutable au reste du monde : ces admirables vertus me semblent refermées
dans l'idée du souverain ; il est vrai qu'il est rare de les voir réunies
dans un même sujet : il faut que trop de choses concourent à la fois,
l'esprit, le cur, les dehors, le tempérament ; et il me paraît
qu'un monarque qui les rassemble toutes en sa personne est bien digne du nom de
Grand.
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