DU MÉRITE PERSONNEL
1 ( Édition 1.)
Qui peut, avec les plus rares talents et le plus excellent mérite, n'être
pas convaincu de son inutilité, quand il considère qu'il laisse
en mourant un monde qui ne se sent pas de sa perte, et où tant de gens
se trouvent pour le remplacer ?
2 ( Édition 1.)
De bien des gens il n'y a que le nom qui vale quelque chose. Quand vous les voyez
de fort près, c'est moins que rien ; de loin, ils imposent.
3
( Édition 6.) Tout persuadé que je suis que ceux que l'on choisit
pour de différents emplois, chacun selon son génie et sa profession,
font bien, je me hasarde de dire qu'il se peut faire qu'il y ait au monde plusieurs
personnes, connues ou inconnues, que l'on n'emploie pas, qui feraient très
bien ; et je suis induit à ce sentiment par le merveilleux succès
de certaines gens que le hasard seul a placés, et de qui jusques alors
on n'avait pas attendu de fort grandes choses.
( Édition 1.) Combien d'hommes admirables, et qui avaient de très
beaux génies, sont morts sans qu'on en ait parlé ! Combien vivent
encore dont on ne parle point, et dont on ne parlera jamais !
4 ( Édition 1.)
Quelle horrible peine a un homme qui est sans prôneurs et sans cabale, qui
n'est engagé dans aucun corps, mais qui est seul, et qui n'a que beaucoup
de mérite pour toute recommandation, de se faire jour à travers
l'obscurité où il se trouve, et de venir au niveau d'un fat qui
est en crédit !
5 ( Édition 1.)
Personne presque ne s'avise de lui-même du mérite d'un autre.
Les hommes sont trop occupés d'eux-mêmes pour avoir le loisir
de pénétrer ou de discerner les autres ; de là vient qu'avec
un grand mérite et une plus grande modestie l'on peut être longtemps
ignoré.
6 ( Édition 1.)
Le génie et les grands talents manquent souvent, quelquefois aussi les
seules occasions : tels peuvent être loués de ce qu'ils ont fait,
et tels de ce qu'ils auraient fait.
7 ( Édition 4.)
Il est moins rare de trouver de l'esprit que des gens qui se servent du leur,
ou qui fassent valoir celui des autres et le mettent à quelque usage.
8 ( Édition 6.)
Il y a plus d'outils que d'ouvriers, et de ces derniers plus de mauvais que d'excellents
; que pensez-vous de celui qui veut scier avec un rabot, et qui prend sa scie
pour raboter ?
9 ( Édition 1.)
Il n'y a point au monde un si pénible métier que celui de se faire
un grand nom : la vie s'achève que l'on a à peine ébauché
son ouvrage.
10 ( Édition 5.)
Que faire d'Egésippe, qui demande un emploi ? Le mettra-t-on dans les finances,
ou dans les troupes ? Cela est indifférent, et il faut que ce soit l'intérêt
seul qui en décide ; car il est aussi capable de manier de l'argent, ou
de dresser des comptes, que de porter les armes. " Il est propre à
tout " , disent ses amis, ce qui signifie toujours qu'il n'a pas plus de
talent pour une chose que pour une autre, ou en d'autres termes, qu'il n'est propre
à rien. Ainsi la plupart des hommes occupés d'eux seuls dans leur
jeunesse, corrompus par la paresse ou par le plaisir, croient faussement dans
un âge plus avancé qu'il leur suffit d'être inutiles ou dans
l'indigence, afin que la république soit engagée à les placer
ou à les secourir ; et ils profitent rarement de cette leçon si
importante, que les hommes devraient employer les premières années
de leur vie à devenir tels par leurs études et par leur travail
que la république elle-même eût besoin de leur industrie et
de leurs lumières, qu'ils fussent comme une pièce nécessaire
à tout son édifice, et qu'elle se trouvât portée par
ses propres avantages à faire leur fortune ou à l'embellir.
Nous devons travailler à nous rendre très dignes de quelque emploi
: le reste ne nous regarde point, c'est l'affaire des autres.
11 ( Édition 7.)
Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais
de soi seul, ou renoncer à se faire valoir : maxime inestimable et d'une
ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à
ceux qui ont de l'esprit, qu'elle rend maîtres de leur fortune ou de leur
repos : pernicieuse pour les grands, qui diminuerait leur cour, ou plutôt
le nombre de leurs esclaves, qui ferait tomber leur morgue avec une partie de
leur autorité, et les réduirait presque à leurs entremets
et à leurs équipages ; qui les priverait du plaisir qu'ils sentent
à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à
refuser, à promettre et à ne pas donner ; qui les traverserait dans
le goût qu'ils ont quelquefois à mettre les sots en vue et à
anéantir le mérite quand il leur arrive de le discerner ; qui bannirait
des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie,
la fourberie ; qui ferait d'une cour orageuse, pleine de mouvements et d'intrigues,
comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seraient
que les spectateurs ; qui remettrait de la dignité dans les différentes
conditions des hommes, de la sérénité, sur leurs visages
; qui étendrait leur liberté ; qui réveillerait en eux, avec
les talents naturels, l'habitude du travail et de l'exercice ; qui les exciterait
à l'émulation, au désir de la gloire, à l'amour de
la vertu ; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux
à la république, en ferait ou de sages économes, ou d'excellents
pères de famille, ou des juges intègres, ou de bons officiers, ou
de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philosophes ; et qui ne leur attirerait
à tous nul autre inconvénient, que celui peut-être de laisser
à leurs héritiers moins de trésors que de bons exemples.
12 ( Édition 1.)
Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d'esprit
pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer
chez soi, et à ne rien faire. Personne presque n'a assez de mérite
pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds pour remplir le
vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant
à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom, et que méditer,
parler, lire, et être tranquille s'appelât travailler.
13 ( Édition 1.)
Un homme de mérite, et qui est en place, n'est jamais incommode par sa
vanité ; il s'étourdit moins du poste qu'il occupe qu'il n'est humilié
par un plus grand qu'il ne remplit pas et dont il se croit digne : plus capable
d'inquiétude que de fierté ou de mépris pour les autres,
il ne pèse qu'à soi-même.
14 ( Édition 4.)
Il coûte à un homme de mérite de faire assidûment sa
cour, mais par une raison bien opposée à celle que l'on pourrait
croire : il n'est point tel sans une grande modestie, qui l'éloigne de
penser qu'il fasse le moindre plaisir aux princes s'il se trouve sur leur passage,
se poste devant leurs yeux, et leur montre son visage : il est plus proche de
se persuader qu'il les importune, et il a besoin de toutes les raisons tirées
de l'usage et de son devoir pour se résoudre à se montrer. Celui
au contraire qui a bonne opinion de soi, et que le vulgaire appelle un glorieux,
a du goût à se faire voir, et il fait sa cour avec d'autant plus
de confiance qu'il est incapable de s'imaginer que les grands dont il est vu pensent
autrement de sa personne qu'il fait lui-même.
15 ( Édition 1.)
Un honnête homme se paye par ses mains de l'application qu'il a à
son devoir par le plaisir qu'il sent à le faire, et se désintéresse
sur les éloges, l'estime et la reconnaissance qui lui manquent quelquefois.
16 ( Édition 1.)
Si j'osais faire une comparaison entre deux conditions tout à fait inégales,
je dirais qu'un homme de cur pense à remplir ses devoirs à
peu près comme le couvreur songe à couvrir : ni l'un ni l'autre
ne cherchent à exposer leur vie, ni ne sont détournés par
le péril ; la mort pour eux est un inconvénient dans le métier,
et jamais un obstacle. Le premier aussi n'est guère plus vain d'avoir paru
à la tranchée, emporté un ouvrage ou forcé un retranchement,
que celui-ci d'avoir monté sur de hauts combles ou sur la pointe d'un clocher.
Ils ne sont tous deux appliqués qu'à bien faire, pendant que le
fanfaron travaille à ce que l'on dise de lui qu'il a bien fait.
17 ( Édition 8.)
La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau
: elle lui donne de la force et du relief.
Un extérieur simple est l'habit des hommes vulgaires, il est taillé
pour eux et sur leur mesure ; mais c'est une parure pour ceux qui ont rempli leur
vie de grandes actions : je les compare à une beauté négligée,
mais plus piquante.
Certains hommes, contents d'eux-mêmes, de quelque action ou de quelque
ouvrage qui ne leur a pas mal réussi, et ayant ouï dire que la modestie
sied bien aux grands hommes, osent être modestes, contrefont les simples
et les naturels : semblables à ces gens d'une taille médiocre qui
se baissent aux portes, de peur de se heurter.
18 ( Édition 6.)
Votre fils est bègue : ne le faites pas monter sur la tribune. Votre fille
est née pour le monde : ne l'enfermez pas parmi les vestales. Xanthus,
votre affranchi, est faible et timide : ne différez pas, retirez-le des
légions et de la milice. " Je veux l'avancer " , dites-vous.
Comblez-le de biens, surchargez-le de terres, de titres et de possessions ; servez-vous
du temps ; nous vivons dans un siècle où elles lui feront plus d'honneur
que la vertu. " Il m'en coûterait trop " , ajoutez-vous. Parlez-vous
sérieusement, Crassus ? Songez-vous que c'est une goutte d'eau que vous
puisez du Tibre pour enrichir Xanthus que vous aimez, et pour prévenir
les honteuses suites d'un engagement où il n'est pas propre ?
19 ( Édition 4.)
Il ne faut regarder dans ses amis que la seule vertu qui nous attache à
eux, sans aucun examen de leur bonne ou de leur mauvaise fortune ; et quand on
se sent capable de les suivre dans leur disgrâce, il faut les cultiver hardiment
et avec confiance jusque dans leur plus grande prospérité.
20 ( Édition 4.)
S'il est ordinaire d'être vivement touché des choses rares, pourquoi
le sommes-nous si peu de la vertu ?
21 ( Édition 4.)
S'il est heureux d'avoir de la naissance, il ne l'est pas moins d'être tel
qu'on ne s'informe plus si vous en avez.
22 ( Édition 5.)
Il apparaît de temps en temps sur la surface de la terre des hommes rares,
exquis, qui brillent par leur vertu, et dont les qualités éminentes
jettent un éclat prodigieux. Semblables à ces étoiles extraordinaires
dont on ignore les causes, et dont on sait encore moins ce qu'elles deviennent
après avoir disparu, ils n'ont ni aïeuls, ni descendants : ils composent
seuls toute leur race.
23 ( Édition 4.)
Le bon esprit nous découvre notre devoir, notre engagement à le
faire, et s'il y a du péril, avec péril : il inspire le courage,
ou il y supplée.
24 ( Édition 1.)
Quand on excelle dans son art, et qu'on lui donne toute la perfection dont il
est capable, l'on en sort en quelque manière, et l'on s'égale à
ce qu'il y a de plus noble et de plus relevé. V** est un peintre, C** un
musicien, et l'auteur de Pyrame est un poète ; mais Mignard est Mignard,
Lulli est Lulli, et Corneille est Corneille.
25 ( Édition 1.)
Un homme libre, et qui n'a point de femme, s'il a quelque esprit ; peut s'élever
au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde, et aller de pair avec les
plus honnêtes gens. Cela est moins facile à celui qui est engagé
: il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre.
26 ( Édition 4.)
Après le mérite personnel, il faut l'avouer, ce sont les éminentes
dignité et les grands titres dont les hommes tirent plus de distinction
et plus d'éclat ; et qui ne sait être un Erasme doit penser à
être évêque. Quelques-uns, pour étendre leur renommée,
entassent sur leurs personnes des pairies, des colliers d'ordre, des primaties,
la pourpre, et ils auraient besoin d'une tiare ; mais quel besoin a Trophime d'être
cardinal ?
27
( Édition 5.) L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon.
- Il éclate de même chez les marchands. - Il est habillé des
plus belles étoffes. - Le sont-elles moins toutes déployées
dans les boutiques et à la pièce ? - Mais la broderie et les ornements
y ajoutent encore la magnificence. - Je loue donc le travail de l'ouvrier. - Si
on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'oeuvre
; la garde de son épée est un onyx ; il a au doigt un gros diamant
qu'il fait briller aux yeux, et qui est parfait ; il ne lui manque aucune de ces
curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la vanité que pour
l'usage, et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui
a épousé une riche vieille. - Vous m'inspirez enfin de la curiosité
; il faut voir du moins des choses si précieuses : envoyez-moi cet habit
et ces bijoux de Philémon ; je vous quitte de la personne.
( Édition 1.) Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant,
ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent,
tu penses que l'on t'en estime davantage : l'on écarte tout cet attirail
qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui
n'es qu'un fat.
( Édition 1.) Ce n'est pas qu'il faut quelquefois pardonner à
celui qui, avec un grand cortège, un habit riche et un magnifique équipage,
s'en croit plus de naissance et plus d'esprit : il lit cela dans la contenance
et dans les yeux de ceux qui lui parlent.
28 ( Édition 1.)
Un homme à la cour, et souvent à la ville, qui a un long manteau
de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l'estomac,
le soulier de maroquin, la calotte de même, d'un beau grain, un collet bien
fait et bien empesé, les cheveux arrangés et le teint vermeil, qui
avec cela se souvient de quelques distinctions métaphysiques, explique
ce que c'est que la lumière de gloire, et sait précisément
comment l'on voit Dieu, cela s'appelle un docteur. Une personne humble, qui est
ensevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, consulté,
confronté, lu ou écrit pendant toute sa vie, est un homme docte.
29 ( Édition 1.)
Chez nous le soldat est brave, et l'homme de robe est savant ; nous n'allons pas
plus loin. Chez les Romains l'homme de robe était brave, et le soldat était
savant : un Romain était tout ensemble et le soldat et l'homme de robe.
30 ( Édition 1.)
Il semble que le héros est d'un seul métier, qui est celui de la
guerre, et que le grand homme est de tous les métiers, ou de la robe, ou
de l'épée, ou du cabinet, ou de la cour : l'un et l'autre mis ensemble
ne pèsent pas un homme de bien.
31 ( Édition 1.)
Dans la guerre, la distinction entre le héros et le grand homme est délicate
: toutes les vertus militaires font l'un et l'autre. Il semble néanmoins
que le premier soit jeune, entreprenant, d'une haute valeur, ferme dans les périls,
intrépide ; que l'autre excelle par un grand sens, par une vaste prévoyance,
par une haute capacité, et par une longue expérience. Peut-être
qu'Alexandre n'était qu'un héros, et que César était
un grand homme.
32 ( Édition 7.)
Æemile était né ce que les plus grands hommes ne deviennent
qu'à force de règles, de méditation et d'exercice. Il n'a
eu dans ses premières années qu'à remplir des talents qui
étaient naturels, et qu'à se livrer à son génie. Il
a fait, il a agi, avant que de savoir, ou plutôt il a su ce qu'il n'avait
jamais appris. Dirai-je que les jeux de son enfance ont été plusieurs
victoires ? Une vie accompagnée d'un extrême bonheur joint à
une longue expérience serait illustre par les seules actions qu'il avait
achevées dès sa jeunesse. Toutes les occasions de vaincre qui se
sont depuis offertes, il les a embrassées ; et celles qui n'étaient
pas, sa vertu et son étoile les ont fait naître : admirable même
et par les choses qu'il a faites, et par celles qu'il aurait pu faire. On l'a
regardé comme un homme incapable de céder à l'ennemi, de
plier sous le nombre ou sous les obstacles ; comme une âme du premier ordre,
pleine de ressources et de lumières, et qui voyait encore où personne
ne voyait plus ; comme celui qui, à la tête des légions, était
pour elles un présage de la victoire, et qui valait seul plusieurs légions
; qui était grand dans la prospérité, plus grand quand la
fortune lui a été contraire (la levée d'un siège,
une retraite, l'ont plus ennobli que ses triomphes ; l'on ne met qu'après
les batailles gagnées et les villes prises) ; qui était rempli de
gloire et de modestie ; on lui a entendu dire : Je fuyais, avec la même
grâce qu'il disait : Nous les battîmes ; un homme dévoué
à l'État, à sa famille, au chef de sa famille ; sincère
pour Dieu et pour les hommes, autant admirateur du mérite que s'il lui
eût été moins propre et moins familier ; un homme vrai, simple,
magnanime, à qui il n'a manqué que les moindres vertus.
33 ( Édition 1.)
Les enfants des Dieux, pour ainsi dire, se tirent des règles de la nature,
et en sont comme l'exception. Ils n'attendent presque rien du temps et des années.
Le mérite chez eux devance l'âge. Ils naissent instruits, et ils
sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l'enfance.
34 ( Édition 5.)
Les vues courtes, je veux dire les esprits bornés et resserrés dans
leur petite sphère, ne peuvent comprendre cette universalité de
talents que l'on remarque quelquefois dans un même sujet : où ils
voient l'agréable, ils en excluent le solide ; où ils croient découvrir
les grâces du corps, l'agilité, la souplesse, la dextérité,
ils ne veulent plus y admettre les dons de l'âme, la profondeur, la réflexion,
la sagesse : ils ôtent de l'histoire de Socrate qu'il ait dansé.
35 ( Édition 5.)
Il n'y a guère d'homme si accompli et si nécessaire aux siens, qu'il
n'ait de quoi se faire moins regretter.
36 ( Édition 1.)
Un homme d'esprit et d'un caractère simple et droit peut tomber dans quelque
pièce ; il ne pense pas que personne veuille lui en dresser, et le choisir
pour être sa dupe : cette confiance le rend moins précautionné,
et les mauvais plaisants l'entament par cet endroit. Il n'y a qu'à perdre
pour ceux qui en viendraient à une seconde charge : il n'est trompé
qu'une fois.
J'éviterai avec soin d'offenser personne, si je suis équitable
; mais sur toutes choses un homme d'esprit, si j'aime le moins du monde mes intérêts.
37 ( Édition 1.)
Il n'y a rien de si délié, de si simple et de si imperceptible,
où il n'entre des manières qui nous décèlent. Un sot
ni n'entre, ni ne sort, ni ne s'assied, ni ne se lève, ni ne se tait, ni
n'est sur ses jambes, comme un homme d'esprit.
38 ( Édition 5.)
Je connais Mopse d'une visite qu'il m'a rendue sans me connaître ; il prie
des gens qu'il ne connaît point de le mener chez d'autres dont il n'est
pas connu ; il écrit à des femmes qu'il connaît de vue. Il
s'insinue dans un cercle de personnes respectables, et qui ne savent quel il est,
et là, sans attendre qu'on l'interroge, ni sans sentir qu'il interrompt,
il parle, et souvent, et ridiculement. Il entre une autre fois dans une assemblée,
se place où il se trouve, sans nulle attention aux autres, ni à
soi-même ; on l'ôte d'une place destinée à un ministre,
il s'assied à celle du duc et pair ; il est là précisément
celui dont la multitude rit, et qui seul est grave et ne rit point. Chassez un
chien du fauteuil du Roi, il grimpe à la chaire du prédicateur ;
il regarde le monde indifféremment, sans embarras, sans pudeur ; il n'a
pas, non plus que le sot, de quoi rougir.
39 ( Édition 7.)
Celse est d'un rang médiocre, mais des grands le souffrent ; il n'est pas
savant, il a relation avec des savants ; il a peu de mérite, mais il connaît
des gens qui en ont beaucoup ; il n'est pas habile, mais il a une langue qui peut
servir de truchement, et des pieds qui peuvent le porter d'un lieu à un
autre. C'est un homme né pour les allées et venues, pour écouter
des propositions et les rapporter, pour en faire d'office, pour aller plus loin
que sa commission et en être désavoué, pour réconcilier
des gens qui se querellent à leur première entrevue ; pour réussir
dans une affaire et en manquer mille, pour se donner toute la gloire de la réussite,
et pour détourner sur les autres la haine d'un mauvais succès. Il
sait les bruits communs, les historiettes de la ville ; il ne fait rien, il dit
ou il écoute ce que les autres font, il est nouvelliste ; il sait même
le secret des familles : il entre dans de plus hauts mystères : il vous
dit pourquoi celui-ci est exilé, et pourquoi on rappelle cet autre ; il
connaît le fond et les causes de la brouillerie des deux frères,
et de la rupture des deux ministres. N'a-t-il pas prédit aux premiers les
tristes suites de leur mésintelligence ? N'a-t-il pas dit de ceux-ci que
leur union ne serait pas longue ? N'était-il pas présent à
de certaines paroles qui furent dites ? N'entra-t-il pas dans une espèce
de négociation ? Le voulut-on croire ? fut-il écouté ? A
qui parlez-vous de ces choses ? Qui a eu plus de part que Celse à toutes
ces intrigues de cour ? Et si cela n'était ainsi, s'il ne l'avait du moins
ou rêvé ou imaginé, songerait-il à vous le faire croire
? aurait-il l'air important et mystérieux d'un homme revenu d'une ambassade
?
40 ( Édition 7.)
Ménippe est l'oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à
lui. Il ne parle pas, il ne sent pas ; il répète des sentiments
et des discours, se sert même si naturellement de l'esprit des autres qu'il
y est le premier trompé, et qu'il croit souvent dire son goût ou
expliquer sa pensée, lorsqu'il n'est que l'écho de quelqu'un qu'il
vient de quitter. C'est un homme qui est de mise un quart d'heure de suite, qui
le moment d'après baisse, dégénère, perd le peu de
lustre qu'un peu de mémoire lui donnait, et montre la corde. Lui seul ignore
combien il est au-dessous du sublime et de l'héroïque ; et, incapable
de savoir jusqu'où l'on peut avoir de l'esprit, il croit naïvement
que ce qu'il en a est tout ce que les hommes en sauraient avoir : aussi a-t-il
l'air et le maintien de celui qui n'a rien à désirer sur ce chapitre,
et qui ne porte envie à personne. Il se parle souvent à soi-même,
et il ne s'en cache pas, ceux qui passent le voient, et qu'il semble toujours
prendre un parti, ou décider qu'une telle chose est sans réplique.
Si vous le saluez quelquefois, c'est le jeter dans l'embarras de savoir s'il doit
rendre le salut ou non ; et pendant qu'il délibère, vous êtes
déjà hors de portée. Sa vanité l'a fait honnête
homme, l'a mis au-dessus de lui-même, l'a fait devenir ce qu'il n'était
pas. L'on juge, en le voyant, qu'il n'est occupé que de sa personne ; qu'il
sait que tout lui sied bien, et que sa parure est assortie ; qu'il croit que tous
les yeux sont ouverts sur lui, et que les hommes se relayent pour le contempler.
41 ( Édition 4.)
Celui qui, logé chez soi dans un palais, avec deux appartements pour les
deux saisons, vient coucher au Louvre dans un entre-sol n'en use pas ainsi par
modestie ; cet autre qui, pour conserver une taille fine, s'abstient du vin et
ne fait qu'un seul repas n'est ni sobre ni tempérant ; et d'un troisième
qui, importuné d'un ami pauvre, lui donne enfin quelque secours, l'on dit
qu'il achète son repos, et nullement qu'il est libéral. Le motif
seul fait le mérite des actions des hommes, et le désintéressement
y met la perfection.
42 ( Édition 4.)
La fausse grandeur est farouche et inaccessible : comme elle sent son faible,
elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu'autant
qu'il faut pour imposer et ne paraître point ce qu'elle est, je veux dire
une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière,
populaire ; elle se laisse toucher et manier, elle ne perd rien à être
vue de près ; plus on la connaît, plus on l'admire. Elle se courbe
par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel
; elle s'abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages,
toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir ; elle rit, joue et
badine, mais avec dignité ; on l'approche tout ensemble avec liberté
et avec retenue. Son caractère est noble et facile, inspire le respect
et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands et très
grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits.
43 ( Édition 4.)
Le sage guérit de l'ambition par l'ambition même ; il tend à
de si grandes choses, qu'il ne peut se borner à ce qu'on appelle des trésors,
des postes, la fortune et la faveur : il ne voit rien dans de si faibles avantages
qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cur, et pour mériter
ses soins et ses désirs ; il a même besoin d'efforts pour ne les
pas trop dédaigner. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de
gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple ; mais
les hommes ne l'accordent guère, et il s'en passe.
44 ( Édition 4.)
Celui-là est bon qui fait du bien aux autres ; s'il souffre pour le bien
qu'il fait, il est très bon ; s'il souffre de ceux à qui il a fait
ce bien, il a une si grande bonté qu'elle ne peut être augmentée
que dans le cas où ses souffrances viendraient à croître ;
et s'il en meurt, sa vertu ne saurait aller plus loin : elle est héroïque,
elle est parfaite.
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