DES OUVRAGES DE L'ESPRIT
1 ( Édition 1.)
Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a
des hommes et qui pensent. Sur ce qui concerne les murs, le plus beau et
le meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens
et les habiles d'entre les modernes.
2 ( Édition 1.)
Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir
amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c'est
une trop grande entreprise.
3 ( Édition 1.)
C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule : il
faut plus que de l'esprit pour être auteur. Un magistrat allait par son
mérite à la première dignité, il était homme
délié et pratique dans les affaires : il a fait imprimer un ouvrage
moral, qui est rare par le ridicule.
4 ( Édition 1.)
Il n'est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait, que d'en
faire valoir un médiocre par le nom qu'on s'est déjà acquis.
5 ( Édition 1.)
Un ouvrage satirique ou qui contient des faits, qui est donné en feuilles
sous le manteau aux conditions d'être rendu de même, s'il est médiocre,
passe pour merveilleux ; l'impression est l'écueil.
6 ( Édition 1.)
Si l'on ôte de beaucoup d'ouvrages de morale l'avertissement au lecteur,
l'épître dédicatoire, la préface, la table, les approbations,
il reste à peine assez de pages pour mériter le nom de livre.
7 ( Édition 1.)
Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable
: la poésie, la musique, la peinture, le discours public.
Quel supplice que celui d'entendre déclamer pompeusement un froid discours,
ou prononcer de médiocres vers avec toute l'emphase d'un mauvais poète
!
8 ( Édition 5.)
Certains poètes sont sujets, dans le dramatique, à de longues suites
de vers pompeux, qui semblent forts, élevés, et remplis de grands
sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et
la bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y
comprend moins l'admire davantage ; il n'a pas le temps de respirer, il a à
peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma
première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles
pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre, que leurs auteurs
s'entendaient eux-mêmes, et qu'avec toute l'attention que je donnais à
leur récit, j'avais tort de n'y rien entendre : je suis détrompé.
9 ( Édition 1.)
L'on n'a guère vu jusques à présent un chef-d'oeuvre d'esprit
qui soit l'ouvrage de plusieurs : Homère a fait l'Iliade, Virgile l'Énéide,
Tite-Live ses Décades, et l'Orateur romain ses Oraisons.
10 ( Édition 1.)
Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité
dans la nature. Celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait ; celui
qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le
goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et
l'on dispute des goûts avec fondement.
11 ( Édition 1.)
Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes ; ou
pour mieux dire, il y a peu d'hommes dont l'esprit soit accompagné d'un
goût sûr et d'une critique judicieuse.
12 ( Édition 1.)
La vie des héros a enrichi l'histoire, et l'histoire a embelli les actions
des héros : ainsi je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont
écrit l'histoire à ceux qui leur en ont fourni une si noble matière,
ou ces grands hommes à leurs historiens.
13 ( Édition 1.)
Amas d'épithètes, mauvaises louanges : ce sont les faits qui louent,
et la manière de les raconter.
14 ( Édition 1.)
Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien
peindre. Moïse, Homère, Platon, Virgile, Horace ne sont au-dessus
des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images : il
faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.
15
( Édition 5.) On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture.
On a entièrement abandonné l'ordre gothique, que la barbarie avait
introduit pour les palais et pour les temples ; on a rappelé le dorique,
l'ionique et le corinthien : ce qu'on ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne
Rome et de la vieille Grèce, devenu moderne, éclate dans nos portiques
et dans nos péristyle. De même, on ne saurait en écrivant
rencontrer le parfait, et s'il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation.
( Édition 1.) Combien de siècles se sont écoulés
avant que les hommes, dans les sciences et dans les arts, aient pu revenir au
goût des anciens et reprendre enfin le simple et le naturel !
( Édition 4.) On se nourrit des anciens et des habiles modernes, on
les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages ; et quand
enfin l'on est auteur, et que l'on croit marcher tout seul, on s'élève
contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un
bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur nourrice.
( Édition 4.) Un auteur moderne prouve ordinairement que les anciens
nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple
: il tire la raison de son goût particulier, et l'exemple de ses ouvrages.
( Édition 4.) Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu
corrects qu'ils soient, ont de beaux traits ; il les cite, et ils sont si beaux
qu'ils font lire sa critique.
( Édition 4.) Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre
les modernes ; mais ils sont suspects et semblent juger en leur propre cause,
tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité : on les
récuse.
16
( Édition 1.) L'on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux
qui en savent assez pour les corriger et les estimer.
( Édition 4.) Ne vouloir être ni conseillé ni corrigé
sur son ouvrage est un pédantisme.
( Édition 4.) Il faut qu'un auteur reçoive avec une égale
modestie les éloges et la critique que l'ont fait de ses ouvrages.
17 ( Édition 1.)
Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de
nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas
toujours en parlant ou en écrivant ; il est vrai néanmoins qu'elle
existe, que tout ce qui ne l'est point est faible, et ne satisfait point un homme
d'esprit qui veut se faire entendre.
Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression
qu'il cherchait depuis longtemps sans la connaître, et qu'il a enfin trouvée,
est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir
se présenter d'abord et sans effort.
Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à
leurs ouvrages : comme elle n'est pas toujours fixe, et qu'elle varie en eux selon
les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les
termes qu'ils ont le plus aimés.
18 ( Édition 1.)
La même justesse d'esprit qui nous fait écrire de bonnes choses nous
fait appréhender qu'elles ne le soient pas assez pour mériter d'être
lues.
Un esprit médiocre croit écrire divinement ; un bon esprit croit
écrire raisonnablement.
19 ( Édition 1.)
" L'on m'a engagé, dit Ariste, à lire mes ouvrages à
Zoïle : je l'ai fait. Ils l'ont saisi d'abord et avant qu'il ait eu le loisir
de les trouver mauvais ; il les a loués modestement en ma présence,
et il ne les a pas loués depuis devant personne. Je l'excuse, et je n'en
demande pas davantage à un auteur ; je le plains même d'avoir écouté
de belles choses qu'il n'a point faites. "
Ceux qui par leur condition se trouvent exempts de la jalousie d'auteur, ont
ou des passions ou des besoins qui les distraient et les rendent froids sur les
conceptions d'autrui : personne presque, par la disposition de son esprit, de
son cur et de sa fortune, n'est en état de se livrer au plaisir que
donne la perfection d'un ouvrage.
20 ( Édition 1.)
Le plaisir de la critique nous ôte celui d'être vivement touchés
de très belles choses.
21
( Édition 1.) Bien des gens vont jusques à sentir le mérite
d'un manuscrit qu'on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur,
jusques à ce qu'ils aient vu le cours qu'il aura dans le monde par l'impression,
ou quel sera son sort parmi les habiles : ils ne hasardent point leurs suffrages,
et ils veulent être portés par la foule et entraînés
par la multitude. Ils disent alors qu'ils ont les premiers approuvé cet
ouvrage, et que le public est de leur avis.
( Édition 6.) Ces gens laissent échapper les plus belles occasions
de nous convaincre qu'ils ont de la capacité et des lumières, qu'ils
savent juger, trouver bon ce qui est bon, et meilleur ce qui est meilleur. Un
bel ouvrage tombe entre leurs mains, c'est un premier ouvrage, l'auteur ne s'est
pas encore fait un grand nom, il n'a rien qui prévienne en sa faveur, il
ne s'agit point de faire sa cour ou de flatter les grands en applaudissant à
ses écrits ; on ne vous demande pas, Zélotes, de vous récrier
: C'est un chef-d'oeuvre de l'esprit ; l'humanité ne va pas plus loin ;
c'est jusqu'où la parole humaine peut s'élever ; on ne jugera à
l'avenir du goût de quelqu'un qu'à proportion qu'il en aura pour
cette pièce ; phrase outrées, dégoûtantes, qui sentent
la pension ou l'abbaye, nuisibles à cela même qui est louable et
qu'on veut louer. Que ne disiez-vous seulement : " Voilà un bon livre
" ? Vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers
comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l'Europe et
qu'il est traduit en plusieurs langues : il n'est plus temps.
22 ( Édition 4.)
Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage en rapportent certains traits dont
ils n'ont pas compris le sens, et qu'ils altèrent encore par tout ce qu'ils
y mettent du leur ; et ces traits ainsi corrompus et défigurés,
qui ne sont autre chose que leurs propres pensées et leurs expressions,
ils les exposent à la censure, soutiennent qu'ils sont mauvais, et tout
le monde convient qu'ils sont mauvais ; mais l'endroit de l'ouvrage que ces critiques
croient citer, et qu'en effet ils ne citent point ; n'en est pas pire.
23 ( Édition 4.)
" Que dites-vous du livre d'Hermodore ? - Qu'il est mauvais, répond
Anthime. - Qu'il est mauvais ? - Qu'il est tel, continue-t-il, que ce n'est pas
un livre, ou qui mérite du moins que le monde en parle. - Mais l'avez-vous
lu ? - Non " , dit Anthime. Que n'ajoute-t-il que Fulvie et Mélanie
l'ont condamné sans l'avoir lu, et qu'il est ami de Fulvie et de Mélanie
?
24 ( Édition 4.)
Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes, et dans l'éloignement
d'où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse ; loué,
exalté, et porté jusqu'aux cieux par de certaines gens qui se sont
promis de s'admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite
qu'il a, posséder tout celui qu'on peut avoir, et qu'il n'aura jamais ;
occupé et rempli de ses sublimes idées, il se donne à peine
le loisir de prononcer quelques oracles ; élevé par son caractère
au-dessus des jugements humains, il abandonne aux âmes communes le mérite
d'une vie suivie et uniforme, et il n'est responsable de ses inconstances qu'à
ce cercle d'amis qui les idolâtrent : eux seuls savent juger, savent penser,
savent écrire, doivent écrire ; il n'y a point d'autre ouvrage d'esprit
si bien reçu dans le monde, et si universellement goûté des
honnêtes gens, je ne dis pas qu'il veuille approuver, mais qu'il daigne
lire : incapable d'être corrigé par cette peinture qu'il ne lira
point.
25 ( Édition 6.)
Théocrine sait des choses assez inutiles ; il a des sentiments toujours
singuliers ; il est moins profond que méthodique ; il n'exerce que sa mémoire
; il est abstrait, dédaigneux, et il semble toujours rire en lui-même
de ceux qu'il croit ne le valoir pas. Le hasard fait que je lui lis mon ouvrage,
il l'écoute. Est-il lu, il me parle du sien. " Et du vôtre,
me direz-vous, qu'en pense-t-il ? " - Je vous l'ai déjà dit,
il me parle du sien.
26 ( Édition 4.)
Il n'y a point d'ouvrage si accompli qui ne fondît tout entier au milieu
de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs qui ôtent
chacun l'endroit qui leur plaît le moins.
27 ( Édition 4.)
C'est une expérience faite que, s'il se trouve dix personnes qui effacent
d'un livre une expression ou un sentiment, l'on en fournit aisément un
pareil nombre qui les réclame. Ceux-ci s'écrient : " Pourquoi
supprimer cette pensée ? elle est neuve, elle est belle, et le tour en
est admirable " ; et ceux-là affirment, au contraire, ou qu'ils auraient
négligé cette pensée, ou qu'ils lui auraient donné
un autre tour. " Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui
est rencontré et qui peint la chose au naturel ; il y a un mot, disent
les autres, qui est hasardé, et qui d'ailleurs ne signifie pas assez ce
que vous voulez peut-être faire entendre " ; et c'est du même
trait et du même mot que tous ces gens s'expliquent ainsi, et tous sont
connaisseurs et passent pour tels. Quel autre parti pour un auteur, que d'oser
pour lors être de l'avis de ceux qui l'approuvent ?
28 ( Édition 4.)
Un auteur sérieux n'est pas obligé de remplir son esprit de toutes
les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que
l'on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au sujet
de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer. Il est
convaincu que quelque scrupuleuse exactitude que l'on ait dans sa manière
d'écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est un mal inévitable,
et que les meilleurs choses ne leur servent souvent qu'à leur faire rencontrer
une sottise.
29 ( Édition 8.)
Si certains esprits vifs et décisifs étaient crus, ce serait encore
trop que les termes pour exprimer les sentiments : il faudrait leur parler par
signes, ou sans parler se faire entendre. Quelque soin qu'on apporte à
être serré et concis, et quelque réputation qu'on ait d'être
tel, ils vous trouvent diffus. Il faut leur laisser tout à suppléer,
et n'écrire que pour eux seuls. Ils conçoivent une période
par le mot qui la commence, et par une période tout un chapitre : leur
avez-vous lu un seul endroit de l'ouvrage, c'est assez, ils sont dans le fait
et entendent l'ouvrage. Un tissu d'énigmes leur serait une lecture divertissante
; et c'est une perte pour eux que ce style estropié qui les enlève
soit rare, et que peu d'écrivains s'en accommodent. Les comparaisons tirées
d'un fleuve dont le cours, quoique rapide, est égal et uniforme, ou d'un
embrasement qui, poussé par les vents, s'épand au loin dans une
forêt où il consume les chênes et les pins, ne leur fournissent
aucune idée de l'éloquence. Montrez-leur un feu grégeois
qui les surprenne, ou un éclair qui les éblouisse, ils vous quittent
du bon et du beau.
Quelle prodigieuse distance entre un bel ouvrage, et un ouvrage parfait ou
régulier ! Je ne sais s'il s'en est encore trouvé de ce dernier
genre. Il est peut-être moins difficile aux rares génies de rencontrer
le grand et le sublime, que d'éviter toute sorte de fautes. Le Cid n'a
eu qu'une voix pour lui à sa naissance, qui a été celle de
l'admiration ; il s'est vu plus fort que l'autorité et la politique, qui
ont tenté vainement de le détruire ; il a réuni en sa faveur
des esprits toujours partagés d'opinions et de sentiments ; les grands
et le peuple : ils s'accordent tous à le savoir de mémoire, et à
prévenir au théâtre les acteurs qui le récitent. Le
Cid enfin est l'un des plus beaux poèmes que l'on puisse faire ; et l'une
des meilleurs critiques qui aient été faites sur aucun sujet est
celle du Cid.
31 ( Édition 8.)
Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des
sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger
l'ouvrage ; il est bon, et fait de main d'ouvrier.
32 ( Édition 4.)
Capys, qui s'érige en juge du beau style et qui croit écrire comme
Bouhours et Rabutin, résiste à la voix (77) du peuple, et dit tout
seul que Damis n'est pas un bon auteur. Damis cède à la multitude,
et dit ingénument avec le public que Capys est froid écrivain.
33 ( Édition 4.)
Le devoir du nouvelliste est de dire : " Il y a un tel livre qui court, et
qui est imprimé chez Cramoisy en tel caractère, il est bien relié
et en beau papier, il se vend tant " ; il doit savoir jusques à l'enseigne
du libraire qui le débite : sa folie est d'en vouloir faire la critique.
Le sublime du nouvelliste est le raisonnement creux sur la politique.
Le nouvelliste se couche le soir tranquillement sur une nouvelle qui se corrompt
la nuit, et qu'il est obligé d'abandonner le matin à son réveil.
34 ( Édition 4.)
Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits
à en démêler les vices et le ridicule ; s'il donne quelque
tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur,
que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour
nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein.
Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure, s'ils disent magistralement
qu'ils ont lu son livre, et qu'il y a de l'esprit ; mais il leur renvoie tous
leurs éloges, qu'il n'a pas cherchés par son travail et par ses
veilles. Il porte plus haut ses projets et agit pour une fin plus relevée
: il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges,
et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs.
35 ( Édition 4.)
Les sots lisent un livre, et ne l'entendent point ; les esprits médiocres
croient l'entendre parfaitement ; les grands esprits ne l'entendent quelquefois
pas tout entier : ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair
ce qui est clair ; les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l'est point,
et ne pas entendre ce qui est fort intelligible.
36 ( Édition 4.)
Un auteur cherche vainement à se faire admirer par son ouvrage. Les sots
admirent quelquefois, mais ce sont des sots. Les personnes d'esprit ont en eux
les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments, rien
ne leur est nouveau ; ils admirent peu, ils approuvent.
37 ( Édition 4.)
Je ne sais si l'on pourra jamais mettre dans des lettres plus d'esprit, plus de
tour, plus d'agrément et plus de style que l'on en voit dans celles de
Balzac et de Voiture ; elles sont vides de sentiments qui n'ont régné
que depuis leur temps, et qui doivent aux femmes leur naissance. Ce sexe va plus
loin que le nôtre dans ce genre d'écrire. Elles trouvent sous leur
plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un
long travail et d'une pénible recherche ; elles sont heureuses dans le
choix des termes, qu'elles placent si juste, que tout connus qu'ils sont, ils
ont le charme de la nouveauté, semblent être faits seulement pour
l'usage où elles les mettent ; il n'appartient qu'à elles de faire
lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une
pensée qui est délicate ; elles ont un enchaînement de discours
inimitable, qui se suit naturellement, et qui n'est lié que par le sens.
Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres
de quelques-unes d'entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans
notre langue de mieux écrit.
38 ( Édition 4.)
Il n'a manqué à Térence que d'être moins froid : quelle
pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance,
quels caractères ! Il n'a manqué à Molière que d'éviter
le jargon et le barbarisme, et d'écrire purement : quel feu, quelle naïveté,
quelle source de la bonne plaisanterie, quelle imitation des murs, quelles
images, et quel fléau du ridicule ! Mais quel homme on aurait pu faire
de ces deux comiques !
39 ( Édition 5.)
J'ai lu Malherbe et Théophile. Ils ont tous deux connu la nature, avec
cette différence que le premier d'un style plein et uniforme, montre tout
à la fois ce qu'elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf
et de plus simple ; il en fait la peinture ou l'histoire. L'autre, sans choix,
sans exactitude, d'une plume libre et inégale, tantôt charge ses
descriptions, s'appesantit sur les détails : il fait une anatomie ; tantôt
il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature : il en fait le roman.
40 ( Édition 5.)
Ronsard et Balzac ont eu, chacun dans leur genre, assez de bon et de mauvais pour
former après eux de très grands hommes en vers et en prose.
41 ( Édition 5.)
Marot, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis Ronsard
: il n'y a guère, entre ce premier et nous, que la différence de
quelques mots.
42 ( Édition 5.)
Ronsard et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu'ils ne lui ont
servi : ils l'ont retardé dans le chemin de la perfection ; ils l'ont exposé
à la manquer pour toujours et n'y plus revenir. Il est étonnant
que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n'aient su faire de Ronsard,
d'ailleurs plein de verve et d'enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard
et que Marot ; et, au contraire, que Belleau, Jodelle, et du Bartas, aient été
sitôt suivis d'un Racan et d'un Malherbe, et que notre langue, à
peine corrompue, se soit vue réparée.
43 ( Édition 5.)
Marot et Rabelais sont inexcusables d'avoir semé l'ordure dans leurs écrits
: tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s'en passer,
même à l'égard de ceux qui cherchent moins à admirer
qu'à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incompréhensible
: son livre est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable ; c'est
une chimère, c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue
de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme ; c'est un monstrueux
assemblage d'une morale fine et ingénieuse, et d'une sale corruption. Où
il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c'est le charme de
la canaille ; où il est bon, il va jusques à l'exquis et à
l'excellent, il peut être le mets des plus délicats.
44 ( Édition 5.)
Deux écrivains dans leurs ouvrages ont blâmé Montaigne, que
je ne crois pas, aussi bien qu'eux, exempt de toute sorte de blâme : il
paraît que tous deux ne l'ont estimé en nulle manière. L'un
ne pensait pas assez pour goûter un auteur qui pense beaucoup ; l'autre
pense trop subtilement pour s'accommoder de pensées qui sont naturelles.
45 ( Édition 5.)
Un style grave, sérieux, scrupuleux, va fort loin : on lit Amyot et Coeffeteau
; lequel lit-on de leurs contemporains ? Balzac, pour les termes et pour l'expression,
est moins vieux que Voiture, mais si ce dernier, pour le tour, pour l'esprit et
pour le naturel ; n'est pas moderne, et ne ressemble en rien à nos écrivains,
c'est qu'il leur a été plus facile de le négliger que de
l'imiter ; et que le petit nombre de ceux qui courent après lui ne peut
l'atteindre.
46 ( Édition 1.)
Le H** G** est immédiatement au-dessous de rien. Il y a bien d'autres ouvrages
qui lui ressemblent. Il y a autant d'invention à s'enrichir par un sot
livre qu'il y a de sottise à l'acheter : c'est ignorer le goût du
peuple que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises.
47
( Édition 1.)L'on voit bien que l'Opéra est l'ébauche d'un
grand spectacle ; il en donne l'idée.
( Édition 1.)Je ne sais pas comment l'Opéra, avec une musique
si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à m'ennuyer.
( Édition 1.)Il y a des endroits dans l'Opéra qui laissent en
désirer d'autres ; il échappe quelquefois de souhaiter la fin de
tout le spectacle : c'est faute de théâtre, d'action, et de choses
qui intéressent.
( Édition 4.)L'Opéra jusques à ce jour n'est pas un poème,
ce sont des vers ; ni un spectacle, depuis que les machines ont disparu par le
bon ménage d'Amphion et de sa race : c'est un concert, ou ce sont des voix
soutenues par des instruments. C'est prendre le change, et cultiver un mauvais
goût, que de dire, comme l'on fait, que la machine n'est qu'un amusement
d'enfants, et qui ne convient qu'aux Marionnettes ; elle augmente et embellit
la fiction, soutient dans les spectateurs cette douce illusion qui est tout le
plaisir du théâtre ; où elle jette encore le merveilleux.
Il ne faut point de vols, ni de chars, ni de changements, aux Bérénices
et à Pénélope : il en faut aux Opéras, et le propre
de ce spectacle est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal
enchantement.
48 ( Édition 4.)
Ils ont fait le théâtre, ces empressés, les machines, les
ballets, les vers, la musique, tout le spectacle, jusqu'à la salle où
s'est donné le spectacle, j'entends le toit et les quatre murs dès
leurs fondements. Qui doute que la chasse sur l'eau, l'enchantement de la Table,
la merveille du Labyrinthe ne soient encore de leur invention ? J'en juge par
le mouvement qu'ils se donnent, et par l'air content dont ils s'applaudissent
sur tout le succès. Si je me trompe, et qu'ils n'aient contribué
en rien à cette fête si superbe, si galante, si longtemps soutenue,
et où un seul a suffi pour le projet et pour la dépense, j'admire
deux choses : la tranquillité et le flegme de celui qui a tout remué,
comme l'embarras et l'action de ceux qui n'ont rien fait.
49 ( Édition 4.)
Les connaisseurs, ou ceux qui se croient tels, se donnent voix délibérative
et décisive sur les spectacles, se cantonnent aussi, et se divisent en
des partis contraires, dont chacun, poussé par un tout autre intérêt
que par celui du public ou de l'équité, admire un certain poème
ou une certaine musique, et siffle tout autre. Ils nuisent également, par
cette chaleur à défendre leurs préventions, et à la
faction opposée et à leur propre cabale ; ils découragent
par mille contradictions les poètes et les musiciens, retardent les progrès
des sciences et des arts, en leur ôtant le fruit qu'ils pourraient tirer
de l'émulation et de la liberté qu'auraient plusieurs excellents
maîtres de faire, chacun dans leur genre et selon leur génie, de
très bons ouvrages.
50 ( Édition 4.)
D'où vient que l'on rit si librement au théâtre, et que l'on
a honte d'y pleurer ? Est-il moins dans la nature de s'attendrir sur le pitoyable
que d'éclater sur le ridicule ? Est-ce l'altération des traits qui
nous retient ? Elle est plus grande dans un ris immodéré que dans
la plus amère douleur, et l'on détourne son visage pour rire comme
pour pleurer en la présence des grands et de tous ceux que l'on respecte.
Est-ce une peine que l'on sent à laisser voir que l'on est tendre, et à
marquer quelque faiblesse, surtout en un sujet faux, et dont il semble que l'on
soit la dupe ? Mais sans citer les personnes graves ou les esprits forts qui trouvent
du faible dans un ris excessif comme dans les pleurs, et qui se les défendent
également, qu'attend-on d'une scène tragique ? qu'elle fasse rire
? Et d'ailleurs la vérité n'y règne-t-elle pas aussi vivement
par ses images que dans le comique ? l'âme ne va-t-elle pas jusqu'au vrai
dans l'un et l'autre genre avant que de s'émouvoir ? est-elle même
si aisée à contenter ? ne lui faut-il pas encore le vraisemblable
? Comme donc ce n'est point une chose bizarre d'entendre s'élever de tout
un amphithéâtre un ris universel sur quelque endroit d'une comédie,
et que cela suppose au contraire qu'il est plaisant et très naïvement
exécuté, aussi l'extrême violence que chacun se fait à
contraindre ses larmes, et le mauvais ris dont on veut les couvrir prouvent clairement
que l'effet naturel du grand tragique serait de pleurer tous franchement et de
concert à la vue l'un de l'autre, et sans autre embarras que d'essuyer
ses larmes, outre qu'après être convenu de s'y abandonner, on éprouverait
encore qu'il y a souvent moins lieu de craindre de pleurer au théâtre
que de s'y morfondre.
51 ( Édition 6.)
Le poème tragique vous serre le cur dès son commencement,
vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer
et le temps de vous remettre, ou s'il vous donne quelque relâche, c'est
pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes.
Il vous conduit à la terreur par la pitié, ou réciproquement
à la pitié par le terrible, vous mène par les larmes, par
les sanglots, par l'incertitude, par l'espérance, par la crainte, par les
surprises et par l'horreur jusqu'à la catastrophe. Ce n'est donc pas un
tissu de jolis sentiments, de déclarations tendres, d'entretiens galants,
de portraits agréables, de mots doucereux, ou quelquefois assez plaisants
pour faire rire, suivi à la vérité d'une dernière
scène où les mutins n'entendent aucune raison, et où, pour
la bienséance, il y a enfin du sang répandu, et quelque malheureux
à qui il en coûte la vie.
52 ( Édition 5.)
Ce n'est point assez que les murs du théâtre ne soient point
mauvaises, il faut encore qu'elles soient décentes et instructives. Il
peut y avoir un ridicule si bas et si grossier, ou même si fade et si indifférent,
qu'il n'est ni permis au poète d'y faire attention, ni possible aux spectateurs
de s'en divertir. Le paysan ou l'ivrogne fournit quelques scènes à
un farceur ; il n'entre qu'à peine dans le vrai comique : comment pourrait-il
faire le fond ou l'action principale de la comédie ? " Ces caractères,
dit-on, sont naturels. " Ainsi, par cette règle, on occupera bientôt
tout l'amphithéâtre d'un laquais qui siffle, d'un malade dans sa
garde-robe, d'un homme ivre qui dort ou qui vomit : y a-t-il rien de plus naturel
? C'est le propre d'un efféminé de se lever tard, de passer une
partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de
se mettre des mouches, de recevoir des billets et d'y faire réponse. Mettez
ce rôle sur la scène. Plus longtemps vous le ferez durer, un acte,
deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original ; mais plus
aussi il sera froid et insipide.
53 ( Édition 1.)
Il semble que le roman et la comédie pourraient être aussi utiles
qu'ils sont nuisibles. L'on y voit de si grands exemples de constance, de vertu,
de tendresse et de désintéressement, de si beaux et de si parfaits
caractères, que quand une jeune personne jette de là sa vue sur
tout ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets indignes et fort au-dessous
de ce qu'elle vient d'admirer, je m'étonne qu'elle soit capable pour eux
de la moindre faiblesse.
54 ( Édition 1.)
Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il
excelle : il a pour lors un caractère original et inimitable ; mais il
est inégal. Ses premières comédies sont sèches ; languissantes,
et ne laissaient pas espérer qu'il dût ensuite aller si loin ; comme
ses dernières font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut.
Dans quelques-unes de ses meilleurs pièces, il y a des fautes inexcusables
contre les murs, un style de déclamateur qui arrête l'action
et la fait languir, des négligences dans les vers et dans l'expression
qu'on ne peut comprendre en un si grand homme. Ce qu'il y a eu en lui de plus
éminent, c'est l'esprit, qu'il avait sublime, auquel il a été
redevable de certains vers, les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs, de
la conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois hasardée contre
les règles des anciens, et enfin de ses dénouements ; car il ne
s'est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité
: il a aimé au contraire à charger la scène d'événements
dont il est presque toujours sorti avec succès ; admirable surtout par
l'extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour
le dessein entre un si grand nombre de poèmes qu'il a composés.
Il semble qu'il y ait plus de ressemblance dans ceux de Racine, et qui tendent
un peu plus à une même chose ; mais il est égal, soutenu,
toujours le même partout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces,
qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la
nature, soit pour la versification, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante,
nombreuse, harmonieuse : exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement
la netteté et la simplicité de l'action ; à qui le grand
et le merveilleux n'ont pas même manqué, ainsi qu'à Corneille,
ni le touchant ni le pathétique. Quelle plus grande tendresse que celle
qui est répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et dans les Horaces ?
Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus ? Ces
passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter
sur les théâtres, et qu'on nomme la terreur et la pitié, ont
été connues de ces deux poètes. Oreste, dans l'Andromaque
de Racine, et Phèdre du même auteur, comme l'Oedipe et les Horaces
de Corneille, en sont la preuve. Si cependant il est permis de faire entre eux
quelque comparaison, et les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont eu de plus
propre et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages,
peut-être qu'on pourrait parler ainsi : " Corneille nous assujettit
à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme
aux nôtres ; celui-là peint les hommes comme ils devraient être,
celui-ci les peint tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que l'on
admire, et de ce que l'on doit même imiter ; il y a plus dans le second
de ce que l'on reconnaît dans les autres, ou de ce que l'on éprouve
dans soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise,
instruit ; l'autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu'il
y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est
manié par le premier ; et par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et
de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes,
des règles, des préceptes ; et dans celui-ci, du goût et des
sentiments. L'on est plus occupé aux pièces de Corneille ; l'on
est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine. Corneille
est plus moral, Racine plus naturel. Il semble que l'un imite Sophocle, et que
l'autre doit plus à Euripide " .
55
( Édition 1.) Le peuple appelle éloquence la facilité que
quelques-uns ont de parler seuls et longtemps, jointe à l'emportement du
geste, à l'éclat de la voix, et à la force des poumons. Les
pédants ne l'admettent aussi que dans le discours oratoire, et ne la distinguent
pas de l'entassement des figures, de l'usage des grands mots, et de la rondeur
des périodes.
( Édition 1.) Il semble que la logique est l'art de convaincre de quelque
vérité ; et l'éloquence un don de l'âme, lequel nous
rend maîtres du cur et de l'esprit des autres ; qui fait que nous
leur inspirons ou que nous leur persuadons tout ce qui nous plaît.
( Édition 1.) L'éloquence peut se trouver dans les entretiens
et dans tout genre d'écrire. Elle est rarement où on la cherche,
et elle est quelquefois où on ne la cherche point.
( Édition 4.) L'éloquence est au sublime ce que le tout est à
sa partie.
( Édition 4.) Qu'est-ce que le sublime ? Il ne paraît pas qu'on
l'ait défini. Est-ce une figure ? Naît-il des figures, ou du moins
de quelques figures ? Tout genre d'écrire reçoit-il le sublime,
ou s'il n'y a que les grands sujets qui en soient capables ? Peut-il briller autre
chose dans l'églogue qu'un beau naturel, et dans les lettres familières
comme dans les conversations qu'une grande délicatesse ? ou plutôt
le naturel et le délicat ne sont-ils pas le sublime des ouvrages dont ils
font la perfection ? Qu'est-ce que le sublime ? Où entre le sublime ?
( Édition 4.) Les synonymes sont plusieurs dictions ou plusieurs phrases
différentes qui signifient une même chose. L'antithèse est
une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l'une à
l'autre. La métaphore ou la comparaison emprunte, d'une chose étrangère
une image sensible et naturelle d'une vérité. L'hyperbole exprime
au delà de la vérité pour ramener l'esprit à la mieux
connaître. Le sublime ne peint que la vérité, mais en un sujet
noble ; il la peint tout entière, dans sa cause et dans son effet ; il
est l'expression ou l'image la plus digne de cette vérité. Les esprits
médiocres ne trouvent point l'unique expression, et usent de synonymes.
Les jeunes gens sont éblouis de l'éclat de l'antithèse, et
s'en servent. Les esprits justes, et qui aiment à faire des images qui
soient précises, donnent naturellement dans la comparaison et la métaphore.
Les esprits vifs, pleins de feu, et qu'une vaste imagination emporte hors des
règles et de la justesse, ne peuvent s'assouvir de l'hyperbole. Pour le
sublime, il n'y a, même entre les grands génies, que les plus élevés
qui en soient capables.
56 ( Édition 7.)
Tout écrivain, pour écrire nettement, doit se mettre à la
place de ses lecteurs, examiner son propre ouvrage comme quelque chose qui lui
est nouveau, qu'il lit pour la première fois, où il n'a nulle part,
et que l'auteur aurait soumis à sa critique ; et se persuader ensuite qu'on
n'est pas entendu seulement à cause que l'on s'entend soi-même, mais
parce qu'on est en effet intelligible.
57 ( Édition 4.)
L'on n'écrit que pour être entendu ; mais il faut du moins en écrivant
faire entendre de belles choses. L'on doit avoir une diction pure, et user de
termes qui soient propres, il est vrai ; mais il faut que ces termes si propres
expriment des pensées nobles, vives, solides, et qui renferment un très
beau sens. C'est faire de la pureté et de la clarté du discours
un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse,
qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté. Que sert aux lecteurs
de comprendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles,
quelquefois fades et communes, et d'être moins incertains de la pensée
d'un auteur qu'ennuyés de son ouvrage ?
Si l'on jette quelque profondeur dans certains écrits, si l'on affecte
une finesse de tour, et quelquefois une trop grande délicatesse, ce n'est
que par la bonne opinion qu'on a de ses lecteurs.
58 ( Édition 4.)
L'on a cette incommodité à essuyer dans la lecture des livres faits
par des gens de parti et de cabale, que l'on n'y voit pas toujours la vérité.
Les faits y sont déguisés, les raisons réciproques n'y sont
point rapportées dans toute leur force, ni avec une entière exactitude
; et, ce qui use la plus longue patience, il faut lire un grand nombre de termes
durs et injurieux que se disent des hommes graves, qui d'un point de doctrine
ou d'un fait contesté se font une querelle personnelle. Ces ouvrages ont
cela de particulier qu'ils ne méritent ni le cours prodigieux qu'ils ont
pendant un certain temps, ni le profond oubli où ils tombent lorsque, le
feu et la division venant à s'éteindre, ils deviennent des almanachs
de l'autre année.
59 ( Édition 7.)
La gloire ou le mérite de certains hommes est de bien écrire ; et
de quelques autres, c'est de n'écrire point.
60 ( Édition 4.)
L'on écrit régulièrement depuis vingt années ; l'on
est esclave de la construction ; l'on a enrichi la langue de nouveaux mots, secoué
le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement française
; l'on a presque retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avaient les
premiers rencontré, et que tant d'auteurs depuis eux ont laissé
perdre ; l'on a mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la netteté
dont il est capable : cela conduit insensiblement à y mettre de l'esprit.
61 ( Édition 4.)
Il y a des artisans ou des habiles dont l'esprit est aussi vaste que l'art et
la science qu'ils professent ; ils lui rendent avec avantage, par le génie
et par l'invention, ce qu'ils tiennent d'elle et de ses principes ; ils sortent
de l'art pour l'ennoblir, s'écartent des règles si elles ne les
conduisent pas au grand et au sublime ; ils marchent seuls et sans compagnie,
mais ils vont fort haut et pénètrent fort loin, toujours sûrs
et confirmés par le succès des avantages que l'on tire quelquefois
de l'irrégularité. Les esprits justes, doux, modérés,
non seulement ne les atteignent pas, ne les admirent pas, mais ils ne les comprennent
point, et voudraient encore moins les imiter ; ils demeurent tranquilles dans
l'étendue de leur sphère, vont jusques à un certain point
qui fait les bornes de leur capacité et de leurs lumières ; ils
ne vont pas plus loin, parce qu'ils ne voient rien au delà ; ils ne peuvent
au plus qu'être les premiers d'une seconde classe, et exceller dans le médiocre.
62 ( Édition 5.)
Il y a des esprits, si je l'ose dire, inférieurs et subalternes, qui ne
semblent faits que pour être le recueil, le registre, ou le magasin de toutes
les productions des autres génies : ils sont plagiaires, traducteurs, compilateurs
; ils ne pensent point, ils disent ce que les auteurs ont pensé ; et comme
le choix des pensées est invention, ils l'ont mauvais, peu juste, et qui
les détermine plutôt à rapporter beaucoup de choses, que d'excellentes
choses ; ils n'ont rien d'original et qui soit à eux ; ils ne savent que
ce qu'ils ont appris, et ils n'apprennent que ce que tout le monde veut bien ignorer,
une science aride, dénuée d'agrément et d'utilité,
qui ne tombe point dans la conversation, qui est hors de commerce, semblable à
une monnaie qui n'a point de cours : on est tout à la fois étonné
de leur lecture et ennuyé de leur entretien ou de leurs ouvrages. Ce sont
ceux que les grands et le vulgaire confondent avec les savants, et que les sages
renvoient au pédantisme.
63 ( Édition 7.)
La critique souvent n'est pas une science ; c'est un métier, où
il faut plus de santé que d'esprit, plus de travail que de capacité,
plus d'habitude que de génie. Si elle vient d'un homme qui ait moins de
discernement que de lecture, et qu'elle s'exerce sur de certains chapitres, elle
corrompt et les lecteurs et l'écrivain.
64 ( Édition 6.)
Je conseille à un auteur né copiste, et qui a l'extrême modestie
de travailler d'après quelqu'un, de ne se choisir pour exemplaires que
ces sortes d'ouvrages où il entre de l'esprit, de l'imagination, ou même
de l'érudition : s'il n'atteint pas ses originaux, du moins il en approche,
et il se fait lire. Il doit au contraire éviter comme un écueil
de vouloir imiter ceux qui écrivent par humeur, que le cur fait parler,
à qui il inspire les termes et les figures, et qui tirent, pour ainsi dire,
de leurs entrailles tout ce qu'ils expriment sur le papier : dangereux modèles
et tout propres à faire tomber dans le froid, dans le bas et dans le ridicule
ceux qui s'ingèrent de les suivre. En effet, je rirais d'un homme qui voudrait
sérieusement parler mon ton de voix, ou me ressembler de visage.
65 ( Édition 1.)
Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans
la satire ; les grands sujets lui sont défendus : il les entame quelquefois,
et se détourne ensuite sur de petites choses, qu'il relève par la
beauté de son génie et de son style.
66 ( Édition 1.)
Il faut éviter le style vain et puéril, de peur de ressembler à
Dorilas et Handburg : l'on peut au contraire en une sorte d'écrits hasarder
de certaines expressions, user de termes transposés et qui peignent vivement,
et plaindre ceux qui ne sentent pas le plaisir qu'il y a à s'en servir
ou à les entendre.
67 ( Édition 1.)
Celui qui n'a égard en écrivant qu'au goût de son siècle
songe plus à sa personne qu'à ses écrits : il faut toujours
tendre à la perfection, et alors cette justice qui nous est quelquefois
refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la
rendre.
68 ( Édition 1.)
Il ne faut point mettre un ridicule où il n'y en a point : c'est se gâter
le goût, c'est corrompre son jugement et celui des autres ; mais le ridicule
qui est quelque part, il faut l'y voir, l'en tirer avec grâce, et d'une
manière qui plaise et qui instruise.
69 ( Édition 1.)
Horace ou Despréaux l'a dit avant vous. - Je le crois sur votre parole
; mais je l'ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose
vraie, et que d'autres encore penseront après moi ?
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