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Auteurs
LE MANUEL DU STOÏCIEN
PENSÉES ET ENTRETIENS
PAR
ÉPICTECTE
Traduction (1715) par André Dacier (1651-1722).
PENSÉES
I
De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n'en
dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements,
nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions.
II
Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation,
les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de
nos actions.
III
Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut
ni les arrêter, ni leur faire obstacle ; celles qui n'en dépendent
pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles
et à mille inconvénients, et entièrement étrangères.
IV
Souviens-toi donc que, si tu crois libres les choses qui de leur nature sont esclaves,
et propres à toi celles qui dépendent d'autrui, tu rencontreras
à chaque pas des obstacles, tu seras affligé, troublé, et
tu te plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu crois tien ce qui t'appartient
en propre, et étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te
forcera à faire ce que tu ne veux point, ni ne t'empêchera de faire
ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n'accuseras personne ; tu
ne feras rien, pas même la plus petite chose, malgré toi ; personne
ne te fera aucun mal, et tu n'auras point d'ennemi, car il ne t'arrivera rien
de nuisible.
V
Aspirant donc à de si grands biens, souviens-toi que tu ne dois pas travailler
médiocrement pour les acquérir, et que, en ce qui concerne les choses
extérieures, tu dois entièrement renoncer aux unes, et remettre
les autres à un autre temps. Car si tu cherches à les accorder ensemble,
et que tu poursuives et ces véritables biens et les richesses et les dignités,
peut-être n'obtiendras-tu même pas ces dernières, pour avoir
désiré les autres ; mais certainement tu manqueras d'acquérir
les biens qui peuvent seuls faire ta liberté et ton bonheur.
VI
Ainsi, devant toute imagination pénible, sois prêt à dire
: « Tu n'es qu'une imagination, et nullement ce que tu parais. » Ensuite,
examine-la bien, approfondis-la, et, pour la sonder, sers-toi des règles
que tu as apprises, surtout de la première, qui est de savoir si la chose
qui te fait de la peine est du nombre de celles qui dépendent de nous,
ou de celles qui n'en dépendent pas ; et, si elle est du nombre de celles
qui ne sont pas en notre pouvoir, dis-toi sans balancer : « Cela ne me regarde
pas. »
VII
Souviens-toi que la fin de tes désirs, c'est d'obtenir ce que tu désires,
et que la fin de tes craintes, c'est d'éviter ce que tu crains. Celui qui
n'obtient pas ce qu'il désire est malheureux, et celui qui tombe dans ce
qu'il craint est misérable. Si tu n'as donc de l'aversion que pour ce qui
est contraire à ton véritable bien, et qui dépend de toi,
tu ne tomberas jamais dans ce que tu crains. Mais si tu crains la mort, la maladie
ou la pauvreté, tu seras misérable. Transporte donc tes craintes,
et fais-les tomber des choses qui ne dépendent point de nous, sur celles
qui en dépendent ; et, pour tes désirs, supprime-les entièrement
pour le moment. Car, si tu désires quelqu'une des choses qui ne sont pas
en notre pouvoir, tu seras nécessairement malheureux ; et, pour les choses
qui sont en notre pouvoir, tu n'es pas encore en état de connaître
celles qu'il est bon de désirer. En attendant donc que tu le sois, contente-toi
de rechercher ou de fuir les choses, mais doucement, toujours avec des réserves,
et sans te hâter.
VIII
Devant chacune des choses qui te divertissent, qui servent à tes besoins,
ou que tu aimes, n'oublie pas de te dire en toi-même ce qu'elle est véritablement.
Commence par les plus petites. Si tu aimes un pot de terre, dis-toi que tu aimes
un pot de terre ; et, s'il se casse, tu n'en seras point troublé. Si tu
aimes ton fils ou ta femme, dis-toi à toi-même que tu aimes un être
mortel ; et s'il vient à mourir, tu n'en seras point troublé.
IX
Quand tu es sur le point d'entreprendre une chose, mets-toi bien dans l'esprit
ce qu'est la chose que tu vas faire. Si tu vas te baigner, représente-toi
ce qui se passe d'ordinaire dans les bains publics, qu'on s'y jette de l'eau,
qu'on s'y pousse, qu'on y dit des injures, qu'on y vole. Tu iras ensuite plus
sûrement à ce que tu veux faire, si tu te dis auparavant : «
Je veux me baigner, mais je veux aussi conserver ma liberté et mon indépendance,
véritable apanage de ma nature. » Et de même sur chaque chose
qui arrivera. Car, de cette manière, si quelque obstacle t'empêche
de te baigner, tu auras cette réflexion toute prête : « Je
ne voulais pas seulement me baigner, mais je voulais aussi conserver ma liberté
et mon indépendance ; et je ne les conserverais point, si je me fâchais.
»
X
Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu'ils
en ont. Par exemple, la mort n'est point un mal, car, si elle en était
un, elle aurait paru telle à Socrate, mais l'opinion qu'on a que la
mort est un mal, voilà le mal. Lors donc que nous sommes contrariés,
troublés ou tristes, n'en accusons point d'autres que nous-mêmes,
c'est-à-dire nos opinions.
XI
Accuser les autres de ses malheurs, cela est d'un ignorant ; n'en accuser que
soi-même, cela est d'un homme qui commence à s'instruire ; et n'en
accuser ni soi-même ni les autres, cela est d'un homme déjà
instruit.
XII
Ne te glorifie jamais d'aucun avantage étranger. Si un cheval disait avec
orgueil : « Je suis beau, » cela serait supportable ; mais toi, quand
tu dis avec fierté : « J'ai un beau cheval, » sache que c'est
d'avoir un beau cheval que tu te glorifies. Qu'y a-t-il donc là qui soit
à toi ? L'usage que tu fais de ton imagination. C'est pourquoi lorsque,
dans l'usage que tu feras de ton imagination, tu suivras la nature, alors tu pourras
te glorifier, car tu te glorifieras d'un bien qui est à toi.
XIII
Si, dans un voyage sur mer, ton vaisseau entre dans un port, et que l'on t'envoie
faire de l'eau, tu peux, chemin faisant, ramasser un coquillage ou cueillir un
champignon, mais tu dois avoir toujours ta pensée à ton vaisseau,
et tourner souvent la tête, de peur que le pilote ne t'appelle, et, s'il
t'appelle, il faut jeter tout et courir, de peur que, si tu fais attendre, on
ne te jette dans le vaisseau pieds et poings liés comme une bête.
Il en est de même dans le voyage de cette vie : si, au lieu d'un coquillage
ou d'un champignon, on te donne une femme ou un enfant, tu peux les prendre ;
mais, si le pilote t'appelle, il faut courir au vaisseau et tout quitter, sans
regarder derrière toi. Et, si tu es vieux, ne t'éloigne pas trop
du navire, de peur que le pilote venant à t'appeler tu ne sois pas en état
de le suivre.
XIV
Ne demande point que les choses arrivent comme tu les désires, mais désire
qu'elles arrivent comme elles arrivent, et tu prospéreras toujours.
XV
La maladie est un obstacle pour le corps, mais non pour la volonté, à
moins que celle-ci ne faiblisse. « Je suis boiteux. » Voilà
un empêchement pour mon pied ; mais pour ma volonté, point du tout.
Sur tous les accidents qui t'arriveront, dis-toi la même chose ; et tu trouveras
que c'est toujours un empêchement pour quelque autre chose, et non pas pour
toi.
XVI
A chaque objet qui se présente, souviens-toi de rentrer en toi-même
et d'y chercher quelle vertu tu as pour bien user de cet objet. Si tu vois un
beau garçon ou une belle fille, tu trouveras contre ces objets une vertu,
qui est la continence. Si c'est quelque peine, quelque travail, tu trouveras le
courage ; si ce sont des injures, des affronts, tu trouveras la résignation
et la patience. Si tu t'accoutumes ainsi à déployer sur chaque accident
la vertu que la nature t'a donnée pour le combattre, tes imaginations ne
t'emporteront jamais.
XVII
Ne dis jamais, sur quoi que ce soit : « J'ai perdu cela » mais : «
Je l'ai rendu. » Ton fils est mort ? tu l'as rendu. Ta femme est morte ?
tu l'as rendue. On t'a pris ta terre ? voilà encore une restitution que
tu as faite. -- Mais celui qui me l'a prise est un méchant. -- Que t'importe
par les mains de qui celui qui te l'a donnée a voulu te la retirer ? Pendant
qu'il te la laisse, uses-en comme d'une chose qui ne t'appartient point, comme
les voyageurs usent des hôtelleries.
XVIII
Si tu veux avancer dans l'étude de la sagesse, laisse la tous ces raisonnements
: « Si je néglige mes affaires, je serai bientôt ruiné
et je n'aurai pas de quoi vivre ; si je ne châtie pas mon esclave, il deviendra
méchant. » Car il vaut mieux mourir de faim après avoir banni
les soucis et les craintes, que de vivre dans l'abondance avec inquiétude
et avec chagrin. Il vaut mieux que ton esclave soit méchant, que toi misérable.
Commence donc par les petites choses. On a renversé ton huile ? on t'a
dérobé ton vin ? Dis-toi : « C'est à ce prix que l'on
achète la tranquillité, c'est à ce prix que l'on achète
la liberté ; on n'a rien pour rien. » Quand tu appelleras ton esclave,
pense qu'il peut ne pas t'entendre, ou que, t'ayant entendu, il peut ne rien faire
de ce que tu lui as commandé. « Mais, diras-tu, mon esclave se trouvera
fort mal de ma patience et deviendra incorrigible. » -- Oui, mais tu t'en
trouveras fort bien, puisque, grâce à lui, tu apprendras à
te mettre hors d'inquiétude et de trouble.
XIX
Si tu veux avancer dans l'étude de la sagesse, ne refuse point, sur les
choses extérieures, de passer pour imbécile et pour insensé.
XX
Ne cherche point à passer pour savant, et, si tu passes pour un personnage
dans l'esprit de quelques-uns, défie-toi de toi-même. Sache qu'il
n'est pas facile de conserver à la fois et ta volonté conforme à
la nature et les choses du dehors ; mais il faut de toute nécessité
qu'en t'attachant à l'un, tu négliges l'autre.
XXI
Si tu veux que tes enfants et ta femme et tes amis vivent toujours, tu es fou
; car tu veux que les choses qui ne dépendent point de toi en dépendent,
et que ce qui est à autrui soit à toi. De même, si tu veux
que ton esclave ne fasse jamais de faute, tu es fou ; car tu veux que le vice
ne soit plus vice, mais autre chose. Veux-tu n'être pas frustré dans
tes désirs ? Tu le peux : ne désire que ce qui dépend de
toi.
XXII
Le véritable maître de chacun de nous est celui qui a le pouvoir
de nous donner ou de nous ôter ce que nous voulons ou ne voulons pas. Que
tout homme donc, qui veut être libre, ne veuille et ne fuie rien de tout
ce qui dépend des autres, sinon il sera nécessairement esclave.
XXIII
Souviens-toi que tu dois te conduire dans la vie comme dans un festin. Un plat
est-il venu jusqu'à toi ? étendant ta main avec décence,
prends-en modestement. Le retire-t-on ? ne le retiens point. N'est-il point encore
venu ? n'étends pas au loin ton désir, mais attends que le plat
arrive enfin de ton côté. Uses-en ainsi avec des enfants, avec une
femme, avec les charges et les dignités, avec les richesses, et tu seras
digne d'être admis à la table même des dieux. Et si tu ne prends
pas ce qu'on t'offre, mais le rejettes et le méprises, alors tu ne seras
pas seulement le convive des dieux, mais leur égal, et tu régneras
avec eux. C'est en agissant ainsi que Diogène, Héraclite et quelques
autres ont mérité d'être appelés des hommes divins,
comme ils l'étaient en effet.
XXIV
Quand tu vois quelqu'un qui pleure, soit parce qu'il est en deuil, soit parce
que son fils est au loin, soit parce qu'il a perdu ses biens, prends garde que
ton imagination ne t'emporte et ne te séduise en te persuadant que cet
homme est effectivement malheureux à cause de ces choses extérieures
; mais fais en toi-même cette distinction, que ce qui l'afflige, ce n'est
point l'accident qui lui est arrivé, car un autre n'en est point ému,
mais l'opinion qu'il en a. Si pourtant c'est nécessaire, ne refuse point
de pleurer avec lui et de compatir à sa douleur par tes discours ; mais
prends garde que ta compassion ne passe au dedans et que tu ne sois affligé
véritablement.
XXV
Souviens-toi que tu es acteur dans une pièce, longue ou courte, où
l'auteur a voulu te faire entrer. S'il veut que tu joues le rôle d'un mendiant,
il faut que tu le joues le mieux qu'il te sera possible. De même, s'il veut
que tu joues celui d'un boiteux, celui d'un prince, celui d'un plébéien.
Car c'est à toi de bien jouer le personnage qui t'a été donné
; mais c'est à un autre de te le choisir.
XXVI
Lorsque le corbeau jette un croassement de mauvais augure, que ton imagination
ne t'emporte point, mais aussitôt fais en toi-même une distinction
et dis : « Aucun des malheurs présagés par cet augure ne me
regarde ; ces malheurs regardent ou mon chétif corps, ou mon petit bien,
ou ma petite réputation, ou mes enfants, ou ma femme. Pour moi, il n'y
a que d'heureux présages, si je le veux ; car, quoi qu'il arrive, il dépend
de moi d'en tirer du bien. »
XXVII
Tu peux être invincible, si tu n'engages jamais aucun combat ou il ne dépende
pas absolument de toi de vaincre.
XXVIII
Prends bien garde qu'en voyant quelqu'un comblé d'honneurs, ou élevé
à une grande puissance, ou florissant de quelque autre manière,
prends bien garde, dis-je, qu'emporté et séduit par ton imagination,
tu ne le trouves heureux. Car, si l'essence du véritable bien consiste
dans les choses qui dépendent de nous, ni l'envie, ni l'émulation,
ni la jalousie n'auront plus de lieu, et toi-même, tu ne voudras être
ni général, ni sénateur, ni consul, mais libre ; or, une
seule voie y mène : le mépris des choses qui ne dépendent
point de nous.
XXIX
Souviens-toi que ce n'est ni celui qui te dit des injures, ni celui qui te frappe,
qui t'outrage ; mais c'est l'opinion que tu as d'eux, et qui te les fait regarder
comme des gens dont tu es outragé. Quand quelqu'un donc te chagrine et
t'irrite, sache que ce n'est pas cet homme-là qui t'irrite, mais ton opinion.
Efforce-toi donc, avant tout, de ne pas te laisser emporter par ton imagination
; car, si une fois tu gagnes du temps et quelque délai, tu seras plus facilement
maître de toi-même.
XXX
Que la mort et l'exil et toutes les autres choses qui paraissent terribles soient
tous les jours devant tes yeux, surtout la mort, et tu n'auras jamais de pensée
basse, et tu ne désireras rien avec trop d'ardeur.
XXXI
Tu veux devenir philosophe. Prépare-toi sur-le-champ à être
raillé, et persuade-toi bien que le peuple va te siffler et dire : «
Ce philosophe nous est venu en une nuit. D'où lui vient ce sourcil arrogant
? » Pour toi, n'aie point ce sourcil superbe ; mais attache-toi fortement
aux maximes qui t'ont paru les meilleures et les plus belles. Et souviens-toi
que, si tu y demeures ferme, ceux même qui se sont d'abord moqués
de toi t'admireront ensuite ; au lieu que, si tu cèdes à leurs insultes,
tu en seras doublement moqué.
XXXII
Si jamais il t'arrive de te tourner vers les choses du dehors dans le but de plaire
à quelqu'un, sache que tu es déchu de ton état. Qu'il te
suffise donc, en tout et partout, d'être philosophe. Et si de plus tu veux
le paraître, contente-toi de le paraître à tes propres yeux,
et cela suffit.
XXXIII
Que ces sortes de pensées et de raisonnements ne te troublent point : «
Je serai méprisé ; je ne serai rien dans le monde. » Car,
si le mépris est un mal, tu ne peux être dans le mal par le moyen
d'un autre, non plus que dans le vice. Dépend-il de toi d'avoir les premières
charges ? Dépend-il de toi d'être invité à un festin
? Nullement. Comment se peut-il donc que ce soit encore là un mépris
et un déshonneur pour toi ? Comment se peut-il que tu ne sois rien dans
le monde, toi qui ne dois être quelque chose que dans ce qui dépend
de toi, et en quoi tu peux te rendre très considérable ? «
Mais mes amis seront sans aucun secours de ma part. » -- Qu'est-ce à
dire, sans aucun secours ? Tu ne leur donneras point d'argent ? Tu ne les
feras pas citoyens romains ? Qui donc t'a dit que ces choses sont du nombre de
celles qui sont en notre pouvoir, et qu'elles n'appartiennent pas à d'autres
qu'à nous ? Et qui peut donner aux autres ce qu'il n'a pas lui-même
? « Amasse du bien, dira quelqu'un, afin que nous en ayons aussi. »
-- Si je puis en avoir en conservant la pudeur, la modestie, la fidélité,
la magnanimité, montrez-moi le chemin qu'il faut prendre pour devenir riche,
et je le serai. Mais si vous voulez que je perde mes véritables biens afin
que vous en acquériez de faux, voyez vous-mêmes combien vous tenez
la balance inégale, et à quel point vous êtes ingrats et inconsidérés.
Qu'aimez-vous mieux ? l'argent, ou un ami sage et fidèle ? Ah ! aidez-moi
plutôt à acquérir ces vertus, et n'exigez point que je fasse
des choses qui me les feraient perdre. -- « Mais, diras-tu encore, ma patrie
ne recevra de moi nuls services. » Quels services ? Elle n'aura pas de toi
des portiques ? Elle n'aura pas des bains ? Eh ! qu'est-ce que cela ? Elle n'aura
pas non plus des souliers d'un forgeron, ni des armes d'un cordonnier. Or, il
suffit que chacun remplisse son état et fasse son ouvrage. Mais si, par
ton exemple, tu donnais à ta patrie un autre citoyen sage, modeste et fidèle,
ne lui rendrais-tu aucun service ? Certainement tu lui en rendrais un, et un fort
grand ; tu ne lui serais donc pas inutile. -- « Quel rang aurai-je donc
dans la cité ? » -- Celui que tu pourras obtenir en te conservant
fidèle et modeste. Mais si, voulant la servir, tu perds ces vertus, quels
services tirera-t-elle désormais de toi, quand tu seras devenu impudent
et perfide ?
XXXIV
Quelqu'un t'a été préféré dans un festin, dans
un conseil, dans une visite. Si ce sont là des biens, tu dois te réjouir
de ce qu'ils sont arrivés à ton prochain. Et si ce sont des maux,
ne t'afflige point de ce que tu en es exempt. Mais souviens-toi que, ne faisant
pas, pour obtenir les choses qui ne dépendent point de nous, les démarches
que font ceux qui les obtiennent, il est impossible que tu en sois également
partagé. Car comment celui qui ne va jamais à la porte d'un grand
seigneur en sera-t-il aussi bien traité que celui qui y est tous les jours
? celui qui ne l'accompagne point quand il sort, que celui qui l'accompagne ?
celui qui ne le flatte ni ne le loue, que celui qui ne cesse de le flatter et
de le louer ? Tu es donc injuste et insatiable, si, ne donnant point les choses
avec lesquelles on achète toutes ces faveurs, tu veux les avoir pour rien.
Combien vend-on les laitues au marché ? Une obole. Si donc ton voisin donne
une obole et emporte sa laitue, et que toi, ne donnant point ton obole, tu t'en
retournes sans laitue, ne t'imagine point avoir moins que lui ; car, s'il a sa
laitue, toi, tu as ton obole, que tu n'a pas donnée. Il en est de même
ici. Tu n'as pas été invité à un festin ? C'est que
tu n'as pas payé au maître du festin le prix auquel il le vend. Ce
prix, c'est une louange, une visite, une complaisance, une dépendance.
Donne donc le prix, si la chose t'accommode. Mais si, sans donner le prix, tu
veux avoir la marchandise, tu es insatiable et injuste. N'as-tu donc rien qui
puisse tenir la place de ce festin ou tu n'as point été ? Tu as
certainement quelque chose qui vaut mieux que le festin, c'est de n'avoir pas
loué celui que tu n'aurais pas voulu louer, et de n'avoir pas souffert
à sa porte son orgueil et son insolence.
XXXV
Nous pouvons apprendre le dessein de la nature par les choses sur lesquelles nous
ne sommes pas en différend entre nous. Par exemple, lorsque l'esclave de
ton voisin a cassé une coupe ou quelque autre chose, tu ne manques pas
de lui dire, pour le consoler, que c'est un accident très ordinaire. Sache
donc que, quand on cassera une coupe qui est à toi, il faut que tu sois
aussi tranquille que tu l'étais quand celle de ton voisin a été
cassée. Transporte cette maxime aux choses plus importantes. Quand le fils
ou la femme d'un autre meurt, il n'y a pas un homme qui ne dise que cela est attaché
à l'humanité. Mais que le fils ou la femme de ce même homme
vienne à mourir, aussitôt on n'entend que pleurs, que cris, que gémissements
: « Que je suis malheureux ! Je suis perdu ! » Il faudrait cependant
se rappeler les sentiments que nous éprouvons en apprenant que les mêmes
accidents sont arrivés à d'autres.
XXXVI
Comme on ne met pas un but pour le manquer, de même la nature du mal n'existe
point dans le monde.
XXXVII
Si quelqu'un livrait ton corps à la discrétion du premier venu,
tu en serais sans doute très fâché ; et lorsque toi-même
tu abandonnes ton âme au premier venu, afin que, s'il te dit des injures,
elle en soit émue et troublée, tu ne rougis point !
XXXVIII
Dans toute affaire, avant que de l'entreprendre, regarde bien ce qui la précède
et ce qui la suit, et entreprends-la après cet examen. Si tu n'observes
cette conduite, tu auras d'abord du plaisir dans tout ce que tu feras, parce que
tu n'en auras pas envisagé les suites ; mais à la fin, la honte
venant à paraître, tu seras rempli de confusion.
XXXIX
Tu voudrais bien être couronné aux jeux olympiques. Et moi aussi,
en vérité, car cela est très glorieux. Mais examine bien
auparavant ce qui précède et ce qui suit une pareille entreprise.
Tu peux l'entreprendre après cet examen. Il te faut observer la discipline,
manger de force, t'abstenir de tout ce qui flatte le goût, faire tes exercices
aux heures marquées, par le froid, par le chaud ; ne boire ni eau fraîche
ni vin que modérément ; en un mot, il faut te livrer sans réserve
au maître d'exercices, comme à un médecin, et, après
cela, aller combattre aux jeux. Là tu peux être blessé, te
démettre le pied, avaler beaucoup de poussière, être parfois
fouetté, et, après tout cela, être vaincu. Quand tu auras
bien pesé tout cela, va, si tu veux, va être athlète. Si tu
ne prends pas ces précautions, tu ne feras que niaiser et que badiner comme
les enfants, qui tantôt contrefont les lutteurs, tantôt les gladiateurs,
qui maintenant jouent de la trompette, et un instant après représentent
des tragédies. II en sera de même de toi : tu seras tantôt
athlète, tantôt gladiateur, tantôt rhéteur, après
tout cela philosophe, et, dans le fond de l'âme, tu ne seras rien. Comme
un singe, tu imiteras tout ce que tu verras faire, et tous les objets te plairont
tour à tour, car tu n'as point examiné ce que tu voulais faire,
mais tu t'y es porté témérairement, sans aucune circonspection,
guidé par ta seule cupidité et par ton caprice. C'est ainsi que
beaucoup de gens, voyant un philosophe, ou entendant dire à quelqu'un qu'Euphratès
parle bien (qui est-ce qui peut parler comme lui ?) veulent aussitôt être
philosophes.
XL
Mon ami, considère premièrement la nature de l'affaire que tu entreprends,
et ensuite examine ta propre nature, pour voir si elle est assez forte pour porter
ce fardeau. Tu veux être pentathle, ou gladiateur ? Vois tes bras, considère
tes cuisses, examine tes reins, car nous ne sommes pas nés tous pour la
même chose. Tu veux être philosophe ? Penses-tu qu'en embrassant cette
profession, tu pourras manger comme les autres, boire comme eux, renoncer comme
eux à tous les plaisirs ? Il faut veiller, travailler, s'éloigner
de ses parents et de ses amis, être le jouet d'un esclave, avoir le dessous
partout, dans la poursuite des honneurs, des charges, dans les tribunaux, en un
mot dans toutes les affaires. Considère bien tout cela, et vois si tu veux
acheter à ce prix la tranquillité, la liberté, la constance.
Sinon, applique-toi à toute autre chose, et ne fais pas comme les enfants,
ne sois pas aujourd'hui philosophe, demain publicain, ensuite rhéteur,
et après cela l'intendant de César. Ces choses ne s'accordent point.
Il faut que tu sois un seul homme, et un seul homme bon ou mauvais ; il faut que
tu t'appliques à ce qui regarde ton âme, ou à ce qui regarde
ton corps ; il faut que tu travailles à acquérir les biens intérieurs,
ou les biens extérieurs, c'est-à-dire qu'il faut que tu soutiennes
le caractère d'un philosophe ou d'un homme du commun.
XLI
Les devoirs se mesurent en général aux relations où nous
nous trouvons placés. C'est ton père ? Il t'est ordonné d'en
avoir soin, de lui obéir en tout, de souffrir ses réprimandes et
ses mauvais traitements. -- Mais c'est un mauvais père. -- Eh quoi ! mon
ami, la nature t'a-t-elle lié nécessairement à un bon père
? Non, mais à un père. Ton frère te fait injustice ? Conserve
à son égard ton rang de frère, et ne regarde pas ce qu'il
fait, mais ce que tu dois faire, et l'état où se trouvera ta liberté,
si tu fais ce que la nature veut que tu fasses. Car un autre ne t'offensera, ne
te blessera jamais, si tu ne le veux, et tu ne seras blessé que lorsque
tu croiras l'être. Par ce moyen donc, tu seras toujours content de ton voisin,
de ton concitoyen, de ton général, si tu t'accoutumes à avoir
toujours ces relations devant les yeux.
XLII
Sache que le principe et le fondement de la religion consiste à avoir des
dieux des opinions droites et saines, à croire qu'ils sont, qu'ils étendent
leur providence sur tout, qu'ils gouvernent le monde avec sagesse et justice ;
que tu es ici-bas pour leur obéir, pour prendre en bonne part tout ce qui
t'arrive, et pour y acquiescer volontairement et de tout ton coeur, comme à
des choses qui viennent d'une providence très bonne et très sage.
De cette manière tu ne te plaindras jamais des dieux, et tu ne les accuseras
jamais de n'avoir pas soin de toi. Mais tu ne peux avoir ces sentiments qu'en
renonçant à tout ce qui ne dépend point de nous, et qu'en
faisant consister tes biens et tes maux dans ce qui en dépend. Car, si
tu prends pour un bien ou pour un mal quelqu'une de ces choses étrangères,
il est de toute nécessité que, lorsque tu seras frustré de
ce que tu désires, ou que tu tomberas dans ce que tu crains, tu te plaignes
et que tu haïsses ceux qui sont la cause de tes malheurs. Car tout animal
est né pour abhorrer et pour fuir ce qui lui paraît mauvais et nuisible
et ce qui peut le causer, et pour aimer et rechercher ce qui lui paraît
utile et bon et ce qui le cause. Il est donc impossible que celui qui croit être
blessé se plaise à ce qu'il croit qui le blesse ; d'où il
s'ensuit que personne ne se réjouit et ne se plaît dans son mal.
Voilà d'où vient qu'un fils accable de reproches et d'injures son
père, quand son père ne lui fait point part de ce qui passe pour
des biens ; voilà ce qui rendit ennemis irréconciliables Étéocle
et Polynice : ils regardaient le trône comme un grand bien. Voilà
ce qui fait que le laboureur, le pilote, le marchand maudissent les dieux, et
voilà enfin la cause des murmures de ceux qui perdent leurs femmes et leurs
enfants. Car là où est l'utilité, là est aussi la
piété. Ainsi tout homme qui a soin de régler ses désirs
et ses aversions selon les règles prescrites, a soin de nourrir et d'augmenter
sa piété. Dans ses libations, dans ses sacrifices et dans ses offrandes,
chacun doit suivre la coutume de son pays, et les faire avec pureté, sans
nonchalance aucune, sans négligence, sans irrévérence, sans
mesquinerie, et aussi sans une somptuosité au-dessus de ses forces.
XLIII
Quand tu vas consulter le devin, souviens-toi que tu ignores ce qui doit arriver,
et que tu vas pour l'apprendre. Mais souviens-toi en même temps, si tu es
philosophe, qu'en allant le consulter, tu sais fort bien de quelle nature est
ce qui doit arriver. Car, si c'est une des choses qui ne dépendent point
de nous, ce ne peut être assurément ni un bien, ni un mal pour toi.
N'apporte donc auprès de ton devin ni inclination, ni aversion pour chose
au monde, autrement tu trembleras toujours, mais sois persuadé et convaincu
que tout ce qui arrivera est indifférent et ne te regarde point, et que,
de quelque nature que cela soit, il dépendra de toi d'en faire un bon usage,
personne ne pouvant t'en empêcher. Va donc avec confiance, comme si tu approchais
des dieux, qui daignent bien te conseiller. Au reste, quand on t'aura donné
quelques conseils, souviens-toi qui sont les conseillers à qui tu as eu
recours, et qui sont ceux dont tu mépriseras les ordres si tu désobéis.
Mais ne va au devin que comme Socrate voulait qu'on y allât, c'est-à-dire,
n'y va que pour les choses qu'on ne peut connaître que par l'événement
et qu'on ne peut prévoir ni par la raison, ni par les règles d'aucun
autre art. Ainsi, quand il faudra t'exposer à de grands dangers pour un
ami ou pour ta patrie, ne va pas consulter le devin pour savoir si tu dois le
faire. Car si le devin te déclare que les entrailles de la victime sont
mauvaises, il est évident que ce signe te présage ou la mort, ou
des blessures, ou l'exil ; mais la droite raison te dit que, malgré toutes
ces choses, on doit secourir son ami et s'exposer pour sa patrie. Obéis
donc à un devin encore plus grand que celui que tu consultais, obéis
à Apollon Pythien, qui chassa de son temple un homme qui n'avait pas secouru
son ami qu'on assassinait.
XLIV
Prescris-toi désormais un certain caractère, une certaine règle
que tu suivras toujours, que tu sois seul ou que tu sois avec les autres.
XLV
Garde le silence le plus souvent, ou ne dis que les choses nécessaires,
et dis-les en peu de mots. Il pourra arriver, mais rarement, que tu doives parler,
quand l'occasion l'exigera ; mais ne parle jamais de choses triviales et communes
: ne parle ni des combats de gladiateurs, ni des courses de chevaux, ni des athlètes,
ni du boire, ni du manger, qui sont le sujet des conversations ordinaires. Surtout
ne parle jamais des hommes, ni pour les blâmer, ni pour les louer, ni pour
faire des comparaisons.
XLVI
Si tu le peux donc, fais tomber par tes discours la conversation de tes amis sur
ce qui est décent et convenable ; et si tu te trouves avec des étrangers,
garde le silence opiniâtrement.
XLVII
Ne ris ni longtemps, ni souvent, ni avec excès.
XLVIII
Refuse le serment en tout et partout, si cela est en ton pouvoir ; sinon, autant
que l'occasion pourra le permettre.
XLIX
Évite de manger dehors et fuis tous les festins publics ; mais si quelque
occasion extraordinaire te force de te relâcher en cela, redouble alors
d'attention sur toi-même, de peur que tu ne te laisses aller aux façons
et aux manières de faire du peuple. Sache que, si l'un des conviés
est impur, celui qui est assis près de lui, et qui fait comme lui, est
nécessairement souillé, quelque pureté qu'il ait par lui-même.
L
N'use des choses nécessaires au corps qu'autant que le demandent les besoins
de l'âme, par exemple de la nourriture, des habits, du logement, des domestiques.
Et rejette tout ce qui sent la mollesse ou la vanité.
LI
Abstiens-toi des plaisirs de l'amour, si tu le peux, avant le mariage, et, si
tu les goûtes, que ce soit au moins selon la loi. Mais ne sois pas sévère
à ceux qui en usent, ne les reprends point avec aigreur, et ne te vante
point à tout moment de ta continence.
LII
Si quelqu'un te rapporte qu'un tel a mal parlé de toi, ne t'amuse point
à réfuter ce qu'on a dit, mais réponds simplement : «
Celui qui a dit cela de moi ignorait sans doute mes autres vices, car il ne se
serait pas contenté de ne parler que de ceux-là. »
LIII
Il n'est nullement nécessaire d'aller souvent au théâtre et
aux jeux publics. Et, si tu y vas quelquefois par occasion, ne favorise aucun
des partis et réserve tes faveurs et tes empressements pour toi-même,
c'est-à-dire contente-toi de tout ce qui arrive, et sois satisfait que
la victoire soit à celui qui a vaincu ; ainsi tu ne seras jamais ni fâché,
ni troublé. Evite aussi de faire des acclamations, de grands éclats
de rire et de grands mouvements. Et quand tu te seras retiré, ne parle
pas longuement de tout ce que tu as vu, puisque cela ne peut servir à réformer
tes moeurs, ni à te rendre plus honnête homme ; car ces longs entretiens
témoignent que c'est le spectacle seul qui a attiré ton admiration.
LIV
Ne va ni aux récits, ni aux lectures des ouvrages de certaines gens, ou
du moins n'y va pas sans motif. Mais, si tu t'y trouves, conserve la gravité
et la retenue, et une douceur qui ne soit mêlée d'aucune marque de
chagrin et d'ennui.
LV
Quand tu dois avoir quelque conversation avec quelqu'un, surtout avec quelqu'un
des premiers de la ville, demande-toi ce qu'auraient fait en cette rencontre Socrate
ou Zénon. Par ce moyen, tu ne seras point embarrassé pour faire
ce qui est de ton devoir et pour user convenablement de tout ce qui se présentera.
LVI
Quand tu vas faire ta cour à quelque homme puissant, représente-toi
d'avance que tu ne le trouveras pas chez lui, ou qu'il se sera enfermé,
ou qu'on ne daignera pas t'ouvrir sa porte, ou qu'il ne s'occupera pas de toi.
Si, malgré cela, ton devoir t'y appelle, supporte tout ce qui arrivera,
et ne t'avise jamais de dire ou de penser que « ce n'était pas la
peine ». Car c'est là le langage d'un homme vulgaire, d'un homme
sur qui les choses extérieures ont trop de pouvoir.
LVII
Dans le commerce ordinaire, garde-toi bien de parler mal à propos et trop
longuement de tes exploits et des dangers que tu as courus ; car, si tu prends
tant de plaisir à les raconter, les autres n'en prennent pas tant à
les entendre.
LVIII
Garde-toi bien encore de jouer le rôle de plaisant. On est induit par là
à glisser dans le genre de ceux qui ne sont pas philosophes, et en même
temps cela peut diminuer les égards que les autres ont pour toi.
LIX
Il est aussi très dangereux de se laisser aller à des discours obscènes,
et, quand tu te trouveras à ces sortes de conversations, ne manque pas,
si l'occasion le permet, de tancer celui qui tient ces discours ; sinon, garde
au moins le silence, et témoigne, par la rougeur de ton front et par la
sévérité de ton visage, que ces sortes de conversations ne
te plaisent point.
LX
Si ton imagination te présente l'image de quelque volupté, alors,
comme toujours, veille sur toi, de peur qu'elle ne t'entraîne. Que cette
volupté t'attende un peu, et obtiens de toi-même quelque délai.
Ensuite compare les deux moments, celui de la jouissance et celui du repentir
qui la suivra, et des reproches que tu te feras à toi-même, et oppose-leur
la satisfaction que tu goûteras et les louanges que tu te donneras si tu
résistes. Si tu trouves qu'il soit temps pour toi de jouir de ce plaisir,
prends bien garde que ses amorces et ses attraits ne te désarment et ne
te séduisent, et oppose-leur ce plaisir plus grand encore de pouvoir te
rendre le témoignage que tu les as vaincus.
LXI
Quand tu fais une chose, après avoir reconnu qu'elle est de ton devoir,
n'évite point d'être vu en la faisant, quelque mauvais jugement que
le peuple en puisse faire. Si l'action est mauvaise, ne la fais point ; si elle
est bonne, pourquoi crains-tu ceux qui te condamneront sans raison et mal à
propos ?
LXII
De même que ces deux propositions : « Il est jour, Il est nuit, »
sont très raisonnables quand elles sont séparées, qu'on en
fait deux parties, et très déraisonnables si on les émet
en même temps et que des deux parties on n'en fait qu'une ; ainsi, dans
les festins, il n'y a rien de plus déraisonnable que de vouloir tout pour
soi, sans aucun égard pour les autres. Quand donc tu seras prié
à un repas, souviens-toi de ne penser pas tant à la qualité
des mets qu'on servira et qui exciteront ton appétit, qu'à la qualité
de celui qui t'a prié, et à conserver les égards et le respect
qui lui sont dus.
LXIII
Si tu prends un rôle qui soit au-dessus de tes forces, non seulement tu
le joues mal, mais tu abandonnes celui que tu pouvais remplir.
LXIV
Comme, en te promenant, tu prends bien garde de ne pas marcher sur un clou, et
de ne pas te donner une entorse, prends garde de même de ne pas blesser
la partie maîtresse de toi-même, la raison qui te conduit. Si, dans
chaque action de notre vie, nous observons ce précepte, nous ferons tout
plus sûrement.
LXV
La mesure des richesses pour chacun, c'est le corps, comme le pied est la mesure
du soulier. Si tu t'en tiens à cette règle, tu garderas toujours
la juste mesure ; mais si tu n'en tiens pas compte, tu es perdu : il faudra que
tu roules comme dans un précipice où rien ne pourra t'arrêter.
De même pour le soulier : si tu passes une fois la mesure de ton pied, tu
auras d'abord des souliers dorés, ensuite tu en auras de pourpre, et enfin
tu en voudras de brodés. Car il n'y a plus de bornes pour ce qui a une
fois passé les bornes.
LXVI
Les femmes, pendant qu'elles sont jeunes, sont appelées maîtresses
par leurs maris. Ces femmes donc, voyant par là que leurs maris ne les
considèrent que par le plaisir qu'elles lui donnent, ne songent plus qu'à
se parer pour plaire, et mettent toute leur confiance et toutes leurs espérances
dans leurs ornements. Rien n'est donc plus utile et plus nécessaire que
de s'appliquer à leur faire entendre qu'on ne les honorera et qu'on ne
les respectera qu'autant qu'elles auront de sagesse, de pudeur et de modestie.
LXVII
Un signe certain d'un esprit lourd, c'est de s'occuper longtemps du soin du corps,
comme de s'exercer longtemps, de boire longtemps, de manger longtemps, et de donner
beaucoup de temps aux autres nécessités corporelles. Toutes ces
choses ne doivent pas être le principal, mais l'accessoire de notre vie,
et il ne les faut faire que comme en passant : toute notre application et toute
notre attention doivent être pour notre esprit.
LXVIII
Quand quelqu'un te fait du tort ou dit du mal de toi, persuade-toi qu'il croit
y être obligé. Il n'est donc pas possible qu'il suive tes jugements,
mais les siens propres, de sorte que, s'il juge mal, il est seul blessé,
comme il est le seul qui se trompe. En effet, si quelqu'un croit faux un syllogisme
très juste et très suivi, ce n'est pas le syllogisme qui en souffre,
mais celui qui se trompe en en jugeant mal. Si tu te sers bien de cette règle,
tu supporteras patiemment tous ceux qui parleront mal de toi ; car, à chaque
injure, tu ne manqueras pas de dire : « Il croit avoir raison. »
LXIX
Chaque chose a deux anses : l'une, par où on peut la porter, l'autre, par
où on ne le peut pas. Si ton frère donc te fait une injustice, ne
le prends point par le côté de l'injustice qu'il te fait, car c'est
l'anse par où on ne saurait ni le prendre, ni le porter ; mais prends-le
par cet autre côté, qu'il est ton frère, un homme qui a été
élevé et nourri avec toi, et tu le prendras par le bon côté,
qui te le rendra supportable.
LXX
Ce n'est pas raisonner avec justesse que de dire : « Je suis plus riche
que vous, donc je suis meilleur que vous, je suis plus éloquent que vous,
donc je vaux mieux que vous. » Pour raisonner juste, il faut dire : «
Je suis plus riche que vous, donc mon bien est plus grand que le vôtre ;
je suis plus éloquent que vous, donc mes discours valent mieux que les
vôtres. » Mais toi, tu n'es ni bien, ni discours.
LXXI
Quelqu'un se baigne de bonne heure. Ne dis point qu'il fait mal de se baigner
sitôt, mais qu'il se baigne avant l'heure. Quelqu'un boit beaucoup de vin.
Ne dis point qu'il fait mal de boire, mais qu'il boit beaucoup. Car, avant de
bien connaître ce qui le fait agir, comment sais-tu s'il fait mal ? Ainsi,
toutes les fois que tu juges de cette façon, il t'arrive de voir devant
tes yeux une chose, et de prononcer sur une autre.
LXXII
Ne te dis jamais philosophe, et ne débite point de belles maximes devant
les ignorants ; fais plutôt ce que ces maximes prescrivent. Par exemple,
dans un festin, ne dis pas comment il faut manger, mais mange comme il faut. Et
souviens-toi qu'en tout et partout Socrate a ainsi rejeté toute ostentation
et tout faste. Des jeunes gens allaient le prier de les recommander à d'autres
philosophes, et il les leur conduisait, souffrant ainsi, sans se plaindre, le
peu de cas qu'on faisait de lui.
LXXIII
S'il arrive donc qu'on vienne à parler de quelque belle question devant
les ignorants, garde le silence ; car il y a grand danger à rendre aussitôt
ce que tu n'as pas digéré. Et lorsque quelqu'un te reprochera que
tu ne sais rien, si tu n'es point piqué de ce reproche, sache alors que
tu commences à être philosophe. Car les brebis ne vont pas montrer
à leurs bergers combien elles ont mangé, mais après avoir
bien digéré la pâture qu'elles ont prise, elles produisent
de la laine et du lait. Toi aussi, ne débite point aux ignorants de belles
maximes ; mais, si tu les as bien digérées, fais-le paraître
par tes actions.
LXXIV
Si tu es accoutumé à mener une vie frugale et à traiter durement
ton corps, n'en tire pas vanité, et, si tu ne bois que de l'eau, ne dis
point à tout propos que tu ne bois que de l'eau. Si tu veux t'exercer à
la patience et à la tolérance, fais-le pour toi et non pas pour
les autres ; n'embrasse point les statues ; dans la soif la plus ardente, prends
de l'eau dans ta bouche, rejette-la, et ne le dis à personne.
LXXV
État et caractère de l'ignorant : il n'attend jamais de lui-même
son bien ou son mal, mais toujours des autres. État et caractère
du philosophe : il n'attend que de lui-même tout son bien et tout son mal.
LXXVI
Signes certains qu'un homme fait du progrès dans l'étude de la sagesse
: il ne blâme personne, il ne loue personne, il ne se plaint de personne,
il n'accuse personne, il ne parle point de lui comme s'il était quelque
chose ou qu'il sût quelque chose. Quand il trouve quelque obstacle ou quelque
empêchement à ce qu'il veut, il ne s'en prend qu'à lui-même.
Si quelqu'un le loue, il se moque en secret de ce louangeur, et, si on le reprend,
il ne cherche pas à se justifier ; mais, comme les convalescents, il se
tâte et s'observe, de peur de troubler et de déranger quelque chose
dans ce commencement de guérison, avant que sa santé soit entièrement
fortifiée. Il a supprimé en lui tout désir, et il a transporté
toutes ses aversions sur les seules choses qui sont contre la nature de ce qui
dépend de nous. Il n'a pour toutes choses que des mouvements peu empressés
et soumis. Si on le traite de simple et d'ignorant, il ne s'en met pas en peine.
En un mot, il est toujours en garde contre lui-même comme contre un homme
qui lui tend continuellement des pièges et qui est son plus dangereux ennemi.
LXXVII
Quand quelqu'un se vante de comprendre et de pouvoir expliquer les écrits
de Chrysippe, dis en toi-même : Si Chrysippe n'avait écrit obscurément,
cet homme n'aurait donc rien dont il pût se glorifier. Pour moi, qu'est-ce
que je veux ? Connaître la nature et la suivre. Je cherche donc qui est
celui qui l'a le mieux expliquée ; on me dit que c'est Chrysippe. Je prends
Chrysippe, mais je ne l'entends point ; je cherche donc quelqu'un qui me l'explique.
Jusque-là il n'y a rien de bien extraordinaire. Quand j'ai trouvé
un bon interprète, il ne reste plus qu'à me servir des préceptes
qu'il m'a expliqués et qu'à les mettre en pratique ; et voilà
la seule chose qui mérite de l'estime. Car, si je me contente d'expliquer
ce philosophe et d'admirer ce qu'il dit, que suis-je ? un pur grammairien et non
un philosophe, avec cette différence que, au lieu d'Homère, j'explique
Chrysippe. Quand quelqu'un me dira donc : « Explique-moi Chrysippe, »
j'aurai bien plus de honte et de confusion, si je ne puis montrer des actions
conformes à ses préceptes.
LXXVIII
Demeure ferme dans la pratique de toutes ces maximes, et obéis-leur comme
à des lois que tu ne peux violer sans impiété. Et ne te mets
nullement en peine de ce qu'on dira de toi, car cela n'est pas du nombre des choses
qui sont en ton pouvoir.
LXXIX
Jusques à quand différeras-tu de te juger digne des plus grandes
choses et de te mettre en état de ne jamais blesser la droite raison ?
Tu as reçu les préceptes auxquels tu devais donner ton consentement,
et tu l'as donné. Quel maître attends-tu donc encore pour remettre
ton amendement jusqu'à son arrivée ? Tu n'es plus un enfant, mais
un homme fait. Si tu te négliges, si tu t'amuses, si tu fais résolution
sur résolution, si tous les jours tu marques un nouveau jour où
tu auras soin de toi-même, il arrivera que, sans que tu y aies pris garde,
tu n'auras fait aucun progrès, et que tu persévéreras dans
ton ignorance, et pendant ta vie et après ta mort. Commence donc dès
aujourd'hui à te juger digne de vivre comme un homme, et comme un homme
qui a déjà fait quelque progrès dans la sagesse, et que tout
ce qui te paraîtra très beau et très bon soit pour toi une
loi inviolable. S'il se présente quelque chose de pénible ou d'agréable,
de glorieux ou de honteux, souviens-toi que le jour de la lutte est venu, que
les jeux olympiques sont ouverts, qu'il n'est plus temps de différer, et
que, d'un moment et d'une seule action de courage ou de lâcheté,
dépendent ton avancement ou ta perte. C'est ainsi que Socrate est parvenu
à la perfection, en faisant servir toutes choses à son avancement,
et en ne suivant jamais que la raison. Pour toi, bien que tu ne sois pas encore
Socrate, tu dois pourtant vivre comme quelqu'un qui veut le devenir.
LXXX
La première et la plus nécessaire partie de la philosophie est celle
qui traite de la pratique des préceptes ; par exemple : il ne faut point
mentir. La seconde, est celle qui en fait les démonstrations : pourquoi
il ne faut point mentir. Et la troisième, celle qui fait la preuve de ces
démonstrations, en expliquant en quoi consiste une démonstration,
et ce qui en fait la vérité et la certitude ; elle définit
ces différents termes : démonstration, conséquence, opposition,
vérité, fausseté. Cette troisième partie est nécessaire
pour la seconde, et la seconde pour la première ; mais la première
est la plus nécessaire de toutes, et celle où il faut s'arrêter
et se fixer. D'ordinaire, nous renversons cet ordre ; nous nous arrêtons
entièrement à la troisième ; tout notre travail, toute notre
étude, est pour la troisième, pour la preuve, et nous négligeons
absolument la première, qui est l'usage et la pratique. Il arrive par là
que nous mentons ; mais en revanche nous sommes toujours prêts à
bien prouver qu'il ne faut pas mentir.
LXXXI
Commence toutes tes actions et toutes tes entreprises par cette prière
: « Conduis-moi, grand Jupiter, et toi, puissante Destinée, là
où vous avez arrêté que je dois aller. Je vous suivrai de
tout mon coeur et sans hésitation. Et quand même je voudrais résister
à vos ordres, outre que je me rendrais méchant et impie, il me faudrait
toujours vous suivre malgré moi. »
LXXXII
Dis-toi ensuite : « Celui qui s'accommode comme il faut à la nécessité,
est sage et habile dans la connaissance des choses des dieux. »
LXXXIII
En troisième lieu, dis encore : « Criton, passons courageusement
par là, puisque c'est par là que les dieux nous conduisent et nous
appellent. Anytus et Mélitus peuvent me tuer, ils ne peuvent pas me nuire.
»
ENTRETIENS
LIVRE PREMIER
I
De quoi te plains-tu ? La divinité t'a donné ce qu'elle avait de
plus grand, de plus noble, de plus royal et de plus divin, le pouvoir de faire
un bon usage de tes opinions, et de trouver en toi-même tes véritables
biens. Que veux-tu de plus ? Sois donc content, remercie un si bon père,
et ne cesse jamais de le prier.
II
Que tu es aveugle et injuste ! Tu peux ne dépendre que de toi seul, et
tu veux dépendre d'un million de choses qui te sont étrangères,
et qui toutes t'éloignent de ton véritable bien.
III
Quand nous voulons nous embarquer, nous demandons un bon vent pour avancer et
faire route. En l'attendant, nous demeurons là tout consternés,
et nous allons souvent regarder quel vent souffle. « Eh ! toujours un vent
du nord ! Que faire de ce vent du nord, qui nous est si contraire ? Quand viendra
le vent du couchant ? » Mon ami, il viendra quand il lui plaira,
ou plutôt quand il plaira à celui qui en est le maître. Es-tu
le dispensateur des vents, comme un autre Éole ? Nous n'avons à
faire que ce qui dépend de nous, et à user de toutes les autres
choses comme elles nous arrivent.
IV
Souviens-toi du courage de Latéranus. Néron lui ayant envoyé
son affranchi, Épaphrodite, pour l'interroger sur la conspiration où
il était entré, il répondit : « Quand j'aurai quelque
chose à dire, je le dirai à ton maître. Tu seras
traîné en prison. Mais faut-il que j'y sois traîné
en fondant en larmes ? Tu seras envoyé en exil. Qu'est-ce
qui empêche que je n'y aille gaiement, plein d'espérance et content
de mon sort ? Tu seras condamné à mort. Mais faut-il
que je meure en murmurant et en gémissant ? Dis-moi ton secret.
Je ne te le dirai point, car cela dépend de moi. Qu'on le
mette aux fers ! Que dis-tu, mon ami, est-ce moi que tu menaces de mettre
aux fers ? Je t'en défie. Ce sont mes jambes que tu y mettras, mais pour
ma volonté, elle sera libre, et Jupiter même ne peut me l'ôter.
Je vais tout à l'heure te faire couper le cou. Quand t'ai-je
dit que mon cou avait seul ce privilège de ne pouvoir être coupé
? ». Les effets répondirent à ces braves paroles. Latéranus
ayant été mené au supplice, et le premier coup de l'exécuteur
ayant été trop faible pour lui enlever la tête, il la retira
un instant, puis la tendit de nouveau, avec beaucoup de fermeté et de constance.
V
Thraséas disait qu'il aimait mieux être tué aujourd'hui, qu'exilé
demain. Que lui répondit à cela Rufus ? « Si tu choisis la
mort comme plus pénible, quelle folie ! Si tu la choisis comme plus douce,
qui t'a donné le choix ? »
VI
C'est un beau mot d'Agrippinus : « Je ne me ferai jamais obstacle à
moi-même. »
VII
Veux-tu voir un homme content de tout, et qui veut que tout arrive comme il arrive
? C'est Agrippinus. On vint lui annoncer que le sénat était assemblé
pour le juger. « A la bonne heure, dit- il. Et moi, je vais me préparer
pour le bain, à mon ordinaire. » A peine était-il sorti du
bain, qu'on vint lui dire qu'il était condamné. « Est-ce à
la mort où à l'exil ? A l'exil. Et mes biens, sont-ils
confisqués ? Non, on vous les laisse. Partons donc sans différer,
allons dîner à Aricia ; nous y dînerons aussi bien qu'à
Rome. »
VIII
Quand l'heure sera venue, je mourrai ; mais je mourrai comme doit mourir un homme
qui ne fait que rendre ce qu'on lui a prêté.
IX
Rien n'est insupportable à l'homme raisonnable que ce qui est sans raison.
X
Tu n'as pas de quoi vivre, et tu me demandes si, pour l'avoir, tu dois te rabaisser
aux ministères les plus abjects, jusqu'à présenter le pot
de chambre à un maître. Que puis-je te dire là -dessus ?
Il y a des gens qui pensent qu'il vaut mieux présenter le pot de chambre
que de mourir de faim. Il y en a d'autres à qui cela serait insupportable.
Ce n'est donc pas moi qu'il faut consulter, c'est toi-même. Examine bien
ce que tu vaux.
XI
Les hommes se mettent comme ils veulent, à fort haut ou à fort
bas prix, et chacun ne vaut que ce qu'il s'estime ; taxe-toi donc ou comme libre
ou comme esclave, cela dépend de toi.
XII
Tu veux ressembler au commun des hommes, comme un fil de ta tunique ressemble
à tous les autres fils qui la composent ; mais moi je veux être
cette bande de pourpre, qui non seulement a de l'éclat, mais qui embellit
même tout ce à quoi on l'applique. Pourquoi donc me conseilles-tu
d'être comme les autres ? Je serais comme le fil, je ne serais plus de la
pourpre.
XIII
Florus demandait un jour à Agrippinus : « Irai-je au théâtre
avec Néron, et danserai-je avec lui ? Va, lui dit Agrippinus.
Et toi, lui dit Florus, pourquoi n'y viens-tu pas aussi ? C'est, lui répondit
Agrippinus, que je n'y ai pas encore réfléchi. »
XIV
Cette grande maxime était bien gravée dans le cur de Priscus
Helvidius, et il la mit noblement en pratique. Vespasien lui manda un jour de
ne pas venir au sénat. « Il dépend de lui de m'ôter
ma charge, répondit Helvidius, mais j'irai au sénat tant que je
serai sénateur. Si vous y venez, lui dit le prince, n'y venez que
pour vous taire. Ne me demandez pas mon avis, dit Helvidius, et je me tairai.
Mais si voue êtes présent, repartit le prince, je ne puis
me dispenser de vous demander votre avis. Ni moi, répondit Helvidius,
de vous dire ce qui me paraîtra juste. Mais si vous le dites, je
vous ferai mourir. Quand vous ai-je dit que j'étais immortel ? répliqua
Helvidius. Nous ferons tous deux ce qui dépend de nous : vous me ferez
mourir, et je souffrirai la mort sans me plaindre. » Que gagna par
là Helvidius, étant seul ? Mais, je te le demande, que gagne
la pourpre qui est seule sur une tunique ? Elle l'orne, elle l'embellit, et elle
donne envie d'en avoir une pareille.
XV
Si le prince t'avait adopté, tu serais d'une fierté insupportable
à tout le monde ; et tu oublies la divinité à laquelle
tu as tant d'obligations.
XVI
Les hommes ont élevé des temples et des autels à un Triptolème
pour avoir trouvé une nourriture moins sauvage et moins grossière
que celle dont on usait avant lui. Qui de nous bénit dans son cur
ceux qui ont trouvé la vérité, qui l'ont éclaircie,
qui ont chassé de nos âmes les ténèbres de l'ignorance
et de l'erreur ?
XVII
Nous sommes composés de deux natures bien différentes : d'un corps
qui nous est commun avec les bêtes, et d'un esprit qui nous est commun avec
les dieux. Les uns penchent vers cette première parenté, s'il est
permis de parler ainsi, parenté malheureuse et mortelle. Et les autres
penchent vers la dernière, vers cette parenté heureuse et divine.
De là vient que ceux-ci pensent noblement, et que les autres, en beaucoup
plus grand nombre, n'ont que des pensées basses et indignes. Que
suis-je, moi ? Un petit homme très malheureux ; et ces chairs, dont mon
corps est bâti, sont effectivement très chétives et très
misérables. Mais tu as en toi quelque chose de bien plus noble que
ces chairs. Pourquoi, t'éloignant donc de ce principe si élevé,
t'attaches-tu à ces chairs ? Voilà la pente de presque tous les
hommes, et voilà pourquoi il y a parmi eux tant de monstres, tant de loups,
tant de lions, tant de tigres, tant de pourceaux. Prends donc garde à
toi, et tâche de ne pas augmenter le nombre de ces monstres.
XVIII
Je te demande quel progrès tu as fait dans la vertu, et tu me montres un
livre de Chrysippe que tu te vantes d'entendre. C'est comme si un athlète,
dont je voudrais connaître la force, au lieu de me montrer ses bras nerveux
et ses larges épaules, me faisait voir seulement ses gantelets. Eh, vil
esclave ! de même que je voudrais voir ce que l'athlète sait faire
avec ses gantelets, je voudrais voir à quoi t'a servi ce livre de Chrysippe.
As-tu mis en pratique ses préceptes ? As-tu bien placé tes craintes
et tes désirs ? C'est par l'uvre même que le progrès
apparaît. As-tu l'âme élevée, libre, fidèle,
pleine de pudeur ? Est-elle dans un tel état que rien ne puisse ni l'empêcher,
ni la troubler ? As-tu chassé de toute ta vie les gémissements,
les plaintes et ces exclamations importunes ? Ah ! malheureux que je suis ! As-tu
bien considéré ce que c'est que la prison, l'exil, la ciguà«
? Et peux-tu dire, en toute occasion : « Passons courageusement par là ,
puisque c'est par là que la divinité nous appelle ? »
XIX
Pourquoi disputer contre des gens qui ne se rendent pas aux vérités
les plus évidentes ? Ce ne sont pas des hommes, mais des pierres.
XX
Nous craignons tous la mort du corps ; mais la mort de l'âme, qui est-ce
qui la craint ?
XXI
Tout ce qui arrive dans le monde fait l'éloge de la Providence. Donne-moi
un homme ou intelligent ou reconnaissant, il la sentira.
XXII
Si la divinité avait fait les couleurs, sans faire également des
yeux capables de les voir et de les distinguer, à quoi auraient-elles
servi ? Et si elle avait fait les couleurs et les yeux sans créer la lumière,
de quelle utilité auraient été les couleurs et les yeux ?
Qui est-ce donc qui a fait ces trois choses les unes pour les autres ? Qui est
l'auteur de cette alliance si merveilleuse ? C'est la divinité. Il y a
donc une Providence.
XXIII
L'homme dans cette vie doit être le spectateur de son essence et des ouvrages
de la divinité, son interprète et son panégyriste. Et toi,
malheureux, tu commences et tu finis par où les bêtes commencent
et finissent, tu vois sans sentir. Finis donc par où la divinité
a fini en toi. Elle a fini en te donnant une âme intelligente et capable
de la connaître. Sache donc t'en servir ; ne sors point de ce spectacle
si admirable, sans avoir fait que l'entrevoir. Vois, connais, loue, bénis.
XXIV
Vous entreprenez un long voyage pour aller à l'Olympie voir les jeux,
et encore un plus long pour voir la belle statue de Phidias, et vous regardez
comme un grand malheur de mourir sans avoir eu le plaisir de les voir. Mais des
ouvrages bien supérieurs à ceux de Phidias, des ouvrages qu'il
ne faut point aller chercher si loin, qui ne coûtent ni tant de peines ni
tant de fatigues, qu'on voit partout, n'aurez-vous jamais envie de les considérer
? Ne vous viendra-t-il jamais dans l'esprit de penser enfin qui vous êtes,
pourquoi vous êtes nés ? Et mourrez-vous sans avoir prêté
attention au spectacle si admirable de cet univers que la divinité a étalé
à vos yeux, pour vous porter à la connaître ?
XXV
La divinité t'a donné des armes pour résister à tous
les événements les plus fâcheux. Elle t'a donné la
grandeur d'âme, la force, la patience, la constance. Tu dois t'en servir.
Ou, si tu te plains, avoue que tu as mis bas les armes dont elle t'avait munI.
XXVI
Y a-t-il une Providence ? dit un épicurien ; il me coule incessamment du
nez une pituite qui me désole. Esclave que tu es ! pourquoi donc
as-tu des mains ? N'est-ce pas pour te moucher ? Mais ne vaudrait-il pas
mieux, répond l'épicurien, qu'il n'y eût point de pituite
au monde ? Et ne vaudrait-il pas mieux encore te moucher, que d'accuser
la Providence ?
XXVII
Hercule aurait-il été Hercule sans les lions, les tigres, les sangliers,
les brigands et tous les autres monstres dont il a purgé la terre ? Et
sans ces monstres, à quoi auraient servi ses bras nerveux, sa force, son
courage, sa patience invincible, et toutes ses autres vertus ?
XXVIII
Maintenant, considère bien toutes les facultés que tu possèdes,
et prépare-toi avec confiance à toutes les épreuves : tu
es bien armé, et en état de tirer un nouvel ornement de tous les
accidents les plus terribles.
XXIX
Que font les hommes ? Ils demeurent là tout tremblants de ce qu'ils craignent,
ou s'affligeant et gémissant de ce qu'ils souffrent. Que résulte-t-il
de cette faiblesse ? Le murmure et l'impiété.
XXX
Les hommes excusent plaisamment les fautes qu'ils ont faites, comme cela m'est
arrivé à moi-même. Rufus m'ayant repris un jour de quelque
chose : « Eh bien, lui répondis-je, ai-je brûlé le Capitole
? Vil esclave, me dit-il, c'est avoir brûlé le Capitole que
d'avoir fait toute la faute qui pouvait se faire dans cette occasion. »
XXXI
La protection d'un prince, ou celle même d'un grand seigneur, suffisent
pour nous faire vivre tranquillement et à couvert de toute alarme. Nous
avons les dieux pour protecteurs, pour curateurs, pour pères, et cela ne
suffit pas pour chasser nos chagrins, nos inquiétudes, nos craintes !
XXXII
Je ne vous demande point de lettres de recommandation ; gardez-les pour celui
qui est lâche et timide. Et en voici le modèle : « Je vous
recommande ce cadavre, cette outre de sang qui n'est pas encore figé. »
Voilà comment il faut recommander un homme qui n'a pas l'esprit de sentir
qu'il ne dépend pas d'un autre de le rendre malheureux.
XXXIII
Tu quittes ton enfant quand il est fort mal, parce que, dis-tu, tu l'aimes, et
que tu n'as pas le courage de le voir. Si c'est là l'effet de l'amitié,
il faut donc que tous ceux qui l'aiment le quittent, sa mère, sa nourrice,
ses frères, ses surs, son précepteur, et qu'il demeure entre
les mains de ceux qui ne l'aiment point. Quel aveuglement, quelle injustice, quelle
barbarie ! En bonne foi, voudrais-tu toi-même, dans tes maladies, avoir
des amis qui t'aimassent si tendrement ?
XXXIV
Un homme de grande considération, aujourd'hui préfet de l'annone,
revenant d'exil et s'en retournant à Rome, vint me voir. Il me fit une
peinture affreuse de la vie de la cour ; il m'assura qu'il en était dégoûté,
qu'il ne s'y rengagerait pour rien au monde, et que le peu de temps qui lui restait
à vivre, il voulait le vivre en repos, loin du tumulte et de l'embarras
des affaires. Je lui soutins qu'il n'en ferait rien, qu'il n'aurait pas plus tôt
mis le pied dans Rome, qu'il oublierait toutes ces belles résolutions,
et que, s'il trouvait à se rapprocher du prince, il en profiterait aussitôt.
Et lui, en me quittant, me dit : « Épictète, si vous entendez
dire que j'aie mis le pied à la cour, dites que je suis le plus grand
coquin du monde. » Qu'arriva-t-il ? A quelque distance de Rome, il reçut
des lettres de César. Il ne se souvint plus de ses promesses ; le voilà
à la cour plus avant que jamais, et voilà ma prédiction
accomplie... « Que vouliez vous donc qu'il fît ? me dit quelqu'un.
Vouliez-vous qu'il passât le reste de ses jours dans l'oisiveté et
dans la paresse ? » Eh ! mon ami, penses-tu qu'un philosophe, qu'un
homme qui veut avoir soin de lui-même soit plus paresseux qu'un courtisan
? Il a des occupations plus importantes et plus sérieuses.
XXXV
Puisque l'homme libre est celui à qui tout arrive comme il le désire,
me dit un fou, je veux aussi que tout m'arrive comme il me plaît.
Eh ! mon ami, la folie et la liberté ne se trouvent jamais ensemble. La
liberté est une chose non seulement très belle, mais très
raisonnable, et il n'y a rien de plus absurde ni de plus déraisonnable
que de former des désirs téméraires et de vouloir que les
choses arrivent comme nous les avons pensées. Quand j'ai le nom de Dion
à écrire, il faut que je l'écrive, non pas comme je veux,
mais tel qu'il est, sans y changer une seule lettre. Il en est de même dans
tous les arts et dans toutes les sciences. Et tu veux que sur la plus grande et
la plus importante de toutes les choses, je veux dire la liberté, on voie
régner le caprice et la fantaisie. Non, mon ami : la liberté consiste
à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais comme
elles arrivent.
XXXVI
Quand tu es seul, tu dis que tu es dans un désert. Quand tu es dans le
grand monde, tu dis que tu es au milieu des brigands, des voleurs, des fourbes.
Tu te plains de tes parents, de ta femme, de tes enfants, de tes amis et de tes
voisins. Eh ! si tu étais raisonnable, quand tu es seul, tu dirais que
tu es en repos, en liberté, que tu jouis de toi-même, et que tu es
semblable à la divinité. Et quand tu es dans le monde, au lieu
de te chagriner et d'appeler cela embarras, tumulte, tu l'appellerais une fête,
ou des jeux publics, et tu serais toujours content.
XXXVII
Je suis boiteux, pourquoi faut-il que je sois boiteux ? Vil esclave, faut-il
accuser la Providence pour un méchant pied ? Lequel est le plus raisonnable
: ou que la Providence soit soumise à ton pied, ou que ton pied soit soumis
à la Providence ?
XXXVIII
La grandeur de l'esprit ne se mesure pas par l'étendue, elle se mesure
par la certitude et par la vérité des opinions.
XXXIX
Pourquoi suis-je né d'un tel père et d'une telle mère ?
Eh ! mon ami, avant ta naissance, dépendait-il de toi de dire : «
Je veux qu'un tel se marie à une telle, et je veux naître d'eux
? » Si ta naissance fut malheureuse, ne dépend-il pas de toi de la
corriger par la vertu ?
XL
Tu es dans une place éminente, et te voilà le persécuteur
et le tyran de ton prochain. Ne te souviendras-tu donc plus qui tu es, et à
qui tu commandes ? C'est à tes parents, à tes frères. Mais
j'ai acheté ma charge, j'ai mes prérogatives, mes droits.
Malheureux, toutes tes pensées ne sont que terre et que boue ; tu ne regardes
que ces misérables lois humaines, qui sont les lois des morts, et tu ne
portes point ta vue sur les lois divines.
XLI
Comment peut-on me persuader, dit quelqu'un à Épictète,
que toutes mes actions sont vues de la divinité, sans qu'aucune lui échappe
?... Épictète lui répondit : « N'es-tu pas persuadé
que toutes les choses du monde ont entre elles une liaison ? Oui.
N'es-tu pas persuadé que les choses terrestres sont régies par les
célestes ? Oui. En effet, tu vois que toutes les choses de
la nature arrivent dans les temps marqués, toutes les saisons arrivent
dans leur temps. A l'approche et à la retraite du soleil, quand la lune
croît ou décroît, toute la face de la nature change. Puis donc
que toutes les choses de ce bas monde, et nos corps mêmes sont si liés
et si unis avec le tout, comment peux-tu t'imaginer que notre âme, bien
plus divine que tout cet univers, en soit seule détachée, et qu'elle
ne soit pas unie et liée avec la divinité qui l'a créée
? Mais comment peut-elle voir en même temps tant de choses si différentes
et si éloignées ? Pauvre aveugle, combien d'opérations
différentes ton esprit, qui a des bornes si étroites, ne fait-il
pas à la fois ? Il embrasse les choses divines et humaines ; il raisonne,
il divise, il juge, il consent, il nie. Combien d'images différentes, combien
d'idées, même contraires, ne renferme-t-il pas ? Le soleil éclaire
en même temps la plus grande partie du monde ; seule la partie que l'ombre
de la terre lui cache se dérobe à ses rayons. Et celui qui a fait
le soleil, qui, quelque immense qu'il soit, n'est qu'un point de ce vaste univers,
n'éclairera pas la terre entière ? Mais mon esprit ne fait
ses opérations que successivement, et ne peut considérer les objets
que l'un après l'autre. Eh ! qui t'a dit que ton esprit fût
aussi étendu que la divinité même ? Mais, chétif ver
de terre, considère combien d'objets différents embrassent à
la fois un oeil qui est si petit. Tout ce qu'enferme l'horizon est présent
tout à la fois à la vue, et quelque chose pourra se dérober
à la vue de celui qui a fait l'oeil ? Juges-en toi-même ».
XLII
Quand tu es la nuit dans ta chambre, la porte bien fermée et la lumière
éteinte, garde-toi donc bien de dire que tu es seul, car tu ne l'es pas.
XLIII
Les soldats qui s'enrôlent dans les troupes de César font le serment
ordinaire. Quel est ce serment ? Qu'ils préféreront le salut de
l'empereur à toutes choses ; qu'ils lui obéiront en tout, qu'ils
s'exposeront à la mort pour lui. Et toi, qui es lié à la
divinité par ta naissance et par tant de bienfaits que tu en as reçus,
et qui es né dans ses troupes, ne feras-tu pas ce serment ? Et l'ayant
fait, ne lui seras-tu pas fidèle ? Quelle différence même
entre ces deux serments ! Le soldat jure qu'il préférera le salut
de l'empereur à toutes choses, et toi tu jures que tu préféreras
à toutes choses ton propre salut.
XLIV
Rien de grand ne se fait tout d'un coup, pas même un raisin ni une figue.
Si tu me dis : « Je veux tout de suite une figue, » je te répondrai
: « Mon ami, il faut du temps, attends qu'elle naisse, elle croîtra
ensuite, et elle mûrira. » Et tu veux que les esprits portent tout
d'un coup leur fruit dans la parfaite maturité ! Cela est-il juste ?
XLV
Nous sommes si ingrats, que, même quand il s'agit des merveilles que la
Providence a faites en notre faveur, bien loin de lui en rendre grâces,
nous l'accusons, et nous nous plaignons d'elle. Cependant, grands dieux ! pour
peu que nous eussions un cur sensible et reconnaissant, une seule chose
de la nature et la moindre même suffirait pour nous faire sentir la Providence
et le soin qu'elle a de nous.
XLVI
Si nous avions du sens, nous ne ferions autre chose toute notre vie, et en public,
et en particulier, que de rendre grâces à la Providence pour tous
les biens que nous en avons reçus, et dont nous jouissons à tous
les moments de notre vie. Oui, en bêchant, en labourant, en mangeant, en
nous promenant, en nous levant, en nous couchant, à chaque action nous
nous écrierions : « Que la Providence est grande ! » Tout retentirait
du son de ces paroles divines : « Que la Providence est grande ! »
Mais vous êtes ingrats et aveugles. Il faut donc que je le dise pour vous
tous, et que vieux, boiteux, pauvre et infirme, je dise sans cesse : « Que
la Providence est grande ! »
XLVII
Si j'étais rossignol ou cygne, je ferais ce qui est du cygne ou du rossignol.
Je suis homme, j'ai la raison en partage. Que dois-je donc faire ? Louer la divinité.
C'est ce que je ferai toute ma vie. Et j'exhorte tous les hommes à se
joindre à moI.
XLVIII
Si la raison, qui doit régler toutes choses, est déréglée,
qui est-ce qui la réglera ?
XLIX
Quelqu'un peut-il t'empêcher de te rendre à la vérité
connue, et te forcer d'approuver ce qui est faux ? Tu vois donc bien que tu as
un libre arbitre, que rien ne peut te ravir. Si ta liberté pouvait être
forcée, la divinité n'aurait plus de toi le soin qu'en doit avoir
un bon père.
L
Quel est l'homme dont rien ne vient à bout ? Celui qui est ferme dans
ses desseins et qui ne se laisse ébranler par aucune des choses qui ne
sont pas en notre pouvoir. Je le regarde comme un athlète. Il a soutenu
un premier combat ; en soutiendra-t-il un second ? Il a résisté
à l'argent, résistera-t-il à une belle femme ? Il a résisté
en plein jour au milieu du monde, résistera-t-il seul et pendant la nuit
? résistera-t-il à la gloire, à la calomnie, aux louanges,
à la mort ? résistera-t-il à toutes les incommodités,
à toutes les tristesses ? En un mot, sera-t-il victorieux jusque dans
ses songes ? Voilà l'athlète qu'il me faut.
LI
Tout homme qui a ou qui croit avoir quelque avantage sur les autres, sera inévitablement
rempli d'orgueil, s'il n'est bien instruit, et il ne pourra manquer d'en abuser.
LII
Un tyran me dit : « Je suis le maître, je peux tout. Eh ! que
peux-tu ? Peux-tu te donner un bon esprit ? Peux-tu m'ôter ma liberté
? Eh ! que peux-tu donc ? Sur un vaisseau, ne dépends-tu pas du pilote
? Sur ton char, ne dépends-tu pas du cocher ? Tout le monde me fait
la cour. Mais te la fait-on comme à un homme ? Montre-moi quelqu'un
qui te prenne pour tel, qui voulût te ressembler, qui voulût marcher
sur tes traces comme sur celles de Socrate. Mais je puis te faire couper
le cou. Tu parles bien. J'avais oublié qu'il faut te faire la cour
comme aux dieux nuisibles, et t'offrir des sacrifices comme à la fièvre.
N'a-t-elle pas un autel à Rome ? Tu le mérites plus qu'elle, car
tu es plus malfaisant. Mais que tes satellites et toute ta pompe effraient et
troublent la vile populace, tu ne me troubleras point ; je ne puis être
troublé que par moi-même. Tu as beau me menacer, je te dis que je
suis libre. Toi libre ! Et comment ? C'est la divinité même
qui m'a affranchi. Penses-tu qu'elle souffre que son fils tombe sous ta puissance
? Tu es le maître de ma carcasse ; prends-la. Tu n'as aucun pouvoir sur
moi. »
LIII
Félicion était un sot, à qui personne ne daignait parler.
Le prince lui donna le soin de sa chaise d'affaires ; voilà Félicion
homme important et homme d'esprit. Chacun dit : « Félicion a parlé
aujourd'hui comme un ange. » Eh ! mon ami, attendons un peu ; que le prince
lui ôte seulement sa chaise d'affaires, et il redeviendra promptement un
sot.
LIV
Encore un autre trait semblable, qui te donnera une idée juste du courtisan.
Épaphrodite, capitaine des gardes de Néron, avait un esclave qui
était cordonnier de son métier, mais si sot et si malhabile que,
renonçant à l'utiliser, il le vendit. Un domestique de Néron
l'achète, et par hasard cet esclave devient le cordonnier du prince et
enfin son favori. Dès le lendemain, Épaphrodite est le premier à
lui faire la cour. Nous ne voyons plus Épaphrodite ; il est enfermé
des journées entières, pour délibérer sur des affaires
importantes, avec cet homme qu'il avait vendu comme n'étant bon à
rien.
LV
Un homme est fait tribun du peuple. Il s'en retourne chez lui, il trouve sa maison
illuminée ; tout le monde va le féliciter. Il monte aussitôt
au Capitole, fait des sacrifices, et remercie les dieux. Qui de nous les remercie
de n'avoir que de saines opinions et des désirs réglés et
conformes à la nature ?
LVI
Un homme vint me consulter sur le dessein qu'il avait d'entrer dans la confrérie
des prêtres d'Auguste à Nicopolis. « Eh ! mon ami, lui dis-je,
à quoi bon ? Voilà une dépense bien inutile. Oh
! mais mon nom demeurera à toujours, car il sera écrit sur les
registres. Écris-le sur une pierre, il durera encore plus longtemps.
D'ailleurs qui te connaîtra hors des murs de Nicopolis ? Mais je
porterai une couronne d'or. Si c'est là ton ambition, couronne
pour couronne, prends-en une de roses ; elle te pèsera moins, et te siéra
mieux. »
LVII
Les respects qu'on rend à ceux qui peuvent nuire sont comme l'autel élevé
à la fièvre au milieu de Rome ; on l'adore, parce qu'on la craint.
LVIII
Que ne fait pas un changeur pour examiner l'argent qu'on lui donne ? Il emploie
tous ses sens : la vue, le tact, l'odorat, l'ouïe. Il ne se contente pas
de faire sonner une pièce une fois, deux fois ; à force d'examiner
les sons, il devient presque musicien. Nous sommes tous changeurs sur ce que nous
croyons qui nous regarde. Point d'attention, point d'application que nous n'ayons
pour éviter d'être trompés. Mais s'agit-il de notre raison,
s'agit-il d'examiner nos opinions, de peur qu'elles ne nous séduisent ?
nous sommes paresseux et négligents, comme si cela ne nous regardait point,
car nous ne connaissons pas le dommage que cela nous cause.
LIX
La philosophie, dit-on, est un chemin long et pénible. Tu te trompes,
mon ami, il n'est point si long. Car que te veut apprendre la philosophie ? A
suivre les dieux, à régler tes désirs, et à faire
un bon usage de tes opinions. Dis-moi ce que c'est que les dieux, les désirs,
les opinions ; voilà ce qui est long. Mais les philosophes qui
te prêchent la volupté, sont-ils plus courts ? Que te dit Épicure
? Que le bien de l'homme consiste dans son corps. Dis-moi donc ce que c'est que
l'âme, ce que c'est que le corps, ce qui fait notre essence, et tu verras
que cela n'est pas moins long.
LX
Mon ami, pourquoi marches-tu redressé comme si tu avais avalé une
aune ? Je voudrais être admiré de tous les passants, et entendre
dire à droite et à gauche : Voilà un grand philosophe.
Qui sont donc ces gens dont tu veux attirer l'admiration ? Ne sont-ce pas
ces mêmes gens dont tu dis qu'ils sont fous ? Tu veux donc être admiré
des fous ? Ah ! le grand fou !
LXI
Épicure dit qu'il ne faut pas nourrir ni élever des enfants, parce
que rien n'est plus opposé au véritable bien, qu'il place dans la
volupté. Mon pauvre Épicure, tu veux donc que nous soyons
plus dénaturés que les bêtes les plus féroces, qui
n'abandonnent jamais leurs petits ? La charité des pères pour leurs
enfants est si naturelle, que je suis sur que même si ton père et
ta mère avaient été avertis par un oracle que tu avancerais
un jour une proposition si insensée, ils n'auraient pas laissé de
t'élever.
LXII
Il y a des notions communes, dont tous les hommes conviennent également.
Les disputes, les séditions, les guerres, d'où viennent-elles ?
De l'application de ces notions communes à chaque fait particulier. La
justice et la sainteté sont préférables à toutes
choses, personne n'en doute. Mais une telle chose est-elle juste, est-elle sainte
? Voilà sur quoi on s'égorge. Chassons cette ignorance et apprenons
à appliquer ces notions à chaque fait particulier ; il n'y aura
plus de disputes, plus de guerres, Achille et Agamemnon seront d'accord.
LXIII
Il ne faut pas prendre légèrement l'alarme dans cette vie. Nous
envoyons un homme reconnaître ce qui se passe. Mais nous avons mal choisinotre
espion, car nous avons envoyé un lâche, qui, sur le moindre bruit
qu'il a entendu, et ayant eu peur de son ombre, revient à nous tout effrayé
: « Voilà la mort, l'exil, la calomnie, la pauvreté qui s'avancent.
Mon ami, parle pour toi. Nous sommes des sots d'avoir si mal choisi notre
homme pour être bien informés. Diogène, qui a été
en reconnaissance avant toi, nous a fait un rapport bien différent ; il
nous a dit que la mort n'est point un mal quand elle n'est point honteuse ; que
la calomnie n'est qu'un bruit de gens insensés. Mais qu'a-t-il dit
du travail, de la douleur, de la pauvreté ? Il a dit que la nudité
valait mieux que tous les habits de pourpre. « En un mot, nous a-t-il »
dit, je n'ai point trouvé d'ennemi, tout est tranquille, et vous n'avez
qu'à me voir. Ai-je été battu ? Suis-je blessé ?
Ai-je pris la fuite ? » Voilà les espions qu'il faut envoyer. Ils
nous rapporteront tous que nous n'avons à craindre que nous-mêmes.
»
LXIV
Souviens-toi que ce sont les riches, les tyrans, les rois qui ont fourni les sujets
des tragédies. Les pauvres ne paraissent point sur nos théâtres,
ou, s'ils y ont quelque place, ce n'est que parmi les chanteurs et les danseurs.
Ce sont des rois qui prospèrent au commencement de la pièce : tout
leur rit, on les honore, on les respecte, on leur élève des autels,
on orne leurs palais de couronnes et de bandelettes, et, à la fin du troisième
ou du quatrième acte, ils s'écrient avec dipe : « O
Cythéron, pourquoi m'as-tu reçu ? »
LXV
Conserve bien ce qui est à toi, ne convoite point ce qui est aux autres,
et rien ne pourra t'empêcher d'être heureux.
LXVI
Si j'aime mon corps, si je suis attaché à mon bien, je suis perdu,
me voilà esclave ; j'ai fait connaître par où je puis être
pris.
LXVII
Je veux être assis à l'Amphithéâtre au banc des sénateurs.
Grands dieux, tu vas te donner bien de la peine et être bien pressé.
Mais je ne saurais voir commodément les jeux sans cela. Ne
les vois point, quelle nécessité as-tu de voir les jeux ? Et si
c'est l'envie d'être assis à ce banc qui t'y fait aller, attends
qu'on sorte. Quand le spectacle sera fini, tu iras t'asseoir à ce banc
si désiré, et tu y seras fort à ton aise.
LXVIII
Va dire des injures à une pierre, à quoi cela t'avancera-t-il
? Elle ne t'entendra point. Imite la pierre, et n'entends point les injures qu'on
te dit.
LXIX
Tu as pitié des aveugles, des boiteux ; pourquoi n'as-tu donc pas pitié
des méchants ? Ils sont méchants malgré eux, comme les autres
sont boiteux et aveugles.
LXX
La règle et la mesure de nos actions, ce sont nos opinions. D'où
vient l'Atrée d'Euripide ? de l'opinion. Sa Médée, son Hippolyte
? de l'opinion. L'dipe de Sophocle ? de l'opinion.
LXXI
Il sembla bon à Pâris de ravir Hélène, et à
Hélène de suivre Pâris. S'il avait semblé bon aussi
à Ménélas de se passer d'une femme infidèle, qu'en
serait-il arrivé ? Nous aurions perdu l'Iliade et l'Odyssée. Je
compte le reste pour rien.
LXXII
On dit que ce fut un grand malheur pour Pâris quand les Grecs entrèrent
dans Troie, qu'ils mirent tout à feu et à sang, qu'ils tuèrent
toute la famille de Priam et qu'ils emmenèrent les femmes captives.
Tu te trompes, mon ami. Le grand malheur de Pâris fut quand il perdit la
pudeur, la fidélité, la modestie, et quand il viola l'hospitalité.
De même, le malheur d'Achille, ce ne fut pas quand Patrocle fut tué,
mais quand il se mit en colère, qu'il se mit à pleurer Briséis,
et qu'il oublia qu'il n'était pas venu à cette guerre pour avoir
des maîtresses, mais pour faire rendre une femme à son marI.
LXXIII
Le véritable bien de l'homme est toujours dans la partie par laquelle il
diffère des animaux. Que cette partie soit bien fortifiée et bien
munie, que les vertus y fassent bonne garde pour repousser l'ennemi, il est en
sûreté et n'a rien à craindre.
LXXIV
Les philosophes enseignent que l'homme est libre. Ils enseignent donc à
mépriser l'autorité de l'empereur. Non. Nul philosophe n'enseigne
à des sujets à se révolter contre leur prince, ni à
soustraire à sa puissance rien de tout ce qui lui est soumis. Tenez, voilà
mon corps, voilà mon bien, voilà ma réputation, voilà
ma famille, je vous les livre. Et quand vous trouverez que j'enseigne à
quelqu'un à les retenir malgré vous, faites-moi mourir, je suis
un rebelle. Ce n'est pas là ce que j'enseigne aux hommes ; je ne leur
enseigne qu'à conserver la liberté de leurs opinions, dont la divinité
les a faits seuls les maîtres.
LXXV
La plus juste, la plus forte, la plus inviolable des lois de la divinité,
c'est que le plus faible soit toujours soumis au plus fort.
LXXVI
Parmi les gladiateurs de César, il s'en trouve tous les jours qui sont
au désespoir de ne pas combattre, qui font des vux aux dieux pour
sortir de cette oisiveté, et qui demandent comme une très grande
grâce d'être produits en public. Et il ne se trouve personne parmi
nous qui cherche l'occasion de signaler son amour pour les dieux.
LXXVII
La divinité te cite en témoignage, elle te demande : « N'est-il
pas vrai qu'il n'y a d'autre bien ni d'autre mal que dans la volonté ?
Ai-je nui à quelqu'un ? N'ai-je pas mis au pouvoir de chacun tout ce qui
peut lui être utile ? » Que réponds-tu ? « Je suis dans
une position critique, maître ; je suis dans le malheur. Personne n'a soin
de moi, personne ne m'assiste ; tout le monde me blâme, tout le monde m'injurie,
et je suis le rebut des hommes. » Est-ce ainsi que tu reconnais l'honneur
qu'elle t'a fait de t'appeler en témoignage pour lui rendre gloire, en
attestant de si grandes vérités ? Elle demandait un témoin
de sa bonté, de sa vérité, de sa justice, et tu es devenu
son accusateur.
LXXVIII
Nous sommes presque tous dans la vie comme les esclaves fugitifs sont aux spectacles.
Ces esclaves prennent grand plaisir à voir la pompe des jeux ; ils admirent
les acteurs d'une tragédie. Mais ils sont toujours inquiets ; ils regardent
de côté et d'autre, et, si l'on vient à nommer leur maître,
les voilà remplis de frayeur, ils prennent la fuite. Nous sommes de même.
Nous admirons les merveilles de la nature, ce spectacle nous ravit. Mais nous
sommes toujours en alarme, et, si l'on nomme notre maître, nous voilà
perdus. Qu'est-ce donc qu'un maître ? Ce n'est pas un homme, car l'homme
ne peut être le maître de l'homme. C'est la mort, c'est la vie, c'est
la volupté, c'est la douleur, c'est la pauvreté, ce sont les richesses.
Que César lui-même vienne contre moi sans ce cortège, tu verras
ma fermeté. Mais s'il vient avec ces satellites, tonnant, éclairant,
menaçant, et que je les craigne, ne suis-je pas cet esclave fugitif qui
a reconnu son maître ? Mais si je ne les crains pas, me voilà en
pleine liberté, je n'ai plus de maître que moi-même.
LXXIX
Quand tu approches les princes et les grands, souviens-toi qu'il y a là -haut
un plus grand prince encore, qui te voit, qui t'entend, et à qui tu dois
plutôt plaire.
LIVRE DEUXIÈME
I
Tu viens d'affranchir ton esclave. Mais toi, qui l'as mis en liberté, es-tu
libre ? N'es-tu point l'esclave de ton argent, d'une femme, d'une fille, d'un
tyran, du dernier valet du tyran ?
II
Tu dis que la confiance et la précaution sont incompatibles ; c'est une
erreur, et tu peux les allier. Applique seulement la précaution aux choses
qui dépendent de toi, et la confiance à celles qui n'en dépendent
point. Ainsi tu seras confiant et précautionné. Car, en évitant
par ta prudence les véritables maux, tu soutiendras avec courage les faux
maux dont on te menace.
III
Le malheur des hommes vient toujours de ce qu'ils placent mal leur précaution
et leur confiance. Ils sont tous comme les cerfs qui, pour éviter l'oiseau,
qui menace de fondre sur eux, et cherchant à se mettre à couvert,
tombent dans les filets où ils périssent.
IV
Je compose de beaux dialogues, je fais de bons livres. Eh ! mon ami, montre-moi
plutôt que tu domptes tes passions, que tu règles tes désirs,
et que tu suis la vérité dans tes opinions. Assure-moi que tu ne
crains ni la prison, ni l'exil, ni la douleur, ni la pauvreté, ni la mort.
Sans cela, quelques beaux livres que tu fasses, sois bien persuadé que
tu n'es encore qu'un ignorant.
V
Diogène répondit un jour à un homme qui lui demandait des
lettres de recommandation : « Mon ami, celui à qui tu veux que j'écrive
en ta faveur verra d'abord sans moi que tu es un homme, et, s'il est bon connaisseur,
il verra encore si tu es bon ou méchant. Au lieu que, s'il n'est pas bon
connaisseur, je lui écrirais cent lettres, qu'il ne t'en connaîtrait
pas mieux. Tu n'as qu'à être comme une pièce d'or qui se
recommande d'elle-même à quiconque sait distinguer le bon or d'avec
le faux. »
VI
Que fait un homme qui poursuit la femme de son prochain ? Il foule aux pieds la
pudeur, la fidélité ; il viole le voisinage, l'amitié, la
société, les lois les plus saintes ; il ne peut plus être
regardé ni comme ami, ni comme voisin, ni comme citoyen. Il n'est pas même
bon à être esclave ; il est comme un vaisseau qui n'est plus d'aucun
usage, et qui n'est bon qu'à être jeté.
VII
Les femmes sont communes, c'est la loi de la nature, disait à Diogène
un débauché qui avait été surpris en adultère.
Diogène lui répondit : « Les viandes qu'on sert à
table sont communes d'abord ; mais, dès que les portions sont faites et
distribuées, tu aurais perdu toute pudeur et toute honte, si tu allais
prendre la part de ton voisin sur son assiette. Le théâtre est commun
à tous les citoyens ; mais sitôt que les places sont prises, tu
ne peux ni ne dois déplacer ton voisin pour te mettre à sa place.
Les femmes sont communes de même ; mais sitôt que le législateur
les a distribuées, et qu'elles ont chacune leur mari, en bonne foi, t'est-il
permis de ne pas te contenter de la tienne et de prendre celle de ton voisin ?
Si tu le fais, tu n'es plus un homme, mais un singe, ou un loup carnassier. »
VIII
En toutes choses, il faut faire ce qui dépend de soi, et du reste être
ferme et tranquille. Je suis obligé de m'embarquer ; que dois-je donc faire
? Bien choisir le vaisseau, le pilote, les matelots, la saison, le jour, le vent,
voilà tout ce qui dépend de moi. Dès que je suis en pleine
mer, il survient une grosse tempête ; ce n'est plus là mon affaire,
c'est l'affaire du pilote. Le vaisseau coule à fond, que dois-je faire
? Je fais ce qui dépend de moi, je ne criaille point, je ne me tourmente
point. Je sais que tout ce qui est né doit mourir, c'est la loi générale
; il faut donc que je meure. Je ne suis pas l'éternité ; je suis
un homme, une partie du tout, comme une heure est une partie du jour. Une heure
vient et elle passe ; je viens et je passe aussi : la manière de passer
est indifférente ; que ce soit par la fièvre ou par l'eau, tout
est égal.
IX
Il ne faudrait se réjouir avec les hommes et les féliciter que des
choses dont ils ont un véritable sujet de se réjouir, et qui leur
sont honorables et utiles.
X
Si nous étions en prison et à la veille d'être jugés
sur une accusation capitale, pourrions-nous souffrir un homme qui viendrait nous
demander : « Voulez-vous que je vous lise des hymnes que j'ai composés
? » Mon ami, pourquoi viens-tu m'importuner si mal à propos
? j'ai bien d'autres affaires. Ne sais-tu pas que je dois être jugé
demain ? Socrate était en prison et à la veille d'être
condamné, et il composait des hymnes.
XI
Pourquoi naissent les épis ? N'est-ce pas pour mûrir et pour être
moissonnés ensuite, quand ils sont mûrs ? Car on ne les laisse pas
là sur leur tige, comme s'ils étaient consacrés. S'ils avaient
du sentiment, penses-tu qu'ils fissent des vux pour n'être jamais
coupés ? Non, sans doute. Ils regarderaient comme une malédiction
de n'être point moissonnés. Il en est de même des hommes. Ce
serait une malédiction pour eux de ne pas mourir. Ne pas mourir, pour l'homme,
c'est comme pour l'épi n'être jamais mûr et n'être jamais
moissonné.
XII
Ce qui nous fait périr, c'est une épée, une roue, la mer,
une tuile, un tyran. Que t'importe la voie par laquelle tu descendras dans l'enfer
? Toutes se valent. Une des plus courtes même est celle par laquelle un
tyran t'y envoie. Jamais un tyran n'a mis six mois à tuer un homme, et
la fièvre y met souvent des années entières.
XIII
Pourquoi aller consulter les devins sur les choses où notre devoir est
si marqué ? S'il s'agit de m'exposer à quelque danger pour mon
ami, s'il est question de mourir pour lui, qu'ai-je besoin de devin ? N'ai-je
pas au dedans de moi un devin sûr et infaillible, qui m'a appris la nature
du bien et du mal, et qui m'a expliqué tous les signes auxquels je puis
les reconnaître ?
XIV
Le faible que l'homme a pour les devins vient de sa timidité : il craint
les événements. Voilà pourquoi il a pour les devins une
complaisance outrée. Il les fait les arbitres et les juges de toutes ses
affaires, il leur confie tout ce qu'il a, et, s'ils lui prédisent du bien,
il les remercie comme s'ils le lui donnaient. Quel aveuglement ! Si nous étions
sages, nous consulterions les devins comme nous demandons le chemin dans un voyage,
sans nous mettre en peine si c'est à droite ou à gauche qu'il
faut passer. Car qu'est-ce que consulter les devins ? C'est consulter les dieux
pour connaître leur volonté et la faire. Nous devrions donc nous
servir des oracles comme nous nous servons de nos yeux. Nous ne prions point nos
yeux de nous faire voir tels ou tels objets, mais nous voyons ceux qu'ils nous
montrent. Agissons de même avec les devins ; ne les flattons point, ne les
prions point, mais faisons ce qu'ils nous ordonnent.
XV
Une dame romaine voulait envoyer une grosse somme d'argent à une de ses
amies appelée Gratilla, que Domitien avait exilée. Quelqu'un lui
dit que Domitien mettrait la main sur cet argent et qu'il le confisquerait. «
N'importe, répondit-elle, j'aime mieux encore que Domitien le ravisse,
que de ne pas l'envoyer. »
XVI
Quand nous consultons les augures, c'est en tremblant et en faisant aux dieux
d'ardentes prières : « Dieux, ayez pitié de moi, permettez
que je me tire heureusement de telle et telle affaire. » Eh ! vil esclave,
veux-tu autre chose que ce qui est le meilleur pour toi ? Qu'est-ce qu'il y a
de meilleur pour toi que de faire ce que les dieux trouveront agréable
? Pourquoi veux-tu donc tâcher de corrompre ton arbitre et ton juge, autant
qu'il est en ton pouvoir ?
XVII
QuelleE est la nature de la divinité ? c'est intelligence, science, ordre,
raison. Par là tu peux connaître quelle est la nature de ton véritable
bien qui ne se trouve qu'en elle.
XVIII
Si tu es né de parents nobles, tu es si plein de ta noblesse, que tu ne
cesses d'en parler et que tu en étourdis tout le monde. Mais tu as la divinité
pour père, tu l'as au dedans de toi, et tu oublies cette noblesse, et tu
ignores d'où tu es venu, et ce que tu portes ? Voilà pourtant de
quoi tu devrais te souvenir dans toutes les actions de ta vie. Dis-toi à
tout moment : « C'est la divinité qui m'a créé, elle
est au dedans de moi, je la porte partout. Pourquoi la souillerais-je par des
pensées obscènes, par des actions basses et impures, et par d'infâmes
désirs ? »
XIX
Tu te ferais scrupule de commettre des actions déshonnêtes devant
une statue ou une image des dieux : ils te voient, ils t'entendent ; et tu ne
rougis point d'avoir en leur présence des pensées obscènes
et de faire des actions impures qui les blessent, qui les déshonorent et
qui les affligent. O l'ennemi des dieux ! O le lâche qui a oublié
sa nature !
XX
Si tu étais une statue de Phidias, sa Minerve ou son Jupiter, et que tu
eusses quelque sentiment, tu te donnerais bien garde, en te souvenant de l'ouvrier
qui t'aurait formé, de rien faire qui fût indigne de lui et de toi-même,
et pour rien au monde tu ne voudrais paraître dans un état indécent,
qui déshonorât ta beauté. En ne t'inquiétant nullement
dans quel état tu parais devant les dieux, tu déshonores la main
qui t'a formé. Quelle différence pourtant d'ouvrier à ouvrier,
et d'ouvrage à ouvrage !
XXI
Si les dieux t'avaient donné en garde un pupille, tu en aurais soin, et
tu ne laisserais pas gâter un si précieux dépôt. Ils
t'ont donné en garde à toi-même ; ils t'ont dit : «
Nous n'avons pas cru pouvoir te mettre entre les mains d'un tuteur plus fidèle,
plus affectionné ; garde-nous ce fils tel qu'il est par sa nature ; conserve-le-nous
plein de pudeur, de fidélité, de magnanimité, de courage,
exempt de trouble et de passion. » Et tu te négliges ! Quelle infidélité
! Quel crime !
XXII
D'où vient cette fierté, ce sourcil haut à ce petit philosophe
? Attends un peu, mon ami, je serai bientôt plus fier ; je ne suis
pas encore bien ferme dans les maximes que j'ai apprises et auxquelles j'ai donné
mon consentement ; je crains encore ma faiblesse. Attends que je sois fortifié,
et tu verras une fierté toute autre. La statue n'est pas encore finie,
les dieux n'y ont pas mis encore la dernière main ; dès qu'elle
sera achevée, tu verras. Mais ne pense pas que ce soit une fierté
d'orgueil, ce sera une fierté d'assurance et de confiance dans la vérité.
Cette fierté et ce sourcil que tu vois à cette tête de Jupiter,
est-ce orgueil, à ton avis ? Non. C'est fermeté, c'est stabilité,
c'est constance. C'est ainsi que doit être un dieu qui te dit : «
Tout ce que j'ai confirmé par un signe de ces sourcils, ne trompe point,
est irrévocable et ne manque jamais d'arriver. » Je tâcherai
d'imiter ce grand modèle. Tu me verras fidèle, plein de pudeur,
plein de courage, et inaccessible au trouble et aux émotions que causent
les accidents qu'on appelle terribles. Mais te verrai-je immortel et exempt
de vieillesse et de maladie ? Non. Mais tu verras que je sais mourir, et
que je sais être vieux et malade. Tu verras les nerfs d'un philosophe, des
nerfs bien réglés. Quels nerfs ? Désirs jamais
frustrés ; craintes bien placées, et qui préviennent tous
les maux ; mouvements réglés et convenables ; desseins formés
avec réflexion, et consentements qui ne sont jamais suivis de repentir.
XXIII
Ce n'est pas une chose bien commune d'accomplir ce que promet la qualité
d'homme. C'est un animal mortel, doué de raison, et c'est par la raison
qu'il se distingue des bêtes. Toutes les fois donc qu'il s'éloigne
de la raison, qu'il agit sans raison, l'homme périt, et la bête se
montre.
XXIV
Nous ressemblons à ceux qui ont de grandes provisions, et qui demeurent
maigres et décharnés, parce qu'ils ne s'en nourrissent point. Nous
avons de beaux préceptes, de belles maximes, mais c'est pour en discourir,
et non pour les pratiquer ; nos actions démentent nos paroles. Nous ne
sommes pas encore des hommes, et nous voulons jouer le rôle de philosophes.
Le fardeau est trop lourd pour nous. C'est comme si un homme qui n'aurait pas
la force de porter un poids de deux livres, entreprenait de porter la pierre d'Ajax.
XXV
Tu réunis en toi des qualités qui demandent chacune des devoirs
qu'il faut remplir. Tu es homme ; tu es citoyen du monde ; tu es fils des dieux,
tu es le frère de tous les hommes. Après cela, tu es sénateur
ou dans quelque autre dignité ; tu es jeune ou vieux ; tu es fils, tu es
père, tu es mari. Pense à quoi tous ces titres t'engagent, et tâche
de n'en déshonorer aucun.
XXVI
Tu as perdu des biens, et tu regardes cela comme une grande perte, dont tu ne
peux te consoler. Mais quand tu as perdu la fidélité, la pudeur,
la douceur, la modestie, tu crois n'avoir rien perdu. Cependant, ces biens extérieurs,
c'est une cause étrangère et involontaire qui nous les ravit, et
il n'est honteux ni de ne pas les avoir, ni de les perdre. Et ces derniers, les
biens intérieurs, nous ne les perdons jamais que par notre faute, et comme
il est honteux et très malheureux de ne pas les avoir, il est aussi très
honteux et très malheureux, quand on les a, de les perdre.
XXVII
Personne ne peut être méchant et vicieux, sans une perte sûre
et sans un dommage certain.
XXVIII
Ne faut-il pas que je me venge et que je rende le mal qu'on m'a fait ?
Eh ! mon ami, on ne t'a point fait de mal, puisque le bien et le mal ne sont que
dans ta volonté. D'ailleurs, si un tel s'est blessé lui-même
en te faisant injustice, pourquoi veux-tu te blesser aussi toi-même en la
lui rendant ?
XXIX
Le commencement de la philosophie, c'est de connaître notre faiblesse et
notre ignorance dans les devoirs nécessaires et indispensables.
XXX
Il n'y a point d'homme qui n'ait naturellement une certaine idée, une certaine
notion du bien, du mal, de l'honnête, du déshonnête, du juste,
de l'injuste, du bonheur, du malheur, et des devoirs ou pratiqués ou négligés.
D'où vient donc que, sur ces matières, on se trompe si souvent,
quand on juge des faits particuliers ? Cela vient, comme je l'ai déjà
dit, de ce que nous appliquons mal nos actions communes, et que nous jugeons par
des préjugés peu approfondis. Le beau, le bon, le mal, le bien,
le juste, l'injuste, ce sont des termes que tout le monde emploie également
avant que d'avoir appris à les appliquer avec raison et avec justice.
De là naissent les disputes, les querelles, les guerres. Je dis : «
Cela est juste. » Un autre dit : « Cela est injuste. » Comment
se mettre d'accord ? Quelle règle avons-nous pour bien juger ? Sera-ce
l'opinion ? Mais nous voilà deux, et nous avons deux opinions contraires.
D'ailleurs, comment l'opinion peut-elle être un juge sûr ? Les fous
n'ont-ils pas leur opinion ? Il faut pourtant bien qu'il y ait une règle
sûre pour connaître la vérité ; car il n'est pas possible
que les dieux aient laissé les hommes dans une entière ignorance
de ce qu'ils doivent savoir pour se conduire. Cherchons donc cette règle,
qui peut seule nous délivrer de nos erreurs et guérir la témérité
et la folie de l'opinion. Cette règle est d'appliquer à l'espèce
les caractères que l'on donne au genre, afin que ces caractères,
connus et avoués de tout le monde, nous servent à redresser nos
préjugés sur chaque fait particulier. Par exemple, nous avons l'idée
du bien ; il s'agit de savoir si la volupté est un bien, examinons-la selon
cette idée, et pesons-la dans cette balance. Je la pèse avec ces
caractères du bien qui sont mes poids. Je la trouve légère,
je la rejette, car le bien est une chose solide et d'un très grand poids.
XXXI
Tu pâlis, tu trembles et tu es embarrassé quand tu vas voir un prince
ou quelque grand seigneur. Comment me recevra-t-il ? Comment m'entendra-t-il
? Vil esclave, il te recevra, il t'entendra comme il le jugera à
propos ; tant pis pour lui s'il reçoit mal un homme sage, il en souffrira
seul. Peux-tu souffrir de la faute d'un autre ? Mais comment lui parlerai-je
? Tu lui parleras comme tu voudras. J'ai peur de me troubler.
Eh quoi ! ne sais-tu pas parler avec discrétion, avec prudence, et avec
une honnête liberté ? Pourquoi t'avises-tu de craindre un homme ?
Zénon ne craignait point Antigone, mais Antigone craignait Zénon.
Socrate était-il embarrassé quand il parlait aux tyrans et à
ses juges ? Diogène était-il embarrassé quand il parlait
à Alexandre, à Philippe, aux pirates, au maître qui l'avait
acheté ?
XXXII
Si nous voulons être philosophes véritablement, réglons notre
volonté sur les événements de telle sorte que nous soyons
toujours contents et de ce qui arrive, et de ce qui n'arrive point. De là
nous tirerons ce grand avantage que nous ne manquerons jamais d'obtenir ce que
nous désirons, et que nous ne tomberons jamais dans ce qui fait le sujet
de nos craintes. Et ainsi nous passerons notre vie avec notre prochain, sans chagrin
et sans trouble, et nous conserverons toutes nos liaisons naturelles et acquises,
c'est-à -dire que nous remplirons parfaitement nos devoirs de père,
de fils, de frère, de citoyen, de mari, de voisin, d'associé, de
magistrat et de sujet.
XXXIII
La première chose qu'il faut apprendre, c'est qu'il y a un Dieu, qu'il
gouverne tout par sa providence, et que non seulement nos actions, mais nos pensées
et nos mouvements ne sauraient lui être cachés. Ensuite il faut examiner
quelle est sa nature. Sa nature étant bien connue, il faut nécessairement
que ceux qui veulent lui plaire et lui obéir fassent tous leurs efforts
pour lui ressembler, qu'ils soient libres, fidèles, bienfaisants, miséricordieux,
magnanimes. Que toutes tes pensées donc, que toutes tes paroles, que toutes
tes actions, soient les actions, les paroles et les pensées d'un homme
qui imite Dieu, qui veut lui ressembler.
XXXIV
Rien n'est si ordinaire que de voir des grands qui croient tout savoir, quoiqu'ils
ne sachent rien et qu'ils ignorent les choses les plus nécessaires. Comme
ils nagent dans les richesses et qu'ils n'ont besoin de rien, ils ne soupçonnent
pas seulement qu'il leur manque quelque chose. C'est ce que je disais un jour
à un des plus considérables : « Vous êtes bien vu du
prince ; vous avez quantité d'amis très puissants, et de grandes
alliances ; par votre crédit, vous pourrez servir vos amis et nuire à
vos ennemis. Qu'est-ce donc qui me manque ? me dit-il. Tout ce qu'il
y a de plus important, et de plus nécessaire pour le véritable bonheur.
Et jusqu'ici vous avez fait tout autre chose que ce qui vous convenait. Voici
ce qu'il y a de plus capital : vous ne savez ni ce que sont les dieux, ni ce que
c'est que l'homme. Vous ignorez la nature du bien et du mal, et, ce qui vous surprendra
plus que tout, vous ne vous connaissez pas vous-même... Ah ! vous fuyez
et vous êtes en colère de ce que je vous parle si franchement ! Quel
mal vous fais-je ? Je ne fais que vous présenter le miroir qui vous rend
tel que vous êtes. »
XXXV
Un médecin vient voir un malade, il lui dit : « Vous avez la fièvre,
abstenez-vous pour aujourd'hui de toute nourriture, et ne buvez que de l'eau.
» Le malade le croit, le remercie et le paie. Un philosophe dit à
un ignorant : « Vos désirs sont déréglés, vos
craintes sont basses et serviles, et vous n'avez que de fausses opinions. »
Celui-ci s'en va tout en colère, et dit qu'on l'a insulté. D'où
vient cette différence ? C'est que le malade sent son mal, et que l'ignorant
ne sent pas le sien.
XXXVI
N'as-tu jamais vu une foire où les hommes se rendent de tous les pays voisins
? Les uns y sont pour acheter, les autres pour vendre. Il y en a peu qui y soient
par curiosité, pour voir seulement la foire, et qui s'informent pourquoi
elle se tient et qui l'a établie. Il en est de même de ce monde.
Tous les hommes s'y rendent, les uns pour vendre, les autres pour acheter. Il
y en a très peu qui y soient pour admirer ce grand spectacle, pour connaître
ce qu'il est, celui qui l'a £ait, pourquoi il l'a fait, et comment il le gouverne.
Car il n'est pas possible qu'il n'ait été fait et qu'il ne soit
gouverné par quelqu'un. Une ville, une maison n'existent point sans un
ouvrier, et ne durent point si quelqu'un ne les gouverne ; et une machine si vaste
et si admirable existerait et durerait par un pur hasard ? Cela est impossible.
Il y a donc quelqu'un qui l'a faite et qui la gouverne. Qui est-il donc, et comment
la gouverne-t-il ? Et nous, qui sommes aussi son ouvrage, qui sommes-nous, et
pourquoi sommes-nous ? Il y en a très peu qui fassent ces réflexions,
et qui, après avoir admiré l'ouvrage et béni l'ouvrier, se
retirent contents. S'il y en a quelques-uns qui le fassent, ils sont la risée
des autres, comme, à la foire, les marchands se moquent des simples curieux,
qu'ils appellent des badauds. Et si les bufs et les cochons pouvaient parler,
ils se moqueraient de même de ceux qui penseraient à tout autre
chose qu'à la pâture.
XXXVII
Tu as ouï dire aux philosophes qu'il faut être ferme et constant dans
ses résolutions, et sur cela tu t'opiniâtres à demeurer ferme
dans tes faux préjugés, dans tes erreurs, dans tes folies. Mais,
mon ami, la chose la plus nécessaire c'est que les résolutions soient
bonnes, c'est-à -dire, qu'elles soient prises avec prudence, vérité
et raison. Je te dis qu'il faut qu'un homme ait des nerfs, mais il faut que ce
soient les nerfs d'un corps sain, d'un athlète vigoureux et robuste, et
tu me montres des nerfs enflés, les nerfs d'un frénétique;
ce ne sont pas là des nerfs, c'est plutôt faiblesse de nerfs.
XXXVIII
Les fous sont incorrigibles, et, comme dit le proverbe, on romprait plutôt
un fou que de le changer.
XXXIX
Il ne faut avoir peur ni de la pauvreté, ni de l'exil, ni de la prison,
ni de la mort. Mais il faut avoir peur de la peur.
XL. Quand je suis embarqué, et que je ne vois plus que le ciel et la
mer, cette vaste étendue d'eau qui m'environne m'effraie, comme si, en
faisant naufrage, je devais l'avaler tout entière, et je ne pense pas qu'il
ne faut que trois mesures d'eau pour me noyer. De même, dans un tremblement
de terre, je m'imagine que la ville entière va me tomber sur le corps,
et je ne pense pas qu'une tuile suffit pour me casser la tête. Ah ! malheureux
esclave de l'opinion !
XLI
Ah ! quand reverrai-je Athènes et l'Acropole ? Mon ami, peux-tu
rien voir de plus beau que le ciel, ce soleil, cette lune, ces étoiles,
cette terre, cette mer ? Si tu es si affligé pour avoir perdu Athènes
de vue, eh ! que feras-tu quand il te faudra perdre de vue le soleil ?
XLII
Mon ami, ne veux-tu donc pas être enfin sevré, et quitter le lait
pour te nourrir de viande solide ? Veux-tu encore pleurer et crier après
le téton de ta nourrice et regretter les contes et les chansons dont elle
t'endormait ?
XLIII
Tu ne peux être ni un Hercule, ni un Thésée, pour purger la
terre de monstres, mais tu peux les imiter en te purgeant toi-même des monstres
qui sont en toi. Tu as au dedans de toi le sanglier, le lion, l'hydre ; dompte-les.
Au lieu de dompter Procuste et Sciron, dompte la douleur, la crainte, la cupidité,
l'envie, la malignité, l'avarice, la mollesse et l'intempérance.
Le seul moyen de dompter ces monstres, c'est de n'avoir que les dieux seuls en
vue, c'est de leur être attaché, de leur être dévoué,
et de n'obéir qu'à leurs ordres.
XLIV
Secoue enfin le joug, et, délivré de la servitude, lève les
yeux vers le ciel et dis à ton dieu : « Fais de moi désormais
ce que tu voudras ; je ne refuse rien de tout ce que tu voudras m'envoyer, et
je justifierai ta conduite auprès de tous les hommes. »
XLV
Quand ton imagination tâche de te séduire par quelque idée
de luxure, ne te laisse point entraîner, mais dis-lui sur l'heure : «
Attends, mon imagination, que je voie un peu ce que tu es et ce que tu me présentes,
que je t'examine. » Ne lui permets pas d'aller plus loin et de te présenter
des images plus séduisantes, car, si tu la laisses faire, tu es perdu,
elle t'entraînera. Au lieu de ces peintures affreuses, force-la à
te présenter des images plus heureuses, plus belles et plus nobles. Voilà
les moyens de lui échapper.
XLVI
Si je résiste à une belle femme qui est prête à m'accorder
ses faveurs, je me dis à moi- même : Voilà qui va bien,
Épictète, cela vaut mieux que d'avoir réfuté le sophisme
le plus subtil. Si je résiste à ses avances et que je repousse
ses caresses, je puis me glorifier de cette victoire bien plus que d'avoir triomphé
de tous les syllogismes les plus embarrassants... Mais comment résister
à une tentation si pressante ? Il ne faut pour cela que vouloir te plaire
à toi-même, et être beau aux yeux des dieux. Il ne faut que
vouloir conserver la pureté du corps et de l'âme.
XLVII
A chaque tentation, dis en toi-même : « Voici un grand combat ; voici
une action toute divine ; il s'agit ici de la royauté, de la liberté,
de la félicité, de l'innocence ; souviens-toi des dieux, appelle-les
à ton secours, et ils combattront pour toi. » Tu invoques bien Castor
et Pollux, dans une tempête ; la tentation est une tempête plus dangereuse
pour toi.
XLVIII
Quand tu es attaqué par une tentation, si tu diffères jusqu'au lendemain
à la combattre, le lendemain viendra, et tu ne combattras point. Ainsi,
de lendemain en lendemain, il arrivera que non seulement tu seras vaincu, mais
que tu te trouveras plongé dans une insensibilité telle qu'il te
sera impossible de t'apercevoir même que tu pèches, et tu éprouveras
effectivement en toi la vérité de ce vers d'Hésiode : «
Celui qui diffère d'un jour à l'autre est toujours accablé
de maux. »
XLIX
Pourquoi fais-tu le stoïcien ? Prends donc le nom que tes actions demandent,
et ne t'orne point d'un nom qui ne te convient point et que tu ne fais que déshonorer.
Je vois bien des hommes qui débitent les maximes des stoïciens. Mais
je ne vois point de stoïcien. Montre-moi donc un stoïcien, je n'en demande
qu'un. Un stoïcien, c'est-à -dire un homme qui, dans la maladie, se
trouve heureux, qui, dans le danger, se trouve heureux, qui, mourant, se trouve
heureux, qui, méprisé et calomnié, se trouve heureux ! Si
tu ne peux me montrer ce stoïcien parfait et achevé, au moins montre-m'en
un qui commence à l'être. Ne frustre point un vieillard comme moi
de ce grand spectacle, dont j'avoue que je n'ai encore pu jouir ; montre-moi un
homme qui veuille se conformer à la volonté des dieux, qui ne se
plaigne jamais ni des dieux, ni des hommes ; qui ne soit jamais frustré
dans ses désirs, qui ne soit blessé de rien, qui n'ait ni envie,
ni colère, ni jalousie, qui dans ce corps mortel entretienne un secret
commerce avec les dieux, et qui désire dépouiller l'homme pour devenir
un dieu.
L
Il n'y a naturellement aucune société entre les hommes ; les dieux
ne se mêlent point des choses humaines, et il n'y a d'autre bien que la
volupté. Voilà ce qu'Épicure nous enseigne.
Eh, malheureux ! était-ce la peine de veiller tant de nuits pour écrire
ces beaux livres ? Ne valait-il pas mieux te tenir chaudement dans ton lit, et
mener la vie d'un ver, puisque c'est la seule dont tu te sois jugé digne
? Selon toi, la piété et la sainteté ne sont que des inventions
d'hommes arrogants et de sophistes ; la justice n'est que faiblesse, et la pudeur
que folie ; il n'y a plus ni père, ni fils, ni frère, ni citoyen.
O l'impudence ! ô l'imposture ! Oreste, agité par les noires Furies,
n'était pas plus dément que toi.
LI
Tu veux plaire aux dieux. Souviens-toi donc qu'ils ne haïssent rien tant
que l'impureté et que l'injustice.
LII
Ceux qui soutiennent qu'il n'y a pas de vérité connue démentent
cette assertion par une prétendue vérité. Car ce qu'ils disent
est vrai ou faux : c'est donc une vérité connue.
LIII
Tu viens de t'emporter contre tes valets, de mettre toute ta maison en désordre,
et de troubler et de scandaliser tes voisins, et ensuite, prenant l'apparence
d'un homme sage, tu viens écouter un philosophe discourir des devoirs de
l'homme et de la nature des vertus. Mon ami, tous ces beaux préceptes te
sont inutiles. Car comme tu ne viens pas les entendre avec les dispositions nécessaires,
tu t'en retourneras comme tu es venu.
LIV
Il n'y a que le sage qui soit capable d'amitié. Comment celui qui ne sait
pas connaître ce qui est bon ou mauvais pourrait-il aimer ?
LV
Tu vois jouer ensemble ces petits chiens ; ils se caressent, ils s'accolent, ils
se flattent, ils te paraissent bons amis. Jette un petit os au milieu d'eux, et
tu verras. Telle est l'amitié des frères, et celle des pères
et des enfants. Qu'ils aient à se disputer une terre, un champ, une maîtresse,
il n'y a plus ni père, ni frère, ni enfant.
LVI
Il n'y a rien au monde à quoi tout animal soit si attaché qu'à
son propre intérêt. Tout ce qui le prive de ce qui lui est utile,
soit père, frère, fils, ami, tout lui est insupportable, car il
n'aime que son intérêt, qui lui tient lieu de père, de frère,
de fils, d'ami, de parent, de patrie et de dieu même.
LVII
Pour aimer, il faut mettre ensemble l'utilité, la sainteté, l'honnêteté,
la patrie, les parents, les amis, et la justice même. Que l'on sépare
toutes ces choses, il n'y a plus d'amitié, car partout où est le
moi et le mien, il faut que l'animal s'y porte. Si le moi se trouve où
est l'honnêteté et la justice, je suis bon ami, bon père,
bon fils, bon mari. Mais si le moi et le mien sont ici, et l'honnêteté
et la justice là , adieu l'amitié, adieu tous les devoirs les plus
saints et les plus indispensables.
LVIII
L'esprit du vicieux n'est jamais rassis. Il est toujours inconstant, sans tenue,
et flottant au gré de ses opinions. Il est donc incapable d'amitié.
LIX
Veux-tu savoir si ces deux hommes sont amis ? Ne demande point s'ils sont frères,
s'ils ont été élevés ensemble, s'ils ont eu les mêmes
maîtres et le même précepteur ; cherche seulement où
ils placent leur bien. Et si c'est dans les choses qui ne dépendent point
de nous, garde-toi bien de dire qu'ils sont amis. Ils ne le sont pas plus qu'ils
ne sont fidèles, constants et libres. Mais s'ils le placent dans les choses
qui dépendent de nous et dans les saines opinions, ne te mets point en
peine s'ils sont père et fils ou frères, ni s'ils se connaissent
depuis longtemps, et prononce hardiment qu'ils sont amis. Car l'amitié
est-elle ailleurs que là où est la pudeur, la fidélité
et la communication de tout ce qui est beau et honnête ?
LX
Amphiaraà¼s avait vécu longtemps avec sa femme Ériphyle.
Ils avaient eu plusieurs enfants. Nulle part un si bon ménage. On offre
un collier. Plus de femme, plus de mère.
LXI
C'est être ingrat et timide que de soutenir qu'il n'y a point de différence
entre la beauté et la laideur. Quoi ! Thersite sera aussi agréable
qu'Achille ? Cette laide femme fera autant de plaisir à voir qu'Hélène
? Cela est grossier et impie. C'est le langage de gens qui ne connaissent pas
la nature des choses et qui craignent que, s'ils en sentaient la différence,
ils seraient entraînés et vaincus. Ce n'est point en niant la beauté
qu'on lui échappe ; on peut la connaître et lui résister.
LXII
S'il y a un art de bien parler, il y a aussi un art de bien entendre.
LXIII
Je ne condamne pas l'éloquence, ni les talents de bien écrire et
de bien parler, mais je condamne qu'on leur attribue la première place
; car il y a quelque chose de plus important et de plus considérable.
LXIV
Si tu démontres au méchant qu'il fait ce qu'il ne veut pas et qu'il
ne fait pas ce qu'il veut, tu le corrigeras ; mais si tu ne le lui démontres
pas, ne te plains point de lui, ne te plains que de toi- même.
LXV
O homme ! ne sois point ingrat des biens que tu as reçus des dieux et n'oublie
point leurs plus grands bienfaits. Rends-leur des grâces continuelles de
la vue, de l'ouïe qu'ils t'ont données, que dis-je ? de la vie même,
et de tous les secours qu'ils t'ont accordés pour la soutenir, comme du
vin, de l'huile et de tous les autres fruits de la terre. Mais en même temps,
souviens-toi qu'ils t'ont donné quelque chose de plus précieux encore,
c'est la faculté qui se sert de toutes ces choses, qui les éprouve
et qui met à chacune son prix.
LIVRE TROISiÈME
I
Apollon savait bien que Laïus n'obéirait pas à son oracle.
Il ne laissa pas pour cela de prédire à Laïus les malheurs
qui le menaçaient. La bonté des dieux ne lasse jamais d'avertir
les hommes. Cette source de vérité coule toujours, mais les hommes
sont toujours incrédules, désobéissants, rebelles.
II
Mon ami, es-tu un homme ou une femme ? Si tu es un homme, orne-toi donc comme
un homme, et ne nous fais pas voir un prodige, un monstre. Que voulait dire Socrate,
quand il disait à Alcibiade de se rendre plus beau ? Il lui conseillait
de négliger la beauté du corps pour ne travailler qu'a celle de
l'âme. Il faut donc que je sois sale et malpropre ? Point
du tout. Mais il faut que ta propreté soit mâle et digne de l'homme.
III
Quand un corbeau te prédit quelque chose par ses croassements, tu crois
que c'est un dieu qui te parle, et non le corbeau. Quand un philosophe t'avertit,
crois de même que c'est un dieu qui t'avertit, et non pas le philosophe.
IV
De même qu'un marchand ne refuse pas une monnaie de bon aloi, qui est marquée
au coin du prince, de même l'âme ne refuse point les véritables
biens. Elle en reçoit souvent de faux, mais c'est que le coin du prince
l'a trompée, et qu'elle n'a pas l'art d'en connaître la fausseté.
V
L'âme est comme un bassin plein d'eau ; ses opinions sont la lumière
qui éclaire ce bassin. Lorsque l'eau du bassin est agitée, il semble
que la lumière le soit aussi ; elle ne l'est pourtant point. Il en est
de même de l'homme ; quand il est troublé et agité, les vertus
ne sont point bouleversées et confondues, ce sont ses esprits qui sont
en mouvement. Que ses esprits soient rassis, et tout sera tranquille.
VI
Tu vas à l'amphithéâtre et aussitôt tu prends parti,
et tu veux que tel acteur, que tel athlète soit couronné. Les autres
veulent que ce soit un autre qui remporte la victoire. Tu es fâché
de cette contradiction ; car tu es préteur, et tu prétends que tout
te cède. Mais les autres n'ont-ils pas aussi leur opinion ? N'ont-ils pas
leur volonté ? Et n'ont-ils pas le même droit de s'offenser de ce
que tu t'opposes à ce qui leur paraît juste ? Si tu veux être
tranquille et ne trouver jamais d'opposition, ne souhaite la couronne qu'à
celui qui sera couronné. Ou si tu veux être le maître de la
donner à qui bon te semble, fais jouer des jeux chez toi en ton particulier,
et alors de ta propre autorité tu publieras : « Un tel a vaincu aux
jeux néméaques, pythiques, isthmiques, olympiques. » Mais,
en public, ne t'arroge point ce qui ne t'appartient pas, et admets la liberté
des suffrages.
VII
IL faut que la mort vienne à nous tôt ou tard. Dans quelle occupation
nous surprendra-t-elle ? Un laboureur sera occupé du soin de son labourage,
un jardinier de celui de son jardin ; un marchand de celui de son commerce. Et
toi à quoi seras-tu occupé ? Pour moi, je souhaite de tout mon
cur que dans ce dernier moment elle ne me trouve occupé qu'à
régler ma volonté, afin que sans trouble, sans empêchement
et sans contrainte, je fasse en homme libre cette dernière action, et que
je puisse dire aux dieux : « Ai-je violé vos commandements ? Ai-je
abusé des présents que vous m'avez faits ? Ne vous ai-je pas soumis
mes sens, mes vux, mes opinions ? Me suis-je jamais plaint de vous ? Ai-je
accusé votre providence ? J'ai été malade, parce que vous
l'avez voulu, et je l'ai voulu de même. J'ai été pauvre, parce
que vous l'avez voulu, et j'ai été content de ma pauvreté.
J'ai été dans l'esclavage, parce que vous l'avez voulu, et je n'ai
jamais désiré en sortir. M'avez-vous jamais vu triste de mon état
? M'avez-vous surpris dans l'abattement et dans le murmure ? Je suis encore tout
prêt à subir tout ce qu'il vous plaira ordonner de moi. Le moindre
signal de votre part est pour moi un ordre inviolable. Vous voulez que je me retire
de ce spectacle magnifique, j'en sors et je vous rende mille très humbles
grâces de ce que vous avez daigné m'y admettre pour me faire voir
tous vos ouvrages, et pour étaler à mes yeux l'ordre admirable
avec lequel vous gouvernez cet univers. »
VIII
Qu'est-ce que le sens commun ? Il y a dans tous les hommes une ouïe générale
et commune, qui fait qu'ils discernent également les voix et qu'ils entendent
toutes les paroles que l'on prononce ; mais il y a une autre ouïe, une ouïe
artificielle, qui discerne et note les tons. II y a de même dans tous les
hommes un certain sens naturel qui, lorsqu'ils n'ont pas quelque défaut
marqué dans l'esprit, fait qu'ils entendent également tout ce qu'on
leur propose, et cette disposition est égale dans tous les hommes ; c'est
ce que l'on appelle sens commun.
IX
Les hommes mous ne se prennent pas plus aux préceptes de la philosophie,
que le fromage mou à l'hameçon.
X
Comme il n'est pas au pouvoir de l'homme de donner son consentement à
ce qui lui paraît faux, et de le refuser à ce qui lui paraît
vrai, il n'est pas non plus en son pouvoir de rejeter ce qui lui paraît
bon. L'épicurien, qui dit que le vol n'est pas un mal, mais que c'est un
mal d'être surpris, volera certainement, s'il peut le faire sans qu'on le
voie.
XI
Imaginez-vous une ville gouvernée selon les maximes d'Épicure. Tout
y sera bouleversé ; il n'y aura aucune forme de ville ; point de mariages,
point de magistrats, point de collèges, aucune police, nulle éducation.
La piété, la sainteté, la justice et la pudeur en seront
bannies. On n'y suivra que de mauvaises opinions, des opinions pernicieuses aux
villes, et que les femmes même les plus débauchées n'oseraient
soutenir. Au lieu que, dans une ville gouvernée selon les maximes que dicte
la raison, on verra régner la décence et l'ordre. On y suivra les
saines opinions ; toutes les vertus y seront honorées ; la justice y fleurira
; la police y sera bien réglée ; on se mariera, on aura des enfants,
on les élèvera ; on servira les dieux. Là , le mari se contentera
de sa femme, et ne convoitera point celle de son prochain ; il sera content de
son bien, et ne désirera point celui des autres. En un mot, tous les devoirs
y seront remplis, et toutes les liaisons bien entretenues.
XII
Je suis préteur en Grèce. Toi préteur ? Et sais-tu
juger ? Où as-tu donc appris cette science ? J'ai la patente de
César Et si César t'avait envoyé une patente pour
juger de la musique, à toi qui n'en as jamais appris une note, qu'en ferais-tu,
et à quoi te servirait-elle ? Mais je passe là -dessus. Je te demande
seulement par quelles voies tu as obtenu ta charge. Qui te l'a procurée
? A qui as-tu baisé la main ? A quelle porte as-tu couché ? A qui
as-tu fait des présents ? Par quelles bassesses, par quelles indignités,
par quelles faussetés l'as-tu achetée ?
XIII
Tu vas à Rome, tu entreprends ce long voyage pour avoir dans ta patrie
une plus belle charge que celle dont tu es revêtu. Quel voyage as-tu jamais
fait pour avoir de meilleures opinions et de meilleurs sentiments ? Qui as-tu
jamais consulté pour corriger ce qu'il y a en toi de défectueux
? En quel temps, à quel âge t'es-tu avisé d'examiner tes
opinions ? Parcours toutes les années de ta vie, tu trouveras que tu as
toujours fait ce que tu fais aujourd'huI.
XIV
Tu passes par cette ville, et, pendant que l'on fait marché d'un vaisseau,
tu dis : « Allons voir un moment Épictète, nous entendrons
ce qu'il dit. Tu viens, tu me vois et voilà tout. Qu'est-ce donc que converser
avec un homme ? N'est-ce pas lui demander quelles sont ses opinions, et lui expliquer
les siennes ? J'ai une fausse opinion, arrache-la moi. Tu es dans
un faux préjugé, souffre que je le guérisse... Voila ce que
c'est que converser avec un philosophe. Au lieu de cela, tu me rends une visite,
et, mal payé de ta peine, tu t'en retournes en disant : « Épictète
n'est pas grand'chose. Qu'il parle grossièrement ! Il ne sait pas seulement
sa langue. » Est-ce là ce dont il s'agit ? Voilà comme sont
faits les hommes, ils cherchent de beaux parleurs, et ils sont tous les jours
ensemble, comme des statues, sans se connaître, sans s'examiner les uns
les autres, et sans se rendre meilleurs. L'amusement ou la curiosité font
tous nos empressements et tous nos commerces.
XV
Tu as acquis beaucoup de belles choses, tu as beaucoup de vases d'or et d'argent,
tu es riche. Mais le meilleur bien te manque : la constance, la soumission aux
ordres des dieux, la tranquillité, l'exemption de trouble et de crainte.
Pour moi, tout pauvre que je suis, je suis plus riche que toi. Je ne me soucie
point d'avoir un patron à la cour, je ne me soucie point de ce qu'on pourra
dire de moi au prince, et je ne flatte personne. Voilà ce qui me tient
lieu de tous les biens. Tu as des vases d'or et d'argent, mais toutes tes pensées,
tous tes désirs, toutes tes inclinations, toutes tes actions sont de terre.
XVI
Un enfant met sa main dans un pot à ouverture étroite où
il y a des noisettes et des figues ; il en emplit sa main tant qu'elle en peut
tenir, et, ne pouvant la retirer si pleine, il se met à pleurer.
Mon enfant, laisses-en la moitié, et tu retireras ta main assez garnie...
Tu es cet enfant. Tu désires beaucoup et tu ne peux l'obtenir ; désire
moins, et tu l'auras.
XVII
Tu as la fièvre, et tu te plains, dis-tu, parce que tu ne peux étudier.
Eh ! pourquoi donc étudies-tu ? N'est-ce pas pour devenir patient, constant,
ferme ? Sois-le dans la fièvre, et tu sais tout. La fièvre est une
partie de la vie, comme la promenade, les voyages, et elle est même plus
utile, parce qu'elle éprouve le sage, et qu'elle lui montre le progrès
qu'il a fait.
XVIII
Tu as la fièvre. Mais si tu l'as comme il faut, tu as tout ce que tu peux
avoir de mieux dans la fièvre. Qu'est-ce qu'avoir la fièvre comme
il faut ? C'est ne te plaindre ni des dieux, ni des hommes, ni t'alarmer point
de tout ce qui peut arriver, car tout ira fort bien ; attendre courageusement
la mort ; ne pas te réjouir excessivement quand le médecin te dit
que tu es mieux, et ne pas t'affliger non plus quand il te dit que tu es plus
mal. Car qu'est-ce qu'être plus mal ? C'est approcher du terme où
l'âme se séparera du corps. Appelles-tu cette séparation un
mal ? Et si elle ne vient pas aujourd'hui, ne viendra-t-elle pas demain ? Le monde
périra-t-il quand tu seras mort ? Sois donc tranquille, dans la fièvre
comme dans la santé.
XIX
Souviens-toi toujours de ce qu'Eumée dit dans Homère à Ulysse
qu'il ne reconnaissait point et qui le remerciait de ses bons traitements. «
Étranger, il ne m'est pas permis de mépriser, de maltraiter un étranger
qui vient chez moi, quand même il serait dans un état plus vil et
plus méprisable que celui où tu es, car les étrangers et
les pauvres viennent des dieux. » Dis la même chose à ton
frère, à ton père, à ton prochain : « II ne
m'est pas permis d'en user mal avec vous, quand vous seriez encore pis que vous
n'êtes, car vous venez des dieux. »
XX
Que nos austérités et nos exercices corporels ne soient ni extraordinaires,
ni incroyables, ni pour la montre et l'ostentation, autrement nous sommes des
bateleurs et non des philosophes.
XXI
Les habitudes ne se surmontent que par les habitudes contraires. Tu es accoutumé
à la volupté, dompte-la par la douleur. Tu vis dans la paresse,
embrasse le travail. Tu es prompt, souffre patiemment les injures. Tu es adonné
au vin, ne bois que de l'eau. Ainsi de toutes les habitudes vicieuses, et tu verras
que tu n'auras pas travaillé en vain. Mais ne t'expose pas légèrement
à la rechute avant que d'être bien assuré de toi. Car le
combat est encore inégal. L'objet qui t'a vaincu, te vaincra encore.
XXII
Tu te plains de la solitude. Qu'appelles-tu être seul ? Est-ce être
hors du commerce des hommes, ou être dénué de tout secours
? Eh ! pense que très souvent on n'est pas moins seul au milieu de Rome,
au milieu de ses parents, de ses amis, de ses voisins, et d'une foule d'esclaves.
Ce n'est pas la vue d'un homme qui rompt la solitude, c'est la vue d'un homme
vertueux, fidèle, secourable. Si tu es seul, songe que Dieu aussi est seul
; et il est content de lui-même, et il trouve tout en lui-même. Tâche
de lui ressembler, cela est en ton pouvoir. Entretiens-toi avec toi-même,
tu as tant de choses à te dire et à te demander ! Qu'as-tu besoin
des autres ? Tu es dénué de tout secours, tu n'as ni père,
ni frère, ni enfants, ni amis, tu les as tous perdus. Mais n'as-tu pas
un père immortel, qui ne manquera pas d'avoir soin de toi, et de te donner
tous les secours nécessaires ?
XXIII
Le prince a donné la paix à la terre : plus de guerres, plus de
combats, plus de brigandages, plus de pirateries. A toute heure, en tout temps,
on peut aller librement partout, seul, sans rien craindre. Mais le prince peut-il
nous donner la paix avec les maladies, avec les naufrages, avec les incendies,
avec les tremblements de terre, avec la foudre ? Peut-il nous la donner avec nos
passions, avec l'amour, la tristesse, l'avarice, l'envie ? Ah ! c'est une paix
que les princes ne peuvent donner, ce sont les dieux seuls qui la donnent, et
le héraut qui la publie, c'est la raison. Celui qui a cette paix peut être
seul toute sa vie,
XXIV
Que font les enfants quand ils sont seuls ? Ils s'amusent, ils amassent des cailloux
et du sable, dont ils font de petits châteaux qu'ils détruisent ensuite.
Ainsi ils ne manquent jamais d'amusement. Ce qu'ils font par folie et par enfantillage,
ne saurais-tu le faire par sagesse et par raison ? Nous avons partout des cailloux
et du sable. D'ailleurs nous avons tant à bâtir en nous, tant à
détruire ! Ne nous plaignons point d'être seuls !
XXV
Veux-tu être comme les mauvais comédiens, qui ne peuvent chanter
qu'avec les autres ?
XXVI
Il n'y a que deux choses à ôter aux hommes : la présomption
et la défiance.
XXVII
Les sentinelles demandent le mot du guet à tous ceux qui approchent. Fais
de même, demande le mot du guet à tout ce qui se présente
à ton imagination, et tu ne seras jamais surpris.
XXVIII
Ce qui nous perd, c'est que nous n'avons pas plus tôt goûté
la philosophie du bout des lèvres, que nous voulons faire les sages et
être tout de suite utiles aux autres ; nous voulons réformer le monde.
Eh ! mon ami, réforme-toi auparavant toi-même, et ensuite fais voir
aux hommes un homme que la philosophie a formé. En mangeant avec eux, en
te promenant avec eux, instruis-les par ton exemple ; cède-leur à
tous, préfère-les tous à toi, supporte-les tous. Ainsi,
tu leur seras utile.
XXIX
LA vraie noblesse de l'homme vient de la vertu, et non de la naissance.
Je vaux mieux que toi, mon père était consul, je suis tribun, et
toi tu n'es rien. Mon cher, si nous étions deux chevaux, et que
tu me dises : « Mon père était le plus vif de tous les chevaux
de son temps, et moi j'ai beaucoup de foin, beaucoup d'orge, et un magnifique
harnais, » je te dirais : « Je le veux bien, mais courons... »
N'y a-t-il pas dans l'homme quelque chose qui lui est propre, comme la course
au cheval, et par le moyen de quoi on peut connaître sa qualité et
juger de son prix ? Et n'est-ce pas la pudeur, la fidélité, la justice
? Montre-moi donc l'avantage que tu as en cela sur moi. Fais-moi voir que tu vaux
mieux que moi, en tant qu'homme. Si tu me dis : « Je puis nuire, je puis
ruer, » je te répondrai que tu te glorifies là d'une qualité
qui est propre à l'âne et au cheval, et non à l'homme.
XXX
Galba ayant été tué, quelqu'un dit à Rufus : «
Présentement, la Providence se mêle du monde. Malheureux !
lui répondit Rufus, crois-tu donc qu'un Galba ait empêché
les dieux de gouverner le monde ? Ce qui te faisait douter de la Providence, te
la marquait. »
XXXI
Les fréquentations ne sont pas indifférentes. Si tu hantes souvent
un vicieux, à moins que tu ne sois bien fortifié, il y a plus à
craindre qu'il ne te corrompe, qu'il n'y a à espérer que tu le
corrigeras. Puisqu'il y a donc tant de danger dans le commerce des ignorants,
il ne faut en user qu'avec beaucoup de sagesse et de prudence.
XXXII
Un joueur de luth n'a pas plus tôt pris son luth, qu'il voit quelles cordes
ne sont pas d'accord, et qu'il les accorde sans peine. Pour vivre sûrement
dans le commerce des hommes, le sage doit avoir l'art de faire d'eux ce que le
joueur de luth fait de ses cordes : voir ceux qui sont discordants, les accorder
et les ramener à l'harmonie. Socrate a eu cet art.
XXXIII
D'où vient que les ignorants sont toujours plus forts que vous dans les
disputes, et qu'ils vous réduisent enfin à vous taire ?
C'est qu'ils sont fortement persuadés de leurs fausses maximes, et que
vous l'êtes faiblement de la vérité des vôtres : elles
ne partent point du cur, elles ne naissent que sur les lèvres ; c'est
pourquoi elles sont débiles et mortes. Elles exposent à la risée
publique cette misérable vertu dont vous vous mêlez de parler, et
elles fondent ainsi comme la cire au soleil. Eloignez-vous donc du soleil, pendant
que vous n'avez encore que des opinions de cire.
XXXIV
Quand tu accuses la Providence, descends en toi-même, et tu la justifieras.
En quoi le méchant est-il mieux traité que toi ? En ce qu'il est
plus riche ? Mais examine son intérieur ; vois la vie qu'il mène
: tu serais fâché d'être comme lui. .. C'est ce que je disais
l'autre jour à un jeune homme qui s'indignait de la prospérité
de Philostorgus. Mais, lui dis-je, voudrais-tu coucher avec Sura ?
Aux dieux ne plaise ! me répondit-il, j'aimerais mieux être mort.
Pourquoi donc t'indignes-tu si Philostorgus reçoit quelque chose
en échange de ce qu'il vend à Sura ? Et pourquoi le trouves-tu
heureux de ce qu'il a des choses que tu détestes ? En quoi la Providence
t'a-t-elle donc mal traité en te donnant ce qu'elle a de meilleur ? La
sagesse n'est-elle pas plus précieuse que les richesses ? Ne te plains
donc point, puisque tu possèdes ce qu'il y a de plus précieux.
XXXV
Quand on t'apporte quelque nouvelle fâcheuse, souviens-toi qu'elle ne te
regarde point, puisqu'elle ne regarde aucune des choses qui sont en ton pouvoir.
Mais on me fait une affaire capitale, on m'accuse d'impiété.
Eh bien ! n'en accusa-t-on pas Socrate ? Mais on pourra me condamner.
Socrate ne fut-il pas condamné de même ? Mets-toi bien dans
la tête que la peine n'est jamais que là où est la faute.
Il est impossible que ces deux choses soient séparées. Ne te regarde
donc point comme malheureux. Qui fut le plus malheureux, à ton avis, de
Socrate, ou de ceux qui le condamnèrent ? Le danger n'est donc point pour
toi, il est tout entier pour tes juges, car tu ne peux mourir coupable, et ils
peuvent faire mourir un innocent.
XXXVI
Comme la médecine ordonne de changer d'air à ceux qui ont des maladies
chroniques, la philosophie l'ordonne de même à ceux qui ont des
habitudes invétérées que les lieux où elles sont nées
ne peuvent que fortifier.
XXXVII
Comment ne ferions-nous pas de faux jugements ? C'est ce qu'on nous enseigne dès
notre enfance. Notre nourrice qui nous fait marcher, si nous venons à
heurter contre une pierre et à crier, au lieu de nous gronder, se met
à battre la pierre. Eh ! mon Dieu, qu'a fait cette pauvre pierre ? Était-ce
à elle à deviner que nous la heurterions, et à changer
de place ? Quand nous sommes grands, si, lorsque nous venons du bain, nous ne
trouvons pas notre souper prêt, nous nous emportons, nous tempêtons,
et notre pédagogue, au lieu de réprimer cette fougue, se met à
gronder aussi de son côté, et à battre même le cuisinier.
Mon ami, t'a-t-on pris pour être le pédagogue du cuisinier
ou bien celui de l'enfant ? Modère donc les emportements, et corrige les
impatiences de ton disciple... Quand nous sommes hommes faits et dans les charges,
nous avons tous les jours devant les yeux les mêmes exemples. Voilà
pourquoi nous vivons et nous mourons enfants. Qu'est-ce qu'être enfant ?
De même que, dans la musique et dans les lettres, on appelle enfant celui
qui ne les sait pas ou qui les sait mal, de même, dans la vie, on appelle
enfant celui qui ne sait pas vivre et qui n'a pas de saines opinions.
XXXVIII
La santé est un bien, la maladie est un mal. Faux langage. User
bien de la santé, c'est un bien, en user mal, c'est un mal. User bien de
la maladie, c'est un bien, en user mal, c'est un mal. On tire le bien de tout,
et de la mort même. Ménécée, fils de Créon,
n'en tira-t-il pas un grand bien, quand il se sacrifia pour sa patrie ? Il témoigna
sa piété, sa magnanimité, sa fidélité, son
courage. S'il avait été attaché à la vie, il aurait
perdu tout cela, et il aurait montré les vices contraires : ingratitude,
impiété, pusillanimité, infidélité, manque
de courage. Défaites-vous donc de vos dieux de boue, et, pour être
libres, ouvrez les yeux à la vérité.
XXXIX
Un maître de palestre m'exerce en pétrissant mon cou, mes épaules,
mes bras, et en m'ordonnant des exercices pénibles. « Lève
ce fardeau avec tes deux mains, me dit-il, et bien haut. » Et plus le fardeau
est pesant, plus mes nerfs se fortifient. Il en est de même d'un homme qui
me maltraite et qui me dit des injures : il m'exerce à la patience, à
la douceur, à la clémence, exercice bien autrement utile que les
exercices corporels.
XL. J'ai un méchant voisin, un méchant père. Ils ne sont
méchants que pour eux, ils sont très bons pour moi, car ils exercent
et fortifient ma douceur, mon équité, ma patience. Voilà
la verge de Mercure ; elle ne changera pas en or tout ce que je toucherai, ce
serait peu de chose ; mais elle changera en biens tout ce qui passe pour des maux
: la maladie, la pauvreté, l'ignominie et la mort même.
XLI
Tu t'es ingurgité quelques préceptes de philosophie, et tu vas tout
de suite les enseigner. Que fais-tu là que vomir ce que tu n'as pas digéré,
comme un mauvais estomac vomit les viandes qu'il a prises. Digère d'abord,
mon ami, et fais-nous voir ensuite une transformation dans ta partie maîtresse.
Mais un tel a ouvert une école, je veux en ouvrir une aussi.
Vil esclave, est-ce par caprice ou par hasard qu'on ouvre une école ? Il
faut être d'âge mûr, avoir mené une certaine vie, et
y être appelé des dieux ; sans cela tu es un imposteur et un impie.
Tu ouvres une boutique de médecin, et tu as des onguents, mais tu ne sais
pas les appliquer, et tu en ignores l'usage.
XLII
Un de mes disciples, qui avait quelque penchant pour la philosophie cynique, me
demanda un jour ce que devait être le philosophe de cette secte, et ce qu'il
fallait faire pour y réussir. Mon ami, lui répondis-je, tout
ce que je puis te dire, c'est que tout homme qui entreprend une chose si grande,
sans y être appelé des dieux, est aussi fou que celui qui entrerait
dans une grande maison pour s'y comporter en maître, ou qu'un Thersite qui
voudrait faire l'Agamemnon. Mais je m'accommoderai fort bien d'une guenille,
d'un manteau tout rapiécé ; je coucherai à terre ; je prendrai
une besace et un bâton, et je dirai des injures à tout le monde.
Mon ami, si c'est en cela que tu fais consister cette philosophie, tu en
juges fort mal. Le philosophe cynique est un homme pénétré
de pudeur, et qui ne craint pas de s'exposer constamment à la vue des
hommes, parce qu'il ne fait rien d'indécent. C'est un homme envoyé
des dieux pour réformer les hommes, et pour leur apprendre par son exemple,
que nu, sans bien, sans autre couvert que le ciel, et sans autre lit que la terre,
on peut être heureux ; un homme qui traite les vicieux, quelque grands qu'ils
soient, comme des esclaves ; un homme qui, maltraité, battu, aime et bénit
ceux qui le battent et qui le maltraitent ; un homme qui regarde tous les hommes
comme ses enfants, qui fait la ronde pour eux, qui l'avertit avec bonté
et avec tendresse, comme un père, comme un frère, et comme le ministre
des dieux mêmes ; un homme enfin que, malgré sa bassesse, les rois
et les princes ne peuvent regarder sans respect. Et c'est ainsi qu'Alexandre a
considéré Diogène.
XLIII
Hercule, éprouvé par Eurysthée, ne se disait point malheureux
et exécutait ce que ce tyran lui ordonnait. Et toi, éprouvé
par les dieux, par des dieux qui t'ont créé, tu cries, tu te plains
et tu te trouves malheureux ! Quelle lâcheté ! quelle mollesse !
XLIV
On t'a condamné à l'exil. Y a-t-il un lieu au delà du monde
où l'on puisse m'envoyer ? Et partout où j'irai n'y trouverai-je
pas un ciel, un soleil, une lune, des étoiles ? N'y aurai-je pas des songes,
des augures ? Ne pourrai-je pas y entretenir un commerce avec les dieux ?
XLV
Un insolent demanda un jour à Diogène : « Es-tu ce Diogène
qui croit qu'il n'y a point de dieux ? Je suis Diogène, lui répondit-il,
et je crois si bien qu'il y a des dieux, que je suis très persuadé
qu'ils te haïssent. »
XLVI
Si tu considères bien les grandes vues du véritable philosophe et
les lumières de son esprit, tu le trouveras bien clairvoyant. Auprès
de lui, Argus lui même, avec tous ses yeux, ne te paraîtra qu'un aveugle.
XLVII
L'école du philosophe est comme la boutique du médecin. On n'y va
point pour avoir du plaisir, mais pour y éprouver une douleur salutaire.
L'un a une épaule démise, l'autre un abcès ; celui-là
y porte une fistule, celui-ci une plaie à la tête. Le plaisir les
guérirait-il ?
XLVIII
Les dieux ont créé tous les hommes afin qu'ils soient heureux ;
ils ne sont malheureux que par leur faute.
XLIX
Ton ami, ton fils est parti, il t'a quitté, et tu pleures. Ne savais-tu
pas que l'homme est un voyageur ? Tu portes la peine de ta folie. As-tu espéré
que tu aurais toujours avec toi les objets de tes plaisirs, et que tu jouirais
toujours des lieux et des commerces qui te sont agréables ? Qui est-ce
qui te l'avait promis ?
L
Tu es fâché de quitter un si beau lieu ; tu gémis, tu pleures.
Tu es donc plus malheureux que les corbeaux et que les corneilles, car ils changent
de climat et passent les mers sans gémir et sans regretter ce qu'ils ont
quitté. Mais ce sont des animaux sans raison. Les dieux ne
t'ont-ils donc donné la raison que pour te rendre misérable ? As-tu
la prétention que les hommes soient comme des arbres plantés sur
leurs racines, et qu'ils ne changent jamais de lieu ? Mais je perds mes
amis. Eh ! le monde entier est plein d'amis, car les dieux, qui sont tes
amis et qui te protègent, le remplissent. Et il est plein d'hommes à
qui la nature t'a uni. Ulysse, qui a tant voyagé, n'a-t-il point trouvé
d'amis ? Hercule, qui a tant couru le monde, n'en a-t-il point trouvé ?
LI
Hercule ne s'affligeait point de laisser ses enfants orphelins, car il savait
qu'il n'y a point d'orphelins dans le monde, et que tous les hommes ont partout
un père qui a soin d'eux, et qui ne les abandonne jamais.
LII
Le bonheur et le désir ne peuvent se trouver ensemble.
LIII
Tu veux vieillir, et tu ne veux voir mourir aucun de ceux que tu aimes. C'est-à -dire
que tu voudrais que tous tes amis soient immortels, et que pour toi seul les dieux
changent leurs lois et l'ordre du monde. Cela est-il juste, et as-tu raison ?
LIV
Tu viens de recevoir des nouvelles de Rome, et te voilà dans la tristesse
et dans le deuil. Est-il possible que ce qui se passe à deux cents lieues
de toi te rende malheureux ? Eh ! dis-moi, je te prie, quel mal peut-il t'arriver
là où tu n'es point ?
LV
Quelle vie mènes-tu ? Après avoir bien dormi, tu te lèves
quand il te plaît, tu baîlles, tu t'amuses, tu te laves le visage.
Après cela, ou tu prends quelque mauvais livre, pour tuer le temps, ou
tu écris quelque bagatelle pour te faire admirer. Tu sors ensuite et tu
vas faire des visites, te promener et te divertir. Tu rentres, tu te mets au bain,
tu soupes, tu vas te coucher. Je ne révélerai point les mystères
de ces ténèbres, il n'est que trop aisé de les deviner. Avec
ces murs d'un épicurien et d'un débauché, tu parles
comme Zénon et comme Socrate. Mon ami, change de murs, ou change
de langage. Celui qui usurpe faussement le titre de citoyen romain est sévèrement
puni. Et ceux qui usurpent le grand titre de philosophe le feraient impunément
? Cela ne se peut, car ce serait contraire à la loi immuable des dieux,
qui veut que les peines soient toujours proportionnées aux crimes.
LVI
Socrate aimait ses enfants, mais il les aimait en homme libre et en homme qui
se souvenait qu'il faut aimer les dieux plus que tout. Voilà pourquoi
il n'a jamais rien fait ni rien dit qui ne fût digne d'un homme de bien,
ni quand il se défendit devant ses juges, ni quand il se condamna lui-même
à une amende, ni quand il fut sénateur, ni quand il alla à
la guerre. Tandis que nous, tout nous est un prétexte de bassesse et de
lâcheté, un fils, une mère, un frère. Cependant nous
devrions ne nous rendre malheureux pour personne, mais, au contraire, faire servir
toutes les créatures à notre bonheur, et les dieux surtout qui
nous ont créés afin que nous soyons heureux.
LVII
Qu'est-ce qu'un philosophe ? C'est un homme qui, si tu veux l'écouter,
te rendra libre bien plus sûrement que tous les préteurs.
LVIII
Celui qui se soumet aux hommes s'est auparavant soumis aux choses.
LIX
Tu crains de nommer la mort, comme si c'était une chose de mauvais augure.
Il n'y a point de mauvais augure dans tout ce qui ne fait que marquer une action
de la nature. Mais la paresse, la timidité, la lâcheté, l'impudence
et tous les autres vices, voilà ce qui est de mauvais augure. Et encore,
pourvu qu'on évite la chose, on ne doit pas craindre de prononcer le mot.
LX
L'homme de bien, le véritable sage, se souvenant toujours qui il est, d'où
il vient, et qui l'a créé, garde toujours son poste, et ne cherche
qu'à montrer son obéissance aux dieux, en leur disant : «
Vous voulez que je sois encore ici, j'y demeure. Vous voulez que j'en sorte, j'en
sors. Car, comme je n'y suis que pour vous, je n'en sors non plus que pour vous,
et j'ai toujours devant les yeux et vos commandements et vos défenses.
»
LXI
Les dieux me laissent dans la pauvreté, dans la bassesse, dans la captivité.
Ce n'est point par haine pour moi, car où est le maître qui haïsse
un serviteur fidèle ? Ce n'est pas non plus par négligence, car
ils ne négligent pas les plus petites choses. Mais ils veulent m'éprouver,
ils veulent voir s'il y a en moi un bon soldat, un bon citoyen ; enfin ils veulent
que je leur serve de témoin auprès des autres hommes.
LXII
A tous les plaisirs que tu avais dans ta patrie et que tu as perdus, substitue
celui-ci, de penser que tu obéis aux dieux et que tu fais actuellement
et réellement le devoir d'un homme de bien et d'un homme sage. Quel grand
avantage n'est-ce point de pouvoir te dire à toi-même : «
A l'heure qu'il est, les philosophes débitent de grandes choses dans leurs
écoles, ils expliquent tous les devoirs de l'homme de bien, et moi je les
pratique. Ce sont mes vertus qu'ils expliquent, ils font mon panégyrique
sans le savoir, car j'accomplis ce qu'ils louent et ce qu'ils enseignent. »
LXIII
Ni les victoires des jeux olympiques, ni celles que l'on remporte dans les batailles,
ne rendent l'homme heureux. Les seules qui le rendent heureux, ce sont celles
qu'il remporte sur lui-même. Les tentations et les épreuves sont
des combats. Tu as été vaincu une fois, deux fois, plusieurs fois
; combats encore. Si tu es enfin vainqueur, tu seras heureux toute ta vie, comme
celui qui a toujours vaincu.
LXIV
Mon devoir, pendant que je suis en vie, c'est de remercier les dieux de tout,
de les louer de tout, soit en public, soit en particulier, et de ne cesser de
les bénir qu'en cessant de vivre.
LXV
Les dieux ne m'ont pas donné beaucoup de bien ; ils n'ont pas voulu que
je fusse dans l'abondance et que je vécusse dans les délices. Mais
qu'ai-je à me plaindre ? Ils ont traité de même Hercule,
qui était leur fils, et quel fils !
XVI
Chasse tes désirs, tes craintes, et il n'y aura plus de tyran pour toi.
LXVII
Diogène a fort bien dit que le seul moyen de conserver sa liberté,
c'est d'être toujours prêt à mourir sans peine.
LXVIII
Le même Diogène écrivit au roi des Perses : « Il n'est
pas plus en ton pouvoir de réduire les Athéniens en servitude, que
d'y réduire des poissons. Un poisson vivra plus longtemps hors de l'eau,
qu'un Athénien dans l'esclavage. »
LXIX
Il y a de petits et de grands esclaves. Les petits sont ceux qui se rendent esclaves
pour de petites choses, pour des dîners, pour un logement, pour de petits
services. Et les grands sont ceux qui se rendent esclaves pour le consulat, pour
des gouvernements de provinces. Tu en vois devant qui on porte les haches et les
faisceaux, et ces derniers sont bien plus esclaves que les autres.
LXX
Pour juger si un homme est libre, ne regarde point à ses dignités
; car, au contraire, plus il est élevé, plus il est esclave.
Mais, diras-tu, j'en vois qui font tout ce qui leur plaît. Je le
veux bien. Mais je t'avertis que c'est un esclave qui jouit pendant quelques jours
du privilège des saturnales, ou dont le maître est absent. Attends
que la fête soit passée, ou son maître revenu, et tu verras.
Qui est son maître ? C'est tout homme qui a le pouvoir de
lui donner ou de lui ôter ce qu'il désire.
LXXI
Il faut qu'un prince ait un mérite bien extraordinaire, quand on ne s'attache
à lui que pour l'amour de lui.
LXXII
Ne crains rien, ne désire rien, et nul homme n'aura pour toi rien de terrible
ni de formidable, non plus, qu'un cheval pour un autre cheval, ni une abeille
pour une autre abeille. Ne vois-tu pas que tes désirs et tes craintes sont
la garnison que tes maîtres entretiennent dans ton cur, comme dans
une citadelle, pour t'assujettir ? Chasse cette garnison, remets-toi en possession
de ton fort, et tu seras libre.
LXXIII
Que font les voyageurs prudents quand ils entendent dire que les chemins par où
ils doivent passer sont pleins de voleurs ? Ils n'ont garde de continuer seuls,
leur route, mais ils attendent qu'ils puissent se mettre à la suite d'un
ambassadeur, d'un questeur ou d'un proconsul. Et avec cette précaution,
ils achèvent heureusement leur voyage. Le sage fait de même dans
ce monde. Tout y est plein de brigandage, de tyrannie, de misère et de
calamité. Comment passera-t-il seul sans périr ? Mais qui attendra-t-il
? et à qui se joindra-t-il ? A un magistrat, à un consul, à
un préteur ? Mais ce sont les ennemis qu'il a le plus à craindre.
Il attend donc un compagnon sûr, fidèle et incapable d'être
surpris, et ce compagnon, ce sont les dieux. Il se joint donc à eux, il
marche avec eux, et il passe heureusement à travers tous les écueils
de cette vie.
LXXIV
Tu n'as rien que tu n'aies reçu. Celui qui t'a tout donné t'ôte
quelque chose ? Tu es non seulement fou, mais ingrat et injuste de lui résister.
LXXV
Tu as obtenu le consulat et tu es gouverneur de province. Par qui ? par Félicion
? Et moi je ne voudrais pas vivre, s'il me fallait vivre par le crédit
de Félicion, et supporter son orgueil et son insolence d'esclave. Car je
sais ce que c'est qu'un esclave qui se croit heureux et que sa fortune aveugle.
Mais toi, es-tu donc libre ? me diras-tu. Non, j'y travaille ; je
n'y suis pas encore parvenu ; je ne puis encore regarder mes maîtres d'un
oeil ferme ; je suis encore attaché à mon corps, et, tout estropié
qu'il est, je veux le conserver ; je t'avoue mon faible. Mais veux-tu que je te
montre un homme véritablement libre ? c'est Diogène. D'où
vient qu'il était si libre ? C'est qu'il avait coupé toutes
les prises que la servitude pouvait avoir sur lui, il était dégagé
de tout, isolé de tous côtés, et rien ne tenait à
lui. Vous lui demandiez son bien, il le donnait ; son pied, il le donnait ; tout
son corps, il le donnait ; mais il était fortement attaché aux dieux,
et ne le cédait à personne en obéissance, en respect, en
soumission pour ce souverain maître. Voilà d'où venait sa
liberté. Mais, dis-tu, voilà l'exemple d'un homme seul,
qui n'avait rien qui l'attachât au monde. Veux-tu donc l'exemple
d'un homme qui ne fût pas seul ? Socrate avait femme et enfants, et il n'était
pas moins libre que Diogène ; parce que, comme Diogène, il avait
tout soumis à la loi et à l'obéissance qui est due à
la loI.
LIVRE QUATRIÈME
I
Qui voudrait délibérément vivre dans le crime, dans l'injustice,
dans l'illusion, dans les frayeurs, dans l'angoisse, toujours envieux, toujours
jaloux, toujours plaintif, toujours timide, toujours frustré dans ses désirs
et toujours livré à ses craintes ? Personne. Il n'y a donc point
de méchant qui ne fasse tout ce qu'il ne veut pas, et par conséquent
point de méchant qui soit libre.
II
Quoi ! chétif philosophe, me dit un grand seigneur qui se pique d'être
libre et indépendant, tu oses me dire esclave, moi dont les ancêtres
ont été libres ? Moi qui suis sénateur, qui ai été
consul, et qui me vois le favori du prince ? Grand sénateur, prouvez-moi
que vos ancêtres n'ont pas été dans le même esclavage
que vous. Mais je le veux, ils ont été généreux, et
vous êtes lâche, intéressé, timide ; ils ont été
tempérants, et vous vivez dans une débauche affreuse. Qu'est-ce
que cela fait à la liberté ? Beaucoup : car appelez-vous
être libre, faire tout ce qu'on ne veut pas ? Mais je fais tout ce
que je veux, et personne ne peut me forcer que l'empereur, mon maître, qui
est maître de tout. Grand consul, nous venons de tirer de votre bouche
cette confession que vous avez un maître qui peut vous forcer. Qu'il soit
maître de tout le monde, cela ne vous laisse que la triste consolation d'être
esclave dans une grande maison et parmi des millions d'autres esclaves.
III
Le sage sauve sa vie en la perdant.
IV
Si Socrate, dis-tu, se fût sauvé, il aurait encore été
utile aux hommes. Eh ! mon ami, ce que Socrate dit et fit en refusant de
se sauver et en mourant pour la justice, nous est bien plus utile que tout ce
qu'il aurait dit et fait après s'être sauvé.
V
Pour gagner une liberté qui n'est que fausse, des hommes s'exposent aux
plus grands dangers : ils se jettent dans la mer, ils se précipitent des
plus hautes tours. On a vu des villes entières se brûler elles-mêmes.
Et toi, pour acquérir une liberté véritable, sûre,
et que rien ne pourra te ravir, tu ne prendras aucun soin ? tu ne te donneras
pas la moindre peine ?
VI
Tu espères que tu seras heureux dès que tu auras obtenu ce que tu
désires. Tu te trompes. Tu ne seras pas plus tôt en possession, que
tu auras mêmes inquiétudes, mêmes chagrins, mêmes dégoûts,
mêmes craintes, mêmes désirs. Le bonheur ne consiste point
à acquérir et à jouir, mais à ne pas désirer.
Car il consiste à être libre.
VII
Au lieu de faire la cour à un vieillard riche, fais-la à un sage.
Ce commerce ne te fera point rougir, et tu ne te retireras jamais d'auprès
de lui les mains vides. Si tu ne veux pas me croire, essaie. Cet essai n'est point
honteux.
VIII
Que les reproches et les railleries de tes amis ne t'empêchent pas de changer
de vie. Aimes-tu mieux demeurer vicieux et leur plaire, que de leur déplaire
en devenant vertueux ?
IX
Comme la moindre distraction d'un pilote peut faire périr un vaisseau,
la moindre petite négligence de notre part, le moindre défaut d'attention
peut nous faire perdre tout le progrès que nous avons fait dans l'étude
de la sagesse. Veillons donc. Ce que nous avons à conserver est plus précieux
qu'un vaisseau chargé d'or. C'est la pudeur, la fidélité,
la constance, la soumission aux ordres des dieux, l'exemption de douleur, de trouble,
de crainte, en un mot, la véritable liberté.
X
L'un demande le tribunat, l'autre le commandement des armées, et moi je
demande la pudeur et la modestie, car je suis libre et l'ami des dieux, et je
leur obéis de tout mon cur. Il faut donc que je ne fasse cas ni du
corps, ni des biens, ni des dignités, ni de la réputation, ni d'aucune
chose étrangère. Car les dieux ne veulent point que j'en fasse cas.
S'ils l'avaient voulu, ils auraient fait que toutes ces choses eussent été
des biens pour moi ; et, puisqu'ils ne l'ont pas fait, ce ne sont donc pas des
biens, et il faut que j'obéisse à leurs ordres.
XI
Souviens-toi que le désir des honneurs, des dignités, des richesses,
n'est pas le seul qui nous rende esclaves et soumis ; mais aussi le désir
du repos, du loisir, des voyages, de l'étude. En un mot, toutes les choses
extérieures, quelles qu'elles soient, nous rendent sujets quand nous les
estimons.
XII
Le propre du vrai bonheur, c'est de durer toujours, et de ne pouvoir être
traversé par aucun obstacle. Tout ce qui n'a point ces deux caractères
n'est pas le vrai bonheur.
XIII
J'examine les hommes, ce qu'ils disent, ce qu'ils font, non pour les blâmer
ou pour m'en moquer, mais je m'en fais l'application à moi-même,
en disant : « Commets-je les mêmes fautes ? Quand cesserai-je ? Quand
me corrigerai-je ? Il n'y a que peu de temps que je faisais comme ces gens-là .
Je ne pèche plus de même, grâces en soient rendues aux dieux.
»
XIV
Que je suis malheureux ! Je n'ai pas le temps d'étudier et de lire.
Mon ami, pourquoi étudies-tu ? N'est-ce que pour une vaine curiosité
? Si cela est, tu es en effet très misérable. Mais l'étude
ne doit être qu'une préparation à la bonne vie. Commence
donc aujourd'hui à bien vivre. Partout tu peux faire ton devoir, et les
occasions instruisent mieux que les livres.
XV
Aie toujours devant les yeux ces maximes générales : Qu'est-ce qui
est à moi ? Qu'est-ce qui n'est pas à moi ? Qu'est-ce qui m'a
été donné ? Qu'est-ce que les dieux veulent que je fasse
? Qu'est-ce qu'ils veulent que je ne fasse pas ? Jusqu'ici ils t'ont fait jouir
d'un grand loisir ; ils t'ont donné le temps de t'entretenir avec toi-même,
de lire, de méditer, d'écrire sur ces grandes matières et
de t'y préparer. Ce temps-là a dû te suffire. Présentement
ils te disent : « Viens, combats, montre ce que tu as appris, fais voir
si tu es un athlète digne de noue, un athlète digne d'être
couronné, ou si tu es de ces vils athlètes qui courent le monde,
et qui sont vaincus partout. »
XVI
Si tu dis qu'on est heureux d'être à Rome, d'être à
Athènes, tu es perdu, car ou bien tu te trouveras malheureux de n'y pouvoir
retourner, ou, si tu y retournes, tu seras transporté d'une joie qui te
sera funeste. Défais-toi donc de ces exclamations : « Que Rome est
une belle ville ! Qu'Athènes est une belle ville ! » Oui, mais la
félicité est encore plus belle. Il y a tant d'embarras à
Rome, il faut y faire la cour à tant de gens ! Ne devrais-tu pas être
ravi de pouvoir changer pour la félicité tant d'embarras et tant
de peines ?
XVII
Crois-tu que je t'appellerai laborieux quand tu passeras les nuits entières
à étudier, à travailler, à lire ? Non, sans doute.
Je veux savoir à quoi tu appliques cette étude et ce travail. Car
je n'appelle pas laborieux un homme qui veille toute la nuit pour voir sa maîtresse
: je dis qu'il est amoureux. Si tu veilles pour la gloire, je t'appelle ambitieux.
Si c'est pour gagner de l'argent, je t'appelle intéressé, avare.
Mais si tu veilles pour cultiver et former ta raison, et pour t'accoutumer à
obéir à la nature et à remplir tes devoirs, alors seulement
je t'appelle laborieux, car voilà le seul travail digne de l'homme.
XVIII
Les véritables jours de fête pour toi sont ceux où tu as surmonté
une tentation, et où tu as chassé loin de toi, ou du moins affaibli,
l'orgueil, la témérité, la malignité, la médisance,
l'envie, l'obscénité des paroles, le luxe ou quelque autre des vices
qui te tyrannisent. Cela mérite bien plus que tu fasses des sacrifices,
que si tu avais obtenu le consulat ou le commandement d'une armée.
XIX
Le sage attend toujours des méchants plus de mal qu'il n'en reçoit.
Un tel m'a dit des injures ; je lui rends grâces de ce qu'il ne m'a pas
battu. Il m'a battu, je lui rends grâces de ce qu'il ne m'a pas blessé.
Il m'a blessé, je lui rends grâces de ce qu'il ne m'a pas tué.
XX
Le cheval est-il malheureux de ne pouvoir pas chanter ? Non, mais de ne pouvoir
courir. Le chien est-il malheureux de ne pouvoir voler ? Non, mais de n'avoir
point de sentiment. L'homme est-il malheureux de ne pouvoir étrangler des
lions et faire des choses extraordinaires ? Non, car il n'a pas été
créé pour cela. Mais il est malheureux quand il a perdu la pudeur,
la bonté, la fidélité, la justice, et que les divins caractères,
que les dieux avaient imprimés dans son âme, sont effacés.
XXI
De qui est cette médaille ? De Trajan ? Je la reçois et je la conserve.
De Néron ? Je la rejette et je l'abhorre. Fais de même pour tous
les bons et tous les méchants. Qu'est celui-là ? C'est un homme
doux, sociable, bienfaisant, patient, ami des hommes. Je le reçois, je
le fais mon concitoyen, mon voisin, mon ami, mon compagnon, mon hôte. Et
celui-ci, qu'est-il ? C'est un homme qui a quelque chose de Néron ; il
est emporté, malfaisant, implacable, il ne pardonne jamais. Je le rejette.
Pourquoi m'as-tu dit que c'était un homme ? Un homme emporté, vindicatif,
colère, n'est pas plus un homme qu'une pomme de cire n'est une pomme. Elle
n'en a que la figure et la couleur.
XXII
Nous écrivons de belles maximes ; mais en sommes-nous bien pénétrés,
et les mettons-nous en pratique ? Et ce qu'on disait des Lacédémoniens,
qu'ils étaient des lions chez eux et des singes à Éphèse,
ne convient-il pas à la plupart de nous autres philosophes ? Nous sommes
des lions dans notre auditoire, et des singes dans le public.
XXIII
Il est naturel et juste que celui qui s'applique tout entier à une chose
y réussisse, et qu'il ait de l'avantage sur celui qui ne s'y applique point.
Un tel ne travaille toute sa vie qu'à amasser du bien et à obtenir
des honneurs : dès qu'il est levé, il se demande comment il pourra
faire sa cour à un domestique du prince et à un baladin qui en
est aimé ; il rampe devant eux, il les flatte, il leur fait des présents.
Dans ses prières et dans ses sacrifices, il ne demande aux dieux que de
leur plaire. Tous les soirs, il fait son examen de conscience : « En quoi
ai- je manqué ? Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je omis de ce que je devais faire
? Ai-je manqué de dire à mon seigneur telle flatterie qui lui aurait
bien plu ? Ai-je laissé échapper imprudemment quelque vérité
qui ait pu lui déplaire ? Ai-je omis d'applaudir à ses défauts
et de louer telle injustice, telle mauvaise action qu'il a faite ? » Si
par hasard il lui a échappé une parole digne d'un homme de bien
et d'un homme libre, il se gronde, il en fait pénitence et se croit perdu.
Voilà comme il travaille à son intérêt, comme il
amasse du bien. Et toi tu ne fais la cour à personne, tu ne flattes personne,
tu cultives ton âme, tu travailles à acquérir de saines opinions
; ton examen de conscience est bien différent de celui du premier. Tu te
demandes : « Ai-je négligé quelque chose de ce qui contribue
à la félicité, et qui plaît aux dieux ? Ai-je commis
quelque chose contre l'amitié, la société, la justice ? Ai-je
omis de faire ce que doit faire un homme de bien ? » Avec des désirs
si opposés, des sentiments si contraires et une application si différente,
comment es-tu fâché de ne pas égaler le premier dans ces biens
de la fortune ? D'où vient que tu le regardes d'un oeil d'envie ? Car il
est bien sûr que, pour lui, il ne t'envie point. Cela vient de ce que le
premier, plongé dans l'aveuglement et dans l'ignorance, est fortement persuadé
qu'il jouit des véritables biens, et que toi tu n'es encore ni assez éclairé,
ni assez ferme dans tes principes, pour bien voir et bien sentir que tout le bonheur
est de ton côté.
XXIV
Le dieux m'ont donné la liberté, et je connais leurs commandements.
Personne ne peut donc plus me réduire en servitude, car j'ai le libérateur
qu'il me faut, j'ai les juges qu'il me faut.
XXV
J'aime toujours mieux ce qui arrive ; car je suis persuadé que ce que les
dieux veulent est meilleur pour moi que ce que je veux. Je m'attache donc à
eux, je les suis, je règle sur eux mes désirs, mes mouvements, mes
volontés, mes craintes. En un mot, je ne veux que ce qu'ils veulent.
XXVI
Qu'est-ce qui rend un tyran formidable ? Ce sont ses huissiers, ses satellites
armés d'épées et de piques. Mais qu'un enfant les approche,
il ne les craint point. D'où vient cela ? C'est qu'il ne connaît
pas le danger. Et toi, tu n'as qu'à le connaître et à le
mépriser.
XXVII
Quand j'entends appeler quelqu'un heureux, parce qu'il est favori du prince, je
demande d'abord ce que cela lui a rapporté. Il a obtenu un gouvernement
de province. Mais a-t-il obtenu en même temps tout ce qu'il faut
pour la bien gouverner ? Il a eu une préture. Mais a-t-il
tout ce qu'il faut pour être préteur ? Ce ne sont pas les dignités
qui rendent heureux, c'est de les bien remplir et d'en faire un bon usage.
XXVIlI
On jette dans le public des figues et des noisettes. Les enfants se battent pour
les ramasser. Mais les hommes n'en font aucun cas. On distribue des gouvernements
de province ; voilà pour les enfants. Des prétures, des consulats
; voilà pour les enfants. Ce sont pour moi des figues et des noisettes.
Il m'en tombe par hasard une sur ma robe, je la reçois et je la mange.
C'est tout ce qu'elle vaut ; mais je ne me baisserai point pour la ramasser, et
je ne pousserai personne.
XXIX
Tu ne penses qu'à habiter dans des palais, qu'à avoir autour de
toi une foule d'officiers qui te servent ; qu'à être vêtu
magnifiquement ; qu'à avoir des équipages de chasse, des musiciens
et des troupes de comédiens. Est-ce que je t'envie rien de tout cela ?
Mais as-tu cultivé ta raison ? As-tu tâché d'acquérir
de saines opinions ? T'es-tu attaché à la vérité
? Pourquoi es-tu donc fâché que j'aie quelque avantage sur toi dans
une chose que tu as négligée ? Mais cette chose-là
est très grande et très précieuse. Tant mieux que
tu le sentes. Eh ! qu'est-ce qui t'empêche de t'y appliquer ? Au lieu de
ces chasseurs, de ces musiciens, de ces comédiens, aie autour de toi des
gens sages. Qui peut avoir plus de loisir, plus de livres, plus de maîtres
que toi ? Commence, donne une petite partie de ton temps à ta raison.
En un mot, choisis. Si tu continues de ne t'adonner qu'à ces choses extérieures,
tu auras certainement des meubles plus rares et plus magnifiques qu'un autre ;
mais ta pauvre raison, ainsi négligée, sera bien bornée,
bien sale, bien horrible.
XXX
Pourquoi les hommes ne jugent-ils pas de la philosophie, comme ils jugent de tous
les arts ? qu'un ouvrier fasse mal son ouvrage, on ne s'en prend qu'à
lui, on dit que c'est un mauvais ouvrier, et on ne décrie pas son art.
Mais qu'un philosophe fasse une faute, on n'a garde de dire : « C'est un
méchant philosophe, ce n'est pas un philosophe ; » mais on dit :
« Voyez ce que c'est que les philosophes ; la philosophie n'est bonne à
rien. » D'où vient cette injustice ? Elle vient de ce qu'il n'y a
point d'art que les hommes ne connaissent et ne cultivent mieux que la philosophie,
ou plutôt elle vient de ce que les passions n'aveuglent point les hommes
sur les arts, qui les flattent ou qui leur sont utiles, et qu'elles les aveuglent
sur ce qui les gêne, les condamne et les combat.
XXXI
Se croit-on musicien pour avoir acheté un livre de musique, un violon et
un archet ? Se croit-on maréchal, pour avoir un bonnet et un tablier de
cuir ? Mais tu te crois philosophe pour avoir une longue barbe, une besace, un
bâton et un manteau. Mon ami, l'habit est convenable à l'art ; mais
le nom, c'est l'art qui le donne et non pas l'habit.
XXXII
Souviens-toi de ce que disait Euphratès, qu'il s'était fort bien
trouvé d'avoir longtemps caché qu'il était philosophe ; car,
outre qu'il s'était convaincu par là qu'il ne faisait rien pour
être vu des hommes, et qu'il faisait tout pour les dieux et pour lui, il
avait eu la consolation que, comme il combattait seul, il s'exposait aussi tout
seul, et n'exposait ni son prochain, ni la philosophie par les fautes qui auraient
pu lui échapper, et enfin qu'il avait eu ce plaisir secret d'être
plutôt reconnu philosophe à ses actions qu'à ses habits.
XXXIII
Il y a des gens si aveugles qu'ils ne prendraient pas Vulcain même pour
un bon forgeron, s'il n'avait un bonnet. Quelle sottise donc de se plaindre de
n'être pas connu d'un si sot juge que le public, qui ne discerne les hommes
qu'à l'enseigne ! C'est ainsi que Socrate était inconnu à
la plupart des hommes. Ils allaient à lui pour le prier de les mener à
quelque philosophe, et il les y menait. S'est-il jamais plaint de ce qu'on ne
le prenait pas pour philosophe lui-même ? Non, il n'avait point d'enseigne,
et il était ravi d'être philosophe sans le paraître. Qui est-ce
qui l'a jamais été plus que lui ? Sois de même : que la philosophie
ne paraisse chez toi que par ses actions.
XXXIV
Mon ami, exerce-toi longtemps contre les tentations, contre les désirs
; observe tous tes mouvements, et vois si ce ne sont pas les appétits d'un
malade, ou d'une femme, qui a les pâles couleurs. Cherche à être
longtemps caché. Ne philosophe que pour toi. C'est ainsi que naissent les
fruits. La semence est longtemps enfouie et cachée dans la terre ; elle
croît peu à peu pour parvenir à sa maturité. Mais,
si elle porte un épi avant que sa tige soit nouée, elle est imparfaite,
et ce n'est qu'une plante du jardin d'Adonis. Le désir de la vaine gloire
t'a fait paraître avant le temps, le froid ou le chaud t'ont tué.
Tu sembles vivant, parce que ta tête fleurit encore un peu ; mais tu es
mort, car tu es séché par la racine.
XXXV
La soif d'un fébricitant est bien différente de la soif d'un homme
sain. Celui-ci n'a pas plus tôt bu, qu'il est content, et que sa soif est
apaisée. Mais l'autre, après avoir eu un moment de plaisir, a des
maux de cur ; l'eau, chez lui, se convertit en bile ; il vomit, il a des
tranchées, et sa soif en devient plus ardente. Il en est de même
de celui qui a des richesses avec cupidité, qui a des charges avec cupidité,
qui possède une belle femme avec cupidité. Voilà la soif
du fébricitant. De là naissent les jalousies, les craintes, les
paroles sales, les désirs impurs, les actions obscènes. Mon ami,
tu étais autrefois si sage, si plein de pudeur ! Que sont devenues cette
pudeur et cette sagesse ? Au lieu de lire les ouvrages de Chrysippe et de Zénon,
tu ne lis que des livres abominables, les livres d'Aristide et d'Événus.
Au lieu d'admirer Socrate et Diogène, et de suivre leur exemple, tu n'admires
et tu n'imites que ceux qui savent corrompre et abuser les femmes, tu veux être
beau, tu te pares, tu te fardes même pour le devenir s'il était possible,
tu as des habits magnifiques et tu te ruines en essences et en parfums. Reviens
à toi, combats contre toi-même, reprends possession de ta pudeur,
de ta dignité, de ta liberté ; en un mot, redeviens un homme. J'ai
connu un temps où si l'on t'avait dit : « Un tel rendra Épictète
adultère, il lui fera porter de tels habits, et l'obligera à paraître
parfumé, » tu aurais volé aussitôt à mon secours,
et je pense que tu l'aurais tué. Il ne s'agit ici de tuer personne ; il
ne faut que rentrer en toi-même, te parler à toi-même. N'es-tu
pas plus capable que personne de te persuader ? Commence par condamner ce que
tu as fait. Mais hâte-toi, avant que le torrent ne t'ait entraîné.
XXXVI
Ne te décourage point, et imite les maîtres d'exercice, qui, dès
qu'un jeune homme est terrassé, lui ordonnent de se relever et de combattre
encore. Parle de même à ton âme. Il n'est rien de plus souple
que l'âme de l'homme ; il ne faut que vouloir, et tout est fait. Mais si
tu te relâches, tu es perdu ; tu ne te relèveras de ta vie : ta perte
et ton salut sont en toi.
XXXVII
Dans quelle occupation veux-tu que la mort te surprenne ? Pour moi, je voudrais
qu'elle me surprît dans une action digne de l'homme, grande, généreuse
et utile au public. Ou plutôt je voudrais qu'elle me trouvât occupé
à me corriger moi-même, et attentif à tous mes devoirs,
afin que dans ce moment je fusse en état de lever au ciel mes mains pures,
et de dire aux dieux : « Toutes les facultés que j'ai reçues
de vous pour connaître votre providence et pour lui être entièrement
soumis, je ne les ai jamais négligées ; autant que je l'ai pu, j'ai
tâché de ne pas vous déshonorer. Voilà l'usage que
j'ai fait de mes sens, de mes opinions. Je ne me suis jamais plaint de vous ;
je n'ai jamais été fâché d'aucune des choses que vous
m'avez envoyées ; je n'aurais pas voulu la changer. Je n'ai violé
aucune des liaisons que vous m'avez données. Je vous rends grâces
de ce que vous m'avez créé. J'ai usé de vos biens tant que
vous l'avez permis ; vous voulez me les retirer, je vous les rends, ils sont à
vous, disposez-en comme il vous plaira. Je me remets moi-même entre vos
mains. »
XXXVIII
Il dépend de toi de faire un bon usage de tous les événements.
Ne me dis donc plus : « Qu'est-ce qui arrivera ? » Que t'importe ce
qui arrive, puisque tu peux en bien user, et que tout accident, quel qu'il soit,
peut devenir un bonheur insigne ? Hercule a-t-il jamais dit : « Qu'un grand
lion, qu'un sanglier énorme, ne se présentent point devant moi !
Que je n'aie point à combattre des hommes monstrueux et féroces
! » De quoi te mets-tu en peine ? Si un sanglier épouvantable s'offre
à toi, le combat sera plus grand et plus glorieux. Si tu trouves en ton
chemin des hommes prodigieux et intraitables, tu auras plus de mérite à
en purger l'univers. Mais si je meurs ? Eh bien ! tu mourras en
faisant l'action d'un héros. Que veux- tu davantage ?
XXXIX
On ne donne ici rien pour rien. Tu veux parvenir au consulat ? Il te faut briguer,
prier, solliciter, baiser la main de celui-ci, de celui-là , pourrir à
sa porte, faire mille bassesses et mille indignités, envoyer tous les jours
de nouveaux présents. Et qu'est-ce qu'être consul ? C'est faire porter
devant soi douze faisceaux de verges, s'asseoir trois ou quatre fois dans un tribunal,
donner des jeux et des festins aux peuples, voilà tout. Et pour être
libre de passions et de trouble, pour avoir de la constance et de la magnanimité,
pour pouvoir dormir en dormant et veiller en veillant, pour n'avoir ni angoisse,
ni crainte, tu ne veux rien donner, tu ne veux prendre aucune peine ? Juge toi-même
si tu as raison.
XL. Ce que la pureté est pour l'âme, la propreté l'est
pour le corps. La nature elle-même t'enseigne la propreté. Comme
il n'est pas possible que, quand tu as mangé, il ne reste quelque chose
dans tes dents, elle te fournit de l'eau, et t'ordonne de te laver la bouche,
afin que tu sois un homme, et non pas un singe ou un pourceau. Elle te donne un
bain, de l'huile, du linge, des étrilles et de la soude, contre la sueur
et la crasse qui s'attachent à ta peau. Si tu ne t'en sers pas, tu n'es
plus un homme. N'as-tu pas soin de ton cheval que tu fais étriller, de
ton chien que tu fais peigner, frotter et nettoyer ? Ne traite donc pas ton corps
plus mal que ton cheval ou que ton chien : lave-le, nettoie-le, fais en sorte
que personne ne te fuie ; car qui est-ce qui ne fuit pas un homme sale et qui
sent mauvais ? Mais si tu veux être malpropre et puant, sois-le donc seul
et jouis de ta saleté ; quitte la ville, va dans un désert, et n'empoisonne
pas tes voisins, tes amis. Tu n'es qu'ordure, et tu oses venir avec nous dans
les temples, où il est défendu de cracher et de se moucher.
XLI
Si un philosophe malpropre, négligé et horrible comme un criminel
qui sort d'un cachot, me débite ses belles maximes, comment m'attirera-t-il
? Comment me fera-t-il aimer la philosophie, qui laisse un homme en cet état
? Je ne puis pas même me décider à l'entendre, et pour rien
au monde je ne m'attacherais à lui. Ayons donc de la propreté et
de la décence. Je dis la même chose des disciples. Pour moi, j'aime
beaucoup mieux qu'un jeune homme qui veut s'adonner à la philosophie vienne
m'entendre bien propre et mis décemment, que s'il y venait malpropre, les
cheveux gras et mal peignés. Car par là je juge qu'il a quelque
idée du beau et qu'il se porte à ce qui est séant et honnête.
Il a soin de la beauté qu'il connaît. Ainsi on peut espérer
qu'il aura soin aussi de celle qu'on lui fera connaître, de cette beauté
intérieure qui consiste à faire usage de sa raison, et auprès
de laquelle la beauté du corps n'est que laideur. Mais si un homme vient
sale, hideux, couvert de crasse et d'ordure, les cheveux non peignés et
mêlés, et la barbe jusqu'à la ceinture, que puis-je lui dire
pour lui faire connaître la beauté dont il n'a aucune idée
? C'est un pourceau qui préférera toujours son bourbier à
la plus belle fontaine.
XLII
Tu cesses pour un moment d'avoir de l'attention sur toi-même, et tu te flattes
que tu la reprendras quand il te plaira. Tu te trompes. Une légère
faute négligée aujourd'hui te précipitera demain dans une
plus grande, et cette négligence répétée formera enfin
une habitude que tu ne pourras plus corriger.
XLIII
Tout ce qu'on peut remettre utilement, peut être abandonné plus utilement
encore.
XLIV
L'attention est nécessaire à tout, jusque dans les plaisirs même.
As-tu vu quelque chose dans la vie où la négligence fasse qu'on
s'en acquitte mieux ?
XLV
Tu ne fais pas la cour à un tel qui est si puissant. Qu'il soit
si puissant qu'il voudra, est-ce là mon affaire, et suis-je né
pour lui faire la cour ? N'ai-je pas à qui plaire, à qui obéir,
à qui être soumis ? aux dieux et à ceux qui sont après
eux.
XLVI
Notre bien et notre mal ne sont que dans notre volonté.
XLVII
Il n'y a point de science, point d'art qui ne méprise l'ignorance et les
ignorants. La philosophie sera-t-elle donc la seule qui en fasse quelque cas,
et qui se laisse ébranler par leurs reproches et par leurs faux jugements
?
XLVIII
Il est impossible que je ne commette pas des fautes, mais il est très possible
que j'aie une attention continuelle pour m'empêcher d'en commettre. Et c'est
toujours beaucoup que cette attention non interrompue en diminue le nombre, et
nous en épargne quelques-unes.
XLIX
Quand tu dis que tu te corrigeras demain, sache bien que c'est dire qu'aujourd'hui
tu veux être impudent, débauché, lâche, emporté,
envieux, injuste, intéressé, perfide. Vois combien de maux tu te
permets. Mais demain je serai un autre homme Pourquoi pas plutôt
aujourd'hui ? Commence aujourd'hui à te préparer pour demain, autrement
tu remettras encore.
L
Un homme t'a confié son secret, et tu crois qu'il est honnête, juste
et poli de lui confier aussi le tien. Tu es un étourdi, un sot. Souviens-toi
de ce que tu as vu pratiquer si souvent. Un soldat, en habit bourgeois, va s'asseoir
près d'un citoyen, et, après quelques propos, il se met à
dire du mal de César. Le citoyen, gagné par cette franchise, et
croyant avoir le secret du soldat pour gage de sa fidélité, lui
ouvre son cur et se plaint du prince, et le soldat, se montrant ce qu'il
est, le traîne en prison. Voilà ce qui arrive tous les jours. Celui
qui t'a confié son secret n'a souvent que le masque et l'habit d'un honnête
homme. D'ailleurs ce n'est point confiance, c'est intempérance de langue
; ce qu'il te dit à l'oreille, il le dit à tous les passants.
C'est un tonneau percé, il ne gardera pas plus ton secret qu'il n'a gardé
le sien propre.
LI
Montre-toi que tu as de la pudeur, de la fidélité, de la constance,
et que tu n'es pas un tonneau percé, et je n'attendrai pas que tu me confies
ton secret, je serai le premier à te prier d'entendre le mien. Car qui
n'est pas ravi de trouver un vaisseau si net, si propre, si sûr ? Et qui
refuse un dépositaire qui est en même temps un conseiller qui nous
veut du bien, et qui est fidèle ? Qui donc ne recherche pas et ne reçoit
pas avec un très grand plaisir un confident charitable, qui prend part
à toutes nos faiblesses et qui nous aide à porter notre fardeau
?
LII
Tu vois un homme curieux, et empressé après des choses étrangères
qui ne sont point en notre pouvoir ; sois bien sûr qu'il est causeur et
qu'il ne taira jamais ton secret. Il ne faudra point approcher de lui la poix
ardente, ni la roue pour le faire parler. Un clin d'oeil d'une fille, la moindre
caresse d'un courtisan, l'espérance d'une dignité, d'une charge,
l'envie d'avoir un legs dans un testament, et mille autres choses semblables lui
arracheront ton secret, et sans beaucoup de peine.
Épictète (50-135).
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