D.R. BELAIR - RTMKB

POLYEUCTE DE PIERRE CORNEILLE


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POLYEUCTE

Tragédie chrétienne en cinq actes

PAR

PIERRE CORNEILLE

1643

suivie de son examen par Corneille lui-même.

 

PERSONNAGES :

FÉLIX, sénateur romain, gouverneur d'Arménie.
POLYEUCTE, seigneur arménien, gendre de Félix.
SÉVÈRE, chevalier romain, favori de l'empereur Décie.
NÉARQUE, seigneur arménien, ami de Polyeucte.
PAULINE, fille de Félix et femme de Polyeucte.
STRATONICE, confidente de Pauline.
ALBIN, confident de Félix.
FABIAN, domestique de Sévère.
CLÉON, domestique de Félix.
Trois gardes
La scène est à Mélitène, capitale d'Arménie, dans le palais de Félix.

 

Dédicace à la reine régente, Abrégé du martyre de Saint Polyeucte
Acte premier, Acte deuxième, Acte troisième, Acte quatrième, Acte cinquième

PRÉFACE DE VOLTAIRE

Quand on passe de Cinna à  Polyeucte, on se trouve dans un monde tout différent ; mais les grands poètes, ainsi que les grands peintres, savent traiter tous les sujets. C'est une chose assez connue que, Corneille ayant lu sa tragédie de Polyeucte chez Mme de Rambouillet, où se rassem- blaient alors les esprits les plus cultivés, cette pièce y fut condamnée d'une voix unanime, malgré l'intérêt qu'on prenait à  l'auteur dans cette maison : Voiture fut député de toute l'assemblée pour engager Corneille à  ne pas faire représenter cet ouvrage. Il est difficile de démêler ce qui put porter les hommes du royaume qui avaient le plus de goût et de lumières à  juger si singulièrement. Furent-ils persuadés qu'un martyr ne pouvait jamais réussir sur le théâtre ? C'était ne pas connaître le peuple. Croyaient-ils que les défauts que leur sagacité leur faisait remarquer révolteraient le public ? C'était tomber dans la même erreur qui avait trompé les censeurs du Cid : ils examinaient Le Cid par l'exacte raison, et ils ne voyaient pas qu'au spectacle on juge par sentiment. Pouvaient-ils ne pas sentir les beautés singulières des rôles de Sévère et de Pauline ? Ces beautés d'un genre si neuf et si délicat les alarmèrent peut-être : ils purent craindre qu'une femme qui aimait à  la fois son amant et son mari n'intéressât pas ; et c'est précisément ce qui fit le succès de la pièce. Ce qui est étonnant, c'est que tous ces chefs-d'œuvre se suivaient d'année en année. Cinna, fut joué au commencement de 1639, et Polyeucte en 1640. Il est vrai que Lope de Vega, Garnier, Calderon, composaient encore plus vite, stantes pede in uno ; mais, quand on ne s'asservit à  aucune règle, qu'on n'est gêné ni par la rime, ni par la conduite, ni par aucune bienséance, il est plus aisé de faire dix tragédies que de faire Cinna et Polyeucte.

François-Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778).

DÉDICACE À LA REINE RÉGENTE

MADAME,

Quelque connaissance que j'aie de ma faiblesse, quelque profond respect qu'imprime Votre Majesté dans les âmes de ceux qui l'approchent, j'avoue que je me jette à  ses pieds, sans timidité, sans défiance, et que je me tiens assuré de lui plaire, parce que je suis assuré de lui parler de ce qu'elle aime le mieux. Ce n'est qu'une pièce de théâtre que je lui présente, mais qui l'entretiendra de Dieu : la dignité de la matière est si haute que l'impuissance de l'artisan ne la peut ravaler ; et votre âme royale se plaît trop à  cette sorte d'entretien pour s'offenser des défauts d'un ouvrage où elle rencontrera les délices de son cœur. C'est par là , Madame, que j'espère obtenir de Votre Majesté le pardon du long temps que j'ai attendu à  lui rendre cette sorte d'hommage. Toutes les fois que j'ai mis sur notre scène des vertus morales ou politiques, j'en ai toujours cru les tableaux trop peu dignes de paraître devant elle, quand j'ai considéré qu'avec quelque soin que je les pusse choisir dans l'histoire, et quelques ornements dont l'artifice les pût enrichir, elle en voyait de plus grands exemples dans elle-même. Pour rendre les choses proportionnées, il fallait aller à  la plus haute espèce, et n'entreprendre pas de rien offrir de cette nature à  une reine très chrétienne, et qui l'est beaucoup plus encore par ses actions que par son titre, à  moins que de lui offrir un portrait des vertus chrétiennes dont l'amour et la gloire de Dieu formassent les plus beaux traits, et qui rendît les plaisirs qu'elle y pourra prendre aussi propres à  exercer sa piété qu'à  délasser son esprit. C'est à  cette extraordinaire et admirable piété, MADAME, que la France est redevable des bénédictions qu'elle voit tomber sur les premières armes de son roi (*) ; les heureux succès qu'elles ont obtenus en sont les rétributions éclatantes et des coups du ciel, qui répand abondamment sur tout le royaume les récompenses et les grâces que Votre Majesté a méritées. Notre perte semblait infaillible après celle de notre grand monarque ; toute l'Europe avait déjà  pitié de nous et s'imaginait que nous nous allions précipiter dans un extrême désordre, parce qu'elle nous voyait dans une extrême désolation : cependant la prudence et les soins de Votre Majesté, les bons conseils qu'elle a pris, les grands courages qu'elle a choisis pour les exécuter, ont agi si puissamment dans tous les besoins de l'État que cette première année de sa régence a non seulement égalé les plus glorieuses de l'autre règne, mais a même effacé, par la prise de Thionville, le souvenir du malheur qui, devant ses murs, avait interrompu une si longue suite de victoires. Permettez que je me laisse emporter au ravissement que me donne cette pensée et que je m'écrie dans ce transport :

Que vos soins, grande reine, enfantent de miracles !
Bruxelles et Madrid en sont tout interdits ;
Et, si notre Apollon me les avait prédits,
J'aurais moi-même osé douter de ses oracles.

Sous vos commandements on force tous obstacles ;
On porte l'épouvante aux cœurs les plus hardis,
Et par des coups d'essai vos États agrandis
Des drapeaux ennemis font d'illustres spectacles.

La victoire elle-même, accourant à  mon roi
Et mettant à  ses pieds Thionville et Rocroi,
Fait retentir ces vers surles bords de la Seine :
France, attends tout d'un règne ouvert en triomphant,
Puisque tu vois déjà  les ordres de ta reine
Faire un foudre en tes mains des armes d'un enfant.

Il ne faut point douter que des commencements si merveilleux ne soient soutenus par des progrès encore plus étonnants. Dieu ne laisse point ses ouvrages imparfaits : il les achèvera, MADAME, et rendra non seulement la régence de Votre Majesté, mais encore toute sa vie, un enchaînement continuel de prospérités. Ce sont les vœux de toute la France, et ce sont ceux que fait avec plus de zèle,

MADAME,

de Votre Majesté,

le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et sujet,

Corneille.

(*) La tragédie de Polyeucte fut imprimée pour la première fois en 1644. Louis XIII était mort l'année précédente, laissant les rênes de l'État entre les mains d'Anne d'Autriche, sa veuve, régente pendant la minorité de son fils, qui fut depuis Louis le Grand.

 

ABRÉGÉ DU MARTYRE DE SAINT POLYEUCTE

ÉCRIT PAR SIMÉON MÉTAPHRASTE ET RAPPORTÉ PAR SURIUS

L'ingénieuse tissure des fictions avec la vérité, où consiste le plus beau secret de la poésie, produit d'ordinaire deux sortes d'effets, selon la diversité des esprits qui la voient. Les uns se laissent si bien persuader à  cet enchaînement qu'aussitôt qu'ils ont remarqué quelques événements véritables, ils s'imaginent la même chose des motifs qui les font naître et des circonstances qui les accompagnent ; les autres, mieux avertis de notre artifice, soupçonnent de fausseté tout ce qui n'est pas de leur connaissance ; si bien que, quand nous traitons quelque histoire écartée dont ils ne trouvent rien dans leur souvenir, ils l'attribuent tout entière à  l'effort de notre imagination et la prennent pour une aventure de roman.

L'un et l'autre de ces effets serait dangereux en cette rencontre : il y va de la gloire de Dieu, qui se plaît dans celle de ses saints, dont la mort si précieuse devant ses yeux ne doit pas passer pour fabuleuse devant ceux des hommes. Au lieu de sanctifier notre théâtre par sa représentation, nous y profanerions la sainteté de leurs souffrances si nous permettions que la crédulité des uns et la défiance des autres, également abusées par ce mélange, se méprissent également en la vénération qui leur est due, et que les premiers la rendissent mal à  propos à  ceux qui ne la méritent pas, cependant que les autres la dénieraient à  ceux à  qui elle appartient.

Saint Polyeucte est un martyr dont, s'il m'est permis de parler ainsi, beaucoup ont plutôt appris le nom à  la comédie qu'à  l'église. Le Martyrologe romain en fait mention sur le 13 de février, mais en deux mots, suivant sa coutume ; Baronius, dans ses Annales, n'en dit qu'une ligne ; le seul Surius, ou plutôt Mosander, qui l'a augmenté dans les dernières impressions, en rapporte la mort assez au long sur le neuvième de janvier : et j'ai cru qu'il était de mon devoir d'en mettre ici l'abrégé. Comme il a été à  propos d'en rendre la représentation agréable, afin que le plaisir pût insinuer plus doucement l'utilité et lui servir comme de véhicule pour la porter dans l'âme du peuple, il est juste aussi de lui donner cette lumière pour démêler !a vérité d'avec ses ornements, et lui faire reconnaître ce qui lui doit imprimer du respect comme saint, et ce qui le doit seulement divertir comme industrieux. Voici donc, ce que ce dernier nous apprend :

Polyeucte et Néarque étaient deux cavaliers étroitement liés ensemble d'amitié ; ils vivaient en l'an 250, sous l'empire de Décius ; leur demeure était dans Mélitène, capitale d'Arménie ; leur religion différente, Néarque étant chrétien, et Polyeucte suivant encore la secte des gentils, mais ayant toutes les qualités dignes d'un chrétien, et une grande inclination à  le devenir. L'empereur ayant fait publier un édit très rigoureux contre les chrétiens, cette publication donna un grand trouble à  Néarque, non pour la crainte des supplices dont il était menacé mais pour l'appréhension qu'il eut que leur amitié ne souffrit quelque séparation ou refroidissement par cet édit, vu les peines qui y étaient proposées à  ceux de sa religion et les honneurs promis à  ceux du parti contraire ; il en conçut un si profond déplaisir que son ami s'en aperçut, et, l'ayant obligé de lui en dire la cause, il prit de là  occasion de lui ouvrir son cœur :
« Ne craignez point, lui dit-il, que l'édit de l'empereur nous désunisse ; j'ai vu cette nuit le Christ que vous adorez : il m'a dépouillé d'une robe sale pour me revêtir d'une autre toute lumineuse et m'a fait monter sur un cheval ailé pour le suivre ; cette vision m'a résolu entièrement à  faire ce qu'il y a longtemps que je médite ; le seul nom de chrétien me manque ; et vous-même, toutes les fois que vous m'avez parlé de votre grand Messie, vous avez pu remarquer que je vous ai toujours écouté avec respect ; et, quand vous m'avez lu sa vie et ses enseignements, j'ai toujours admiré la sainteté de ses actions et de ses discours. O Néarque, si je ne me croyais point indigne d'aller à  lui sans être initié de ses mystères et avoir reçu la grâce de ses sacrements, que vous verriez éclater l'ardeur que j'ai de mourir pour sa gloire et le soutien de ses éternelles vérités ! » Néarque l'ayant éclairci du scrupule où il était par l'exemple du bon larron, qui en un moment mérita le ciel, bien qu'il n'eût pas reçu le baptême, aussitôt notre martyr, plein d'une sainte ferveur, prend l'édit de l'empereur, crache dessus et le déchire en morceaux qu'il jette au vent ; et, voyant des idoles que le peuple portait sur les autels pour les adorer, il les arrache à  ceux qui les portaient, les brise contre terre et les foule aux pieds, étonnant tout le monde et son ami même par la chaleur de ce zèle, qu'il n'avait pas espéré.

Son beau-père Félix, qui avait la commission de l'empereur pour persécuter les chrétiens, ayant vu lui-même ce qu'avait fait son gendre, saisi de douleur de voir l'espoir et l'appui de sa famille perdus, tâche d'ébranler sa constance, premièrement par de belles paroles ensuite par des menaces, enfin par des coups qu'il lui fait donner par ses bourreaux sur tout le visage ; mais, n'en ayant pu venir à  bout, pour dernier effort il lui envoie sa fille Pauline, afin de voir si ses larmes n'auraient point plus de pouvoir sur l'esprit d'un mari que n'avaient eu ses artifices et ses rigueurs. Il n'avance rien davantage par là  ; au contraire, voyant que sa fermeté convertissait beaucoup de païens, il le condamne à  perdre la tête. Cet arrêt fut exécuté sur l'heure, et le saint martyr, sans autre baptême que de son sang, s'en alla prendre possession de la gloire que Dieu a promise à  ceux qui renonceraient à  eux-mêmes pour l'amour de lui.

Voilà  en peu de mots ce qu'en dit Surius : le songe de Pauline, l'amour de Sévère, le baptême effectif de Polyeucte, le sacrifice pour la victoire de l'empereur, la dignité de Félix que je fais gouverneur d'Arménie, la mort de Néarque, la conversion de Félix et de Pauline, sont des inventions et des embellissements de théâtre. La seule victoire de l'empereur contre les Perses a quelque fondement dans l'histoire ; et sans chercher d'autres auteurs, elle est rapportée par M. Coëffeteau dans son Histoire romaine ; mais il ne dit pas, ni qu'il leur imposa tribut, ni qu'il envoya faire des sacrifices de remerciement en Arménie.

Si j'ai ajouté ces incidents et ces particularités selon l'art ou non, les savants en jugeront ; mon but ici n'est pas de les justifier, mais seulement d'avertir le lecteur de ce qu'il en peut croire.

ACTE PREMIER

 

SCÈNE PREMIÈRE

POLYEUCTE, NÉARQUE

NÉARQUE
Quoi ! Vous vous arrêtez aux songes d'une femme !
De si faibles sujets troublent cette grande âme !
Et ce cœur tant de fois dans la guerre éprouvé
S'alarme d'un péril qu'une femme a rêvé !

POLYEUCTE
Je sais ce qu'est un songe, et le peu de croyance
Qu'un homme doit donner à son extravagance,
Qui d'un amas confus des vapeurs de la nuit
Forme de vains objets que le réveil détruit ;
Mais vous ne savez pas ce que c'est qu'une femme ;
Vous ignorez quels droits elle a sur toute l'âme
Quand, après un long temps qu'elle a su nous charmer,
Les flambeaux de l'hymen viennent de s'allumer.
Pauline, sans raison dans la douleur plongée,
Craint et croit déjà voir ma mort qu'elle a songée ;
Elle oppose ses pleurs au dessein que je fais,
Et tâche à l'empêcher de sortir du palais.
Je méprise sa crainte, et je cède à ses larmes,
Elle me fait pitié sans me donner d'alarmes,
Et mon cœur, attendri sans être intimidé,
N'ose déplaire aux yeux dont il est possédé.
L'occasion, Néarque, est-elle si pressante
Qu'il faille être insensible aux soupirs d'une amante ?
Par un peu de remise épargnons son ennui,
Pour faire en plein repos ce qu'il trouble aujourd'hui.

NÉARQUE
Avez-vous cependant une pleine assurance
D'avoir assez de vie ou de persévérance ?
Et Dieu, qui tient votre âme et vos jours dans sa main,
Promet-il à vos vœux de le pouvoir demain ?
Il est toujours tout juste et tout bon, mais sa grâce
Ne descend pas toujours avec même efficace.
Après certains moments que perdent nos longueurs,
Elle quitte ces traits qui pénètrent les cœurs ;
Le nôtre s'endurcit, la repousse, l'égare ;
Le bras qui la versait en devient plus avare,
Et cette sainte ardeur qui doit porter au bien
Tombe plus rarement, ou n'opère plus rien.
Celle qui vous pressait de courir au baptême,
Languissante déjà, cesse d'être la même,
Et pour quelques soupirs qu'on vous a fait ouïr,
Sa flamme se dissipe et va s'évanouir.

POLYEUCTE
Vous me connaissez mal : la même ardeur me brûle,
Et le désir s'accroît quand l'effet se recule.
Ces pleurs, que je regarde avec un œil d'époux,
Me laissent dans le cœur aussi chrétien que vous.
Mais pour en recevoir le sacré caractère
Qui lave nos forfaits dans une eau salutaire,
Et qui, purgeant notre âme et dessillant nos yeux,
Nous rend le premier droit que nous avions aux cieux,
Bien que je le préfère aux grandeurs d'un empire,
Comme le bien suprême et le seul où j'aspire,
Je crois, pour satisfaire un juste et saint amour,
Pouvoir un peu remettre, et différer d'un jour.

NÉARQUE
Ainsi du genre humain l'ennemi vous abuse :
Ce qu'il ne peut de force, il l'entreprend de ruse.
Jaloux des bons desseins qu'il tâche d'ébranler,
Quand il ne les peut rompre, il pousse à reculer ;
D'obstacle sur obstacle il va trouver le vôtre,
Aujourd'hui par des pleurs, chaque jour par quelque autre,
Et ce songe rempli de noires visions
N'est que le coup d'essai de ses illusions.
Il met tout en usage, et prière et menace,
Il attaque toujours, et jamais ne se lasse,
Il croit pouvoir enfin ce qu'encore il n'a pu,
Et que ce qu'on diffère est à demi rompu.
Rompez ses premiers coups, laissez pleurer Pauline.
Dieu ne veut point d'un cœur où le monde domine,
Qui regarde en arrière, et, douteux en son choix,
Lorsque sa voix l'appelle, écoute une autre voix.

POLYEUCTE
Pour se donner à lui faut-il n'aimer personne ?

NÉARQUE
Nous pouvons tout aimer, il le souffre, il l'ordonne ;
Mais, à vous dire tout, ce seigneur des seigneurs
Veut le premier amour et les premiers honneurs.
Comme rien n'est égal à sa grandeur suprême,
Il faut ne rien aimer qu'après lui, qu'en lui-même,
Négliger, pour lui plaire, et femme et biens et rang,
Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.
Mais que vous êtes loin de cette ardeur parfaite
Qui vous est nécessaire, et que je vous souhaite !
Je ne puis vous parler que les larmes aux yeux.
Polyeucte, aujourd'hui qu'on nous hait en tous lieux,
Qu'on croit servir l'État quand on nous persécute,
Qu'aux plus âpres tourments un chrétien est en butte,
Comment en pourrez-vous surmonter les douleurs,
Si vous ne pouvez pas résister à des pleurs ?

POLYEUCTE
Vous ne m'étonnez point ; la pitié qui me blesse
Sied bien aux plus grands cœurs, et n'a point de faiblesse.
Sur mes pareils, Néarque, un bel œil est bien fort :
Tel craint de le fâcher qui ne craint pas la mort ;
Et s'il faut affronter les plus cruels supplices,
Y trouver des appas, en faire mes délices,
Votre Dieu, que je n'ose encor nommer le mien,
M'en donnera la force en me faisant chrétien.

NÉARQUE
Hâtez-vous donc de l'être.

POLYEUCTE
Oui, j'y cours, cher Néarque :
Je brûle d'en porter la glorieuse marque.
Mais Pauline s'afflige, et ne peut consentir,
Tant ce songe la trouble, à me laisser sortir.

NÉARQUE
Votre retour pour elle en aura plus de charmes :
Dans une heure au plus tard vous essuierez ses larmes,
Et l'heur de vous revoir lui semblera plus doux,
Plus elle aura pleuré pour un si cher époux.
Allons, on nous attend.

POLYEUCTE
Apaisez donc sa crainte,
Et calmez la douleur dont son âme est atteinte :
Elle revient.

NÉARQUE
Fuyez.

POLYEUCTE
Je ne puis.

NÉARQUE
Il le faut ;
Fuyez un ennemi qui sait votre défaut,
Qui le trouve aisément, qui blesse par la vue,
Et dont le coup mortel vous plaît quand il vous tue.

SCÈNE II

POLYEUCTE, NÉARQUE, PAULINE, STRATONICE

POLYEUCTE
Fuyons, puisqu'il le faut. Adieu, PAULINE, adieu
Dans une heure au plus tard je reviens en ce lieu.

PAULINE
Quel sujet si pressant à sortir vous convie ?
Y va-t-il de l'honneur ? Y va-t-il de la vie ?

POLYEUCTE
Il y va de bien plus.

PAULINE
Quel est donc ce secret ?

POLYEUCTE
Vous le saurez un jour. Je vous quitte à regret.
Mais enfin il le faut.

PAULINE
Vous m'aimez ?

POLYEUCTE
Je vous aime,
Le ciel m'en soit témoin, cent fois plus que moi-même,
Mais...

PAULINE
Mais mon déplaisir ne vous peut émouvoir !
Vous avez des secrets que je ne puis savoir !
Quelle preuve d'amour ! Au nom de l'hyménée,
Donnez à mes soupirs cette seule journée.

POLYEUCTE
Un songe vous fait peur ?

PAULINE
Ses présages sont vains,
Je le sais, mais enfin je vous aime, et je crains.

POLYEUCTE
Ne craignez rien de mal pour une heure d'absence.
Adieu : vos pleurs sur moi prennent trop de puissance.
Je sens déjà mon cœur prêt à se révolter,
Et ce n'est qu'en fuyant que j'y puis résister.

SCÈNE III

PAULINE, STRATONICE

PAULINE
Va, néglige mes pleurs, cours, et te précipite
Au-devant de la mort que les dieux m'ont prédite ;
Suis cet agent fatal de tes mauvais destins,
Qui peut-être te livre aux mains des assassins.
Tu vois, ma Stratonice, en quel siècle nous sommes,
Voilà notre pouvoir sur les esprits des hommes ;
Voilà ce qui nous reste, et l'ordinaire effet
De l'amour qu'on nous offre, et des vœux qu'on nous fait.
Tant qu'ils ne sont qu'amants, nous sommes souveraines,
Et jusqu'à la conquête ils nous traitent de reines ;
Mais après l'hyménée ils sont rois à leur tour.

STRATONICE
Polyeucte pour vous ne manque point d'amour ;
S'il ne vous traite ici d'entière confidence,
S'il part malgré vos pleurs, c'est un trait de prudence ;
Sans vous en affliger, présumez avec moi
Qu'il est plus à propos qu'il vous cèle pourquoi.
Assurez-vous sur lui qu'il en a juste cause.
Il est bon qu'un mari nous cache quelque chose,
Qu'il soit quelquefois libre, et ne s'abaisse pas
A nous rendre toujours compte de tous ses pas.
On n'a tous deux qu'un cœur qui sent mêmes traverses,
Mais ce cœur a pourtant ses fonctions diverses,
Et la loi de l'hymen qui vous tient assemblés
N'ordonne pas qu'il tremble alors que vous tremblez.
Ce qui fait vos frayeurs ne peut le mettre en peine :
Il est Arménien, et vous êtes Romaine,
Et vous pouvez savoir que nos deux nations
N'ont pas sur ce sujet mêmes impressions ;
Un songe en notre esprit passe pour ridicule,
Il ne nous laisse espoir, ni crainte, ni scrupule,
Mais il passe dans Rome avec autorité
Pour fidèle miroir de la fatalité.

PAULINE
Quelque peu de crédit que chez vous il obtienne,
Je crois que ta frayeur égalerait la mienne
Si de telles horreurs t'avaient frappé l'esprit,
Si je t'en avais fait seulement le récit.

STRATONICE
A raconter ses maux souvent on les soulage.

PAULINE
Ecoute. Mais il faut te dire davantage,
Et que, pour mieux comprendre un si triste discours,
Tu saches ma faiblesse et mes autres amours.
Une femme d'honneur peut avouer sans honte
Ces surprises des sens que la raison surmonte :
Ce n'est qu'en ces assauts qu'éclate la vertu,
Et l'on doute d'un cœur qui n'a point combattu.
Dans Rome, où je naquis, ce malheureux visage
D'un chevalier romain captiva le courage.
Il s'appelait SÉVÈRE ; excuse les soupirs
Qu'arrache encore un nom trop cher à mes désirs.

STRATONICE
Est-ce lui qui naguère, aux dépens de sa vie,
Sauva des ennemis votre empereur Décie,
Qui leur tira mourant la victoire des mains,
Et fit tourner le sort des Perses aux Romains ?
Lui, qu'entre tant de morts immolés à son maître,
On ne put rencontrer, ou du moins reconnaître,
A qui Décie enfin, pour des exploits si beaux
Fit si pompeusement dresser de vains tombeaux ?

PAULINE
Hélas ! C'était lui-même, et jamais notre Rome
N'a produit plus grand cœur, ni vu plus honnête homme.
Puisque tu le connais, je ne t'en dirai rien.
Je l'aimai, Stratonice ; il le méritait bien.
Mais que sert le mérite où manque la fortune ?
L'un était grand en lui, l'autre faible et commune ;
Trop invincible obstacle, et dont trop rarement
Triomphe auprès d'un père un vertueux amant !

STRATONICE
La digne occasion d'une rare constance !

PAULINE
Dis plutôt d'une indigne et folle résistance.
Quelque fruit qu'une fille en puisse recueillir,
Ce n'est une vertu que pour qui veut faillir.
Parmi ce grand amour que j'avais pour SÉVÈRE,
J'attendais un époux de la main de mon père,
Toujours prête à le prendre, et jamais ma raison
N'avoua de mes yeux l'aimable trahison.
Il possédait mon cœur, mes désirs, ma pensée,
Je ne lui cachais point combien j'étais blessée ;
Nous soupirions ensemble et pleurions nos malheurs.
Mais au lieu d'espérance, il n'avait que des pleurs
Et malgré des soupirs si doux, si favorables,
Mon père et mon devoir étaient inexorables.
Enfin je quittai Rome et ce parfait amant
Pour suivre ici mon père en son gouvernement,
Et lui, désespéré, s'en alla dans l'armée
Chercher d'un beau trépas l'illustre renommée.
Le reste, tu le sais. Mon abord en ces lieux
Me fit voir Polyeucte, et je plus à ses yeux.
Et comme il est ici le chef de la noblesse,
Mon père fut ravi qu'il me prît pour maîtresse,
Et par son alliance il se crut assuré
D'être plus redoutable et plus considéré ;
Il approuva sa flamme, et conclut l'hyménée.
Et moi, comme à son lit je me vis destinée,
Je donnai par devoir à son affection
Tout ce que l'autre avait par inclination.
Si tu peux en douter, juge-le par la crainte
Dont en ce triste jour tu me vois l'âme atteinte.

STRATONICE
Elle fait assez voir à quel point vous l'aimez.
Mais quel songe, après tout, tient vos sens alarmés ?

PAULINE
Je l'ai vu cette nuit, ce malheureux Sévère,
La vengeance à la main, l'œil ardent de colère ;
Il n'était point couvert de ces tristes lambeaux
Qu'une ombre désolée emporte des tombeaux,
Il n'était point percé de ces coups pleins de gloire
Qui, retranchant sa vie, assurent sa mémoire,
Il semblait triomphant, et tel que sur son char
Victorieux dans Rome entre notre César.
Après un peu d'effroi que m'a donné sa vue :
« Porte à qui tu voudras la faveur qui m'est due,
Ingrate, m'a-t-il dit ; et, ce jour expiré,
Pleure à loisir l'époux que tu m'as préféré. »
A ces mots, j'ai frémi, mon âme s'est troublée.
Ensuite des chrétiens une impie assemblée,
Pour avancer l'effet de ce discours fatal,
A jeté Polyeucte aux pieds de son rival.
Soudain à son secours j'ai réclamé mon père.
Hélas ! C'est de tout point ce qui me désespère.
J'ai vu mon père même, un poignard à la main,
Entrer le bras levé pour lui percer le sein.
Là, ma douleur trop forte a brouillé ces images,
Le sang de POLYEUCTE a satisfait leurs rages.
Je ne sais ni comment ni quand ils l'ont tué,
Mais je sais qu'à sa mort tous ont contribué.
Voilà quel est mon songe.

STRATONICE
Il est vrai qu'il est triste.
Mais il faut que votre âme à ces frayeurs résiste :
La vision, de soi, peut faire quelque horreur,
Mais non pas vous donner une juste terreur.
Pouvez-vous craindre un mort, pouvez-vous craindre un père
Qui chérit votre époux, que votre époux révère,
Et dont le juste choix vous a donnée à lui
Pour s'en faire en ces lieux un ferme et sûr appui ?

PAULINE
Il m'en a dit autant, et rit de mes alarmes.
Mais je crains des chrétiens les complots et les charmes,
Et que sur mon époux leur troupeau ramassé
Ne venge tant de sang que mon père a versé.

STRATONICE
Leur secte est insensée, impie, et sacrilège,
Et dans son sacrifice use de sortilège ;
Mais sa fureur ne va qu'à briser nos autels,
Elle n'en veut qu'aux dieux, et non pas aux mortels.
Quelque sévérité que sur eux on déploie,
Ils souffrent sans murmure, et meurent avec joie,
Et, depuis qu'on les traite en criminels d'État,
On ne peut les charger d'aucun assassinat.

PAULINE
Tais-toi, mon père vient.

SCÈNE IV

FÉLIX, ALBIN, PAULINE, STRATONICE

FÉLIX
Ma fille, que ton songe
En d'étranges frayeurs ainsi que toi me plonge !
Que j'en crains les effets, qui semblent s'approcher !

PAULINE
Quelle subite alarme ainsi vous peut toucher ?

FÉLIX
Sévère n'est point mort.

PAULINE
Quel mal vous fait sa vie ?

FÉLIX
Il est le favori de l'empereur Décie.

PAULINE
Après l'avoir sauvé des mains des ennemis,
L'espoir d'un si haut rang lui devenait permis ;
Le destin, aux grands cœurs si souvent mal propice,
Se résout quelquefois à leur faire justice.

FÉLIX
Il vient ici lui-même.

PAULINE
Il vient !

FÉLIX
Tu le vas voir.

PAULINE
C'en est trop ; mais comment le pouvez-vous savoir ?

FÉLIX
ALBIN l'a rencontré dans la proche campagne ;
Un gros de courtisans en foule l'accompagne,
Et montre assez quel est son rang et son crédit.
Mais, Albin, redis-lui ce que ses gens t'ont dit.

ALBIN
Vous savez quelle fut cette grande journée
Que sa perte pour nous rendit si fortunée,
Où l'empereur captif, par sa main dégagé,
Rassura son parti déjà découragé,
Tandis que sa vertu succomba sous le nombre ;
Vous savez les honneurs qu'on fit faire à son ombre,
Après qu'entre les morts on ne le put trouver.
Le roi de Perse aussi l'avait fait enlever.
Témoin de ses hauts faits et de son grand courage,
Ce monarque en voulut connaître le visage ;
On le mit dans sa tente, où, tout percé de coups,
Tout mort qu'il paraissait, il fit mille jaloux.
Là, bientôt il montra quelque signe de vie.
Ce prince généreux en eût l'âme ravie,
Et sa joie, en dépit de son dernier malheur,
Du bras qui le causait honora la valeur ;
Il en fit prendre soin, la cure en fut secrète,
Et comme au bout d'un mois sa santé fut parfaite,
Il offrit dignités, alliance, trésors,
Et pour gagner Sévère il fit cent vains efforts.
Après avoir comblé ses refus de louange,
Il envoie à Décie en proposer l'échange,
Et soudain l'empereur, transporté de plaisir,
Offre au Perse son frère et cent chefs à choisir.
Ainsi revint au camp le valeureux Sévère
De sa haute vertu recevoir le salaire ;
La faveur de Décie en fut le digne prix.
De nouveau l'on combat, et nous sommes surpris.
Ce malheur toutefois sert à croître sa gloire :
Lui seul rétablit l'ordre, et gagne la victoire,
Mais si belle, et si pleine, et par tant de beaux faits,
Qu'on nous offre tribut, et nous faisons la paix.
L'empereur, qui lui montre une amour infinie,
Après ce grand succès l'envoi en Arménie ;
Il vient en apporter la nouvelle en ces lieux,
Et par un sacrifice en rendre hommage aux dieux.

FÉLIX
Ô ciel ! En quel état ma fortune est réduite !

ALBIN
Voilà ce que j'ai su d'un homme de sa suite,
Et j'ai couru, Seigneur, pour vous y disposer.

FÉLIX
Ah ! Sans doute, ma fille, il vient pour t'épouser ;
L'ordre d'un sacrifice est pour lui peu de chose,
C'est un prétexte faux dont l'amour est la cause.

PAULINE
Cela pourrait bien être : il m'aimait chèrement.

FÉLIX
Que ne permettra-t-il à son ressentiment ?
Et jusques à quel point ne porte sa vengeance
Une juste colère avec tant de puissance ?
Il nous perdra, ma fille.

PAULINE
Il est trop généreux.

FÉLIX
Tu veux flatter en vain un père malheureux ;
Il nous perdra ma fille ! Ah ! Regret qui me tue
De n'avoir pas aimé la vertu toute nue !
Ah ! Pauline ! En effet, tu m'as trop obéi ;
Ton courage était bon, ton devoir l'a trahi.
Que ta rébellion m'eût été favorable !
Qu'elle m'eût garanti d'un état déplorable !
Si quelque espoir me reste, il n'est plus aujourd'hui
Qu'en l'absolu pouvoir qu'il te donnait sur lui ;
Ménage en ma faveur l'amour qui le possède,
Et d'où provient mon mal fais sortir le remède.

PAULINE
Moi ! Moi ! Que je revoie un si puissant vainqueur,
Et m'expose à des yeux qui me percent le cœur !
Mon père, je suis femme, et je sais ma faiblesse ;
Je sens déjà mon cœur qui pour lui s'intéresse
Et poussera sans doute, en dépit de ma foi,
Quelque soupir indigne et de vous et de moi.
Je ne le verrai point.

FÉLIX
Rassure un peu ton âme.

PAULINE
Il est toujours aimable, et je suis toujours femme ;
Dans le pouvoir sur moi que ses regards ont eu
Je n'ose m'assurer de toute ma vertu.
Je ne le verrai point.

FÉLIX
Il faut le voir, ma fille,
Ou tu trahis ton père et toute ta famille.

PAULINE
C'est à moi d'obéir, puisque vous commandez,
Mais voyez les périls où vous me hasardez.

FÉLIX
Ta vertu m'est connue.

PAULINE
Elle vaincra sans doute ;
Ce n'est pas le succès que mon âme redoute.
Je crains ce dur combat et ces troubles puissants
Que fait déjà chez moi la révolte des sens ;
Mais puisqu'il faut combattre un ennemi que j'aime,
Souffrez que je me puisse armer contre moi-même,
Et qu'un peu de loisir me prépare à le voir.

FÉLIX
Jusqu'au-devant des murs je vais le recevoir ;
Rappelle cependant tes forces étonnées,
Et songe qu'en tes mains tu tiens nos destinées.

PAULINE
Oui, je vais de nouveau dompter mes sentiments
Pour servir de victime à vos commandements.

ACTE II

 

SCÈNE PREMIÈRE

SÉVÈRE, FABIAN

SÉVÈRE
Cependant que Félix donne ordre au sacrifice,
Pourrai-je prendre un temps à mes vœux si propice ?
Pourrai-je voir Pauline, et rendre à ses beaux yeux
L'hommage souverain que l'on va rendre aux dieux ?
Je ne t'ai point celé que c'est ce qui m'amène,
Le reste est un prétexte à soulager ma peine ;
Je viens sacrifier, mais c'est à ses beautés
Que je viens immoler toutes mes volontés.

FABIAN
Vous la verrez, Seigneur.

SÉVÈRE
Ah ! Quel comble de joie !
Cette chère beauté consent que je la voie !
Mais ai-je sur son âme encor quelque pouvoir ?
Quelque reste d'amour s'y fait-il encor voir ?
Quel trouble, quel transport lui cause ma venue ?
Puis-je tout espérer de cette heureuse vue ?
Car je voudrais mourir plutôt que d'abuser
Des lettres de faveur que j'ai pour l'épouser ;
Elles sont pour Félix, non pour triompher d'elle.
Jamais à ses désirs mon cœur ne fut rebelle ;
Et si mon mauvais sort avait changé le sien,
Je me vaincrais moi-même, et ne prétendrais rien.

FABIAN
Vous la verrez, c'est tout ce que je vous puis dire.

SÉVÈRE
D'où vient que tu frémis et que ton cœur soupire ?
Ne m'aime-t-elle plus ? Eclaircis-moi ce point.

FABIAN
M'en croirez-vous, Seigneur ? Ne la revoyez point ;
Portez en lieu plus haut l'honneur de vos caresses.
Vous trouverez à Rome assez d'autres maîtresses,
Et, dans ce haut degré de puissance et d'honneur,
Les plus grands y tiendront votre amour à bonheur.

SÉVÈRE
Qu'à des pensers si bas mon âme se ravale !
Que je tienne Pauline à mon sort inégale !
Elle en a mieux usé, je la dois imiter ;
Je n'aime mon bonheur que pour la mériter.
Voyons-la, Fabian, ton discours m'importune ;
Allons mettre à ses pieds cette haute fortune,
Je l'ai dans les combats trouvée heureusement
En cherchant une mort digne de son amant ;
Ainsi ce rang est sien, cette faveur est sienne,
Et je n'ai rien enfin que d'elle je ne tienne.

FABIAN
Non, mais encore un coup ne la revoyez point.

SÉVÈRE
Ah ! C'en est trop enfin, éclaircis-moi ce point.
As-tu vu des froideurs quand tu l'en as priée ?

FABIAN
Je tremble à vous le dire ; elle est...

SÉVÈRE
Quoi ?

FABIAN
Mariée.

SÉVÈRE
Soutiens-moi, Fabian ; ce coup de foudre est grand,
Et frappe d'autant plus, que plus il me surprend.

FABIAN
Seigneur, qu'est devenu ce généreux courage ?

SÉVÈRE
La constance est ici d'un difficile usage :
De pareils déplaisirs accablent un grand cœur ;
La vertu la plus mâle en perd toute vigueur,
Et quand d'un feu si beau les âmes sont éprises,
La mort les trouble moins que de telles surprises
Je ne suis plus à moi quand j'entends ce discours.
Pauline est mariée !

FABIAN
Oui, depuis quinze jours ;
Polyeucte, un seigneur des premiers d'Arménie,
Goûte de son hymen la douceur infinie.

SÉVÈRE
Je ne la puis du moins blâmer d'un mauvais choix :
Polyeucte a du nom, et sort du sang des rois.
Faibles soulagements d'un malheur sans remède !
Pauline, je verrai qu'un autre vous possède !
Ô ciel, qui malgré moi me renvoyez au jour,
Ô sort, qui redonniez l'espoir à mon amour,
Reprenez la faveur que vous m'avez prêtée,
Et rendez-moi la mort que vous m'avez ôtée.
Voyons-la toutefois, et dans ce triste lieu
Achevons de mourir en lui disant adieu ;
Que mon cœur, chez les morts emportant son image,
De son dernier soupir puisse lui faire hommage.

FABIAN
Seigneur, considérez...

SÉVÈRE
Tout est considéré.
Quel désordre peut craindre un cœur désespéré ?
N'y consent-elle pas ?

FABIAN
Oui, Seigneur, mais...

SÉVÈRE
N'importe.

FABIAN
Cette vive douleur en deviendra plus forte.

SÉVÈRE
Et ce n'est pas un mal que je veuille guérir ;
Je ne veux que la voir, soupirer, et mourir.

FABIAN
Vous vous échapperez sans doute en sa présence ;
Un amant qui perd tout n'a plus de complaisance ;
Dans un tel entretien il suit sa passion,
Et ne pousse qu'injure et qu'imprécation.

SÉVÈRE
Juge autrement de moi, mon respect dure encore ;
Tout violent qu'il est, mon désespoir l'adore.
Quels reproches aussi peuvent m'être permis ?
De quoi puis-je accuser qui ne m'a rien promis ?
Elle n'est point parjure, elle n'est point légère ;
Son devoir m'a trahi, mon malheur, et son père.
Mais son devoir fut juste, et son père eut raison ;
J'impute à mon malheur toute la trahison.
Un peu moins de fortune, et plus tôt arrivée,
Eût gagné l'un par l'autre, et me l'eût conservée ;
Trop heureux, mais trop tard, je n'ai pu l'acquérir ;
Laisse-la moi donc voir, soupirer et mourir.

FABIAN
Oui, je vais l'assurer qu'en ce malheur extrême
Vous êtes assez fort pour vous vaincre vous-même.
Elle a craint comme moi ces premiers mouvements
Qu'une perte imprévue arrache aux vrais amants,
Et dont la violence excite assez de trouble,
Sans que l'objet présent l'irrite et le redouble.

SÉVÈRE
Fabian, je la vois.

FABIAN
Seigneur, souvenez-vous...

SÉVÈRE
Hélas ! Elle aime un autre, un autre est son époux.

SCÈNE II

SÉVÈRE, PAULINE, STRATONICE, FABIAN

PAULINE
Oui, je l'aime, Seigneur, et n'en fais point d'excuse ;
Que tout autre que moi vous flatte et vous abuse,
Pauline a l'âme noble, et parle à cœur ouvert.
Le bruit de votre mort n'est point ce qui vous perd.
Si le ciel en mon choix eût mis mon hyménée,
A vos seules vertus je me serais donnée,
Et toute la rigueur de votre premier sort
Contre votre mérite eût fait un vain effort :
Je découvrais en vous d'assez illustres marques
Pour vous préférer même aux plus heureux monarques.
Mais puisque mon devoir m'imposait d'autres lois,
De quelque amant pour moi que mon père eût fait choix,
Quand, à ce grand pouvoir que la valeur vous donne,
Vous auriez ajouté l'éclat d'une couronne,
Quand je vous aurais vu, quand je l'aurai haï,
J'en aurais soupiré, mais j'aurais obéi.
Et sur mes passions ma raison souveraine
Eût blâmé mes soupirs et dissipé ma haine.

SÉVÈRE
Que vous êtes heureuse ! Et qu'un peu de soupirs
Fait un aisé remède à tous vos déplaisirs !
Ainsi, de vos désirs toujours reine absolue,
Les plus grands changements vous trouvent résolue ;
De la plus forte ardeur vous portez vos esprits
Jusqu'à l'indifférence et peut-être au mépris,
Et votre fermeté fait succéder sans peine
La faveur au dédain, et l'amour à la haine.
Qu'un peu de votre humeur ou de votre vertu
Soulagerait les maux de ce cœur abattu !
Un soupir, une larme à regret épandue
M'aurait déjà guéri de vous avoir perdue ;
Ma raison pourrait tout sur l'amour affaibli,
Et de l'indifférence irait jusqu'à l'oubli ;
Et, mon feu désormais se réglant sur le vôtre,
Je me tiendrais heureux entre les bras d'une autre.
Ô trop aimable objet, qui m'avez trop charmé,
Est-ce là comme on aime, et m'avez-vous aimé ?

PAULINE
Je vous l'ai trop fait voir, Seigneur, et si mon âme
Pouvait bien étouffer les restes de sa flamme,
Dieux, que j'éviterais de rigoureux tourments !
Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments,
Mais, quelque autorité que sur eux elle ait prise,
Elle n'y règne pas, elle les tyrannise,
Et, quoique le dehors soit sans émotion,
Le dedans n'est que trouble et que sédition.
Un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte :
Votre mérite est grand, si ma raison est forte.
Je le vois, encor tel qu'il alluma mes feux,
D'autant plus puissamment solliciter mes vœux
Qu'il est environné de puissance et de gloire,
Qu'en tous lieux après vous il traîne la victoire,
Que j'en sais mieux le prix, et qu'il n'a point déçu
Le généreux espoir que j'en avais conçu.
Mais ce même devoir qui le vainquit dans Rome,
Et qui me range ici dessous les lois d'un homme,
Repousse encor si bien l'effort de tant d'appas,
Qu'il déchire mon âme et ne l'ébranle pas.
C'est cette vertu même, à nos désirs cruelle,
Que vous louiez alors en blasphémant contre elle ;
Plaignez-vous-en encor, mais louez sa rigueur
Qui triomphe à la fois de vous et de mon cœur,
Et voyez qu'un devoir moins ferme et moins sincère
N'aurait pas mérité l'amour du grand Sévère.

SÉVÈRE
Ah ! Madame, excusez une aveugle douleur
Qui ne connaît plus rien que l'excès du malheur.
Je nommais inconstance, et prenait pour un crime
De ce juste devoir l'effort le plus sublime.
De grâce, montrez moins à mes sens désolés
La grandeur de ma perte et ce que vous valez ;
Et cachant par pitié cette vertu si rare,
Qui redouble mes feux lorsqu'elle nous sépare,
Faites voir des défauts qui puissent à leur tour
Affaiblir ma douleur avecque mon amour.

PAULINE
Hélas ! Cette vertu, quoique enfin invincible,
Ne laisse que trop voir une âme trop sensible.
Ces pleurs en sont témoins, et ces lâches soupirs
Qu'arrachent de nos feux les cruels souvenirs :
Trop rigoureux effets d'une aimable présence
Contre qui mon devoir a trop peu de défense !
Mais si vous estimez ce vertueux devoir,
Conservez-m'en la gloire, et cessez de me voir.
Epargnez-moi des pleurs qui coulent à ma honte,
Epargnez-moi des feux qu'à regret je surmonte,
Enfin épargnez-moi ces tristes entretiens,
Qui ne font qu'irriter vos tourments et les miens.

SÉVÈRE
Que je me prive ainsi du seul bien qui me reste !

PAULINE
Sauvez-vous d'une vue à tous les deux funeste.

SÉVÈRE
Quel prix de mon amour ! Quel fruit de mes travaux !

PAULINE
C'est le remède seul qui peut guérir nos maux.

SÉVÈRE
Je veux mourir des miens ; aimez-en la mémoire.

PAULINE
Je veux guérir des miens ; ils souilleraient ma gloire.

SÉVÈRE
Ah ! Puisque votre gloire en prononce l'arrêt,
Il faut que ma douleur cède à son intérêt.
Est-il rien que sur moi cette gloire n'obtienne ?
Elle me rend les soins que je dois à la mienne.
Adieu : je vais chercher au milieu des combats
Cette immortalité que donne un beau trépas,
Et remplir dignement, par une mort pompeuse,
De mes premiers exploits l'attente avantageuse,
Si toutefois, après ce coup mortel du sort,
J'ai de la vie assez pour chercher une mort.

PAULINE
Et moi, dont votre vue augmente le supplice,
Je l'éviterai même en votre sacrifice,
Et seule dans ma chambre enfermant mes regrets,
Je vais pour vous aux dieux faire des vœux secrets.

SÉVÈRE
Puisse le juste ciel, content de ma ruine,
Combler d'heur et de jours Polyeucte et Pauline !

PAULINE
Puisse trouver Sévère, après tant de malheur,
Une félicité digne de sa valeur !

SÉVÈRE
Il la trouvait en vous.

PAULINE
Je dépendais d'un père.

SÉVÈRE
Ô devoir qui me perd et qui me désespère !
Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant.

PAULINE
Adieu, trop malheureux et trop parfait amant.

SCÈNE III

PAULINE, STRATONICE

STRATONICE
Je vous ai plaints tous deux, j'en verse encor des larmes.
Mais du moins votre esprit est hors de ses alarmes :
Vous voyez clairement que votre songe est vain,
Sévère ne vient pas la vengeance à la main.

PAULINE
Laisse-moi respirer du moins, si tu m'a plainte.
Au fort de ma douleur tu rappelles ma crainte ;
Souffre un peu de relâche à mes esprits troublés,
Et ne m'accable point par des maux redoublés.

STRATONICE
Quoi ! Vous craignez encor ?

PAULINE
Je tremble, Stratonice ;
Et, bien que je m'effraye avec peu de justice,
Cette injuste frayeur sans cesse reproduit
L'image des malheurs que j'ai vus cette nuit.

STRATONICE
Sévère est généreux.

PAULINE
Malgré sa retenue,
Polyeucte sanglant frappe toujours ma vue

STRATONICE
Vous voyez ce rival faire des vœux pour lui.

PAULINE
Je crois même au besoin qu'il serait son appui.
Mais, soit cette croyance ou fausse, ou véritable,
Son séjour en ce lieu m'est toujours redoutable ;
A quoi que sa vertu puisse le disposer,
Il est puissant, il m'aime, et vient pour m'épouser.

SCÈNE IV

POLYEUCTE, NÉARQUE, PAULINE, STRATONICE

POLYEUCTE
C'est trop verser de pleurs, il est temps qu'ils tarissent,
Que votre douleur cesse, et vos craintes finissent :
Malgré les faux avis par vos dieux envoyés,
Je suis vivant, Madame, et vous me revoyez.

PAULINE
Le jour est encor long, et, ce qui plus m'effraie,
La moitié de l'avis se trouve déjà vraie :
J'ai cru Sévère mort, et je le vois ici.

POLYEUCTE
Je le sais, mais enfin j'en prends peu de souci.
Je suis dans Mélitène, et, quel que soit Sévère,
Votre père y commande, et l'on m'y considère ;
Et je ne pense pas qu'on puisse avec raison
D'un cœur tel que le sien craindre une trahison.
On m'avait assuré qu'il vous faisait visite,
Et je venais lui rendre un honneur qu'il mérite.

PAULINE
Il vient de me quitter assez triste et confus,
Mais j'ai gagné sur lui qu'il ne me verra plus.

POLYEUCTE
Quoi ! Vous me soupçonnez déjà de quelque ombrage ?

PAULINE
Je ferais à tous trois un trop sensible outrage.
J'assure mon repos, que troublent ses regards.
La vertu la plus ferme évite les hasards ;
Qui s'expose au péril veut bien trouver sa perte ;
Et, pour vous en parler avec une âme ouverte,
Depuis qu'un vrai mérite a pu nous enflammer,
Sa présence toujours a droit de nous charmer.
Outre qu'on doit rougir de s'en laisser surprendre,
On souffre à résister, on souffre à s'en défendre ;
Et, bien que la vertu triomphe de ces feux,
La victoire est pénible, et le combat honteux.

POLYEUCTE
Ô vertu trop parfaite et devoir trop sincère,
Que vous devez coûter de regrets à Sévère !
Qu'aux dépens d'un beau feu vous me rendez heureux !
Et que vous êtes doux à mon cœur amoureux !
Plus je vois mes défauts et plus je vous contemple,
Plus j'admire...

SCÈNE V

POLYEUCTE, PAULINE, NÉARQUE, STRATONICE, CLÉON

CLÉON
Seigneur, FÉLIX vous mande au temple :
La victime est choisie, et le peuple à genoux,
Et pour sacrifier on n'attend plus que vous.

POLYEUCTE
Va, nous allons te suivre. Y venez-vous, Madame ?

PAULINE
Sévère craint ma vue, elle irrite sa flamme ;
Je lui tiendrai parole, et ne veux plus le voir.
Adieu : vous l'y verrez ; pensez à son pouvoir
Et ressouvenez-vous que sa faveur est grande.

POLYEUCTE
Allez, tout son crédit n'a rien que j'appréhende ;
Et comme je connais sa générosité,
Nous ne nous combattrons que de civilité.

SCÈNE VI

POLYEUCTE, NÉARQUE

NÉARQUE
Où pensez-vous aller ?

POLYEUCTE
Au temple, où l'on m'appelle.

NÉARQUE
Quoi ! Vous mêler aux vœux d'une troupe infidèle !
Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien ?

POLYEUCTE
Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien ?

NÉARQUE
J'abhorre les faux dieux.

POLYEUCTE
Et moi, je les déteste.

NÉARQUE
Je tiens leur culte impie.

POLYEUCTE
Et je le tiens funeste.

NÉARQUE
Fuyez donc leurs autels.

POLYEUCTE
Je les veux renverser,
Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.
Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes
Braver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes.
C'est l'attente du ciel, il nous la faut remplir ;
Je viens de la promettre, et je vais l'accomplir.
Je rends grâces au Dieu que tu m'as fait connaître
De cette occasion qu'il a sitôt fait naître,
Où déjà sa bonté, prête à me couronner,
Daigne éprouver la foi qu'il vient de me donner.

NÉARQUE
Ce zèle est trop ardent, souffrez qu'il se modère.

POLYEUCTE
On n'en peut avoir trop pour le Dieu qu'on révère.

NÉARQUE
Vous trouverez la mort.

POLYEUCTE
Je la cherche pour lui.

NÉARQUE
Et si ce cœur s'ébranle ?

POLYEUCTE
Il sera mon appui.

NÉARQUE
Il ne commande point que l'on s'y précipite.

POLYEUCTE
Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.
Il suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir.

POLYEUCTE
On souffre avec regret quand on n'ose s'offrir.

NÉARQUE
Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.

POLYEUCTE
Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.

NÉARQUE
Par une sainte vie il faut la mériter.

POLYEUCTE
Mes crimes, en vivant, me la pourraient ôter.
Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure ?
Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure ?
Je suis chrétien, Néarque, et le suis tout à fait ;
La foi que j'ai reçue aspire à son effet.
Qui fuit croit lâchement et n'a qu'une foi morte.

NÉARQUE
Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe ;
Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.

POLYEUCTE
L'exemple de ma mort les fortifiera mieux.

NÉARQUE
Vous voulez donc mourir ?

POLYEUCTE
Vous aimez donc à vivre ?

NÉARQUE
Je ne puis déguiser que j'ai peine à vous suivre :
Sous l'horreur des tourments je crains de succomber.

POLYEUCTE
Qui marche assurément n'a point peur de tomber ;
Dieu fait part, au besoin, de sa force infinie.
Qui craint de le nier dans son âme le nie ;
Il croit le pouvoir faire, et doute de sa foi.

NÉARQUE
Qui n'appréhende rien présume trop de soi.

POLYEUCTE
J'attends tout de sa grâce, et rien de ma faiblesse.
Mais, loin de me presser, il faut que je vous presse !
D'où vient cette froideur ?

NÉARQUE
Dieu même a craint la mort.

POLYEUCTE
Il s'est offert pourtant ; suivons ce saint effort,
Dressons-lui des autels sur des monceaux d'idoles.
Il faut (je me souviens encor de vos paroles)
Négliger, pour lui plaire, et femme et biens et rang,
Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.
Hélas ! Qu'avez-vous fait de cette amour parfaite
Que vous me souhaitiez, et que je vous souhaite ?
S'il vous en reste encor, n'êtes-vous point jaloux
Qu'à grand'peine chrétien, j'en montre plus que vous ?

NÉARQUE
Vous sortez du baptême et, ce qui vous anime,
C'est sa grâce qu'en vous n'affaiblit aucun crime.
Comme encor tout entière, elle agit pleinement,
Et tout semble possible à son feu véhément.
Mais cette même grâce, en moi diminuée
Et par mille pêchés sans cesse exténuée,
Agit aux grands effets avec tant de langueur
Que tout semble impossible à son peu de vigueur.
Cette indigne mollesse et ces lâches défenses
Sont des punitions qu'attirent mes offenses.
Mais Dieu, dont on ne doit jamais se défier,
Me donne votre exemple à me fortifier.
Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux des hommes
Braver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes.
Puissé-je vous donner l'exemple de souffrir,
Comme vous me donnez celui de vous offrir !

POLYEUCTE
A cet heureux transport que le ciel vous envoie,
Je reconnais Néarque, et j'en pleure de joie.
Ne perdons plus de temps : le sacrifice est prêt.
Allons-y du vrai Dieu soutenir l'intérêt,
Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule
Dont arme un bois pourri ce peuple trop crédule,
Allons en éclairer l'aveuglement fatal,
Allons briser ces dieux de pierre et de métal,
Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste,
Faisons triompher Dieu ; qu'il dispose du reste.

NÉARQUE
Allons faire éclater sa gloire aux yeux de tous
Et répondre avec zèle à ce qu'il veut de nous.

ACTE III

 

SCÈNE PREMIÈRE

PAULINE
Que de soucis flottants, que de confus nuages
Présentent à mes yeux d'inconstantes images !
Douce tranquillité, que je n'ose espérer,
Que ton divin rayon tarde à les éclairer !
Mille agitations, que mes troubles produisent,
Dans mon cœur ébranlé tour à tour se détruisent :
Aucun espoir n'y coule où j'ose persister ;
Aucun effroi n'y règne où j'ose m'arrêter.
Mon esprit, embrassant tout ce qu'il s'imagine,
Voit tantôt mon bonheur et tantôt ma ruine,
Et suit leur vaine idée avec si peu d'effet
Qu'il ne peut espérer ni craindre tout à fait.
Sévère incessamment brouille ma fantaisie :
J'espère en sa vertu, je crains sa jalousie,
Et je n'ose penser que d'un œil bien égal
Polyeucte en ces lieux puisse voir son rival.
Comme entre deux rivaux la haine est naturelle,
L'entrevue aisément se termine en querelle :
L'un voit aux mains d'autrui ce qu'il croit mériter,
L'autre un désespéré qui peut trop attenter ;
Quelque haute raison qui règle leur courage,
L'un conçoit de l'envie, et l'autre de l'ombrage ;
La honte d'un affront que chacun d'eux croit voir
Ou de nouveau reçue, ou prête à recevoir,
Consumant dès l'abord toute leur patience,
Forme de la colère et de la défiance,
Et, saisissant ensemble et l'époux et l'amant,
En dépit d'eux les livre à leur ressentiment.
Mais que je me figure une étrange chimère !
Et que je traite mal Polyeucte et Sévère !
Comme si la vertu de ces fameux rivaux
Ne pouvait s'affranchir de ces communs défauts !
Leurs âmes à tous deux d'elles-mêmes maîtresses
Sont d'un ordre trop haut pour de telles bassesses :
Ils se verront au temple en hommes généreux.
Mais las ! ils se verront, et c'est beaucoup pour eux.
Que sert à mon époux d'être dans Mélitène,
Si contre lui SÉVÈRE arme l'aigle romaine,
Si mon père y commande et craint ce favori,
Et se repent déjà du choix de mon mari ?
Si peu que j'ai d'espoir ne luit qu'avec contrainte :
En naissant il avorte, et fait place à la crainte ;
Ce qui doit l'affermir sert à le dissiper.
Dieux ! Faites que ma peur puisse enfin se tromper !
Mais sachons-en l'issue.

SCÈNE II

PAULINE, STRATONICE

PAULINE
Eh bien, ma Stratonice,
Comment s'est terminé ce pompeux sacrifice ?
Ces rivaux généreux au temple se sont vus ?

STRATONICE
Ah ! Pauline !

PAULINE
Mes vœux ont-ils été déçus ?
J'en vois sur ton visage une mauvaise marque.
Se sont-ils querellés ?

STRATONICE
Polyeucte, Néarque,
Les chrétiens...

PAULINE
Parle donc : les chrétiens...

STRATONICE
Je ne puis.

PAULINE
Tu prépares mon âme à d'étranges ennuis.

STRATONICE
Vous n'en sauriez avoir une plus juste cause.

PAULINE
L'ont-ils assassiné ?

STRATONICE
Ce serait peu de chose.
Tout votre songe est vrai, Polyeucte, n'est plus...

PAULINE
Il est mort !

STRATONICE
Non, il vit ; mais, ô pleurs superflus !
Ce courage si grand, cette âme si divine,
N'est plus digne du jour, ni digne de Pauline.
Ce n'est plus cet époux si charmant à vos yeux,
C'est l'ennemi commun de l'État et des dieux
Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide,
Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide,
Une peste exécrable à tous les gens de bien,
Un sacrilège impie, en un mot, un chrétien.

PAULINE
Ce mot aurait suffi sans ce torrent d'injures.

STRATONICE
Ces titres aux chrétiens sont-ce des impostures ?

PAULINE
Il est ce que tu dis, s'il embrasse leur foi,
Mais il est mon époux, et tu parles à moi.

STRATONICE
Ne considérez plus que le Dieu qu'il adore.

PAULINE
Je l'aimai par devoir, ce devoir dure encore.

STRATONICE
Il vous donne à présent sujet de le haïr :
Qui trahit tous nos dieux aurait pu vous trahir.

PAULINE
Je l'aimerais encor, quand il m'aurait trahie.
Et si de tant d'amour tu peux être ébahie,
Apprends que mon devoir ne dépend point du sien :
Qu'il y manque, s'il veut, je dois faire le mien.
Quoi ! S'il aimait ailleurs, serais-je dispensée
A suivre, à son exemple, une ardeur insensée ?
Quelque chrétien qu'il soit, je n'en ai point d'horreur :
Je chéris sa personne, et je hais son erreur.
Mais quel ressentiment en témoigne mon père ?

STRATONICE
Une secrète rage, un excès de colère,
Malgré qui toutefois un reste d'amitié
Montre pour Polyeucte encor quelque pitié.
Il ne veut point sur lui faire agir sa justice
Que du traître Néarque il n'ait vu le supplice.

PAULINE
Quoi ! Néarque en est donc ?

STRATONICE
Néarque l'a séduit :
De leur vieille amitié c'est là l'indigne fruit.
Ce perfide, tantôt, en dépit de lui-même,
L'arrachant de vos bras, le traînait au baptême.
Voilà ce grand secret, et si mystérieux,
Que n'en pouvait tirer votre amour curieux.

PAULINE
Tu me blâmais alors d'être trop importune.

STRATONICE
Je ne prévoyais pas une telle infortune.

PAULINE
Avant qu'abandonner mon âme à mes douleurs,
Il me faut essayer la force de mes pleurs.
En qualité de femme, ou de fille, j'espère
Qu'ils vaincront un époux, ou fléchiront un père.
Que si sur l'un et l'autre ils manquent de pouvoir,
Je ne prendrai conseil que de mon désespoir.
Apprends-moi cependant ce qu'ils ont fait au temple.

STRATONICE
C'est une impiété qui n'eut jamais d'exemple.
Je ne puis y penser sans frémir à l'instant,
Et crains de faire un crime en vous la racontant.
Apprenez en deux mots leur brutale insolence.
Le prêtre avait à peine obtenu du silence,
Et devers l'orient assuré son aspect,
Qu'ils ont fait éclater leur manque de respect.
A chaque occasion de la cérémonie,
A l'envi l'un et l'autre étalait sa manie,
Des mystères sacrés hautement se moquait,
Et traitait de mépris les dieux qu'on invoquait.
Tout le peuple en murmure, et Félix s'en offense ;
Mais tous deux s'emportant à plus d'irrévérence :
« Quoi ! lui dit Polyeucte en élevant sa voix,
Adorez-vous des dieux ou de pierre ou de bois ? »
Ici dispensez-moi du récit des blasphèmes
Qu'ils ont vomis tous deux contre Jupiter même :
L'adultère et l'inceste en étaient les plus doux.
« Oyez, dit-il ensuite, oyez, peuple, oyez tous.
Le Dieu de Polyeucte et celui de Néarque
De la terre et du ciel est l'absolu monarque,
Seul être indépendant, seul maître du destin,
Seul principe éternel, et souveraine fin.
C'est ce Dieu des chrétiens qu'il faut qu'on remercie
Des victoires qu'il donne à l'empereur Décie ;
Lui seul tient en sa main le succès des combats ;
Il le veut élever, il le peut mettre à bas ;
Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense,
C'est lui seul qui punit, lui seul qui récompense ;
Vous adorez en vain des monstres impuissants. »
Se jetant à ces mots sur le vin et l'encens,
Après en avoir mis les saints vases par terre,
Sans crainte de Félix, sans crainte du tonnerre,
D'une fureur pareille ils courent à l'autel.
Cieux ! A-t-on vu jamais, a-t-on rien vu de tel !
Du plus puissant des dieux nous voyons la statue
Par une main impie à leurs pieds abattue,
Les mystères troublés, le temple profané,
La fuite et les clameurs d'un peuple mutiné
Qui craint d'être accablé sous le courroux céleste.
FÉLIX... Mais le voici qui vous dira le reste.

PAULINE
Que son visage est sombre et plein d'émotion !
Qu'il montre de tristesse et d'indignation !

Polyeucte, Acte III, Scène II

SCÈNE III

FÉLIX, PAULINE, STRATONICE

FÉLIX
Une telle insolence avoir osé paraître !
En public ! A ma vue ! Il en mourra, le traître.

PAULINE
Souffrez que votre fille embrasse vos genoux.

FÉLIX
Je parle de Néarque, et non de votre époux.
Quelque indigne qu'il soit de ce doux nom de gendre,
Mon âme lui conserve un sentiment plus tendre ;
La grandeur de son crime et de mon déplaisir
N'a pas éteint l'amour qui me l'a fait choisir.

PAULINE
Je n'attendais pas moins de la bonté d'un père.

FÉLIX
Je pouvais l'immoler à ma juste colère,
Car vous n'ignorez pas à quel comble d'horreur
De son audace impie a monté la fureur ;
Vous l'avez pu savoir du moins de Stratonice.

PAULINE
Je sais que de Néarque il doit voir le supplice.


FÉLIX
Du conseil qu'il doit prendre il sera mieux instruit
Quand il verra punir celui qui l'a séduit.
Au spectacle sanglant d'un ami qu'il faut suivre,
La crainte de mourir et le désir de vivre
Ressaisissent une âme avec tant de pouvoir
Que qui voit le trépas cesse de le vouloir.
L'exemple touche plus que ne fait la menace ;
Cette indiscrète ardeur tourne bientôt en glace,
Et nous verrons bientôt son cœur inquiété
Me demander pardon de tant d'impiété.

PAULINE
Vous pouvez espérer qu'il change de courage ?

FÉLIX
Aux dépens de Néarque il doit se rendre sage.

PAULINE
Il le doit. Mais, hélas ! où me renvoyez-vous ?
Et quels tristes hasards ne court point mon époux,
Si de son inconstance il faut qu'enfin j'espère
Le bien que j'espérais de la bonté d'un père ?

FÉLIX
Je vous en fais trop voir, Pauline, à consentir
Qu'il évite la mort par un prompt repentir.
Je devais même peine à des crimes semblables,
Et mettant différence entre ces deux coupables,
J'ai trahi la justice à l'amour paternel !
Je me suis fait pour lui moi-même criminel,
Et j'attendais de vous, au milieu de vos craintes,
Plus de remerciements que je n'entends de plaintes.

PAULINE
De quoi remercier qui ne me donne rien ?
Je sais quelle est l'humeur et l'esprit d'un chrétien :
Dans l'obstination jusqu'au bout il demeure.
Vouloir son repentir, c'est ordonner qu'il meure.

FÉLIX
Sa grâce est en sa main, c'est à lui d'y rêver.

PAULINE
Faites-la tout entière.

FÉLIX
Il la peut achever.

PAULINE
Ne l'abandonnez pas aux fureurs de sa secte.

FÉLIX
Je l'abandonne aux lois, qu'il faut que je respecte.

PAULINE
Est-ce ainsi que d'un gendre un beau-père est l'appui ?

FÉLIX
Qu'il fasse autant pour soi comme je fais pour lui.

PAULINE
Mais il est aveuglé.

FÉLIX
Mais il se plaît à l'être.
Qui chérit son erreur ne la veut pas connaître.

PAULINE
Mon père, au nom des dieux...

FÉLIX
Ne les réclamez pas,
Ces dieux dont l'intérêt demande son trépas.

PAULINE
Ils écoutent nos vœux.

FÉLIX
Eh bien, qu'il leur en fasse !

PAULINE
Au nom de l'empereur dont vous tenez la place...

FÉLIX
J'ai son pouvoir en main, mais, s'il me l'a commis,
C'est pour le déployer contre ses ennemis.

PAULINE
Polyeucte l'est-il ?

FÉLIX
Tous chrétiens sont rebelles.

PAULINE
N'écoutez point pour lui ces maximes cruelles ;
En épousant Pauline il s'est fait votre sang.

FÉLIX
Je regarde sa faute, et ne vois plus son rang.
Quand le crime d'État se mêle au sacrilège,
Le sang ni l'amitié n'ont plus de privilège.

PAULINE
Quel excès de rigueur !

FÉLIX
Moindre que son forfait.

PAULINE
Ô de mon songe affreux trop véritable effet !
Voyez-vous qu'avec lui vous perdez votre fille ?

FÉLIX
Les dieux et l'empereur sont plus que ma famille.

PAULINE
La perte de tous deux ne vous peut arrêter !

FÉLIX
J'ai les dieux et Décie ensemble à redouter.
Mais nous n'avons encore à craindre rien de triste.
Dans son aveuglement pensez-vous qu'il persiste ?
S'il nous semblait tantôt courir à son malheur,
C'est d'un nouveau chrétien la première chaleur.

PAULINE
Si vous l'aimez encor, quittez cette espérance
Que deux fois en un jour il change de croyance :
Outre que les chrétiens ont plus de dureté,
Vous attendez de lui trop de légèreté ;
Ce n'est point une erreur avec le lait sucée,
Que sans l'examiner son âme ait embrassée ;
Polyeucte est chrétien parce qu'il l'a voulu,
Et vous portait au temple un esprit résolu.
Vous devez présumer de lui comme du reste :
Le trépas n'est pour eux ni honteux ni funeste,
Ils cherchent de la gloire à mépriser nos dieux,
Aveugles pour la terre, ils aspirent aux cieux,
Et croyant que la mort leur en ouvre la porte,
Tourmentés, déchirés, assassinés, n'importe,
Les supplices leur sont ce qu'à nous les plaisirs,
Et les mènent au but où tendent leurs désirs ;
La mort la plus infâme, ils l'appellent martyre.

FÉLIX
Eh bien donc ! Polyeucte aura ce qu'il désire :
N'en parlons plus

PAULINE
Mon père...

SCÈNE IV

FÉLIX, ALBIN, PAULINE, STRATONICE

FÉLIX
Albin, en est-ce fait ?

ALBIN
Oui, Seigneur, et Néarque a payé son forfait.

FÉLIX
Et notre Polyeucte a vu trancher sa vie ?

ALBIN
Il l'a vu, mais hélas ! Avec un œil d'envie :
Il brûle de le suivre, au lieu de reculer,
Et son cœur s'affermit au lieu de s'ébranler.

PAULINE
Je vous le disais bien. Encore un coup, mon père,
Si jamais mon respect a pu vous satisfaire,
Si vous l'avez prisé, si vous l'avez chéri...

FÉLIX
Vous aimez trop, PAULINE, un indigne mari.

PAULINE
Je l'ai de votre main, mon amour est sans crime.
Il est de votre choix la glorieuse estime,
Et j'ai, pour l'accepter, éteint le plus beau feu
Qui d'une âme bien née ait mérité l'aveu.
Au nom de cette aveugle et prompte obéissance
Que j'ai toujours rendue aux lois de la naissance,
Si vous avez pu tout sur moi, sur mon amour,
Que je puisse sur vous quelque chose à mon tour !
Par ce juste pouvoir à présent trop à craindre,
Par ces beaux sentiments qu'il m'a fallu contraindre,
Ne m'ôtez pas vos dons : ils sont chers à mes yeux,
Et m'ont assez coûté pour m'être précieux.

FÉLIX
Vous m'importunez trop ; bien que j'aie un cœur tendre,
Je n'aime la pitié qu'au prix que j'en veux prendre.
Employez mieux l'effort de vos justes douleurs :
Malgré moi m'en toucher, c'est perdre et temps et pleurs ;
J'en veux être le maître, et je veux bien qu'on sache
Que je la désavoue alors qu'on me l'arrache.
Préparez-vous à voir ce malheureux chrétien,
Et faites votre effort quand j'aurai fait le mien.
Allez : n'irritez plus un père qui vous aime,
Et tâchez d'obtenir votre époux de lui-même.
Tantôt jusqu'en ce lieu, je le ferai venir.
Cependant quittez-nous, je veux l'entretenir.

PAULINE
De grâce, permettez...

FÉLIX
Laissez-nous seuls, vous dis-je :
Votre douleur m'offense autant qu'elle m'afflige.
A gagner POLYEUCTE appliquez tous vos soins,
Vous avancerez plus en m'importunant moins.

SCÈNE V

FÉLIX, ALBIN

FÉLIX
Albin, comme est-il mort ?

ALBIN
En brutal, en impie,
En bravant les tourments, en dédaignant la vie,
Sans regret, sans murmure, et sans étonnement,
Dans l'obstination et l'endurcissement,
Comme un chrétien enfin, le blasphème à la bouche.

FÉLIX
Et l'autre ?

ALBIN
Je l'ai dit déjà, rien ne le touche :
Loin d'en être abattu, son cœur en est plus haut ;
On l'a violenté pour quitter l'échafaud.
Il est dans la prison où je l'ai vu conduire,
Mais vous êtes bien loin encor de le réduire.

FÉLIX
Que je suis malheureux !

ALBIN
Tout le monde vous plaint.

FÉLIX
On ne sait pas les maux dont mon cœur est atteint :
De pensers sur pensers mon âme est agitée,
De soucis sur soucis elle est inquiétée ;
Je sens l'amour, la haine, et la crainte, et l'espoir,
La joie et la douleur, tour à tour l'émouvoir ;
J'entre en des sentiments qui ne sont pas croyables,
J'en ai de violents, j'en ai de pitoyables,
J'en ai de généreux qui n'oseraient agir,
J'en ai même de bas, et qui me font rougir ;
J'aime ce malheureux que j'ai choisi pour gendre,
Je hais l'aveugle erreur qui le vient de surprendre ;
Je déplore sa perte, et, le voulant sauver,
J'ai la gloire des dieux ensemble à conserver ;
Je redoute leur foudre et celui de Décie,
Il y va de ma charge, il y va de ma vie.
Ainsi tantôt pour lui je m'expose au trépas,
Et tantôt je le perds pour ne me perdre pas.

ALBIN
Décie excusera l'amitié d'un beau-père,
Et d'ailleurs Polyeucte est d'un sang qu'on révère.

FÉLIX
A punir les chrétiens son ordre est rigoureux,
Et plus l'exemple est grand, plus il est dangereux.
On ne distingue point quand l'offense est publique,
Et lorsqu'on dissimule un crime domestique,
Par quelle autorité peut-on, par quelle loi,
Châtier en autrui ce qu'on souffre chez soi ?

ALBIN
Si vous n'osez avoir d'égard à sa personne,
Ecrivez à Décie afin qu'il en ordonne.

FÉLIX
Sévère me perdrait si j'en usais ainsi.
Sa haine et son pouvoir font mon plus grand souci ;
Si j'avais différé de punir un tel crime,
Quoiqu'il soit généreux, quoiqu'il soit magnanime,
Il est homme et sensible, et je l'ai dédaigné,
Et de tant de mépris son esprit indigné,
Que met au désespoir cet hymen de PAULINE,
Du courroux de Décie obtiendrait ma ruine.
Pour venger un affront tout semble être permis,
Et les occasions tentent les plus remis.
Peut-être, et ce soupçon n'est pas sans apparence,
Il rallume en son cœur déjà quelque espérance,
Et, croyant bientôt voir Polyeucte puni,
Il rappelle un amour à grand'peine banni.
Juge si sa colère, en ce cas implacable,
Me ferait innocent de sauver un coupable,
Et s'il m'épargnerait, voyant par mes bontés
Une seconde fois ses desseins avortés.
Te dirais-je un penser indigne, bas et lâche ?
Je l'étouffe, il renaît, il me flatte, et me fâche.
L'ambition toujours me le vient présenter,
Et tout ce que je puis, c'est de le détester.
Polyeucte est ici l'appui de ma famille,
Mais si, par son trépas, l'autre épousait ma fille,
J'acquerrais bien par là de plus puissants appuis,
Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis.
Mon cœur en prend par force une maligne joie.
Mais que plutôt le ciel à tes yeux me foudroie,
Qu'à des pensers si bas je puisse consentir,
Que jusque-là ma gloire ose se démentir !

ALBIN
Votre cœur est trop bon, et votre âme trop haute.
Mais vous résolvez-vous à punir cette faute ?

FÉLIX
Je vais dans la prison faire tout mon effort
A vaincre cet esprit par l'effroi de la mort,
Et nous verrons après ce que pourra PAULINE.

ALBIN
Que ferez-vous enfin, si toujours il s'obstine ?

FÉLIX
Ne me presse point tant. Dans un tel déplaisir,
Je ne puis que résoudre, et ne sais que choisir.

ALBIN
Je dois vous avertir, en serviteur fidèle,
Qu'en sa faveur déjà la ville se rebelle,
Et ne peut voir passer par la rigueur des lois
Sa dernière espérance et le sang de ses rois.
Je tiens sa prison même assez mal assurée :
J'ai laissé tout autour une troupe éplorée,
Je crains qu'on ne la force.

FÉLIX
Il faut donc l'en tirer,
Et l'amener ici pour nous en assurer.

ALBIN
Tirez-l'en donc vous-même, et d'un espoir de grâce
Apaisez la fureur de cette populace.

FÉLIX
Allons, et s'il persiste à demeurer chrétien,
Nous en disposerons sans qu'elle en sache rien.

ACTE IV

 

SCÈNE PREMIÈRE

POLYEUCTE, CLÉON, Trois autres gardes

POLYEUCTE
Gardes, que me veut-on ?

CLÉON
Pauline vous demande.

POLYEUCTE
Ô présence, ô combat que surtout j'appréhende !
Félix, dans la prison j'ai triomphé de toi,
J'ai ri de ta menace, et t'ai vu sans effroi.
Tu prends pour t'en venger de plus puissantes armes :
Je craignais beaucoup moins tes bourreaux que ses larmes.
Seigneur, qui vois ici les périls que je cours,
En ce pressant besoin redouble ton secours ;
Et toi qui, tout sortant encor de la victoire,
Regardes mes travaux du séjour de la gloire,
Cher Néarque, pour vaincre un si fort ennemi,
Prête du haut du ciel la main à ton ami.
Gardes, oseriez-vous me rendre un bon office ?
Non pour me dérober aux rigueurs du supplice,
Ce n'est pas mon dessein qu'on me fasse évader,
Mais comme il suffira de trois à me garder,
L'autre m'obligerait d'aller quérir Sévère.
Je crois que sans péril on peut me satisfaire.
Si j'avais pu lui dire un secret important,
Il vivrait plus heureux, et je mourrais content.

CLÉON
Si vous me l'ordonnez, j'y cours en diligence.

POLYEUCTE
SÉVÈRE, à mon défaut, fera ta récompense.
Va, ne perds point de temps, et reviens promptement.

CLÉON
Je serai de retour, seigneur, dans un moment.

SCÈNE II

POLYEUCTE
Les gardes se retirent aux coins du théâtre.
Source délicieuse, en misères féconde,
Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés ?
Honteux attachements de la chair et du monde,
Que ne me quittez-vous quand je vous ai quittés ?
Allez, honneurs, plaisirs, qui me livrez la guerre :
Toute votre félicité,
Sujette à l'instabilité,
En moins de rien tombe par terre,
Et comme elle a l'éclat du verre,
Elle en a la fragilité.
Ainsi n'espérez pas qu'après vous je soupire :
Vous étalez en vain vos charmes impuissants,
Vous me montrez en vain par tout ce vaste empire
Les ennemis de Dieu pompeux et florissants.
Il étale à son tour des revers équitables
Par qui les grands sont confondus,
Et les glaives qu'il tient pendus
Sur les plus fortunés coupables
Sont d'autant plus inévitables
Que leurs coups sont moins attendus.
Tigre altéré de sang, Décie impitoyable,
Ce Dieu t'a trop longtemps abandonné les siens ;
De ton heureux destin vois la suite effroyable,
Le Scythe va venger la Perse et les chrétiens.
Encore un peu plus outre et ton heure est venue ;
Rien ne t'en saurait garantir,
Et la foudre qui va partir,
Toute prête à crever la nue,
Ne peut plus être retenue
Par l'attente du repentir.
Que cependant Félix m'immole à ta colère,
Qu'un rival plus puissant éblouisse ses yeux,
Qu'aux dépens de ma vie il s'en fasse beau-père,
Et qu'à titre d'esclave il commande en ces lieux.
Je consens, ou plutôt j'aspire à ma ruine :
Monde, pour moi tu n'as plus rien,
Je porte en un cœur tout chrétien
Une flamme toute divine,
Et je ne regarde Pauline
Que comme un obstacle à mon bien.
Saintes douceurs du ciel, adorables idées,
Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir ;
De vos sacrés attraits les âmes possédées
Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir.
Vous promettez beaucoup, et donnez davantage,
Vos biens ne sont point inconstants,
Et l'heureux trépas que j'attends
Ne vous sert que d'un doux passage
Pour nous introduire au partage
Qui nous rend à jamais contents.
C'est vous, ô feu divin que rien ne peut éteindre,
Qui m'allez faire voir PAULINE sans la craindre.
Je la vois, mais mon cœur, d'un saint zèle enflammé,
N'en goûte plus l'appas dont il était charmé ;
Et mes yeux éclairés des célestes lumières,
Ne trouvent plus aux siens leurs grâces coutumières.

SCÈNE III

POLYEUCTE, PAULINE, Gardes

POLYEUCTE
Madame, quel dessein vous fait me demander ?
Est-ce pour me combattre ou pour me seconder ?
Cet effort généreux de votre amour parfaite
Vient-il à mon secours, vient-il à ma défaite ?
Apportez-vous ici la haine ou l'amitié,
Comme mon ennemie, ou ma chère moitié ?

PAULINE
Vous n'avez point ici d'ennemi que vous-même,
Seul vous vous haïssez, lorsque chacun vous aime,
Seul vous exécutez tout ce que j'ai rêvé :
Ne veuillez pas vous perdre, et vous êtes sauvé.
A quelque extrémité que votre crime passe,
Vous êtes innocent si vous vous faites grâce.
Daignez considérer le sang dont vous sortez,
Vos grandes actions, vos rares qualités ;
Chéri de tout le peuple, estimé chez le prince,
Gendre du gouverneur de toute la province,
Je ne vous compte à rien le nom de mon époux :
C'est un bonheur pour moi qui n'est pas grand pour vous.
Mais après vos exploits, après votre naissance,
Après votre pouvoir, voyez notre espérance,
Et n'abandonnez pas à la main d'un bourreau
Ce qu'à nos justes vœux promet un sort si beau.

POLYEUCTE
Je considère plus. Je sais mes avantages
Et l'espoir que sur eux forment les grands courages.
Ils n'aspirent enfin qu'à des biens passagers,
Que troublent les soucis, que suivent les dangers ;
La mort nous les ravit, la fortune s'en joue ;
Aujourd'hui dans le trône, et demain dans la boue,
Et leur plus haut éclat fait tant de mécontents
Que peu de vos Césars en ont joui longtemps.
J'ai de l'ambition, mais plus noble et plus belle ;
Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle,
Un bonheur assuré, sans mesure et sans fin,
Au-dessus de l'envie, au-dessus du destin.
Est-ce trop l'acheter que d'une triste vie
Qui tantôt, qui soudain me peut être ravie,
Qui ne me fait jouir que d'un instant qui fuit,
Et ne peut m'assurer de celui qui le suit ?

PAULINE
Voilà de vos chrétiens les ridicules songes,
Voilà jusqu'à quel point vous charment leurs mensonges.
Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux !
Mais, pour en disposer, ce sang est-il à vous ?
Vous n'avez pas la vie ainsi qu'un héritage ;
Le jour qui vous la donne en même temps l'engage,
Vous la devez au prince, au public, à l'État.

POLYEUCTE
Je la voudrais pour eux perdre dans un combat,
Je sais quel en est l'heur, et quelle en est la gloire.
Des aïeux de Décie on vante la mémoire,
Et ce nom, précieux encore à vos Romains,
Au bout de six cents ans lui met l'empire aux mains.
Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne,
Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne.
Si mourir pour son prince est un illustre sort,
Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort !

PAULINE
Quel dieu !

POLYEUCTE
Tout beau, Pauline : il entend vos paroles,
Et ce n'est pas un dieu comme vos dieux frivoles,
Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,
De bois, de marbre, ou d'or, comme vous les voulez,
C'est le Dieu des chrétiens, c'est le mien, c'est le vôtre,
Et la terre et le ciel n'en connaissent point d'autre.

PAULINE
Adorez-le dans l'âme, et n'en témoignez rien.

POLYEUCTE
Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien !

PAULINE
Ne feignez qu'un moment, laissez partir Sévère,
Et donnez lieu d'agir aux bontés de mon père.

POLYEUCTE
Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir :
Il m'ôte des périls que j'aurais pu courir,
Et, sans me laisser lieu de tourner en arrière,
Sa faveur me couronne entrant dans la carrière ;
Du premier coup de vent il me conduit au port,
Et, sortant du baptême, il m'envoie à la mort.
Si vous pouviez comprendre, et le peu qu'est la vie,
Et de quelles douceurs cette mort est suivie...
Mais que sert de parler de ces trésors cachés
A des esprits que Dieu n'a pas encor touchés ?

PAULINE
Cruel ! Car il est temps que ma douleur éclate,
Et qu'un juste reproche accable une âme ingrate,
Est-ce là ce beau feu ? Sont-ce là tes serments ?
Témoignes-tu pour moi les moindres sentiments ?
Je ne te parlais point de l'état déplorable
Où ta mort va laisser ta femme inconsolable :
Je croyais que l'amour t'en parlerait assez,
Et je ne voulais pas de sentiments forcés.
Mais cette amour si ferme et si bien méritée,
Que tu m'avais promise, et que je t'ai portée,
Quand tu me veux quitter, quand tu me fais mourir,
Te peut-elle arracher une larme, un soupir ?
Tu me quittes, ingrat, et le fais avec joie ;
Tu ne la caches pas, tu veux que je la voie,
Et ton cœur, insensible à ces tristes appas,
Se figure un bonheur où je ne serai pas !
C'est donc là le dégoût qu'apporte l'hyménée ?
Je te suis odieuse après m'être donnée !

POLYEUCTE
Hélas !

PAULINE
Que cet hélas a de peine à sortir !
Encor s'il commençait un heureux repentir,
Que, tout forcé qu'il est, j'y trouverais de charmes !
Mais courage, il s'émeut, je vois couler des larmes.

POLYEUCTE
J'en verse, et plût à Dieu qu'à force d'en verser
Ce cœur trop endurci se pût enfin percer !
Le déplorable état où je vous abandonne
Est bien digne des pleurs que mon amour vous donne,
Et si l'on peut au ciel sentir quelques douleurs,
J'y pleurerai pour vous l'excès de vos malheurs.
Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,
Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,
S'il y daigne écouter un conjugal amour,
Sur votre aveuglement il répandra le jour.
Seigneur, de vos bontés il faut que je l'obtienne :
Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne.
Avec trop de mérite il vous plus la former,
Pour ne vous pas connaître et ne vous pas aimer,
Pour vivre des enfers esclave infortunée,
Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.

PAULINE
Que dis-tu, malheureux ? Qu'oses-tu souhaiter ?

POLYEUCTE
Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.

PAULINE
Que plutôt...

POLYEUCTE
C'est en vain qu'on se met en défense :
Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.
Ce bienheureux moment n'est pas encor venu.
Il viendra, mais le temps ne m'en est pas connu.

PAULINE
Quittez cette chimère, et m'aimez.

POLYEUCTE
Je vous aime,
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.

PAULINE
Au nom de cet amour, ne m'abandonnez pas.

POLYEUCTE
Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.

PAULINE
C'est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?

POLYEUCTE
C'est peu d'aller au ciel, je vous y veux conduire.

PAULINE
Imaginations !

POLYEUCTE
Célestes vérités !

PAULINE
Étrange aveuglement !

POLYEUCTE
Eternelles clartés !

PAULINE
Tu préfères la mort à l'amour de Pauline !

POLYEUCTE
Vous préférez le monde à la bonté divine !

PAULINE
Va, cruel, va mourir ; tu ne m'aimas jamais.

POLYEUCTE
Vivez heureuse au monde, et me laissez en paix.

PAULINE
Oui, je t'y vais laisser ; ne t'en mets plus en peine ;
Je vais...

SCÈNE IV

POLYEUCTE, PAULINE, SÉVÈRE, FABIAN, Gardes

PAULINE
Mais quel dessein en ce lieu vous amène,
Sévère ? Aurait-on cru qu'un cœur si généreux
Pût venir jusqu'ici braver un malheureux ?

POLYEUCTE
Vous traitez mal, Pauline, un si rare mérite :
A ma seule prière il rend cette visite.
Je vous ai fait, Seigneur, une incivilité,
Que vous pardonnerez à ma captivité.
Possesseur d'un trésor dont je n'étais pas digne,
Souffrez avant ma mort que je vous le résigne,
Et laisse la vertu la plus rare à nos yeux
Qu'une femme jamais pût recevoir des cieux
Aux mains du plus vaillant et du plus honnête homme
Qu'ait adoré la terre et qu'ait vu naître Rome.
Vous êtes digne d'elle, elle est digne de vous ;
Ne la refusez pas de la main d'un époux ;
S'il vous a désunis, sa mort vous va rejoindre.
Qu'un feu jadis si beau n'en devienne pas moindre :
Rendez-lui votre cœur, et recevez sa foi,
Vivez heureux ensemble, et mourez comme moi.
C'est le bien qu'à tous deux Polyeucte désire.
Qu'on me mène à la mort, je n'ai plus rien à dire.
Allons, gardes, c'est fait.

SCÈNE V

SÉVÈRE, PAULINE, FABIAN

SÉVÈRE
Dans mon étonnement,
Je suis confus pour lui de son aveuglement.
Sa résolution a si peu de pareilles,
Qu'à peine je me fie encore à mes oreilles.
Un cœur qui vous chérit ( mais quel cœur assez bas
Aurait pu vous connaître, et ne vous chérir pas ? ),
Un homme aimé de vous, sitôt qu'il vous possède,
Sans regret il vous quitte ; il fait plus, il vous cède,
Et comme si vos feux étaient un don fatal,
Il en fait un présent lui-même à son rival !
Certes, ou les chrétiens ont d'étranges manies,
Ou leurs félicités doivent être infinies,
Puisque, pour y prétendre, ils osent rejeter
Ce que de tout l'empire il faudrait acheter.
Pour moi, si mes destins, un peu plus tôt propices,
Eussent de votre hymen honoré mes services,
Je n'aurais adoré que l'éclat de vos yeux,
J'en aurais fait mes rois, j'en aurais fait mes dieux ;
On m'aurait mis en poudre, on m'aurait mis en cendre,
Avant que...

PAULINE
Brisons là ; je crains de trop entendre,
Et que cette chaleur, qui sent vos premiers feux,
Ne pousse quelque suite indigne de tous deux.
Sévère, connaissez Pauline tout entière :
Mon Polyeucte touche à son heure dernière,
Pour achever de vivre il n'a plus qu'un moment ;
Vous en êtes la cause, encor qu'innocemment ;
Je ne sais si votre âme, à vos désirs ouverte,
Aurait osé former quelque espoir sur sa perte,
Mais sachez qu'il n'est point de si cruel trépas
Où d'un front assuré je ne porte mes pas,
Qu'il n'est point aux enfers d'horreurs que je n'endure,
Plutôt que de souiller une gloire si pure,
Que d'épouser un homme, après son triste sort,
Qui de quelque façon soit cause de sa mort,
Et, si vous me croyiez d'une âme si peu saine,
L'amour que j'eus pour vous tournerait toute en haine.
Vous êtes généreux, soyez-le jusqu'au bout :
Mon père est en état de vous accorder tout ;
Il vous craint ; et j'avance encor cette parole,
Que s'il perd mon époux, c'est à vous qu'il l'immole ;
Sauvez ce malheureux, employez-vous pour lui,
Faites-vous un effort pour lui servir d'appui.
Je sais que c'est beaucoup que ce que je demande,
Mais plus l'effort est grand, plus la gloire en est grande ;
Conserver un rival dont vous êtes jaloux,
C'est un trait de vertu qui n'appartient qu'à vous,
Et si ce n'est assez de votre renommée,
C'est beaucoup qu'une femme autrefois tant aimée,
Et dont l'amour peut-être encor vous peut toucher,
Doive à votre grand cœur ce qu'elle a de plus cher ;
Souvenez-vous enfin que vous êtes Sévère.
Adieu. Résolvez seul ce que vous voulez faire.
Si vous n'êtes pas tel que je l'ose espérer,
Pour vous priser encor je le veux ignorer.

SCÈNE VI

SÉVÈRE, FABIAN

SÉVÈRE
Qu'est ceci, Fabian ? Quel nouveau coup de foudre
Tombe sur mon bonheur et le réduit en poudre ?
Plus je l'estime près, plus il est éloigné,
Je trouve tout perdu quand je crois tout gagné,
Et toujours la fortune, à me nuire obstinée,
Tranche mon espérance aussitôt qu'elle est née.
Avant qu'offrir des vœux je reçois des refus,
Toujours triste, toujours et honteux et confus
De voir que lâchement elle ait osé renaître,
Qu'encor plus lâchement elle ait osé paraître,
Et qu'une femme enfin, dans la calamité,
Me fasse des leçons de générosité !
Votre belle âme est haute autant que malheureuse,
Mais elle est inhumaine autant que généreuse,
Pauline, et vos douleurs avec trop de rigueur
D'un amant tout à vous tyrannisent le cœur.
C'est donc peu de vous perdre, il faut que je vous donne,
Que je serve un rival lorsqu'il vous abandonne,
Et que, par un cruel et généreux effort,
Pour vous rendre en ses mains je l'arrache à la mort !

FABIAN
Laissez à son destin cette ingrate famille,
Qu'il accorde, s'il veut, le père avec la fille,
Polyeucte et Félix, l'épouse avec l'époux.
D'un si cruel effort quel prix espérez-vous ?

SÉVÈRE
La gloire de montrer à cette âme si belle
Que Sévère l'égale, et qu'il est digne d'elle,
Qu'elle m'était bien due, et que l'ordre des cieux
En me la refusant m'est trop injurieux.

FABIAN
Sans accuser le sort ni le ciel d'injustice,
Prenez garde au péril qui suit un tel service :
Vous hasardez beaucoup, Seigneur, pensez-y bien.
Quoi ! Vous entreprenez de sauver un chrétien !
Pouvez-vous ignorer pour cette secte impie
Quelle est et fut toujours la haine de Décie ?
C'est un crime vers lui si grand, si capital,
Qu'à votre faveur même il peut être fatal.

SÉVÈRE
Cet avis serait bon pour quelque âme commune.
S'il tient entre ses mains ma vie et ma fortune,
Je suis encor Sévère, et tout ce grand pouvoir
Ne peut rien sur ma gloire, et rien sur mon devoir.
Ici l'honneur m'oblige, et j'y veux satisfaire ;
Qu'après le sort se montre ou propice ou contraire,
Comme son naturel est toujours inconstant,
Périssant glorieux, je périrai content.
Je te dirai bien plus, mais avec confidence.
La Secte des chrétiens n'est pas ce que l'on pense :
On les hait ; la raison, je ne la connais point,
Et je ne vois Décie injuste qu'en ce point.
Par curiosité j'ai voulu les connaître :
On les tient pour sorciers dont l'enfer est le maître,
Et sur cette croyance on punit du trépas
Des mystères secrets que nous n'entendons pas ;
Mais Cérès Eleusine, et la Bonne Déesse,
Ont leurs secrets comme eux à Rome et dans la Grèce ;
Encore impunément nous souffrons en tous lieux,
Leur dieu seul excepté, toute sorte de dieux,
Tous les monstres d'Égypte ont leurs temples dans Rome,
Nos aïeux à leur gré faisaient un dieu d'un homme
Et, leur sang parmi nous conservant leurs erreurs,
Nous remplissons le ciel de tous nos empereurs,
Mais, à parler sans fard de tant d'apothéoses,
L'effet est bien douteux de ces métamorphoses ;
Les chrétiens n'ont qu'un Dieu, maître absolu de tout,
De qui le seul vouloir fait tout ce qu'il résout ;
Mais, si j'ose entre nous dire ce que me semble,
Les nôtres bien souvent s'accordent mal ensemble,
Et, me dût leur colère écraser à tes yeux,
Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux ;
Enfin chez les chrétiens les mœurs sont innocentes,
Les vices détestés, les vertus florissantes,
Ils font des vœux pour nous qui les persécutons,
Et, depuis tant de temps que nous les tourmentons,
Les a-t-on vus mutins ? Les a-t-on vus rebelles ?
Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidèles ?
Furieux dans la guerre, ils souffrent nos bourreaux,
Et, lions au combat, ils meurent en agneaux.
J'ai trop de pitié d'eux pour ne les pas défendre.
Allons trouver Félix, commençons par son gendre,
Et contentons ainsi, d'une seule action,
Et PAULINE et ma gloire et ma compassion.

ACTE V

 

SCÈNE PREMIÈRE

FÉLIX, ALBIN, CLÉON

FÉLIX
ALBIN, as-tu bien vu la fourbe de Sévère ?
As-tu bien vu sa haine ? Et vois-tu ma misère ?

ALBIN
Je n'ai rien en lui qu'un rival généreux,
Et ne vois rien en vous qu'un père rigoureux.

FÉLIX
Que tu discernes mal le cœur d'avec la mine !
Dans l'âme il hait Félix et dédaigne Pauline,
Et, s'il l'aima jadis, il estime aujourd'hui
Les restes d'un rival trop indignes de lui.
Il parle en sa faveur, il me prie, il menace,
Et me perdra, dit-il, si je ne luis fais grâce.
Tranchant du généreux, il croit m'épouvanter :
L'artifice est trop lourd pour ne pas l'éventer,
Je sais des gens de cour quelle est la politique,
J'en connais mieux que lui la plus fine pratique.
C'est en vain qu'il tempête et feint d'être en fureur,
Je vois ce qu'il prétend auprès de l'empereur.
De ce qu'il me demande il m'y ferait un crime ;
Epargnant son rival, je serais sa victime,
Et s'il avait affaire à quelque maladroit,
Le piège est bien tendu, sans doute il le perdroit.
Mais un vieux courtisan est un peu moins crédule :
Il voit quand on le joue, et quand on dissimule,
Et moi j'en ai tant vu de toutes les façons,
Qu'à lui-même au besoin j'en ferais des leçons.

ALBIN
Dieu ! Que vous vous gênez par cette défiance !

FÉLIX
Pour subsister en cour c'est la haute science.
Quand un homme une fois a droit de nous haïr,
Nous devons présumer qu'il cherche à nous trahir,
Toute son amitié nous doit être suspecte.
Si POLYEUCTE enfin n'abandonne sa secte,
Quoi que son protecteur ait pour lui dans l'esprit,
Je suivrai hautement l'ordre qui m'est prescrit.

ALBIN
Grâce, grâce, seigneur, que Pauline l'obtienne !

FÉLIX
Celle de l'empereur ne suivrait pas la mienne,
Et, loin de le tirer de ce pas dangereux,
Ma bonté ne ferait que nous perdre tous deux.

ALBIN
Mais Sévère promet...

FÉLIX
Albin, je m'en défie
Et connais mieux que lui la haine de Décie :
En faveur des chrétiens s'il choquait son courroux,
Lui-même assurément se perdrait avec nous.
Je veux tenter pourtant encore une autre voie.
Amenez Polyeucte, et si je le renvoie,
S'il demeure insensible à ce dernier effort,
Au sortir de ce lieu qu'on lui donne la mort.

ALBIN
Votre ordre est rigoureux.

FÉLIX
Il faut que je le suive,
Si je veux empêcher qu'un désordre n'arrive.
Je vois le peuple ému pour prendre son parti,
Et toi-même tantôt tu m'en as averti.
Dans ce zèle pour lui qu'il fait déjà paraître,
Je ne sais si longtemps j'en pourrais être maître ;
Peut-être dès demain, dès la nuit, dès ce soir,
J'en verrais des effets que je ne veux pas voir,
Et Sévère aussitôt, courant à sa vengeance,
M'irait calomnier de quelque intelligence.
Il faut rompre ce coup, qui me serait fatal.

ALBIN
Que tant de prévoyance est un étrange mal !
Tout vous nuit, tout vous perd, tout vous fait de l'ombrage.
Mais voyez que sa mort mettra ce peuple en rage,
Que c'est mal le guérir que le désespérer.

FÉLIX
En vain après sa mort il voudra murmurer,
Et s'il ose venir à quelque violence,
C'est affaire à céder deux jours à l'insolence.
J'aurai fait mon devoir, quoi qu'il puisse arriver.
Mais Polyeucte vient, tâchons à le sauver.
Soldats, retirez-vous, et gardez bien la porte.

SCÈNE II

FÉLIX, POLYEUCTE, ALBIN

FÉLIX
As-tu donc pour la vie une haine si forte,
Malheureux Polyeucte ? Et la loi des chrétiens
T'ordonne-t-elle ainsi d'abandonner les tiens ?

POLYEUCTE
Je ne hais point la vie, et j'en aime l'usage,
Mais sans attachement qui sente l'esclavage,
Toujours prêt à la rendre au Dieu dont je la tiens.
La raison me l'ordonne, et la loi des chrétiens,
Et je vous montre à tous par là comme il faut vivre,
Si vous avez le cœur assez bon pour me suivre.

FÉLIX
Te suivre dans l'abîme où tu te veux jeter ?

POLYEUCTE
Mais plutôt dans la gloire où je m'en vais monter.

FÉLIX
Donne-moi pour le moins le temps de la connaître :
Pour me faire chrétien, sers-moi de guide à l'être,
Et ne dédaigne pas de m'instruire en ta foi,
Ou toi-même à ton Dieu tu répondras de moi.

POLYEUCTE
N'en riez point, Félix, il sera votre juge,
Vous ne trouverez point devant lui de refuge,
Les rois et les bergers y sont d'un même rang :
De tous les siens sur vous il vengera le sang.

FÉLIX
Je n'en répandrai plus, et quoi qu'il en arrive,
Dans la foi des chrétiens je souffrirai qu'on vive,
J'en serai protecteur.

POLYEUCTE
Non, non, persécutez,
Et soyez l'instrument de nos félicités.
Celle d'un vrai chrétien n'est que dans les souffrances,
Les plus cruels tourments lui sont des récompenses ;
Dieu, qui rend le centuple aux bonnes actions,
Pour comble donne encor les persécutions.
Mais ces secrets pour vous sont fâcheux à comprendre :
Ce n'est qu'à ses élus que Dieu les fait entendre.

FÉLIX
Je te parle sans fard, et veux être chrétien.

POLYEUCTE
Qui peut donc retarder l'effet d'un si grand bien ?

FÉLIX
La présence importune...

POLYEUCTE
Et de qui ? De Sévère ?

FÉLIX
Pour lui seul contre toi j'ai feint tant de colère :
Dissimule un moment jusques à son départ.

POLYEUCTE
Félix, c'est donc ainsi que vous parlez sans fard ?
Portez à vos païens, portez à vos idoles
Le sucre empoisonné que sèment vos paroles.
Un chrétien ne craint rien, ne dissimule rien,
Aux yeux de tout le monde il est toujours chrétien.

FÉLIX
Ce zèle de ta foi ne sert qu'à te séduire,
Si tu cours à la mort plutôt que de m'instruire.

POLYEUCTE
Je vous en parlerais ici hors de saison :
Elle est un don du ciel, et non de la raison,
Et c'est là que bientôt, voyant Dieu face à face,
Plus aisément pour vous j'obtiendrai cette grâce.

FÉLIX
Ta perte cependant me va désespérer.

POLYEUCTE
Vous avez en vos mains de quoi la réparer :
En vous ôtant un gendre, on vous en donne un autre
Dont la condition répond mieux à la vôtre ;
Ma perte n'est pour vous qu'un change avantageux.

FÉLIX
Cesse de me tenir ce discours outrageux.
Je t'ai considéré plus que tu ne mérites,
Mais, malgré ma bonté, qui croît plus tu l'irrites,
Cette insolence enfin te rendrait odieux,
Et je me vengerais aussi bien que nos dieux.

POLYEUCTE
Quoi ! Vous changez bientôt d'humeur et de langage !
Le zèle de vos dieux rentre en votre courage !
Celui d'être chrétien s'échappe ! Et, par hasard,
Je vous viens d'obliger à me parler sans fard !

FÉLIX
Va, ne présume pas que, quoi que je te jure,
De tes nouveaux docteurs je suive l'imposture ;
Je flattais ta manie afin de t'arracher
Du honteux précipice où tu vas trébucher ;
Je voulais gagner temps pour ménager ta vie
Après l'éloignement d'un flatteur de Décie.
Mais j'ai trop fait d'injure à nos dieux tout-puissants :
Choisis de leur donner ton sang, ou de l'encens.

POLYEUCTE
Mon choix n'est point douteux. Mais j'aperçois Pauline.
Ô ciel !

SCÈNE III

FÉLIX, POLYEUCTE, PAULINE, ALBIN

PAULINE
Qui de vous deux aujourd'hui m'assassine ?
Sont-ce tous deux ensemble, ou chacun à son tour ?
Ne pourrai-je fléchir la nature ou l'amour ?
Et n'obtiendrai-je rien d'un époux ni d'un père ?

FÉLIX
Parlez à votre époux.

POLYEUCTE
Vivez avec Sévère.

PAULINE
Tigre, assassine-moi du moins sans m'outrager.

POLYEUCTE
Mon amour, par pitié, cherche à vous soulager :
Il voit quelle douleur dans l'âme vous possède,
Et sait qu'un autre amour en est le seul remède.
Puisqu'un si grand mérite a pu vous enflammer,
Sa présence toujours a droit de vous charmer ;
Vous l'aimiez, il vous aime, et sa gloire augmentée...

PAULINE
Que t'ai-je fait, cruel, pour être ainsi traitée,
Et pour me reprocher, au mépris de ma foi,
Un amour si puissant que j'ai vaincu pour toi ?
Vois, pour te faire vaincre un si fort adversaire,
Quels efforts à moi-même il a fallu me faire,
Quels combats j'ai donnés pour te donner un cœur
Si justement acquis à son premier vainqueur,
Et si l'ingratitude en ton cœur ne domine,
Fais quelque effort sur toi pour te rendre à Pauline.
Apprends d'elle à forcer ton propre sentiment,
Prends sa vertu pour guide en ton aveuglement,
Souffre que de toi-même elle obtienne ta vie,
Pour vivre sous tes lois à jamais asservie.
Si tu peux rejeter de si justes désirs,
Regarde au moins ses pleurs, écoute ses soupirs,
Ne désespère pas une âme qui t'adore.

POLYEUCTE
Je vous l'ai déjà dit, et vous le dis encore,
Vivez avec Sévère, ou mourez avec moi.
Je ne méprise point vos pleurs, ni votre foi,
Mais, de quoi que pour vous notre amour m'entretienne,
Je ne vous connais plus si vous n'êtes chrétienne.
C'en est assez, Félix, reprenez ce courroux,
Et sur cet insolent vengez vos dieux, et vous.
Ah ! Mon père, son crime à peine est pardonnable,
Mais s'il est insensé, vous êtes raisonnable,
La nature est trop forte, et ses aimables traits
Imprimés dans le sang ne s'effacent jamais,
Un père est toujours père, et sur cette assurance
J'ose appuyer encore un reste d'espérance :
Jetez sur votre fille un regard paternel.
Ma mort suivra la mort de ce cher criminel,
Et les dieux trouveront sa peine illégitime,
Puisqu'elle confondra l'innocence et le crime,
Et qu'elle changera, par ce redoublement,
En injuste rigueur un juste châtiment ;
Nos destins, par vos mains rendus inséparables,
Nous doivent rendre heureux ensemble, ou misérables,
Et vous seriez cruel jusques au dernier point,
Si vous désunissiez ce que vous avez joint ;
Un cœur à l'autre uni jamais ne se retire,
Et pour l'en séparer il faut qu'on le déchire.
Mais vous êtes sensible à mes justes douleurs,
Et d'un œil paternel vous regardez mes pleurs.

FÉLIX
Oui, ma fille, est il vrai qu'un père est toujours père,
Rien n'en peut effacer le sacré caractère,
Je porte un cœur sensible, et vous l'avez percé :
Je me joins avec vous contre cet insensé.
Malheureux Polyeucte, es-tu seul insensible ?
Et veux-tu rendre seul ton crime irrémissible ?
Peux-tu voir tant de pleurs d'un œil si détaché ?
Peux-tu voir tant d'amour sans en être touché ?
Ne reconnais-tu plus ni beau-père, ni femme,
Sans amitié pour l'un, et pour l'autre sans flamme ?
Pour reprendre les noms et de gendre et d'époux,
Veux-tu nous voir tous deux embrasser tes genoux ?

POLYEUCTE
Que tout cet artifice est de mauvaise grâce !
Après avoir deux fois essayé la menace,
Après m'avoir fait voir Néarque dans la mort,
Après avoir tenté l'amour et son effort,
Après m'avoir montré cette soif du baptême,
Pour opposer à Dieu l'intérêt de Dieu même,
Vous vous joignez ensemble ! Ah ! Ruses de l'enfer !
Faut-il tant de fois vaincre avant que triompher !
Vos résolutions usent trop de remise,
Prenez la vôtre enfin, puisque la mienne est prise.
Je n'adore qu'un Dieu, maître de l'univers,
Sous qui tremblent le ciel, la terre, et les enfers,
Un Dieu qui, nous aimant d'une amour infinie,
Voulut mourir pour nous avec ignominie,
Et qui, par un effort de cet excès d'amour,
Veut pour nous en victime être offert chaque jour.
Mais j'ai tort d'en parler à qui ne peut m'entendre.
Voyez l'aveugle erreur que vous osez défendre :
Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux ;
Vous n'en punissez point qui n'ait son maître aux cieux ;
La prostitution, l'adultère, l'inceste,
Le vol, l'assassinat, et tout ce qu'on déteste,
C'est l'exemple qu'à suivre offrent vos immortels.
J'ai profané leur temple, et brisé leurs autels,
Je le ferais encor, si j'avais à le faire,
Même aux yeux de Félix, même aux yeux de Sévère,
Même aux yeux du sénat, aux yeux de l'empereur.

FÉLIX
Enfin ma bonté cède à ma juste fureur :
Adore-les, ou meurs !

POLYEUCTE
Je suis chrétien.

FÉLIX
Impie !
Adore-les, te dis-je, ou renonce à la vie.

POLYEUCTE
Je suis chrétien.

FÉLIX
Tu l'es ? Ô cœur trop obstiné !
Soldats, exécutez l'ordre que j'ai donné.

PAULINE
Où le conduisez-vous ?

FÉLIX
A la mort.

POLYEUCTE
A la gloire.
Chère Pauline, adieu ; conservez ma mémoire.

PAULINE
Je te suivrai partout, et mourrai si tu meurs.

POLYEUCTE
Ne suivez point mes pas, ou quittez vos erreurs.

FÉLIX
Qu'on l'ôte de mes yeux, et que l'on m'obéisse.
Puisqu'il aime à périr, je consens qu'il périsse.

SCÈNE IV

FÉLIX, ALBIN

FÉLIX
Je me fais violence, Albin, mais je l'ai dû.
Ma bonté naturelle aisément m'eût perdu.
Que la rage du peuple à présent se déploie,
Que Sévère en fureur tonne, éclate, foudroie,
M'étant fait cet effort, j'ai fait ma sûreté.
Mais n'es-tu point surpris de cette dureté ?
Vois-tu comme le sien des cœurs impénétrables,
Ou des impiétés à ce point exécrables ?
Du moins j'ai satisfait mon esprit affligé,
Pour amollir son cœur je n'ai rien négligé,
J'ai feint même à tes yeux des lâchetés extrêmes,
Et certes, sans l'horreur de ses derniers blasphèmes,
Qui m'ont rempli soudain de colère et d'effroi,
J'aurais eu de la peine à triompher de moi.

ALBIN
Vous maudirez peut-être un jour cette victoire,
Qui tient je ne sais quoi d'une action trop noire ;
Indigne de Félix, indigne d'un Romain,
Répandant votre sang par votre propre main.

FÉLIX
Ainsi l'ont autrefois versé Brute et Manlie.
Mais leur gloire en a crû, loin d'en être affaiblie,
Et quand nos vieux héros avaient de mauvais sang,
Ils eussent, pour le perdre, ouvert leur propre flanc.

ALBIN
Votre ardeur vous séduit mais, quoi qu'elle vous die,
Quand vous la sentirez une fois refroidie,
Quand vous verrez Pauline, et que son désespoir
Par ses pleurs et ses cris saura vous émouvoir...

FÉLIX
Tu me fais souvenir qu'elle a suivi ce traître,
Et que ce désespoir qu'elle fera paraître
De mes commandements pourra troubler l'effet.
Va donc, cours y mettre ordre, et voir ce qu'elle fait,
Romps ce que ses douleurs y donneraient d'obstacle,
Tire-la, si tu peux, de ce triste spectacle,
Tâche à la consoler. Va donc ; qui te retient ?

ALBIN
Il n'en est pas besoin, Seigneur, elle revient.

SCÈNE V

FÉLIX, PAULINE, ALBIN

PAULINE
Père barbare, achève, achève ton ouvrage :
Cette seconde hostie est digne de ta rage,
Joins ta fille à ton gendre, ose. Que tardes-tu ?
Tu vois le même crime, ou la même vertu,
Ta barbarie en elle a les mêmes matières :
Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières ;
Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,
M'a dessillé les yeux, et me les vient d'ouvrir.
Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée,
De ce bienheureux sang tu me vois baptisée,
Je suis chrétienne enfin, n'est-ce point assez dit ?
Conserve en me perdant ton rang et ton crédit :
Redoute l'empereur, appréhende Sévère,
Si tu ne veux périr, ma perte est nécessaire.
Polyeucte m'appelle à cet heureux trépas,
Je vois Néarque et lui qui me tendent les bras.
Mène, mène-moi voir tes dieux que je déteste :
Ils n'en ont brisé qu'un, je briserai le reste,
On m'y verra braver tout ce que vous craignez,
Ces foudres impuissants qu'en leurs mains vous peignez,
Et, saintement rebelle aux lois de la naissance,
Une fois envers toi manquer d'obéissance.
Ce n'est point ma douleur que par là je fais voir,
C'est la grâce qui parle, et non le désespoir.
Le faut-il dire encor ? Félix, je suis chrétienne !
Affermis par ma mort ta fortune et la mienne :
Le coup à l'un et l'autre en sera précieux,
Puisqu'il t'assure en terre en m'élevant aux cieux.

SCÈNE VI

FÉLIX, SÉVÈRE, PAULINE, ALBIN, FABIAN

SÉVÈRE
Père dénaturé, malheureux politique,
Esclave ambitieux d'une peur chimérique,
Polyeucte est donc mort ! Et par vos cruautés
Vous pensez conserver vos tristes dignités !
La faveur que pour lui je vous avais offerte,
Au lieu de le sauver, précipite sa perte !
J'ai prié, menacé, mais sans vous émouvoir,
Et vous m'avez cru fourbe, ou de peu de pouvoir !
Eh bien ! à vos dépens vous verrez que Sévère
Ne sa vante jamais que de ce qu'il peut faire,
Et par votre ruine il vous fera juger
Que qui peut bien vous perdre eût pu vous protéger.
Continuez aux dieux ce service fidèle,
Par de telles horreurs montrez-leur votre zèle.
Adieu, mais quand l'orage éclatera sur vous,
Ne doutez point du bras dont partiront les coups.

FÉLIX
Arrêtez-vous, Seigneur, et d'une âme apaisée,
Souffrez que je vous livre une vengeance aisée.
Ne me reprochez plus que par mes cruautés
Je tâche à conserver mes tristes dignités :
Je dépose à vos pieds l'éclat de leur faux lustre.
Celle où j'ose aspirer est d'un rang plus illustre ;
Je m'y trouve forcé par un secret appas,
Je cède à des transports que je ne connais pas,
Et par un mouvement que je ne puis entendre,
De ma fureur je passe au zèle de mon gendre.
C'est lui, n'en doutez point, dont le sang innocent
Pour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant ;
Son amour épandu sur toute la famille
Tire après lui le père aussi bien que la fille.
J'en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien ;
J'ai fait tout son bonheur, il veut faire le mien.
C'est ainsi qu'un chrétien se venge et se courrouce.
Heureuse cruauté dont la suite est si douce !
Donne la main, Pauline. Apportez des liens ;
Immolez à vos dieux ces deux nouveaux chrétiens.
Je le suis, elle l'est, suivez votre colère.

PAULINE
Qu'heureusement enfin je retrouve mon père !
Cet heureux changement rend mon bonheur parfait.

FÉLIX
Ma fille, il n'appartient qu'à la main qui le fait.

SÉVÈRE
Qui ne serait touché d'un si tendre spectacle ?
De pareils changements ne vont point sans miracle.
Sans doute vos chrétiens, qu'on persécute en vain,
Ont quelque chose en eux qui surpasse l'humain :
Ils mènent une vie avec tant d'innocence,
Que le ciel leur en doit quelque reconnaissance ;
Se relever plus forts, plus ils sont abattus,
N'est pas aussi l'effet des communes vertus.
Je les aimai toujours, quoi qu'on m'en ait pu dire ;
Je n'en vois point mourir que mon cœur m'en soupire,
Et peut-être qu'un jour je les connaîtrai mieux
J'approuve cependant que chacun ait ses dieux,
Qu'il les serve à sa mode, et sans peur de la peine.
Si vous êtes chrétien, ne craignez plus ma haine :
Je les aime, Félix, et de leur protecteur
Je n'en veux pas sur vous faire un persécuteur.
Gardez votre pouvoir, reprenez-en la marque,
Servez bien votre Dieu, servez notre monarque,
Je perdrai mon crédit envers Sa Majesté,
Ou vous verrez finir cette sévérité :
Par cette injuste haine il se fait trop d'outrage.

FÉLIX
Daigne le ciel en vous achever son ouvrage,
Et pour vous rendre un jour ce que vous méritez,
Vous inspirer bientôt toutes ses vérités !
Nous autres, bénissons notre heureuse aventure,
Allons à nos martyrs donner la sépulture,
Baiser leurs corps sacrés, les mettre en digne lieu,
Et faire retentir partout le nom de Dieu.

EXAMEN DE POLYEUCTE

Ce martyre est rapporté par Surius sur le neuvième de janvier. Po lyeucte vivait en l'année 250, sous l'empereur Décius. Il était Arménien, ami de Néarque, et gendre de Félix, qui avait la commission de l'empereur pour faire exécuter ses édits contre les chrétiens. Cet ami l'ayant résolu à  se faire chrétien, il déchira ses édits qu'on publiait, arracha les idoles des mains de ceux qui les portaient sur les autels pour les adorer, les brisa contre terre, résista aux larmes de sa femme Pauline, que Félix employa auprès de lui pour le ramener à  leur culte, et perdit la vie par l'ordre de son beau-père, sans autre baptême que celui de son sang. Voilà  ce que m'a prêté l'histoire, le reste est de mon invention.

Pour donner plus de dignité à  l'action, j'ai fait Félix gouverneur d'Arménie et ai pratiqué un sacrifice public, afin de rendre l'occasion plus illustre et donner un prétexte à  Sévère de venir en cette province, sans faire éclater son amour avant qu'il en eût l'aveu de Pauline. Ceux qui veulent arrêter nos héros dans une médiocre bonté, où quelques interprètes d'Aristote bornent leur vertu, ne trouveront pas ici leur compte, puisque celle de Polyeucte va jusqu'à  la sainteté et n'a aucun mélange de faiblesse. J'en ai déjà  parlé ailleurs ; et, pour confirmer ce que j'en ai dit par quelques autorités, j'ajouterai ici que Minturnus, dans son Traité du Poète, agite cette question, si la passion de Jésus-Christ et les martyres des saints doivent être exclus du théâtre, à  cause qu'ils passent cette médiocre bonté, et résout en ma faveur. Le célèbre Heinsius, qui non seulement a traduit la Poétique de notre philosophie, mais a fait un Traité de la Constitution de la Tragédie selon sa pensée, nous en a donné une sur ie martyre des Innocents. L'illustre Grotius a mis sur la scène la Passion même de Jésus-Christ et l'histoire de Joseph ; et le savant Buchanan a fait la même chose de celle de Jephté et de la mort de saint Jean-Baptiste. C'est sur ces exemples que j'ai hasardé ce poème, où je me suis donné des licences qu'ils n'ont pas prises, de changer l'histoire en quelque chose, et d'y mêler des épisodes d'invention : aussi m'était-il plus permis sur cette matière qu'à  eux sur celle qu'ils ont choisie. Nous ne devons qu'une croyance pieuse à  la vie des saints, et nous avons le même droit sur ce que nous en tirons pour le porter sur le théâtre que sur ce que nous empruntons des autres histoires ; mais nous devons une foi chrétienne et indispensable à  tout ce qui est dans la Bible, qui ne nous laisse aucune liberté d'y rien changer. J'estime toutefois qu'il ne nous est pas défendu d'y ajouter quelque chose, pourvu qu'il ne détruise rien de ces vérités dictées par le Saint-Esprit. Buchanan ni Grotius ne l'ont pas fait dans leurs poèmes, mais aussi ne les ont-ils pas rendus assj^ fournis pour notre théâtre, et ne s'y sont proposé pour exemple que la constitution la plus simple des anciens. Heinsius a plus osé qu'eux dans celui que j'ai nommé : les anges qui bercent l'enfant Jésus, et l'ombre de Mariamne avec les furies qui agitent l'esprit d'Hérode, sont des agréments qu'il n'a pas trouvés dans l'Évangile. Je crois même qu'on en peut supprimer quelque chose, quand il y a apparence qu'il ne plairait pas sur le théâtre, pourvu qu'on ne mette rien en la place : car alors ce serait changer l'histoire, ce que le respect que nous devons à  l'Écriture ne permet point. Si j'avais à  y exposer celle de David et de Bethsabée, je ne décrirais pas comme il en devint amoureux en la voyant se baigner dans une fontaine, de peur que l'image de cette nudité ne fît une impression trop chatouilleuse dans l'esprit de l'auditeur ; mais je me contenterais de le peindre avec de l'amour pour elle, sans parler aucunement de quelle manière cet amour se serait emparé de son cœur.

Je reviens à  Polyeucte, dont le succès a été très heureux. Le style n'en est pas si fort ni si majestueux que celui de Cinna et de Pompée ; mais il a quelque chose de plus touchant, et les tendresses de l'amour humain y font un si agréable mélange avec la fermeté du divin, que sa représentation a satisfait tout ensemble les dévots et les gens du monde. A mon gré, je n'ai point fait de pièce où l'ordre du théâtre soit plus beau et l'enchaînement des scènes mieux ménagé. L'unité d'action, et celle de jour et de lieu, y ont leur justesse ; et les scrupules qui peuvent naître touchant ces deux dernières se dissiperont aisément pour peu qu'on me veuille prêter de cette faveur que l'auditeur nous doit toujours, quand l'occasion s'en offre, en reconnaissance de la peine que nous avons prise à  le divertir.

Il est hors de doute que, si nous appliquons ce poème à  nos coutumes, le sacrifice se fait trop tôt après la venue de Sévère ; et cette précipitation sortira du vraisemblable par la nécessité d'obéir à  la règle. Quand le roi envoie ses ordres dans les villes pour y faire rendre des actions de grâces pour ses victoires, ou pour d'autres bénédictions qu'il reçoit du ciel, on ne les exécute pas dès le jour même ; mais aussi il faut du temps pour assembler le clergé, les magistrats et les corps de ville, et c'est ce qui en fait différer l'exécution. Nos acteurs n'avaient ici aucune de ces assemblées à  faire.

Il suffisait de la présence de Sévère et de Félix, et du ministère du grand prêtre ; ainsi nous n'avons eu aucun besoin de remettre ce sacrifice à  un autre jour. D'ailleurs, comme Félix craignait ce favori, qu'il croyait irrité du mariage de sa fille, il était bien aise de lui donner le moins d'occasion de tarder qu'il lui était possible, et de tâcher, durant son peu de séjour, à  gagner son esprit par une prompte complaisance et montrer tout ensemble une impatience, d'obéir aux volontés de l'empereur.

L'autre scrupule regarde l'unité de lieu, qui est assez exacte, puisque tout s'y passe dans une salle ou antichambre commune aux appartements de Félix et de sa fille. Il semble que la bienséance y soit un peu forcée pour conserver cette unité au second acte, en ce que Pauline vient jusque dans cette antichambre pour trouver Sévère, dont elle devrait attendre la visite dans sou cabinet. A quoi je réponds qu'elle a eu deux raisons de venir au-devant de lui : l'une, pour faire plus d'honneur à  un homme dont son père redoutait l'indignation, et qu'il lui avait commandé d'adoucir en sa faveur ; l'autre, pour rompre plus aisément la conversation avec lui, en se retirant dans ce cabinet, s'il ne voulait pas la quitter à  sa prière, et se délivrer, par cette retraite, d'un entretien dangereux pour elle, ce qu'elle n'eût pu faire si elle eût reçu sa visite dans son appartement.

Sa confidence avec Stratonice, touchant l'amour qu'elle avait eu pour ce cavalier, me fait faire une réflexion sur le temps qu'elle prend pour cela. Il s'en fait beaucoup sur nos théâtres, d'affections qui ont déjà  duré deux ou trois ans, dont on attend à révéler le secret justement au jour de l'action qui se présente et non seulement sans aucune raison de choisir ce jour-là  plutôt qu'un autre pour le déclarer, mais lors même que vraisemblablement on s'en est dû ouvrir beaucoup auparavant avec la personne à  qui on en fait confidence. Ce sont choses dont il faut instruire le spectateur en les faisant apprendre par un des acteurs à  l'autre ; mais il faut prendre garde avec soin que celui à  qui on les apprend ait eu lieu de les ignorer jusque-là  aussi bien que le spectateur, et que quelque occasion tirée du sujet oblige celui qui les récite à  rompre enfin un silence qu'il a gardé si longtemps. L'infante, dans le Cid, avoue à  Léonor l'amour secret qu'elle a pour lui, et l'aurait pu faire un an ou six mois plus tôt. Cléopâtre, dans Pompée, ne prend pas des mesures plus justes avec Charmion : elle lui conte la passion de César pour elle, et comme

Chaque jour ses courriers
Lui portent en tribut ses vœux et ses lauriers.

Cependant, comme il ne paraît personne avec qui elle ait plus d'ouverture de cœur qu'avec cette Charmion, il y a grande apparence que c'était elle-même dont cette reine se servait pour introduire ces courriers, et qu'ainsi elle devait savoir déjà  tout ce commerce entre César et sa maîtresse. Du moins il fallait marquer quelque raison qui lui eût laissé ignorer jusque-là  tout ce qu'elle lui apprend, et de quel autre ministère cette princesse s'était servie pour recevoir ces courriers. Il n'en va pas de même ici. Pauline ne s'ouvre avec Stratonice que pour lui faire entendre le songe qui la trouble, et les sujets qu'elle a de s'en alarmer ; et comme elle n'a fait ce songe que la nuit d'auparavant, et qu'elle ne lui eût jamais révélé son secret sans cette occasion qui l'y oblige, on peut dire qu'elle n'a point eu lieu de lui faire cette confidence plus tôt qu'elle ne l'a faite.

Je n'ai point fait de narration de la mort de Polyeucte, parce que je n'avais personne pour la faire ni pour l'écouter, que des païens qui ne la pouvaient ni écouter ni faire que comme ils avaient fait et écouté celle de Néarque, ce qui aurait été une répétition et marque de stérilité, et, en outre, n'aurait pas répondu à  la dignité de l'action principale, qui est terminée par là . Ainsi j'ai mieux aimé la faire connaître par un saint emportement de Pauline, que cette mort a convertie, que par un récit qui n'eût point eu de grâce dans une bouche indigne de le prononcer. Félix son père se convertit après elle ; et ces deux conversions, quoique miraculeuses, sont si ordinaires dans les martyres qu'elles ne sortent point de la vraisemblance parce qu'elles ne sont pas de ces événements rares et singuliers qu'on ne peut tirer en exemple ; et elles servent à  remettre le calme dans les esprits de Félix, de Sévère et de Pauline, que sans cela j'aurais eu bien de la peine à  retirer du théâtre dans un état qui rendît la pièce complète, en ne laissant rien à  souhaiter à  la curiosité de l'auditeur.

Pierre Corneille (1606-1684).

 


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