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Auteurs
ANDROMÈDE
Tragédie en cinq actes
PAR
PIERRE CORNEILLE
1650
PERSONNAGES :
JUPITER
JUNON
NEPTUNE
MERCURE
LE SOLEIL
VÉNUS
MELPOMÈNE
ÉOLE
CYMODOCE, Néréide
ÉPHYRE, Néréide.
CYDIPPE, Néréide.
Huit vents.
CÉPHÉE, roi d'Éthiopie, père d’Andromède.
CASSIOPE, reine d'Éthiopie.
ANDROMÈDE, fille de Céphée et de Cassiope.
PHINÉE, prince d'Éthiopie.
PERSÉE, fils de Jupiter et de Danaé.
TIMANTE, capitaine des gardes du Roi.
AMMON, ami de PHINÉE
AGLANTE, Nymphe d'Andromède.
CÉPHALIE, Nymphe d'Andromède.
LIRIOPE, Nymphe d'Andromède.
Un page de Phinée.
PHORBAS
Choeur de peuple.
Suite du Roi.
La scène est en Éthiopie, dans la ville capitale du royaume de
Céphée, proche de la mer.
PROLOGUE
MELPOMÈNE
Arrête un peu ta course impétueuse :
Mon théâtre, Soleil, mérite bien tes yeux ;
Tu n'en vis jamais en ces lieux
La pompe plus majestueuse :
J'ai réuni, pour la faire admirer,
Tout ce qu'ont de plus beau la France et l'Italie ;
De tous leurs arts mes soeurs l'ont embellie :
Prête-moi tes rayons pour la mieux éclairer.
Daigne à tant de beautés, par ta propre lumière,
Donner un parfait agrément,
Et rends cette merveille entière
En lui servant toi-même d'ornement.
LE SOLEIL
Charmante muse de la scène,
Chère et divine Melpomène,
Tu sais de mon destin l'inviolable loi :
Je donne l'âme à toutes choses,
Je fais agir toutes les causes ;
Mais quand je puis le plus, je suis le moins à moi ;
Par une puissance plus forte
Le char que je conduis m'emporte :
Chaque jour sans repos doit et naître et mourir.
J'en suis esclave alors que j'y préside ;
Et ce frein que je tiens aux chevaux que je guide
Ne règle que leur route, et les laisse courir.
MELPOMÈNE
La naissance d'Hercule et le festin d'Atrée
T'ont fait rompre ces lois ;
Et tu peux faire encor ce qu'on t'a vu deux fois
Faire en même contrée.
Je dis plus : tu le dois en faveur du spectacle
Qu'au monarque des lis je prépare aujourd'hui ;
Le ciel n'a fait que miracles en lui :
Lui voudrais-tu refuser un miracle ?
LE SOLEIL
Non ; mais je le réserve à ces bienheureux jours
Qu'ennoblira sa première victoire :
Alors j'arrêterai mon cours,
Pour être plus longtemps le témoin de sa gloire.
Prends cependant le soin de le bien divertir,
Pour lui faire avec joie attendre les années
Qui feront éclater les belles destinées
Des peuples que son bras lui doit assujettir.
Calliope ta soeur déjà d'un oeil avide
Cherche dans l'avenir les faits de ce grand roi,
Dont les hautes vertus lui donneront emploi
Pour plus d'une Iliade et plus d'une Énéide.
MELPOMÈNE
Que je porte d'envie à cette illustre soeur,
Quoique j'aye à craindre pour elle
Que sous ce grand fardeau sa force ne chancelle !
Mais quel qu'en soit enfin le mérite et l'honneur,
J'aurai du moins cet avantage,
Que déjà je le vois, que déjà je lui plais,
Et que de ses vertus, et que de ses hauts faits
Déjà dans ses pareils je lui trace une image.
Je lui montre Pompée, Alexandre, César,
Mais comme des héros attachés à son char ;
Et tout ce haut éclat où je les fais paraître
Lui peint plus qu'ils n'étaient, et moins qu'il ne doit être.
LE SOLEIL
Il en effacera les plus glorieux noms,
Dès qu'il pourra lui-même animer son armée ;
Et tout ce que d'eux tous a dit la renommée
Te fera voir en lui le plus grand des Bourbons.
Son père et son aïeul tous rayonnants de gloire,
Ces grands rois qu'en tous lieux a suivis la victoire,
Lui voyant emporter sur eux le premier rang,
En deviendraient jaloux s'il n'était pas leur sang.
Mais vole dans mon char, muse ; je veux t'apprendre
Tout l'avenir d'un roi qui t'est si précieux.
MELPOMÈNE
Je sais déjà ce qu'on doit en attendre,
Et je lis chaque jour son destin dans les cieux.
LE SOLEIL
Viens donc, viens avec moi faire le tour du monde ;
Qu'unissant ensemble nos voix,
Nous fassions résonner sur la terre et sur l'onde
Qu'il est et le plus jeune et le plus grand des rois.
MELPOMÈNE
Soleil, j'y vole ; attends-moi donc, de grâce.
LE SOLEIL
Viens, je t'attends, et te fais place.
MELPOMÈNE
Cieux, écoutez ; écoutez, mers profondes ;
Et vous, antres et bois,
Affreux déserts, rochers battus des ondes,
Redites après nous d'une commune voix :
« Louis est le plus jeune et le plus grand des rois. »
La majesté qui déjà l'environne
Charme tous ses François ;
Il est lui seul digne de sa couronne ;
Et quand même le ciel l'aurait mise à leur choix,
Il serait le plus jeune et le plus grand des rois.
C'est à vos soins, reine, qu'on doit la gloire
De tant de grands exploits ;
Ils sont partout suivis de la victoire ;
Et l'ordre merveilleux dont vous donnez ses lois
Le rend et le plus jeune et le plus grand des rois.
LE SOLEIL
Voilà ce que je dis sans cesse
Dans tout mon large tour.
Mais c'est trop retarder le jour ;
Allons, muse, l'heure me presse,
Et ma rapidité
Doit regagner le temps que sur cette province,
Pour contempler ce prince,
Je me suis arrêté.
ACTE I
SCÈNE I
CASSIOPE
Généreux inconnu, qui chez tous les monarques
Portez de vos vertus les éclatantes marques,
Et dont l'aspect suffit à convaincre nos yeux
Que vous sortez du sang ou des rois ou des dieux,
Puisque vous avez vu le sujet de ce crime
Que chaque mois expie une telle victime,
Cependant qu'en ce lieu nous attendrons le roi,
Soyez-y juste juge entre les dieux et moi.
Jugez de mon forfait, jugez de leur colère ;
Jugez s'ils ont eu droit d'en punir une mère,
S'ils ont dû faire agir leur haine au même instant.
PERSÉE
J'en ai déjà jugé, reine, en vous imitant ;
Et si de vos malheurs la cause ne procède
Que d'avoir fait justice aux beautés d'Andromède,
Si c'est là ce forfait digne d'un tel courroux,
Je veux être à jamais coupable comme vous.
Mais comme un bruit confus m'apprend ce mal extrême,
Ne le puis-je, madame, apprendre de vous-même,
Pour mieux renouveler ce crime glorieux
Où soudain la raison est complice des yeux ?
CASSIOPE
Écoutez : la douleur se soulage à se plaindre ;
Et quelques maux qu'on souffre ou que l'on aye à craindre,
Ce qu'un coeur généreux en montre de pitié
Semble en notre faveur en prendre la moitié.
Ce fut ce même jour qui conclut l'hyménée
De ma chère Andromède avec l'heureux Phinée :
Nos peuples, tous ravis de ces illustres noeuds,
Sur les bords de la mer dressèrent force jeux ;
Elle en donnait les prix. Dispensez ma tristesse
De vous dépeindre ici la publique allégresse ;
On décrit mal la joie au milieu des malheurs,
Et sa plus douce idée est un sujet de pleurs.
Ô jour, que ta mémoire encore m'est cruelle !
Andromède jamais ne me parut si belle ;
Et voyant ses regards s'épandre sur les eaux
Pour jouir et juger d'un combat de vaisseaux :
« telle, dis-je, Vénus sortit du sein de l'onde,
Et promit à ses yeux la conquête du monde,
Quand elle eut consulté sur leur éclat nouveau
Les miroirs vagabonds de son flottant berceau. »
À ce fameux spectacle on vit les Néréides
Lever leurs moites fronts de leurs palais liquides,
Et pour nouvelle pompe à ces nobles ébats
À l'envi de la terre étaler leurs appas.
Elles virent ma fille ; et leurs regards à peine
Rencontrèrent les siens sur cette humide plaine,
Que par des traits plus forts se sentant effacer,
Éblouis et confus je les vis s'abaisser,
Examiner les leurs, et sur tous leurs visages
En chercher d'assez vifs pour braver nos rivages.
Je les vis se choisir jusqu'à cinq et six fois,
Et rougir aussitôt nous comparant leur choix ;
Et cette vanité qu'en toutes les familles
On voit si naturelle aux mères pour leurs filles,
Leur cria par ma bouche : « en est-il parmi vous,
Ô nymphes ! Qui ne cède à des attraits si doux ?
Et pourrez-vous nier, vous autres immortelles,
Qu'entre nous la nature en forme de plus belles ? »
Je m'emportais sans doute, et c'en était trop dit :
Je les vis s'en cacher de honte et de dépit ;
J'en vis dedans leurs yeux les vives étincelles :
L'onde qui les reçut s'en irrita pour elles ;
J'en vis enfler la vague, et la mer en courroux
Rouler à gros bouillons ses flots jusques à nous.
C'eût été peu des flots : la soudaine tempête,
Qui trouble notre joie et dissipe la fête,
Enfante en moins d'une heure et pousse sur nos bords
Un monstre contre nous armé de mille morts.
Nous fuyons, mais en vain ; il suit, il brise, il tue ;
Chaque victime est morte aussitôt qu'abattue.
Nous ne voyons qu'horreur, que sang de toutes parts ;
Son haleine est poison, et poison ses regards :
Il ravage, il désole et nos champs et nos villes,
Et contre sa fureur il n'est aucuns asiles.
Après beaucoup d'efforts et de voeux superflus,
Ayant souffert beaucoup, et craignant encor plus,
Nous courons à l'oracle en de telles alarmes ;
Et voici ce qu'Ammon répondit à nos larmes :
« pour apaiser Neptune, exposez tous les mois
Au monstre qui le venge une fille à son choix,
Jusqu'à ce que le calme à l'orage succède ;
Le sort vous montrera
Celle qu'il agréera :
Différez cependant les noces d'Andromède »
Comme dans un grand mal un moindre semble doux,
Nous prenons pour faveur ce reste de courroux.
Le monstre disparu nous rend un peu de joie :
On ne le voit qu'aux jours qu'on lui livre sa proie.
Mais ce remède enfin n'est qu'un amusement :
Si l'on souffre un peu moins, on craint également ;
Et toutes nous tremblons devant une infortune
Qui toutes nous menace avant qu'en frapper une.
La peur s'en renouvelle au bout de chaque mois ;
J'en ai cru de frayeur déjà mourir cinq fois.
Déjà nous avons vu cinq beautés dévorées,
Mais des beautés, hélas ! Dignes d'être adorées,
Et de qui tous les traits, pleins d'un céleste feu,
Ne cédaient qu'à ma fille, et lui cédaient bien peu :
Comme si choisissant de plus belle en plus belle,
Le sort par ces degrés tâchait d'approcher d'elle,
Et que pour élever ses traits jusques à nous,
Il essayât sa force et mesurât ses coups.
Rien n'a pu jusqu'ici toucher ce dieu barbare ;
Et le sixième choix aujourd'hui se prépare :
On le va faire au temple ; et je sens malgré moi
Des mouvements secrets redoubler mon effroi.
Je fis hier à Vénus offrir un sacrifice,
Qui jamais à mes voeux ne parut si propice ;
Et toutefois mon coeur, à force de trembler,
Semble prévoir le coup qui le doit accabler.
Vous donc, qui connaissez et mon crime et sa peine,
Dites-moi s'il a pu mériter tant de haine,
Et si le ciel devait tant de sévérité
Aux premiers mouvements d'un peu de vanité.
PERSÉE
Oui, madame, il est juste ; et j'avouerai moi-même
Qu'en le blâmant tantôt j'ai commis un blasphème.
Mais vous ne voyez pas, dans votre aveuglement,
Quel grand crime il punit d'un si grand châtiment.
Les nymphes de la mer ne lui sont pas si chères
Qu'il veuille s'abaisser à suivre leurs colères ;
Et quand votre mépris en fit comparaison,
Il voyait mieux que vous que vous aviez raison.
Il venge, et c'est de là que votre mal procède,
L'injustice rendue aux beautés d'Andromède.
Sous les lois d'un mortel votre choix l'asservit !
Cette injure est sensible aux dieux qu'elle ravit,
Aux dieux qu'elle captive ; et ces rivaux célestes
S'opposent à des noeuds à sa gloire funestes,
En sauvent les appas qui les ont éblouis,
Punissent vos sujets qui s'en sont réjouis.
Jupiter, résolu de l'ôter à Phinée,
Exprès par son oracle en défend l'hyménée.
À sa flamme peut-être il veut la réserver ;
Ou s'il peut se résoudre enfin à s'en priver,
À quelqu'un de ses fils sans doute il la destine ;
Et voilà de vos maux la secrète origine.
Faites cesser l'offense, et le même moment
Fera cesser ici son juste châtiment.
CASSIOPE
Vous montrez pour ma fille une trop haute estime,
Quand pour la mieux flatter vous me faites un crime,
Dont la civilité me force de juger
Que vous ne m'accusez qu'afin de m'obliger.
Si quelquefois les dieux pour des beautés mortelles
Quittent de leur séjour les clartés éternelles,
Ces mêmes dieux aussi, de leur grandeur jaloux,
Ne font pas chaque jour ce miracle pour nous ;
Et quand pour l'espérer je serais assez folle,
Le roi, dont tout dépend, est homme de parole ;
Il a promis sa fille, et verra tout périr
Avant qu'à se dédire il veuille recourir.
Il tient cette alliance et glorieuse et chère :
Phinée est de son sang, il est fils de son frère.
PERSÉE
Reine, le sang des dieux vaut bien celui des rois...
Mais nous en parlerons encor quelque autre fois.
Voici le roi qui vient.
SCÈNE II
CÉPHÉE
N'en parlons plus, Phinée,
Et laissons d'Andromède aller la destinée.
Votre amour fait pour elle un inutile effort :
Je la dois comme une autre au triste choix du sort.
Elle est cause du mal, puisqu'elle l'est du crime :
Peut-être qu'il la veut pour dernière victime,
Et que nos châtiments deviendraient éternels,
S'ils ne pouvaient tomber sur les vrais criminels.
PHINÉE
Est-ce un crime en ces lieux, seigneur, que d'être belle ?
CÉPHÉE
Elle a rendu par là sa mère criminelle.
PHINÉE
C'est donc un crime ici que d'avoir de bons yeux
Qui sachent bien juger d'un tel présent des cieux ?
CÉPHÉE
Qui veut en bien juger n'a point le privilège
D'aller jusqu'au blasphème et jusqu'au sacrilège.
CASSIOPE
Ce blasphème, seigneur, de quoi vous m'accusez...
CÉPHÉE
Madame, après les maux que vous avez causés,
C'est à vous à pleurer, et non à vous défendre.
Voyez, voyez quel sang vous avez fait répandre ;
Et ne laissez paraître en cette occasion
Que larmes, que soupirs, et que confusion.
Je vous le dis encore, elle la crut trop belle ;
Et peut-être le sort l'en veut punir en elle :
Dérober Andromède à cette élection,
C'est dérober sa mère à sa punition.
PHINÉE
Déjà cinq fois, seigneur, à ce choix exposée,
Vous voyez que cinq fois le sort l'a refusée.
CÉPHÉE
Si le courroux du ciel n'en veut point à ses jours,
Ce qu'il a fait cinq fois il le fera toujours.
PHINÉE
Le tenter si souvent, c'est lasser sa clémence :
Il pourra vous punir de trop de confiance :
Vouloir toujours faveur, c'est trop lui demander,
Et c'est un crime enfin que de tant hasarder.
Mais quoi ? N'est-il, seigneur, ni bonté paternelle,
Ni tendresse du sang qui vous parle pour elle ?
CÉPHÉE
Ah ! Ne m'arrachez point mon sentiment secret.
Phinée, il est tout vrai, je l'expose à regret.
J'aime que votre amour en sa faveur me presse ;
La nature en mon coeur avec lui s'intéresse ;
Mais elle ne saurait mettre d'accord en moi
Les tendresses d'un père et les devoirs d'un roi ;
Et par une justice à moi-même sévère,
Je vous refuse en roi ce que je veux en père.
PHINÉE
Quelle est cette justice, et quelles sont ces lois
Dont l'aveugle rigueur s'étend jusques aux rois ?
CÉPHÉE
Celles que font les dieux, qui, tous rois que nous sommes,
Punissent nos forfaits ainsi que ceux des hommes,
Et qui ne nous font part de leur sacré pouvoir
Que pour le mesurer aux règles du devoir.
Que diraient mes sujets si je me faisais grâce,
Et si, durant qu'au monstre on expose leur race,
Ils voyaient, par un droit tyrannique et honteux,
Le crime en ma maison, et la peine sur eux ?
PHINÉE
Heureux sont les sujets, heureuses les provinces
Dont le sang peut payer pour celui de leurs princes !
CÉPHÉE
Mais heureux est le prince, heureux sont ses projets,
Quand il se fait justice ainsi qu'à ses sujets !
Notre oracle, après tout, n'excepte point ma fille :
Ses termes généraux comprennent ma famille ;
Et ne confondre pas ce qu'il a confondu,
C'est se mettre au-dessus du dieu qui l'a rendu.
PERSÉE
Seigneur, s'il m'est permis d'entendre votre oracle,
Je crois qu'à sa prière il donne peu d'obstacle ;
Il parle d'Andromède, il la nomme, il suffit,
Arrêtez-vous pour elle à ce qu'il vous en dit :
La séparer longtemps d'un amant si fidèle,
C'est tout le châtiment qu'il semble vouloir d'elle.
Différez son hymen sans l'exposer au choix.
Le ciel assez souvent, doux aux crimes des rois,
Quand il leur a montré quelque légère haine,
Répand sur leurs sujets le reste de leur peine.
CÉPHÉE
Vous prenez mal l'oracle ; et pour l'expliquer mieux,
Sachez... Mais quel éclat vient de frapper mes yeux ?
D'où partent ces longs traits de nouvelles lumières ?
PERSÉE
Du ciel qui vient d'ouvrir ses luisantes barrières,
D'où quelque déité vient, ce semble, ici-bas
Terminer elle-même entre vous ces débats.
CASSIOPE
Ah ! Je la reconnais, la déesse d'Éryce ;
C'est elle, c'est Vénus, à mes voeux si propice :
Je vois dans ses regards mon bonheur renaissant.
Peuple, faites des voeux, tandis qu'elle descend.
SCÈNE III
Choeur.
Reine de Paphe et d'Amathonte,
Mère d'amour, et fille de la mer,
Peux-tu voir sans un peu de honte
Que contre nous elle ait voulu s'armer,
Et que du même sein qui fut ton origine
Sorte notre ruine ?
Peux-tu voir que de la même onde
Il ose naître un tel monstre après toi ?
Que d'où vint tant de bien au monde
Il vienne enfin tant de mal et d'effroi,
Et que l'heureux berceau de ta beauté suprême
Enfante l'horreur même ?
Venge l'honneur de ta naissance
Qu'on a souillé par un tel attentat ;
Rends-lui sa première innocence,
Et tu rendras le calme à tout l'état ;
Et nous dirons enfin que d'où le mal procède
Part aussi le remède.
CASSIOPE
Peuple, elle veut parler : silence à la déesse ;
Silence, et préparez vos coeurs à l'allégresse.
Elle a reçu nos voeux, et les daigne exaucer ;
Écoutez-en l'effet qu'elle va prononcer.
Vénus.
Ne tremblez plus, mortels ; ne tremble plus, ô mère !
On va jeter le sort pour la dernière fois,
Et le ciel ne veut plus qu'un choix
Pour apaiser de tout point sa colère.
Andromède ce soir aura l'illustre époux
Qui seul est digne d'elle, et dont seule elle est digne.
Préparez son hymen, où, pour faveur insigne,
Les dieux ont résolu de se joindre avec vous.
PHINÉE
Souffrez que sans tarder je porte à ma princesse,
Seigneur, l'heureux arrêt qu'a donné la déesse.
CÉPHÉE
Allez, l'impatience est trop juste aux amants.
CASSIOPE
Suivons-la dans le ciel par nos remercîments ;
Et d'une voix commune adorant sa puissance,
Montrons à ses faveurs notre reconnaissance.
Choeur.
Ainsi toujours sur tes autels
Tous les mortels
Offrent leurs coeurs en sacrifice !
Ainsi le Zéphyre en tout temps
Sur tes palais de Cythère et d'éryx
Fasse régner les grâces du printemps !
Daigne affermir l'heureuse paix
Qu'à nos souhaits
Vient de promettre ton oracle ;
Et fais pour ces jeunes amants,
Pour qui tu viens de faire ce miracle,
Un siècle entier de doux ravissements.
Dans nos campagnes et nos bois
Toutes nos voix
Béniront tes douces atteintes ;
Et dans les rochers d'alentour,
La même écho qui redisait nos plaintes
Ne redira que des soupirs d'amour.
CÉPHÉE
C'est assez... La déesse est déjà disparue ;
Ses dernières clartés se perdent dans la nue ;
Allons jeter le sort pour la dernière fois.
Malheureux le dernier que foudroiera son choix,
Et dont en ce grand jour la perte domestique
Souillera de ses pleurs l'allégresse publique !
Madame, cependant, songez à préparer
Cet hymen que les dieux veulent tant honorer :
Rendez-en l'appareil digne de ma puissance,
Et digne, s'il se peut, d'une telle présence.
CASSIOPE
J'obéis avec joie, et c'est me commander
Ce qu'avec passion j'allais vous demander.
SCÈNE IV
CASSIOPE
Eh bien ! Vous le voyez, ce n'était pas un crime,
Et les dieux ont trouvé cet hymen légitime,
Puisque leur ordre exprès nous le fait achever,
Et que par leur présence ils doivent l'approuver.
Mais quoi ? Vous soupirez ?
PERSÉE
J'en ai bien lieu, madame.
CASSIOPE
Le sujet ?
PERSÉE
Votre joie.
CASSIOPE
Elle vous gêne l'âme ?
PERSÉE
Après ce que j'ai dit, douter d'un si beau feu,
Reine, c'est ou m'entendre ou me croire bien peu.
Mais ne me forcez pas du moins à vous le dire,
Quand mon âme en frémit et mon coeur en soupire.
Pouvais-je avoir des yeux et ne pas l'adorer ?
Et pourrais-je la perdre et n'en pas soupirer ?
CASSIOPE
Quel espoir formiez-vous, puisqu'elle était promise,
Et qu'en vain son bonheur domptait votre franchise ?
PERSÉE
Vouloir que la raison règne sur un amant,
C'est être plus que lui dedans l'aveuglement.
Un coeur digne d'aimer court à l'objet aimable,
Sans penser au succès dont sa flamme est capable ;
Il s'abandonne entier, et n'examine rien :
Aimer est tout son but, aimer est tout son bien ;
Il n'est difficulté ni péril qui l'étonne.
« ce qui n'est point à moi n'est encore à personne,
Disais-je ; et ce rival qui possède sa foi,
S'il espère un peu plus, n'obtient pas plus que moi. »
Voilà durant vos maux de quoi vivait ma flamme,
Et les douces erreurs dont je flattais mon âme.
Pour nourrir des désirs d'un beau feu trop contents,
C'était assez d'espoir que d'espérer au temps ;
Lui qui fait chaque jour tant de métamorphoses,
Pouvait en ma faveur faire beaucoup de choses.
Mais enfin la déesse a prononcé ma mort,
Et je suis ce dernier sur qui tombe le sort.
J'étais indigne d'elle et de son hyménée,
Et toutefois, hélas ! Je valais bien Phinée.
CASSIOPE
Vous plaindre en cet état, c'est tout ce que je puis.
PERSÉE
Vous vous plaindrez peut-être apprenant qui je suis.
Vous ne vous trompiez point touchant mon origine,
Lorsque vous la jugiez ou royale ou divine :
Mon père est... Mais pourquoi contre vous l'animer ?
Puisqu'il nous faut mourir, mourons sans le nommer ;
Il vengerait ma mort, si j'avais fait connaître
De quel illustre sang j'ai la gloire de naître ;
Et votre grand bonheur serait mal assuré,
Si vous m'aviez connu sans m'avoir préféré
C'est trop perdre de temps, courons à votre joie,
Courons à ce bonheur que le ciel vous envoie ;
J'en veux être témoin, afin que mon tourment
Puisse par ce poison finir plus promptement.
CASSIOPE
Le temps vous fera voir pour souverain remède
Le peu que vous perdez en perdant Andromède ;
Et les dieux, dont pour nous vous voyez la bonté,
Vous rendront bientôt plus qu'ils ne vous ont ôté.
PERSÉE
Ni le temps ni les dieux ne feront ce miracle.
Mais allons : à votre heur je ne mets point d'obstacle,
Reine ; c'est l'affaiblir que de le retarder ;
Et les dieux ont parlé, c'est à moi de céder.
ACTE II
SCÈNE I
ANDROMÈDE
Nymphes, notre guirlande est encor mal ornée ;
Et devant qu'il soit peu nous reverrons Phinée,
Que de ma propre main j'en voulais couronner
Pour les heureux avis qu'il vient de me donner.
Toutefois la faveur ne serait pas bien grande,
Et mon coeur après tout vaut bien une guirlande.
Dans l'état où le ciel nous a mis aujourd'hui,
C'est l'unique présent qui soit digne de lui.
Quittez, nymphes, quittez ces peines inutiles ;
L'augure déplairait de tant de fleurs stériles :
Il faut à notre hymen des présages plus doux.
Dites-moi cependant laquelle d'entre vous...
Mais il faut me le dire, et sans faire les fines.
AGLANTE.
Quoi ? Madame.
ANDROMÈDE
À tes yeux je vois que tu devines.
Dis-moi donc d'entre vous laquelle a retenu
En ces lieux jusqu'ici cet illustre inconnu ;
Car enfin ce n'est point sans un peu de mystère
Qu'un tel héros s'attache à la cour de mon père :
Quelque chaîne l'arrête et le force à tarder.
Qu'on ne perde point temps à s'entre-regarder :
Parlez, et d'un seul mot éclaircissez mes doutes.
Aucune ne répond, et vous rougissez toutes !
Quoi ? Toutes, l'aimez-vous ? Un si parfait amant
Vous a-t-il su charmer toutes également ?
Il n'en faut point rougir, il est digne qu'on l'aime :
Si je n'aimais ailleurs, peut-être que moi-même,
Oui, peut-être, à le voir si bien fait, si bien né,
Il aurait eu mon coeur, s'il n'eût été donné.
Mais j'aime trop Phinée, et le change est un crime.
AGLANTE.
Ce héros vaut beaucoup, puisqu'il a votre estime ;
Mais il sait ce qu'il vaut, et n'a jusqu'à ce jour
À pas une de nous daigné montrer d'amour.
ANDROMÈDE
Que dis-tu ?
AGLANTE.
Pas fait même une offre de service.
ANDROMÈDE
Ah ! C'est de quoi rougir toutes avec justice ;
Et la honte à vos fronts doit bien cette couleur,
Si tant de si beaux yeux ont pu manquer son coeur.
CÉPHALIE
Où les vôtres, madame, épandent leur lumière,
Cette honte pour nous est assez coutumière.
Les plus vives clartés s'éteignent auprès d'eux,
Comme auprès du soleil meurent les autres feux ;
Et pour peu qu'on vous voie et qu'on vous considère,
Vous ne nous laissez point de conquêtes à faire.
ANDROMÈDE
Vous êtes une adroite ; achevez, achevez :
C'est peut-être en effet vous qui le captivez ;
Car il aime, et j'en vois la preuve trop certaine.
Chaque fois qu'il me parle il semble être à la gêne ;
Son visage et sa voix changent à tous propos ;
Il hésite, il s'égare au bout de quatre mots ;
Ses discours vont sans ordre ; et plus je les écoute,
Plus j'entends des soupirs dont j'ignore la route.
Où vont-ils, Céphalie ? Où vont-ils ? Répondez.
CÉPHALIE
C'est à vous d'en juger, vous qui les entendez.
Un PAGE
Qu'elle est lente, cette journée !
ANDROMÈDE
Taisons-nous : cette voix me parle pour Phinée ;
Sans doute il n'est pas loin, et veut à son retour
Que des accents si doux m'expliquent son amour.
PAGE
Qu'elle est lente, cette journée
Dont la fin me doit rendre heureux !
Chaque moment à mon coeur amoureux
Semble durer plus d'une année.
Ô ciel ! Quel est l'heur d'un amant,
Si quand il en a l'assurance
Sa juste impatience
Est un nouveau tourment ?
Je dois posséder Andromède :
Juge, Soleil, quel est mon bien !
Vis-tu jamais amour égal au mien ?
Vois-tu beauté qui ne lui cède ?
Puis donc que la longueur du jour
De mon nouveau mal est la source,
Précipite ta course,
Et tarde ton retour.
Tu luis encore, et ta lumière
Semble se plaire à m'affliger.
Ah ! Mon amour te va bien obliger
À quitter soudain ta carrière.
Viens, Soleil, viens voir la beauté
Dont le divin éclat me dompte ;
Et tu fuiras de honte
D'avoir moins de clarté.
SCÈNE II
PHINÉE
Ce n'est pas mon dessein, madame, de surprendre,
Puisque avant que d'entrer je me suis fait entendre.
ANDROMÈDE
Vos voeux pour les cacher n'étaient pas criminels,
Puisqu'ils suivent des dieux les ordres éternels.
PHINÉE
Que me direz-vous donc de leur galanterie ?
ANDROMÈDE
Que je vais vous payer de votre flatterie.
PHINÉE
Comment ?
ANDROMÈDE
En vous donnant de semblables témoins,
Si vous aimez beaucoup, que je n'aime pas moins.
Approchez, Liriope, et rendez-lui son change ;
C'est vous, c'est votre voix que je veux qui me venge.
De grâce, écoutez-la ; nous avons écouté,
Et demandons silence après l'avoir prêté.
LIRIOPE
Phinée est plus aimé qu'Andromède n'est belle,
Bien qu'ici-bas tout cède à ses attraits ;
Comme il n'est point de si doux traits,
Il n'est point de coeur si fidèle.
De mille appas son visage semé
La rend une merveille ;
Mais quoiqu'elle soit sans pareille,
Phinée est encor plus aimé.
Bien que le juste ciel fasse voir que sans crime
On la préfère aux nymphes de la mer,
Ce n'est que de savoir aimer
Qu'elle-même veut qu'on l'estime ;
Chacun, d'amour pour elle consumé,
D'un coeur lui fait un temple ;
Mais quoiqu'elle soit sans exemple,
Phinée est encor plus aimé.
Enfin, si ses beaux yeux passent pour un miracle,
C'est un miracle aussi que son amour,
Pour qui Vénus en ce beau jour
A prononcé ce digne oracle :
Le ciel lui-même, en la voyant, charmé,
La juge incomparable ;
Mais quoiqu'il l'ait faite adorable,
Phinée est encor plus aimé.
PAGE
Heureux amant !
LIRIOPE
Heureuse amante !
PAGE
Ils n'ont qu'une âme.
LIRIOPE
Ils n'ont tous deux qu'un coeur.
PAGE
Joignons nos voix pour chanter leur bonheur.
LIRIOPE
Joignons nos voix pour bénir leur attente.
PAGE et LIRIOPE
Andromède ce soir aura l'illustre époux
Qui seul est digne d'elle, et dont seule elle est digne.
Préparons son hymen, où, pour faveur insigne,
Les dieux ont résolu de se joindre avec nous.
CHOEUR
Préparons son hymen, où, pour faveur insigne,
Les dieux ont résolu de se joindre avec nous.
PAGE
Le ciel le veut.
LIRIOPE
Vénus l'ordonne.
PAGE
L'amour les joint.
LIRIOPE
L'hymen va les unir.
PAGE
Douce union que chacun doit bénir !
LIRIOPE
Heureuse amour qu'un tel succès couronne !
PAGE et LIRIOPE
Andromède ce soir aura l'illustre époux
Qui seul est digne d'elle, et dont seule elle est digne.
Préparons son hymen, où, pour faveur insigne,
Les dieux ont résolu de se joindre avec nous.
CHOEUR
Préparons son hymen, où, pour faveur insigne,
Les dieux ont résolu de se joindre avec nous.
ANDROMÈDE
Il n'en faut point mentir, leur accord m'a surprise.
PHINÉE
Madame, c'est ainsi que tout me favorise,
Et que tous vos sujets soupirent en ces lieux
Après l'heureux effet de cet arrêt des dieux,
Que leurs souhaits unis...
SCÈNE III
TIMANTE
Ah ! Seigneur, ah ! Madame.
PHINÉE
Que nous veux-tu, Timante, et qui trouble ton âme ?
TIMANTE
Le pire des malheurs.
PHINÉE
Le roi serait-il mort ?
TIMANTE
Non, seigneur ; mais enfin le triste choix du sort
Vient de tomber... Hélas ! Pourrai-je vous le dire ?
ANDROMÈDE
Est-ce sur quelque objet pour qui ton coeur soupire ?
TIMANTE
Soupirer à vos yeux du pire de ses coups,
N'est-ce pas dire assez qu'il est tombé sur vous ?
PHINÉE
Qui te fait nous donner de si vaines alarmes ?
TIMANTE
Si vous n'en croyez pas mes soupirs et mes larmes,
Vous en croirez le roi, qui bientôt à vos yeux
La va livrer lui-même aux ministres des dieux.
PHINÉE
C'est nous faire, Timante, un conte ridicule ;
Et je tiendrais le roi bien simple et bien crédule,
Si plus qu'une déesse il en croyait le sort.
TIMANTE
Le roi non plus que vous ne l'a pas cru d'abord ;
Il a fait par trois fois essayer sa malice,
Et l'a vu par trois fois faire même injustice :
Du vase par trois fois ce beau nom est sorti.
PHINÉE
Et toutes les trois fois le sort en a menti.
Le ciel a fait pour vous une autre destinée :
Son ordre est immuable, il veut notre hyménée ;
Il le veut, il y met le bonheur de ces lieux ;
Et ce n'est pas au sort à démentir les dieux.
ANDROMÈDE
Assez souvent le ciel par quelque fausse joie
Se plaît à prévenir les maux qu'il nous envoie ;
Du moins il m'a rendu quelques moments bien doux
Par ce flatteur espoir que j'allais être à vous.
Mais puisque ce n'était qu'une trompeuse attente,
Gardez mon souvenir, et je mourrai contente.
PHINÉE
Et vous mourrez contente ! Et j'ai pu mériter
Qu'avec contentement vous puissiez me quitter !
Détacher sans regret votre âme de la mienne !
Vouloir que je le voie, et que je m'en souvienne !
Et mon fidèle amour qui reçut votre foi
Vous trouve indifférente entre la mort et moi !
Oui, je m'en souviendrai, vous le voulez, madame ;
J'accepte le supplice où vous livrez mon âme ;
Mais quelque peu d'amour que vous me fassiez voir,
Le mien n'oubliera pas les lois de son devoir.
Je dois, malgré le sort, je dois, malgré vous-même,
Si vous aimez si mal, vous montrer comme on aime,
Et faire reconnaître aux yeux qui m'ont charmé
Que j'étais digne au moins d'être un peu mieux aimé.
Vous l'avouerez bientôt, et j'aurai cette gloire,
Qui dans tout l'avenir suivra notre mémoire,
Que pour se voir quitter avec contentement,
Un amant tel que moi n'en est pas moins amant.
ANDROMÈDE
C'est donc trop peu pour moi que des malheurs si proches,
Si vous ne les croissez par d'injustes reproches !
Vous quitter sans regret ! Les dieux me sont témoins
Que j'en montrerais plus si je vous aimais moins.
C'est pour vous trop aimer que je parois toute autre :
J'étouffe ma douleur pour n'aigrir pas la vôtre ;
Je retiens mes soupirs de peur de vous fâcher,
Et me montre insensible afin de moins toucher.
Hélas ! Si vous savez faire voir comme on aime,
Du moins vous voyez mal quand l'amour est extrême ;
Oui, Phinée, et je doute, en courant à la mort,
Lequel m'est plus cruel, ou de vous, ou du sort.
PHINÉE
Hélas ! Qu'il était grand quand je l'ai cru s'éteindre,
Votre amour ! Et qu'à tort ma flamme osait s'en plaindre !
Princesse, vous pouvez me quitter sans regret :
Vous ne perdez en moi qu'un amant indiscret,
Qu'un amant téméraire, et qui même a l'audace
D'accuser votre amour quand vous lui faites grâce ;
Mais pour moi, dont la perte est sans comparaison,
Qui perds en vous perdant et lumière et raison,
Je n'ai que ma douleur qui m'aveugle et me guide :
Dessus toute mon âme elle seule préside ;
Elle y règne, et je cède entier à son transport ;
Mais je ne cède pas aux caprices du sort.
Que le roi par scrupule à sa rigueur défère,
Qu'une indigne équité le fasse injuste père,
La reine et mon amour sauront bien empêcher
Qu'un choix si criminel ne coûte un sang si cher.
J'ose tout, je puis tout après un tel oracle.
TIMANTE
La reine est hors d'état d'y joindre aucun obstacle :
Surprise comme vous d'un tel événement,
Elle en a de douleur perdu tout sentiment ;
Et sans doute le roi livrera la princesse
Avant qu'on l'ait pu voir sortir de sa faiblesse.
PHINÉE
Eh bien ! Mon amour seul saura jusqu'au trépas,
Malgré tous...
ANDROMÈDE
Le roi vient ; ne vous emportez pas.
SCÈNE IV
CÉPHÉE
Ma fille, si tu sais les nouvelles funestes
De ce dernier effort des colères célestes,
Si tu sais de ton sort l'impitoyable cours,
Qui fait le plus cruel du plus beau de nos jours,
Épargne ma douleur, juges-en par sa cause,
Et va sans me forcer à te dire autre chose.
ANDROMÈDE
Seigneur, je vous l'avoue, il est bien rigoureux
De tout perdre au moment qu'on se doit croire heureux ;
Et le coup qui surprend un espoir légitime
Porte plus d'une mort au coeur de la victime.
Mais enfin il est juste, et je le dois bénir :
La cause des malheurs les doit faire finir.
Le ciel, qui se repent sitôt de ses caresses,
Verra plus de constance en moi qu'en ses promesses :
Heureuse, si mes jours un peu précipités
Satisfont à ces dieux pour moi seule irrités,
Si je suis la dernière à leur courroux offerte,
Si le salut public peut naître de ma perte !
Malheureuse pourtant de ce qu'un si grand bien
Vous a déjà coûté d'autre sang que le mien,
Et que je ne suis pas la première et l'unique
Qui rende à votre état la sûreté publique !
PHINÉE
Quoi ? Vous vous obstinez encore à me trahir ?
ANDROMÈDE
Je vous plains, je me plains, mais je dois obéir.
PHINÉE
Honteuse obéissance à qui votre amour cède !
CÉPHÉE
Obéissance illustre, et digne d'Andromède !
Son nom comblé par là d'un immortel honneur...
PHINÉE
Je l'empêcherai bien, ce funeste bonheur.
Andromède est à moi, vous me l'avez donnée ;
Le ciel pour notre hymen a pris cette journée ;
Vénus l'a commandé : qui me la peut ôter ?
Le sort auprès des dieux se doit-il écouter ?
Ah ! Si j'en vois ici les infâmes ministres
S'apprêter aux effets de ses ordres sinistres...
CÉPHÉE
Apprenez que le sort n'agit que sous les dieux,
Et souffrez comme moi le bonheur de ces lieux.
Votre perte n'est rien au prix de ma misère :
Vous n'êtes qu'amoureux, Phinée, et je suis père.
Il est d'autres objets dignes de votre foi ;
Mais il n'est point ailleurs d'autres filles pour moi.
Songez donc mieux qu'un père à ces affreux ravages
Que partout de ce monstre épandirent les rages ;
Et n'en rappelez pas l'épouvantable horreur,
Pour trop croire et trop suivre une aveugle fureur.
PHINÉE
Que de nouveau ce monstre entré dessus vos terres
Fasse à tous vos sujets d'impitoyables guerres,
Le sang de tout un peuple est trop bien employé
Quand celui de ses rois en peut être payé ;
Et je ne connais point d'autre perte publique
Que celle où vous condamne un sort si tyrannique.
CÉPHÉE
Craignez ces mêmes dieux qui président au sort.
PHINÉE
Qu'entre eux-mêmes ces dieux se montrent donc d'accord.
Quelle crainte après tout me pourrait y résoudre ?
S'ils m'ôtent Andromède, ont-ils quelque autre foudre ?
Il n'est plus de respect qui puisse rien sur moi ;
Andromède est mon sort, et mes dieux, et mon roi ;
Punissez un impie, et perdez un rebelle ;
Satisfaites le sort en m'exposant pour elle :
J'y cours ; mais autrement je jure ses beaux yeux,
Et mes uniques rois, et mes uniques dieux...
SCÈNE V
CÉPHÉE
Arrêtez : ce nuage enferme une tempête
Qui peut-être déjà menace votre tête.
N'irritez plus les dieux déjà trop irrités.
PHINÉE
Qu'il crève, ce nuage, et que ces déités...
CÉPHÉE
Ne les irritez plus, vous dis-je, et prenez garde...
PHINÉE
À les trop irriter qu'est-ce que je hasarde ?
Que peut craindre un amant quand il voit tout perdu ?
Tombe, tombe sur moi leur foudre, s'il m'est dû !
Mais s'il est quelque main assez lâche et traîtresse
Pour suivre leur caprice et saisir ma princesse,
Seigneur, encore un coup, je jure ses beaux yeux,
Et mes uniques rois, et mes uniques dieux...
ÉOLE
Téméraire mortel, n'en dis pas davantage ;
Tu n'obliges que trop les dieux à te haïr :
Quoi que pense attenter l'orgueil de ton courage,
Ils ont trop de moyens de se faire obéir.
Connais-moi pour ton infortune ;
Je suis Éole, roi des vents.
Partez, mes orageux suivants,
Faites ce qu'ordonne Neptune.
ANDROMÈDE
Ô ciel !
CÉPHÉE
Ils l'ont saisie, et l'enlèvent en l'air.
PHINÉE
Ah ! Ne présumez pas ainsi me la voler :
Je vous suivrai partout malgré votre surprise.
SCÈNE VI
PERSÉE
Seigneur, un tel péril ne veut point de remise ;
Mais espérez encor, je vole à son secours,
Et vais forcer le sort à prendre un autre cours.
CÉPHÉE
Vingt amants pour Nérée en firent l'entreprise ;
Mais il n'est point d'effort que ce monstre ne brise.
Tous voulurent sauver ses attraits adorés,
Tous furent avec elle à l'instant dévorés.
PERSÉE
Le ciel aime Andromède, il veut son hyménée,
Seigneur ; et si les vents l'arrachent à Phinée,
Ce n'est que pour la rendre à quelque illustre époux
Qui soit plus digne d'elle, et plus digne de vous ;
À quelque autre par là les dieux l'ont réservée.
Vous saurez qui je suis quand je l'aurai sauvée.
Adieu : par des chemins aux hommes inconnus
Je vais mettre en effet l'oracle de Vénus.
Le temps nous est trop cher pour le perdre en paroles.
CÉPHÉE
Moi, qui ne puis former d'espérances frivoles,
Pour ne voir point courir ce grand coeur au trépas,
Je vais faire des voeux qu'on n'écoutera pas.
ACTE III
SCÈNE I
TIMANTE
Allons voir, chers amis, ce qu'elle est devenue,
La princesse, et mourir, s'il se peut, à sa vue.
CHOEUR
La voilà que ces vents achèvent d'attacher,
En infâmes bourreaux, à ce fatal rocher.
TIMANTE
Oui, c'est elle sans doute. Ah ! L'indigne spectacle !
CHOEUR
Si le ciel n'est injuste, il lui doit un miracle.
TIMANTE
Il en fera voir un, s'il en croit nos désirs.
ANDROMÈDE
Ô dieux !
TIMANTE
Avec respect écoutons ses soupirs ;
Et puissent les accents de ses premières plaintes
Porter dans tous nos coeurs de mortelles atteintes !
ANDROMÈDE
Affreuse image du trépas
Qu'un triste honneur m'avait fardée,
Surprenantes horreurs, épouvantable idée,
Qui tantôt ne m'ébranliez pas,
Que l'on vous conçoit mal quand on vous envisage
Avec un peu d'éloignement !
Qu'on vous méprise alors ! Qu'on vous brave aisément !
Mais que la grandeur de courage
Devient d'un difficile usage
Lorsqu'on touche au dernier moment !
Ici seule, et de toutes parts
À mon destin abandonnée,
Ici que je n'ai plus ni parents, ni Phinée,
Sur qui détourner mes regards,
L'attente de la mort de tout mon coeur s'empare,
Il n'a qu'elle à considérer ;
Et quoi que de ce monstre il s'ose figurer,
Ma constance qui s'y prépare
Le trouve d'autant plus barbare
Qu'il diffère à me dévorer.
Étrange effet de mes malheurs !
Mon âme traînante, abattue,
N'a qu'un moment à vivre, et ce moment me tue
À force de vives douleurs.
Ma frayeur a pour moi mille mortelles feintes,
Cependant que la mort me fuit :
Je pâme au moindre vent, je meurs au moindre bruit ;
Et mes espérances éteintes
N'attendent la fin de mes craintes
Que du monstre qui les produit.
Qu'il tarde à suivre mes désirs !
Et que sa cruelle paresse
À ce coeur dont ma flamme est encor la maîtresse
Coûte d'amers et longs soupirs !
Ô toi, dont jusqu'ici la douceur m'a suivie,
Va-t'en, souvenir indiscret ;
Et cessant de me faire un entretien secret
De ce prince qui m'a servie,
Laisse-moi sortir de la vie
Avec un peu moins de regret.
C'est assez que tout l'univers
Conspire à faire mes supplices ;
Ne les redouble point, toi qui fus mes délices,
En me montrant ce que je perds ;
Laisse-moi...
SCÈNE II
CASSIOPE
Me voici, qui seule ai fait le crime ;
Me voici, justes dieux, prenez votre victime :
S'il est quelque justice encore parmi vous,
C'est à moi seule, à moi qu'est dû votre courroux.
Punir les innocents, et laisser les coupables,
Inhumains ! Est-ce en être, est-ce en être capables ?
À moi tout le supplice, à moi tout le forfait.
Que faites-vous, cruels ? Qu'avez-vous presque fait ?
Andromède est ici votre plus rare ouvrage ;
Andromède est ici votre plus digne image ;
Elle rassemble en soi vos attraits divisés :
On vous connaîtra moins si vous la détruisez.
Ah ! Je découvre enfin d'où provient tant de haine :
Vous en êtes jaloux plus que je n'en fus vaine ;
Si vous la laissiez vivre, envieux tout-puissants,
Elle aurait plus que vous et d'autels et d'encens ;
Chacun préférerait le portrait au modèle,
Et bientôt l'univers n'adorerait plus qu'elle.
ANDROMÈDE
En l'état où je suis le sort m'est-il trop doux,
Si vous ne me donnez de quoi craindre pour vous ?
Faut-il encor ce comble à des malheurs extrêmes ?
Qu'espérez-vous, madame, à force de blasphèmes ?
CASSIOPE
Attirer et leur monstre et leur foudre sur moi ;
Mais je ne les irrite, hélas ! Que contre toi :
Sur ton sang innocent retombent tous mes crimes ;
Seule tu leur tiens lieu de mille autres victimes ;
Et pour punir ta mère ils n'ont, ces cruels dieux,
Ni monstre dans la mer, ni foudre dans les cieux.
Aussi savent-ils bien que se prendre à ta vie,
C'est percer de mon coeur la plus tendre partie ;
Que je souffre bien plus en te voyant périr,
Et qu'ils me feraient grâce en me faisant mourir.
Ma fille, c'est donc là cet heureux hyménée,
Cette illustre union par Vénus ordonnée,
Qu'avecque tant de pompe il fallait préparer,
Et que ces mêmes dieux devaient tant honorer !
Ce que nos yeux ont vu n'était-ce donc qu'un songe,
Déesse ? Ou ne viens-tu que pour dire un mensonge ?
Nous aurais-tu parlé sans l'aveu du destin ?
Est-ce ainsi qu'à nos maux le ciel trouve une fin ?
Est-ce ainsi qu'Andromède en reçoit les caresses ?
Si contre elle l'envie émeut quelques déesses,
L'amour en sa faveur n'arme-t-il point de dieux ?
Sont-ils tous devenus ou sans coeur, ou sans yeux ?
Le maître souverain de toute la nature
Pour de moindres beautés a changé de figure ;
Neptune a soupiré pour de moindres appas ;
Elle en montre à Phébus que Daphné n'avait pas ;
Et l'Amour en Psyché voyait bien moins de charmes,
Quand pour elle il daigna se blesser de ses armes.
Qui dérobe à tes yeux le droit de tout charmer,
Ma fille ? Au vif éclat qu'ils sèment dans la mer,
Les tritons amoureux, malgré leurs Néréides,
Devraient déjà sortir de leurs grottes humides,
Aux fureurs de leur monstre à l'envi s'opposer,
Contre ce même écueil eux-mêmes l'écraser,
Et de ses os brisés, de sa rage étouffée,
Au pied de ton rocher t'élever un trophée.
ANDROMÈDE
Renouveler le crime, est-ce pour les fléchir ?
Vous hâtez mon supplice au lieu de m'affranchir.
Vous appelez le monstre. Ah ! Du moins à sa vue
Quittez la vanité qui m'a déjà perdue.
Il n'est mortel ni dieu qui m'ose secourir.
Il vient : consolez-vous, et me laissez mourir.
CASSIOPE
Je le vois, c'en est fait. Parois du moins, Phinée,
Pour sauver la beauté qui t'était destinée ;
Parois, il en est temps ; viens en dépit des dieux
Sauver ton Andromède, ou périr à ses yeux ;
L'amour te le commande, et l'honneur t'en convie ;
Peux-tu, si tu la perds, aimer encor la vie ?
ANDROMÈDE
Il n'a manque d'amour, ni manque de valeur ;
Mais sans doute, madame, il est mort de douleur ;
Et comme il a du coeur et sait que je l'adore,
Il périrait ici, s'il respirait encore.
CASSIOPE
Dis plutôt que l'ingrat n'ose te mériter.
Toi donc, qui plus que lui t'osais tantôt vanter,
Viens, amant inconnu, dont la haute origine,
Si nous t'en voulons croire, est royale ou divine ;
Viens en donner la preuve, et par un prompt secours,
Fais-nous voir quelle foi l'on doit à tes discours ;
Supplante ton rival par une illustre audace ;
Viens à droit de conquête en occuper la place :
Andromède est à toi si tu l'oses gagner.
Quoi ? Lâches, le péril vous la fait dédaigner !
Il éteint en tous deux ces flammes sans secondes !
Allons, mon désespoir, jusqu'au milieu des ondes
Faire servir l'effort de nos bras impuissants
D'exemple et de reproche à leurs feux languissants ;
Faisons ce que tous deux devraient faire avec joie ;
Détournons sa fureur dessus une autre proie :
Heureuse si mon sang la pouvait assouvir !
Allons. Mais qui m'arrête ? Ah ! C'est mal me servir.
SCÈNE III
TIMANTE
Courez-vous à la mort quand on vole à votre aide ?
Voyez par quels chemins on secourt Andromède ;
Quel héros, ou quel dieu sur ce cheval ailé...
CASSIOPE
Ah ! C'est cet inconnu par mes cris appelé,
C'est lui-même, seigneur, que mon âme étonnée...
PERSÉE
Reine, voyez par là si je vaux bien Phinée,
Si j'étais moins que lui digne de votre choix,
Et si le sang des dieux cède à celui des rois.
CASSIOPE
Rien n'égale, seigneur, un amour si fidèle ;
Combattez donc pour vous en combattant pour elle :
Vous ne trouverez point de sentiments ingrats.
PERSÉE
Adorable princesse, avouez-en mon bras.
CHOEUR DE MUSIQUE
Courage, enfant des dieux ! Elle est votre conquête ;
Et jamais amant ni guerrier
Ne vit ceindre sa tête
D'un si beau myrte ou d'un si beau laurier.
UNE VOIX
Andromède est le prix qui suit votre victoire :
Combattez, combattez ;
Et vos plaisirs et votre gloire
Rendront jaloux les dieux dont vous sortez.
LE CHOEUR
Courage, enfant des dieux ! Elle est votre conquête ;
Et jamais amant ni guerrier
Ne vit ceindre sa tête
D'un si beau myrte ou d'un si beau laurier.
TIMANTE
Voyez de quel effet notre attente est suivie,
Madame : elle est sauvée, et le monstre est sans vie.
PERSÉE
Rendez grâces au dieu qui m'en a fait vainqueur.
CASSIOPE
Ô ciel ! Que ne vous puis-je assez ouvrir mon coeur !
L'oracle de Vénus enfin s'est fait entendre :
Voilà ce dernier choix qui nous devait tout rendre ;
Et vous êtes, seigneur, l'incomparable époux
Par qui le sang des dieux se doit joindre avec nous.
Ne pense plus, ma fille, à ton ingrat Phinée :
C'est à ce grand héros que le sort t'a donnée ;
C'est pour lui que le ciel te destine aujourd'hui ;
Il est digne de toi, rends-toi digne de lui.
PERSÉE
Il faut la mériter par mille autres services ;
Un peu d'espoir suffit pour de tels sacrifices.
Princesse, cependant quittez ces tristes lieux,
Pour rendre à votre cour tout l'éclat de vos yeux.
Ces vents, ces mêmes vents qui vous ont enlevée,
Vont rendre de tout point ma victoire achevée :
L'ordre que leur prescrit mon père Jupiter
Jusqu'en votre palais les force à vous porter,
Les force à vous remettre où tantôt leur surprise...
ANDROMÈDE
D'une frayeur mortelle à peine encor remise,
Pardonnez, grand héros, si mon étonnement
N'a pas la liberté d'aucun remercîment.
PERSÉE
Venez, tyrans des mers, réparer votre crime,
Venez restituer cette illustre victime ;
Méritez votre grâce, impétueux mutins,
Par votre obéissance au maître des destins.
CASSIOPE
Peuple, qu'à pleine voix l'allégresse publique
Après un tel miracle en triomphe s'explique,
Et fasse retentir sur ce rivage heureux
L'immortelle valeur d'un bras si généreux.
CHOEUR
Le monstre est mort, crions victoire,
Victoire tous, victoire à pleine voix ;
Que nos campagnes et nos bois
Ne résonnent que de sa gloire.
Princesse, elle vous donne enfin l'illustre époux
Qui seul était digne de vous.
Vous êtes sa digne conquête.
Victoire tous, victoire à son amour !
C'est lui qui nous rend ce beau jour,
C'est lui qui calme la tempête ;
Et c'est lui qui vous donne enfin l'illustre époux
Qui seul était digne de vous.
CASSIOPE
Dieux ! J'étais sur ces bords immobile de joie.
Allons voir où ces vents ont reporté leur proie,
Embrasser ce vainqueur, et demander au roi
L'effet du juste espoir qu'il a reçu de moi.
SCÈNE IV
CYMODOCE
Ainsi notre colère est de tout point bravée ;
Ainsi notre victime à nos yeux enlevée
Va croître les douceurs de ses contentements
Par le juste mépris de nos ressentiments.
ÉPHYRE
Toute notre fureur, toute notre vengeance
Semble avec son destin être d'intelligence,
N'agir qu'en sa faveur ; et ses plus rudes coups
Ne font que lui donner un plus illustre époux.
CYDIPPE
Le sort, qui jusqu'ici nous a donné le change,
Immole à ses beautés le monstre qui nous venge ;
Du même sacrifice, et dans le même lieu,
De victime qu'elle est, elle devient le dieu.
Cessons dorénavant, cessons d'être immortelles,
Puisque les immortels trahissent nos querelles,
Qu'une beauté commune est plus chère à leurs yeux ;
Car son libérateur est sans doute un des dieux.
Autre qu'un dieu n'eût pu nous ôter cette proie
Autre qu'un dieu n'eût pu prendre une telle voie ;
Et ce cheval ailé fût péri mille fois,
Avant que de voler sous un indigne poids.
CYMODOCE
Oui, c'est sans doute un dieu qui vient de la défendre :
Mais il n'est pas, mes soeurs, encor temps de nous rendre ;
Et puisqu'un dieu pour elle ose nous outrager,
Il faut trouver aussi des dieux à nous venger.
Du sang de notre monstre encore toutes teintes,
Au palais de Neptune allons porter nos plaintes,
Lui demander raison de l'immortel affront
Qu'une telle défaite imprime à notre front.
CYDIPPE
Je crois qu'il nous prévient ; les ondes en bouillonnent ;
Les conques des tritons dans ces rochers résonnent :
C'est lui-même, parlons.
SCÈNE V
NEPTUNE
Je sais vos déplaisirs,
Mes filles ; et je viens au bruit de vos soupirs,
De l'affront qu'on vous fait plus que vous en colère.
C'est moi que tyrannise un superbe de frère,
Qui dans mon propre état m'osant faire la loi,
M'envoie un de ses fils pour triompher de moi.
Qu'il règne dans le ciel, qu'il règne sur la terre ;
Qu'il gouverne à son gré l'éclat de son tonnerre ;
Que même du destin il soit indépendant ;
Mais qu'il me laisse à moi gouverner mon trident.
C'est bien assez pour lui d'un si grand avantage,
Sans me venir braver encor dans mon partage.
Après cet attentat sur l'empire des mers,
Même honte à leur tour menace les enfers ;
Aussi leur souverain prendra notre querelle :
Je vais l'intéresser avec Junon pour elle ;
Et tous trois, assemblant notre pouvoir en un,
Nous saurons bien dompter notre tyran commun.
Adieu : consolez-vous, nymphes trop outragées ;
Je périrai moi-même, ou vous serez vengées ;
Et j'ai su du destin, qui se ligue avec nous,
Qu'Andromède ici-bas n'aura jamais d'époux.
CYMODOCE
Après le doux espoir d'une telle promesse,
Reprenons, chères soeurs, une entière allégresse.
ACTE IV
SCÈNE I
PERSÉE
Que me permettez-vous, madame, d'espérer ?
Mon amour jusqu'à vous a-t-il lieu d'aspirer ?
Et puis-je, en cette illustre et charmante journée,
Prétendre jusqu'au coeur que possédait Phinée ?
ANDROMÈDE
Laissez-moi l'oublier, puisqu'on me donne à vous ;
Et s'il l'a possédé, n'en soyez point jaloux.
Le choix du roi l'y mit, le choix du roi l'en chasse ;
Ce même choix du roi vous y donne sa place ;
N'exigez rien de plus : je ne sais point haïr,
Je ne sais point aimer, mais je sais obéir :
Je sais porter ce coeur à tout ce qu'on m'ordonne,
Il suit aveuglément la main qui vous le donne :
De sorte, grand héros, qu'après le choix du roi,
Ce que vous demandez est plus à vous qu'à moi.
PERSÉE
Que je puisse abuser ainsi de sa puissance !
Hasarder vos plaisirs sur votre obéissance !
Et de libérateur de vos rares beautés
M'élever en tyran dessus vos volontés !
Princesse, mon bonheur vous aurait mal servie,
S'il vous faisait esclave en vous rendant la vie,
Et s'il n'avait sauvé des jours si précieux
Que pour les attacher sous un joug odieux.
C'est aux courages bas, c'est aux amants vulgaires,
À faire agir pour eux l'autorité des pères.
Souffrez à mon amour des chemins différents.
J'ai vu parler pour moi les dieux et vos parents ;
Je sens que mon espoir s'enfle de leur suffrage ;
Mais je n'en veux enfin tirer autre avantage
Que de pouvoir ici faire hommage à vos yeux
Du choix de vos parents et du vouloir des dieux.
Ils vous donnent à moi, je vous rends à vous-même ;
Et comme enfin c'est vous, et non pas moi, que j'aime,
J'aime mieux m'exposer à perdre un bien si doux,
Que de vous obtenir d'un autre que vous.
Je garde cet espoir et hasarde le reste,
Et me soit votre choix ou propice ou funeste,
Je bénirai l'arrêt qu'en feront vos désirs,
Si ma mort vous épargne un peu de déplaisirs.
Remplissez mon espoir ou trompez mon attente,
Je mourrai sans regret, si vous vivez contente ;
Et mon trépas n'aura que d'aimables moments,
S'il vous ôte un obstacle à vos contentements.
ANDROMÈDE
C'est trop d'être vainqueur dans la même journée
Et de ma retenue et de ma destinée.
Après que par le roi vos voeux sont exaucés,
Vous parler d'obéir c'était vous dire assez ;
Mais vous voulez douter, afin que je m'explique,
Et que votre victoire en devienne publique.
Sachez donc...
PERSÉE
Non, madame : où j'ai tant d'intérêt,
Ce n'est pas devant moi qu'il faut faire l'arrêt.
L'excès de vos bontés pourrait en ma présence
Faire à vos sentiments un peu de violence :
Ce bras vainqueur du monstre, et qui vous rend le jour,
Pourrait en ma faveur séduire votre amour ;
La pitié de mes maux pourrait même surprendre
Ce coeur trop généreux pour s'en vouloir défendre ;
Et le moyen qu'un coeur ou séduit ou surpris
Fût juste en ses faveurs, ou juste en ses mépris ?
De tout ce que j'ai fait ne voyez que ma flamme ;
De tout ce qu'on vous dit ne croyez que votre âme ;
Ne me répondez point, et consultez-la bien ;
Faites votre bonheur sans aucun soin du mien :
Je lui voudrais du mal s'il retranchait du vôtre,
S'il vous pouvait coûter un soupir pour quelque autre,
Et si quittant pour moi quelques destins meilleurs,
Votre devoir laissait votre tendresse ailleurs.
Je vous le dis encor dans ma plus douce attente,
Je mourrai trop content si vous vivez contente,
Et si l'heur de ma vie ayant sauvé vos jours,
La gloire de ma mort assure vos amours.
Adieu : je vais attendre ou triomphe ou supplice,
L'un comme effet de grâce, et l'autre de justice.
ANDROMÈDE
À ces profonds respects qu'ici vous me rendez
Je ne réplique point, vous me le défendez ;
Mais quoique votre amour me condamne au silence,
Je vous dirai, seigneur, malgré votre défense,
Qu'un héros tel que vous ne saurait ignorer
Qu'ayant tout mérité, l'on doit tout espérer.
SCÈNE II
ANDROMÈDE
Nymphes, l'auriez-vous cru, qu'en moins d'une journée
J'aimasse de la sorte un autre que Phinée ?
Le roi l'a commandé, mais de mon sentiment
Je m'offrais en secret à son commandement.
Ma flamme impatiente invoquait sa puissance,
Et courait au-devant de mon obéissance.
Je fais plus : au seul nom de mon premier vainqueur,
L'amour à la colère abandonne mon coeur ;
Et ce captif rebelle, ayant brisé sa chaîne,
Va jusques au dédain, s'il ne passe à la haine.
Que direz-vous d'un change et si prompt et si grand,
Qui dans ce même coeur moi-même me surprend ?
AGLANTE.
Que pour faire un bonheur promis par tant d'oracles,
Cette grande journée est celle des miracles,
Et qu'il n'est pas aux dieux besoin de plus d'effort
À changer votre coeur qu'à changer votre sort.
Cet empire absolu qu'ils ont dessus nos âmes
Éteint comme il leur plaît et rallume nos flammes,
Et verse dans nos coeurs, pour se faire obéir,
Des principes secrets d'aimer et de haïr.
Nous en voyions au vôtre en cette haute estime
Que vous nous témoigniez pour ce bras magnanime ;
Au défaut de l'amour que Phinée emportait,
Il lui donnait dès lors tout ce qui lui restait ;
Dès lors ces mêmes dieux, dont l'ordre s'exécute,
Le penchaient du côté qu'ils préparaient sa chute,
Et cette haute estime attendant ce beau jour
N'était qu'un beau degré pour monter à l'amour.
CÉPHALIE
Un digne amour succède à cette haute estime :
Si je puis toutefois vous le dire sans crime,
C'est hasarder beaucoup que croire entièrement
L'impétuosité d'un si prompt changement.
Comme pour vous Phinée eut toujours quelques charmes,
Peut-être il ne lui faut qu'un soupir et deux larmes
Pour dissiper un peu de cette avidité
Qui d'un si gros torrent suit la rapidité.
Deux amants que sépare une légère offense
Rentrent d'un seul coup d'oeil en pleine intelligence.
Vous reverrez en lui ce qui le fit aimer,
Les mêmes qualités qu'il vous plut estimer...
ANDROMÈDE
Et j'y verrai de plus cette âme lâche et basse
Jusqu'à m'abandonner à toute ma disgrâce ;
Cet ingrat trop aimé qui n'osa me sauver,
Qui me voyant périr, voulut se conserver,
Et crut s'être acquitté devant ce que nous sommes,
En querellant les dieux et menaçant les hommes.
S'il eût... Mais le voici : voyons si ses discours
Rompront de ce torrent ou grossiront le cours.
SCÈNE III
PHINÉE
Sur un bruit qui m'étonne, et que je ne puis croire,
Madame, mon amour, jaloux de votre gloire,
Vient savoir s'il est vrai que vous soyez d'accord,
Par un change honteux, de l'arrêt de ma mort.
Je ne suis point surpris que le roi, que la reine,
Suivent les mouvements d'une faiblesse humaine :
Tout ce qui me surprend, ce sont vos volontés.
On vous donne à Persée, et vous y consentez !
Et toute votre foi demeure sans défense,
Alors que de mon bien on fait sa récompense !
ANDROMÈDE
Oui, j'y consens, Phinée, et j'y dois consentir ;
Et quel que soit ce bien qu'il a su garantir,
Sans vous faire injustice on en fait son salaire,
Quand il a fait pour moi ce que vous deviez faire.
De quel front osez-vous me nommer votre bien,
Vous qu'on a vu tantôt n'y prétendre plus rien ?
Quoi ? Vous consentirez qu'un monstre me dévore,
Et ce monstre étant mort je suis à vous encore !
Quand je sors de péril vous revenez à moi !
Vous avez de l'amour, et je vous dois ma foi !
C'était de sa fureur qu'il me fallait défendre,
Si vous vouliez garder quelque droit d'y prétendre :
Ce demi-dieu n'a fait, quoi que vous prétendiez,
Que m'arracher au monstre à qui vous me cédiez.
Quittez donc cette vaine et téméraire idée ;
Ne me demandez plus, quand vous m'avez cédée.
Ce doit être pour vous même chose aujourd'hui,
Ou de me voir au monstre, ou de me voir à lui.
PHINÉE
Qu'ai-je oublié pour vous de ce que j'ai pu faire ?
N'ai-je pas des dieux même attiré la colère ?
Lorsque je vis Éole armé pour m'en punir,
Fut-il en mon pouvoir de vous mieux retenir ?
N'eurent-ils pas besoin d'un éclat de tonnerre,
Ses ministres ailés, pour me jeter par terre ?
Et voyant mes efforts avorter sans effets,
Quels pleurs n'ai-je versés, et quels voeux n'ai-je faits ?
ANDROMÈDE
Vous avez donc pour moi daigné verser des larmes,
Lorsque pour me défendre un autre a pris les armes !
Et dedans mon péril vos sentiments ingrats
S'amusaient à des voeux quand il fallait des bras !
PHINÉE
Que pouvais-je de plus, ayant vu pour Nérée
De vingt amants armés la troupe dévorée ?
Devais-je encor promettre un succès à ma main,
Qu'on voyait au-dessus de tout l'effort humain ?
Devais-je me flatter de l'espoir d'un miracle ?
ANDROMÈDE
Vous deviez l'espérer sur la foi d'un oracle :
Le ciel l'avait promis par un arrêt si doux !
Il l'a fait par un autre, et l'aurait fait par vous.
Mais quand vous auriez cru votre perte assurée,
Du moins ces vingt amants dévorés pour Nérée
Vous laissaient un exemple et noble et glorieux,
Si vous n'eussiez pas craint de périr à mes yeux.
Ils voyaient de leur mort la même certitude ;
Mais avec plus d'amour et moins d'ingratitude,
Tous voulurent mourir pour leur objet mourant.
Que leur amour du vôtre était bien différent !
L'effort de leur courage a produit vos alarmes,
Vous a réduit aux voeux, vous a réduit aux larmes ;
Et quoique plus heureuse en un semblable sort,
Je vois d'un oeil jaloux la gloire de sa mort.
Elle avait vingt amants qui voulurent la suivre,
Et je n'en avais qu'un, qui m'a voulu survivre.
Encor ces vingt amants, qui vous ont alarmé,
N'étaient pas tous aimés, et vous étiez aimé :
Ils n'avoient la plupart qu'une faible espérance,
Et vous aviez, Phinée, une entière assurance ;
Vous possédiez mon coeur, vous possédiez ma foi ;
N'était-ce point assez pour mourir avec moi ?
Pouviez-vous ? ...
PHINÉE
Ah ! De grâce, imputez-moi, madame,
Les crimes les plus noirs dont soit capable une âme ;
Mais ne soupçonnez point ce malheureux amant
De vous pouvoir jamais survivre un seul moment.
J'épargnais à mes yeux un funeste spectacle,
Où mes bras impuissants n'avoient pu mettre obstacle,
Et tenais ma main prête à servir ma douleur
Au moindre et premier bruit qu'eût fait votre malheur.
ANDROMÈDE
Et vos respects trouvaient une digne matière
À me laisser l'honneur de périr la première !
Ah ! C'était à mes yeux qu'il fallait y courir,
Si vous aviez pour moi cette ardeur de mourir.
Vous ne me deviez pas envier cette joie
De voir offrir au monstre une première proie ;
Vous m'auriez de la mort adouci les horreurs,
Vous m'auriez fait du monstre adorer les fureurs ;
Et lui voyant ouvrir ce gouffre épouvantable,
Je l'aurais regardé comme un port favorable,
Comme un vivant sépulcre où mon coeur amoureux
Eût brûlé de rejoindre un amant généreux.
J'aurais désavoué la valeur de Persée ;
En me sauvant la vie il m'aurait offensée ;
Et de ce même bras qu'il m'aurait conservé
Je vous immolerais ce qu'il m'aurait sauvé.
Ma mort aurait déjà couronné votre perte,
Et la bonté du ciel ne l'aurait pas soufferte ;
C'est à votre refus que les dieux ont remis
En de plus dignes mains ce qu'ils m'avoient promis.
Mon coeur eût mieux aimé le tenir de la vôtre ;
Mais je vis par un autre, et vivrai pour un autre.
Vous n'avez aucun lieu d'en devenir jaloux,
Puisque sur ce rocher j'étais morte pour vous.
Qui pouvait le souffrir peut me voir sans envie
Vivre pour un héros de qui je tiens la vie ;
Et quand l'amour encor me parlerait pour lui,
Je ne puis disposer des conquêtes d'autrui.
Adieu.
SCÈNE IV
PHINÉE
Vous voulez donc que j'en fasse la mienne,
Cruelle, et que ma foi de mon bras vous obtienne ?
Eh bien ! Nous l'irons voir, ce bienheureux vainqueur,
Qui triomphant d'un monstre, a dompté votre coeur.
C'était trop peu pour lui d'une seule victoire,
S'il n'eût dedans ce coeur triomphé de ma gloire !
Mais si sa main au monstre arrache un bien si cher,
La mienne à son bonheur saura bien l'arracher ;
Et vainqueur de tous deux en une seule tête,
De ce qui fut mon bien je ferai ma conquête.
La force me rendra ce que ne peut l'amour.
Allons-y, chers amis, et montrons dès ce jour...
AMMON
Seigneur, auparavant d'une âme plus remise
Daignez voir le succès d'une telle entreprise.
Savez-vous que Persée est fils de Jupiter,
Et qu'ainsi vous avez le foudre à redouter ?
PHINÉE
Je sais que Danaé fut son indigne mère :
L'or qui plut dans son sein l'y forma d'adultère ;
Mais le pur sang des rois n'est pas moins précieux
Ni moins chéri du ciel que les crimes des dieux.
AMMON
Mais vous ne savez pas, seigneur, que son épée
De l'horrible Méduse a la tête coupée,
Que sous son bouclier il la porte en tous lieux,
Et que c'est fait de vous, s'il en frappe vos yeux.
PHINÉE
On dit que ce prodige est pire qu'un tonnerre,
Qu'il ne faut que le voir pour n'être plus que pierre,
Et que naguère Atlas, qui ne s'en put cacher,
À cet aspect fatal devint un grand rocher.
Soit une vérité, soit un conte, n'importe ;
Si la valeur ne peut, que le nombre l'emporte.
Puisque Andromède enfin voulait me voir périr,
Ou triompher d'un monstre afin de l'acquérir,
Que fière de se voir l'objet de tant d'oracles,
Elle veut que pour elle on fasse des miracles,
Cette tête est un monstre aussi bien que celui
Dont cet heureux rival la délivre aujourd'hui ;
Et nous aurons ainsi dans un seul adversaire
Et monstres à combattre, et miracles à faire.
Peut-être quelques dieux prendront notre parti,
Quoique de leur monarque il se dise sorti ;
Et Junon pour le moins prendra notre querelle
Contre l'amour furtif d'un époux infidèle.
SCÈNE V
JUNON
N'en doute point, Phinée, et cesse d'endurer.
PHINÉE
Elle-même paraît pour nous en assurer.
JUNON
Je ne serai pas seule : ainsi que moi Neptune
S'intéresse en ton infortune ;
Et déjà la noire Alecton,
Du fond des enfers déchaînée,
A, par les ordres de Pluton,
De mille coeurs pour toi la fureur mutinée :
Fort de tant de seconds, ose, et sers mon courroux
Contre l'indigne sang de mon perfide époux.
PHINÉE
Nous te suivons, déesse ; et dessous tes auspices
Nous franchirons sans peur les plus noirs précipices.
Que craindrons-nous, amis ? Nous avons dieux pour dieux,
Oracle pour oracle ; et la faveur des cieux,
D'un contre-poids égal dessus nous balancée,
N'est pas entièrement du côté de Persée.
JUNON
Je te le dis encore, ose, et sers mon courroux
Contre l'indigne sang de mon perfide époux.
AMMON
Sous tes commandements nous y courons, déesse,
Le coeur plein d'espérance, et l'âme d'allégresse.
Allons, seigneur, allons assembler vos amis ;
Courons au grand succès qu'elle vous a promis :
Aussi bien le roi vient, il faut quitter la place,
De peur...
PHINÉE
Non, demeurez pour voir ce qui se passe ;
Et songez à m'en faire un fidèle rapport,
Tandis que je m'apprête à cet illustre effort.
SCÈNE VI
TIMANTE
Seigneur, le souvenir des plus âpres supplices,
Quand un tel bien les suit, n'a jamais que délices.
Si d'un mal sans pareil nous nous vîmes surpris,
Nous bénissons le ciel d'un tel mal à ce prix ;
Et voyant quel époux il donne à la princesse,
La douleur s'en termine en ces chants d'allégresse.
CHOEUR
Vivez, vivez, heureux amants,
Dans les douceurs que l'amour vous inspire ;
Vivez heureux, et vivez si longtemps,
Qu'au bout d'un siècle entier on puisse encor vous dire :
« vivez, heureux amants. »
Que les plaisirs les plus charmants
Fassent les jours d'une si belle vie ;
Qu'ils soient sans tache, et que tous leurs moments
Fassent redire même à la voix de l'envie :
« vivez, heureux amants. »
Que les peuples les plus puissants
Dans nos souhaits à pleins voeux nous secondent ;
Qu'aux dieux pour vous ils prodiguent l'encens,
Et des bouts de la terre à l'envi nous répondent :
« vivez, heureux amants. »
CÉPHÉE
Allons, amis, allons, dans ce comble de joie,
Rendre grâces au ciel de l'heur qu'il nous envoie.
Allons dedans le temple avecque mille voeux
De cet illustre hymen achever les beaux noeuds.
Allons sacrifier à Jupiter son père,
Le prier de souffrir ce que nous pensons faire,
Et ne s'offenser pas que ce noble lien
Fasse un mélange heureux de son sang et du mien.
CASSIOPE
Souffrez qu'auparavant par d'autres sacrifices
Nous nous rendions des eaux les déités propices.
Neptune est irrité ; les nymphes de la mer
Ont de nouveaux sujets encor de s'animer ;
Et comme mon orgueil fit naître leur colère,
Par mes submissions je dois les satisfaire.
Sur leurs sables, témoins de tant de vanités,
Je vais sacrifier à leurs divinités ;
Et conduisant ma fille à ce même rivage,
De ces mêmes beautés leur rendre un plein hommage,
Joindre nos voeux au sang des taureaux immolés,
Puis nous vous rejoindrons au temple où vous allez.
PERSÉE
Souffrez qu'en même temps de ma fière marâtre
Je tâche d'apaiser la haine opiniâtre ;
Qu'un pareil sacrifice et de semblables voeux
Tirent d'elle l'aveu qui peut me rendre heureux.
Vous savez que Junon à ce lien préside,
Que sans elle l'hymen marche d'un pied timide,
Et que sa jalousie aime à persécuter
Quiconque ainsi que moi sort de son Jupiter.
CÉPHÉE
Je suis ravi de voir qu'au milieu de vos flammes
De si dignes respects règnent dessus vos âmes.
Allez, j'immolerai pour vous à Jupiter,
Et je ne vois plus rien enfin à redouter.
Des dieux les moins bénins l'éternelle puissance
Ne veut de nous qu'amour et que reconnaissance ;
Et jamais leur courroux ne montre de rigueurs
Que n'abatte aussitôt l'abaissement des coeurs.
ACTE V
SCÈNE I
AMMON
Vos amis assemblés brûlent tous de vous suivre,
Et Junon dans son temple entre vos mains le livre.
Ce rival, presque seul au pied de son autel,
Semble attendre à genoux l'honneur du coup mortel.
Là, comme la déesse agréera la victime,
Plus les lieux seront saints, moindre en sera le crime ;
Et son aveu changeant de nom à l'attentat,
Ce sera sacrifice au lieu d'assassinat.
PHINÉE
Que me sert que Junon, que Neptune propice,
Que tous les dieux ensemble aiment ce sacrifice,
Si la seule déesse à qui je fais des voeux
Ne m'en voit que d'un oeil d'autant plus rigoureux,
Et si ce coup, sensible au coeur de l'inhumaine,
D'un injuste mépris fait une juste haine ?
Ami, quelque fureur qui puisse m'agiter,
Je cherche à l'acquérir, et non à l'irriter ;
Et m'immoler l'objet de sa nouvelle flamme,
Ce n'est pas le chemin de rentrer dans son âme.
AMMON
Mais, seigneur, vous touchez à ce moment fatal
Qui pour jamais la donne à cet heureux rival.
En cette extrémité que prétendez-vous faire ?
PHINÉE
Tout, hormis l'irriter ; tout, hormis lui déplaire :
Soupirer à ses pieds, pleurer à ses genoux,
Trembler devant sa haine, adorer son courroux.
AMMON
Quittez, quittez, seigneur, un respect si funeste ;
Ôtez-vous ce rival, et hasardez le reste :
En dût-elle à jamais dédaigner vos soupirs,
La vengeance elle seule a de si doux plaisirs...
PHINÉE
N'en cherchons les douceurs, ami, que les dernières.
Rarement un amant les peut goûter entières ;
Et quand de sa vengeance elles sont tout le fruit,
Ce sont fausses douceurs que l'amertume suit.
La mort de son rival, les pleurs de son ingrate,
Ont bien je ne sais quoi qui dans l'abord le flatte ;
Mais de ce cher objet s'en voyant plus haï,
Plus il s'en est flatté, plus il s'en croit trahi.
Sous d'éternels regrets son âme est abattue,
Et sa propre vengeance incessamment le tue.
Ce n'est pas que je veuille enfin la négliger :
Si je ne puis fléchir, je cours à me venger ;
Mais souffre à mon amour, mais souffre à ma faiblesse
Encore un peu d'effort auprès de ma princesse.
Un amant véritable espère jusqu'au bout,
Tant qu'il voit un moment qui peut lui rendre tout.
L'inconstante, peut-être encor toute étonnée,
N'était pas bien à soi quand elle s'est donnée ;
Et la reconnaissance a fait plus que l'amour
En faveur d'une main qui lui rendait le jour.
Au sortir du péril, pâle encore et tremblante,
L'image de la mort devant les yeux errante,
Elle a cru tout devoir à son libérateur ;
Mais souvent le devoir ne donne pas le coeur ;
Il agit rarement sans un peu d'imposture,
Et fait peu de présents dont ce coeur ne murmure.
Peut-être, ami, peut-être après ce grand effroi
Son amour en secret aura parlé pour moi :
Les traits mal effacés de tant d'heureux services,
Les douceurs d'un beau feu qui furent ses délices,
D'un regret amoureux touchant son souvenir,
Auront en ma faveur surpris quelque soupir,
Qui s'échappant d'un coeur qu'elle force à ma perte,
M'en aura pu laisser la porte encore ouverte.
Ah ! Si ce triste hymen se pouvait éloigner !
AMMON
Quoi ? Vous voulez encor vous faire dédaigner ?
Sous ce honteux espoir votre fureur se dompte ?
PHINÉE
Que veux-tu ? Ne sois point le témoin de ma honte :
Andromède revient ; va trouver nos amis,
Va préparer leurs bras à ce qu'ils m'ont promis.
Ou mes nouveaux respects fléchiront l'inhumaine,
Ou ses nouveaux mépris animeront ma haine ;
Et tu verras mes feux, changés en juste horreur,
Armer mes désespoirs, et hâter ma fureur.
AMMON
Je vous plains ; mais enfin j'obéis, et vous laisse.
SCÈNE II
PHINÉE
Une seconde fois, adorable princesse,
Malgré de vos rigueurs l'impérieuse loi...
ANDROMÈDE
Quoi ? Vous voyez la reine, et vous parlez à moi !
PHINÉE
C'est de vous seule aussi que j'ai droit de me plaindre :
Je serais trop heureux de la voir vous contraindre,
Et n'accuserais plus votre infidélité,
Si vous vous excusiez sur son autorité.
Au nom de cette amour autrefois si puissante,
Aidez un peu la mienne à vous faire innocente :
Dites-moi que votre âme à regret obéit,
Qu'un rigoureux devoir malgré vous me trahit ;
Donnez-moi lieu de dire : « elle-même elle en pleure,
Elle change forcée, et son coeur me demeure ; »
Et soudain, de la reine embrassant les genoux,
Vous m'y verrez mourir sans me plaindre de vous.
Mais que lui puis-je, hélas ! Demander pour remède,
Quand la main qui me tue est celle d'Andromède,
Et que son coeur léger ne court au changement
Qu'avec la vanité d'y courir justement ?
CASSIOPE
Et quel droit sur ce coeur pouvait garder Phinée,
Quand Persée a trouvé la place abandonnée,
Et n'a fait autre chose, en prenant son parti,
Que s'emparer d'un lieu dont vous étiez sorti ?
Mais sorti, le dirai-je, et pourrez-vous l'entendre ?
Oui, sorti lâchement, de peur de le défendre.
Ainsi nous n'avons fait que le récompenser
D'un bien où votre bras venait de renoncer,
Que vous cédiez au monstre, à lui-même, à tout autre
:
Si c'est une injustice, examinons la vôtre.
La voyant exposée aux rigueurs de son sort,
Vous vous étiez déjà consolé de sa mort ;
Et quand par un héros le ciel l'a garantie,
Vous ne vous pouvez plus consoler de sa vie.
PHINÉE
Ah ! Madame...
CASSIOPE
Eh bien ! Soit, vous avez soupiré
Autant que l'a pu faire un coeur désespéré.
Jamais aucun tourment n'égala votre peine ;
Certes, quelque douleur dont votre âme fût pleine,
Ce désespoir illustre et ces nobles regrets
Lui devaient un peu plus que des soupirs secrets.
À ce défaut, Persée...
PHINÉE
Ah ! C'en est trop, madame ;
Ce nom rend, malgré moi, la fureur à mon âme :
Je me force au respect ; mais toujours le vanter,
C'est me forcer moi-même à ne rien respecter.
Qu'a-t-il fait, après tout, si digne de vous plaire,
Qu'avec un tel secours tout autre n'eût pu faire ?
Et tout héros qu'il est, qu'eût-il osé pour vous,
S'il n'eût eu que sa flamme et son bras comme nous ?
Mille et mille auraient fait des actions plus belles,
Si le ciel comme à lui leur eût prêté des ailes ;
Et vous les auriez vus encor plus généreux,
S'ils eussent vu le monstre et le péril sous eux :
On s'expose aisément quand on n'a rien à craindre.
Combattre un ennemi qui ne pouvait l'atteindre,
Voir sa victoire sûre et daigner l'accepter,
C'est tout le rare exploit dont il se peut vanter ;
Et je ne comprends point ni quelle en est la gloire,
Ni quel grand prix mérite une telle victoire.
CASSIOPE
Et votre aveuglement sera bien moins compris,
Qui d'un sujet d'estime en fait un de mépris.
Le ciel, qui mieux que nous connaît ce que nous sommes,
Mesure ses faveurs au mérite des hommes ;
Et d'un pareil secours vous auriez eu l'appui,
S'il eût pu voir en vous mêmes vertus qu'en lui.
Ce sont grâces d'en haut rares et singulières,
Qui n'en descendent point pour des âmes vulgaires ;
Ou pour en mieux parler, la justice des cieux
Garde ce privilège au digne sang des dieux :
C'est par là que leur roi vient d'avouer sa race.
ANDROMÈDE
Je dirai plus, Phinée ; et pour vous faire grâce,
Je veux ne rien devoir à cet heureux secours
Dont ce vaillant guerrier a conservé mes jours ;
Je veux fermer les yeux sur toute cette gloire,
Oublier mon péril, oublier sa victoire,
Et quel qu'en soit enfin le mérite ou l'éclat,
Ne juger entre vous que depuis le combat.
Voyez ce qu'il a fait, lorsque après ces alarmes,
Me voyant toute acquise au bonheur de ses armes,
Ayant pour lui les dieux, ayant pour lui le roi,
Dans sa victoire même il s'est vaincu pour moi.
Il m'a sacrifié tout ce haut avantage ;
De toute sa conquête il m'a fait un hommage ;
Il m'en a fait un don ; et fort de tant de voix,
Au péril de tout perdre, il met tout à mon choix :
Il veut tenir pour grâce un si juste salaire ;
Il réduit son bonheur à ne me point déplaire ;
Préférant mes refus, préférant son trépas
À l'effet de ses voeux qui ne me plairait pas.
En usez-vous de même ? Et votre violence
Garde-t-elle pour moi la même déférence ?
Vous avez contre vous et les dieux et le roi,
Et vous voulez encor m'obtenir malgré moi !
Sous ombre d'une foi qui se tient en réserve,
Je dois à votre amour ce qu'un autre conserve ;
À moins que d'être ingrate à mon libérateur,
À moins que d'adorer un lâche adorateur,
Que d'être à mes parents, aux dieux mêmes rebelle,
Vous crierez après moi sans cesse : « à l'infidèle ! »
C'était aux yeux du monstre, au pied de ce rocher,
Que l'effet de ma foi se devait rechercher ;
Mon âme, encor pour vous de même ardeur pressée,
Vous eût tendu la main au mépris de Persée,
Et cru plus glorieux qu'on m'eût vue aujourd'hui
Expirer avec vous que régner avec lui.
Mais puisque vous m'avez envié cette joie,
Cessez de m'envier ce que le ciel m'envoie ;
Et souffrez que je tâche enfin à mériter,
Au refus de Phinée, un fils de Jupiter.
PHINÉE
Je perds donc temps, madame, et votre âme obstinée
N'a plus amour, ni foi, ni pitié pour Phinée ?
Un peu de vanité qui flatte vos parents,
Et d'un rival adroit les respects apparents,
Font plus en un moment, avec leurs artifices,
Que n'ont fait en six ans ma flamme et mes services ?
Je ne vous dirai point que de pareils respects
À tout autre que vous pourraient être suspects,
Que qui peut se priver de la personne aimée
N'a qu'une ardeur civile et fort mal allumée,
Que dans ma violence on doit voir plus d'amour :
C'est un présent des cieux, faites-lui votre cour ;
Plus fidèle qu'à moi, tenez-lui mieux parole :
J'en vais rougir pour vous, cependant qu'il me vole ;
Mais ce rival peut-être, après m'avoir volé,
Ne sera pas toujours sur ce cheval ailé.
ANDROMÈDE
Il n'en a pas besoin s'il n'a que vous à craindre.
PHINÉE
Il peut avec le temps être le plus à plaindre.
ANDROMÈDE
Il porte à son côté de quoi l'en garantir.
PHINÉE
Vous l'attendez ici, je vais l'en avertir.
CASSIOPE
Son amour peut sans vous nous rendre cet office.
PHINÉE
Le mien s'efforcera pour ce dernier service.
Vous pouvez cependant divertir vos esprits
À rendre compte au roi de vos justes mépris.
SCÈNE III
CÉPHÉE
Que faisait là Phinée ? Est-il si téméraire
Que ce que font les dieux il pense à le défaire ?
CASSIOPE
Après avoir prié, soupiré, menacé,
Il vous a vu, seigneur, et l'orage a passé.
CÉPHÉE
Et vous prêtiez l'oreille à ses discours frivoles ?
CASSIOPE
Un amant qui perd tout peut perdre des paroles ;
Et l'écouter sans trouble et sans rien hasarder,
C'est la moindre faveur qu'on lui puisse accorder.
Mais, seigneur, dites-nous si Jupiter propice
Se déclare en faveur de votre sacrifice,
Si de notre famille il se rend le soutien,
S'il consent l'union de notre sang au sien.
CÉPHÉE
Jamais les feux sacrés et la mort des victimes
N'ont daigné mieux répondre à des voeux légitimes.
Tous auspices heureux ; et le grand Jupiter
Par des signes plus clairs ne pouvait l'accepter,
À moins qu'y joindre encor l'honneur de sa présence,
Et de sa propre bouche assurer l'alliance.
CASSIOPE
Les nymphes de la mer nous en ont fait autant ;
Toutes ont hors des flots paru presque à l'instant ;
Et leurs bénins regards envoyés au rivage
Avecque notre encens ont reçu notre hommage ;
Après le sacrifice honoré de leurs yeux,
Où Neptune à l'envi mêlait ses demi-dieux,
Toutes ont témoigné d'un penchement de tête
Consentir au bonheur que le ciel nous apprête ;
Et nos submissions désarmant leurs dédains,
Toutes ont pour adieu battu l'onde des mains.
Que si même bonheur suit les voeux de Persée,
Qu'il ait vu de Junon sa prière exaucée,
Nous n'avons plus à craindre aucun sinistre effet.
CÉPHÉE
Les dieux ne laissent point leur ouvrage imparfait :
N'en doutez point, madame, aussi bien que Neptune
Junon consentira notre bonne fortune.
Mais que nous veut Aglante ?
SCÈNE IV
AGLANTE.
Ah ! Seigneur, au secours !
Du généreux Persée on attaque les jours.
Presque au sortir du temple une troupe mutine
Vient de l'environner, et déjà l'assassine.
Phinée en les joignant, furieux et jaloux,
Leur a crié : « main basse ! À lui seul, donnez tous ! »
Ceux qui l'accompagnaient tout aussitôt se rendent,
Clyte et Nylée encor vaillamment le défendent ;
Mais ce sont vains efforts de peu d'autres suivis,
Et je viens toute en pleurs vous en donner avis.
CASSIOPE
Dieux ! Est-ce là l'effet de tant d'heureux présages ?
Allez, gardes, allez signaler vos courages ;
Allez perdre ce traître, et punir ce voleur
Qui prétend sous le nombre accabler la valeur.
CÉPHÉE
Modérez vos frayeurs, et vous, séchez vos larmes.
Le ciel n'a point besoin du secours de nos armes ;
Il a de ce héros trop pris les intérêts,
Pour n'avoir pas pour lui des miracles tous prêts :
Et peut-être bientôt sur ce lâche adversaire
Vous entendrez tomber la foudre de son père.
Jugez de l'avenir par ce qui s'est passé ;
Les dieux achèveront ce qu'ils ont commencé ;
Oui, les dieux à leur sang doivent ce privilège :
Y mêler notre main, c'est faire un sacrilège.
CASSIOPE
Seigneur, sur cet espoir hasarder ce héros,
C'est trop...
SCÈNE V
PHORBAS
Mettez, grand roi, votre esprit en repos ;
La tête de Méduse a puni tous ces traîtres.
CÉPHÉE
Le ciel n'est point menteur, et les dieux sont nos maîtres.
PHORBAS
Aussitôt que Persée a pu voir son rival :
« descendons, a-t-il dit, en un combat égal ;
Quoique j'aye en ma main un entier avantage,
Je ne veux que mon bras, ne prends que ton courage.
--prends, prends cet avantage, et j'userai du mien, »
Dit Phinée ; et soudain, sans plus répondre rien,
Les siens donnent en foule, et leur troupe pressée
Fait choir Ménale et Clyte aux pieds du grand Persée.
Il s'écrie aussitôt : « amis, fermez les yeux,
Et sauvez vos regards de ce présent des cieux :
J'atteste qu'on m'y force, et n'en fais plus d'excuse. »
Il découvre à ces mots la tête de Méduse.
Soudain j'entends des cris qu'on ne peut achever ;
J'entends gémir les uns, les autres se sauver ;
J'entends le repentir succéder à l'audace ;
J'entends Phinée enfin qui lui demande grâce.
« perfide, il n'est plus temps, »
lui dit Persée. Il fuit :
J'entends comme à grands pas ce vainqueur le poursuit ;
Comme il court se venger de qui l'osait surprendre ;
Je l'entends s'éloigner, puis je cesse d'entendre.
Alors, ouvrant les yeux par son ordre fermés,
Je vois tous ces méchants en pierre transformés ;
Mais l'un plein de fureur, et l'autre plein de crainte,
En porte sur le front l'image encore empreinte ;
Et tel voulait frapper, dont le coup suspendu
Demeure en sa statue à demi descendu ;
Tant cet affreux prodige...
SCÈNE VI
CÉPHÉE
Est-il puni, ce lâche,
Cet impie ?
PERSÉE
Oui, seigneur ; et si sa mort vous fâche,
Si c'est de votre sang avoir fait peu d'état...
CÉPHÉE
Il n'est plus de ma race après son attentat :
Ce crime l'en dégrade, et ce coup téméraire
Efface de mon sang l'illustre caractère.
Perdons-en la mémoire, et faisons-la céder
À l'heur de vous revoir et de vous posséder,
Vous que le juste ciel, remplissant son oracle,
Par miracle nous donne, et nous rend par miracle
Entrons dedans ce temple, où l'on n'attend que vous
Pour nous unir aux dieux par des liens si doux ;
Entrons sans différer. Mais quel nouveau prodige
Dans cet excès de joie à craindre nous oblige ?
Qui nous ferme la porte et nous défend d'entrer
Où tout notre bonheur se devait rencontrer ?
PERSÉE
Puissant maître du foudre, est-il quelque tempête
Que le destin jaloux à dissiper m'apprête ?
Quelle nouvelle épreuve attaque ma vertu ?
Après ce qu'elle a fait, la désavouerais-tu ?
Ou si c'est que le prix dont tu la vois suivie
Au bonheur de ton fils te fait porter envie ?
SCÈNE VII
MERCURE
Roi, reine, et vous princesse, et vous heureux vainqueur,
Que Jupiter mon père
Tient pour mon digne frère,
Ne craignez plus du sort la jalouse rigueur.
Ces portes du temple fermées,
Dont vos âmes sont alarmées,
Vous marquent des faveurs où tout le ciel consent :
Tous les dieux sont d'accord de ce bonheur suprême ;
Et leur monarque tout-puissant
Vous le vient apprendre lui-même.
CASSIOPE
Redoublons donc nos voeux, redoublons nos ferveurs,
Pour mériter du ciel ces nouvelles faveurs.
Choeur de musique.
Maître des dieux, hâte-toi de paraître,
Et de verser sur ton sang et nos rois
Les grâces que garde ton choix
À ceux que tu fais naître.
Fais choir sur eux de nouvelles couronnes,
Et fais-nous voir, par un heur accompli,
Qu'ils ont tous dignement rempli
Le rang que tu leur donnes.
SCÈNE VIII
JUPITER
Des noces de mon fils la terre n'est pas digne,
La gloire en appartient aux cieux,
Et c'est là ce bonheur insigne
Qu'en vous fermant mon temple ont annoncé les dieux.
Roi, reine, et vous amants, venez sans jalousie
Vivre à jamais en ce brillant séjour,
Où le nectar et l'ambroisie
Vous seront comme à nous prodigués chaque jour ;
Et quand la nuit aura tendu ses voiles,
Vos corps semés de nouvelles étoiles,
Du haut du ciel éclairant aux mortels,
Leur apprendront qu'il vous faut des autels.
JUNON
Junon même y consent, et votre sacrifice
A calmé les fureurs de son esprit jaloux.
NEPTUNE
Neptune n'est pas moins propice,
Et vos encens désarment son courroux.
JUNON
Venez, héros, et vous Céphée,
Prendre là-haut vos places de ma main.
NEPTUNE
Reines, venez ; que ma haine étouffée
Vous conduise elle-même à cet heur souverain.
PERSÉE
Accablés et surpris d'une faveur si grande...
JUNON
Arrêtez là votre remercîment :
L'obéissance est le seul compliment
Qu'agrée un Dieu quand il commande.
CHOEUR
Allez, amants, allez sans jalousie
Vivre à jamais en ce brillant séjour,
Où le nectar et l'ambrosien
Vous seront comme aux dieux prodigués chaque jour ;
Et quand la nuit aura tendu ses voiles,
Vos corps semés de nouvelles étoiles,
Du haut du ciel éclairant aux mortels,
Leur apprendront qu'il vous faut des autels.
Pierre Corneille (1606-1684)
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