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Auteurs
LE GENDRE
PAR
CHARLES DE BERNARD
1855
Dans un petit salon de campagne d'où l'on apercevait la Seine et les
coteaux de Meudon, un dialogue fort vif avait lieu entre deux personnes de sexe
différent : l'un était un homme d'environ cinquante-cinq ans, doué
d'une physionomie débonnaire et porteur d'un de ces costumes taillés
en plein drap, qu'aux approches de la vieillesse beaucoup de gens adoptent comme
s'il leur restait quelque espoir de grandir. L'autre était une femme, plus
jeune de deux lustres environ, pimpante dans sa maturité, et dont la toilette
prétentieuse annonçait une coquetterie mieux conservée que
ses attraits.
Mais, ma chère amie ! mais, madame Bailleul ! mais, ma chère
amie ! disait l'être masculin d'une voix dolente.
Votre chère amie ! il n'est pas question de ça ; voulez-vous,
oui ou non, faire ce que je vous demande ?
Mais, ma chère amie, c'est impossible.
Rien n'est impossible.
Mais vous ne voulez pas comprendre qu'il s'agit d'une promesse sacrée,
d'un engagement d'honneur, d'une clause de contrat !
Enfantillage ! en famille y regarde-t-on de si près ?
Mais permettez-moi de vous faire observer que ce n'est point un enfantillage
: c'est une chose très-sérieuse. En mariant notre Adolphine à
Chaudieu, nous lui avons constitué un avancement d'hoirie de quarante mille
francs payables trois mois après la signature du contrat ; il y a de cela
cinq mois passés, et Chaudieu n'a pas encore touché un sou.
Le voilà bien malade ! Adolphine n'est-elle pas fille unique ? tout
ce que nous avons ne doit-il pas lui revenu après notre mort ?
Après notre mort ! comme tu y vas ! J'espère bien que nous
n'en sommes pas là . Ce qu'il y a de certain, en attendant, c'est que je
dois quarante mille francs à notre gendre, et qu'il m'est pénible
de n'avoir pas pu acquitter cette dette à l'échéance. Ce
pauvre Chaudieu n'ose rien dire, mais je suis sûr qu'il ne serait pas fà
cné de voir la couleur de nos écus. Cette maison-ci lui coûte
cher ; il a fait des dépenses pour la corbeille et pour leur ameublement.
Quand on se marie, ça n'en finit pas ; et peut-être comptait-il sur
cet argent pour couvrir une partie de ses déboursés ?
Voyez le grand malheur, quand il attendrait quelque temps ! Il me semble
que des gens comme nous sont bons pour quarante mille francs.
Ça, c'est la vérité, dit M. Bailleul avec importance.
Et que faute de M. Benoît Chaudieu, Adolphine n'an ? raitpas chômé
de mari.
J'ose le croire. Mais enfin voilà deux mois qu'il devrait avoir
reçu cet argent, et il serait fort désagréable-qu'il vînt
un beau matin me le demander sans que je fusse en mesure d'obtempérer à
sa réclamation. '
Je voudrais, en vérité, qu'il se permît un pareil procédé
? répondit madame Bailleul en fronçant dédaigpeusement les
lèvres ; je lui apprendrais comment on doit se conduire envers des gens
comme nous. Mais vous vous mettez martel entête mal à propos. Chaudieu
n'est pas homme à nous manquer d'égards ; de ce côté,
je n'ai qu'à me louer de lui.
C'est précisément parce que ce pauvre Benoît est un
vrai mouton que je me fais scrupule...
Si c'était un loup, votre scrupule serait, je crois, plus grand
; mais au lieu de discuter, concluons, Sur les quarante mille fçancs que
nous donnons comptant à Adolphine, vous en avez remis dix mille il y a
trois mois à M. Laboissière, qui veut bien les placer dans son entreprise
de bateaux inexplosibles, et vous garantit dix pour cent d'intérêt
au minimum. Aujourd'hui M. Laboissière demande aux mêmes conditions
un second versement de dix mille francs, et je les lui ai promis. Prétendez-vous
me faire manquer à ma promesse ?
Ma chère amie, je ne dis pas cela, répondit M. Bailleul intimidé
par le regard de sa femme ; je ne demanderais pas mieux que de faire ce que tu
désires, mais c'est Chaudieu qui m'embarrasse.
Tout vous embarrasse ; ne dirait-on pas que ce soit la mer à boire
! savez-vous ce que vous, ferez ? Au lieu de donner quarante mille francs à
Chaudieu, vous lui en payerez la rente, deux mille francs par an. Qu'aura-t-il
à dire ? Ces deux mille francs, votre argent placé à dix
chez M. Laboissière vous les rapporte ; vous vous acquittez donc sans bourse
délier, et il vous reste vingt mille francs. C'est clair, je crois.
Sans doute ; mais je n'oserai jamais proposer cet arrangement à
notre gendre.
Je m'en charge.
Et puis ces bateaux inexplosibles, est-ce bien sûr ?
Puisqu'ils ne peuvent pas sauter.
Les bateaux ! mais l'argent des actionnaires ?
Ah ! voici une autre histoire. Croyez-vous M. Laboissière un honnête
homme ?
Assurément
Pénsez-vous qu'il veuille vous engager dans une mauvaise affaire
?
Je ne dis pas cela. Eh bien alors, que dites yous
Je dis...
Noir, parce que je dis blanc ; c'est votre habitude. Je crois que ca vous
rendrait malade s'il vous arrivait une seule fois d'être de mon avis.
Il me semble pourtant que c'est toujours par là que je finis, dit
le mari en poussant un soupir.
En ce cas, pourquoi ne pas commencer par la fin ? cela nous épargnerait
des discussions fatigantes ; fespère que celle-ci est épuisée
et que nous sommes d'accord. Il est bien convenu que vous donnerez ces dix mille
francs à M. Laboissière. Justement il va venir, et vous n'aurez
qu'à lui remettre un mot pour votre notaire. M. Bailleul fit plusieurs
tours dans le salon eh portant l'oreille à la manière des chiens
qu'on fouette. Un instant après il s'arrêta en face de sa femme et
leva sur elle un regard mal assuré. Laboissière dîne donc
encore ici aujourd'hui ? dit-il à demi-voix,
Ç ; a vous déplaît ? répondit sèchement
madame Bailleul.
Je ne dis pas cela. Laboissière est un bon vivant, et partout ailleurs
je serai toujours charmé de le rencontrer ; mais, entre nous, j'aimerais
autant que ses visites dans cette maison fussent moins fréquentes.
Et pourquoi ça ?
Ah ! si tu te fâches, je me tais.
Est-ce que Je me fâche jamais ? repartit la maîtresse femme,
dont la voix montait d'une note à chaque réplique.
Je ne dis pas cela.
Puisque vous ayez commencé, il faut achever. Quel grief avez-vous
contre M. Laboissière ? En prononçant ces dernières paroles,
madame Bailleul rougit légèrement, ce qui pouvait paraître
étrange de la part d'une personne de cet âge et de ce caractère.
Son mari ne remarqua point son embarras, t»ccupé qu'il était
de préparer ses paroles 4e façon à conjurer tout orage.
Moi, un grief contre ce brave Laboissière, dit-il, pas l'ombre,
je t'assure, et la preuve, c'est que, puisque tu l'exiges, je lui confierai encore
ces dix mille francs. Personnellement, je n'ai rien à lui reprocher...
mais, enfin tu dois deviner ce que je veux dire. C'est à cause d'Adolphine.
Si ce n'est que cela...
Ce pauvre Chaudieu trouverait peut-être que c'est beaucoup.
Ce que vous dites là n'a pas le sens commun. Je vous accorde qu'avant
le mariage d'Adolphine, M. Laboissière venait chez nous principalement
pour elle, et qu'il eût été ravi de l'épouser.
A telles enseignes que ce serait fait maintenant si tu avais voulu.
Il ne convenait pas-à ma fille.
A. la bonne heure ; mais ce que je crains, c'est qu'il ne lui convienne
maintenant.
Monsieur Bailleul ! dit la mère d'Adolphine d'un ton sévère.
Je sais ce que je dis, reprit le vieillard, avec plus de fermeté
qu'il n'en montrait d'habitude. On te craint et l'on se cache de toi, aussi ne
remarques-tu rien ; mais moi on me regarde comme un bonhomme sans malice qui ne
voit pas plus loin que le bout de son nez, et l'on ne prend plus la peine de se
gêner dès que tu as le dos tourné. Un inconcevable changement
s'opéra soudain dans la physionomie de madame Bailleul, et l'incrédulité
dédaigneuse de son sourire fit place à une contraction violente.
Ses jours rougirent, ses yeux flamboyèrent, et les veines de son col se
gonflèrent tellement que cette maigre portion de sa personne prit l'aspect
d'un manche de contre-basse. En voyant le terrible effet qu'il venait de produire,
M. Bailleul recula de deux pas.
Expliquez-vous, parlez ? Qu'avez-vous vu ? demanda la femme en colère
d'une voix saccadée.
Avant tout, ma chère amie, ne te mets pas dans des états
comme ça. Il est bon d'aimer sa fille, mais Adolphine n'est plus une enfant.
D'ailleurs....
Mais, parlez donc ! reprit-elle avec un redoublement de violence.
Que veux-tu que je te dise ? balbutia M. Bailleul, dont le trouble augmentait
à proportion de l'emportement de sa femme ; il m'a semblé voir à
plusieurs reprises ; j'ai vu, en effet ou plutôt j'ai cru voir que Laboissière,
au lieu de ne plus songer à notre fille, ainsi que tu le prétendais,
y songe plus que jamais, au contraire. Ce serait fort désagréable,
surtout pour ce pauvre Chaudieu, qui est bien l'honnêteté et la droiture
en personne. Pas fort, ce garçon-là, pas fort du tout ; mais ce
n'est pas une raison. Enfin, mademoiselle Adolphine, madame Adolphine, veux-je
dire, coquette beaucoup trop avec Laboissière ; j'ai déjà
été sur le point de le lui dire.
Ce ne sont pas là vos affaires, et ce soin me regarde, interrompit
madame Bailleul d'un air sombre.
J'aime mieux ça. Tu comprends qu'il me serait désagréable
d'aborder un pareil sujet avec Adolphine, tandis que de mère à fille
cela marche tout seul.
Je vous répète que ce ne sont pas là vos affaires,
reprit la femme acariâtre d'un ton si formidable que M. Bailleuil sembla
se rapetisser dans le fauteuil où il était assis.
Il y eut un instant de silence, le mari débonnaire n'osant plus souffler
mot de peur d'attirer sur son chef la foudre qu'il voyait étinceler dans
les yeux de'sa femme, et celle-ci rendue muette de son côté par une
indignation que les mères éprouvent rarement pour les moins pardonnables
fautes de leurs enfants. A la fin, ne maîtrisant plus son émotion,
madame Bailleul s'approcha brusquement d'une fenêtre Comme si, près
d'étouffer, elle eût cherché de l'air.
En ce moment, le bruit d'une voiture se fit entendre, et presque au même
instant la cloche de la porte d'entrée annonça une visite. Cachée
par la persienne de la fenêtre, madame Bailleul pouvait iout voir au dehors
sans qu'on la vît elle-même. La porte ouverte par une espèce
de rustre servant de concierge, elle aperçut un élégant cabriolet
qui entra aussitôt dans la cour. Le maître de ce leste et brillant
équipage était un jeune homme d'une trentaine d'années, petit,
mais bien découplé et portant haut la tête. Son regard était
ferme, pour ne pas dire insolent ; un sourire de persiflage se montrait sur ses
lèvres, et ses moindres gestes annonçaient une assurance voisine
de la présomption. La nuance un peu flamboyante de ses cheveux et de ses
moustaches rehaussait encore la hardiesse d'une physionomie avec laquelle semblait
aussi s'harmonier un de ces habits de cheval à boutons dorés dont
la coupe martiale rappelle les uniformes du temps de l'empire.
En descendant de cabriolet ce personnage délibéré remit
les rênes à un domestique, non moins glorieux que lui-même,
qui prit aussitôt le chemin des remises avec l'aisance d'un habitué
de la maison ; il traversa ensuite un petit tapis vert qui séparait la
cour d'entrée du corps de logis, et, avant d'arriver au péristyle,
adressa sans s'arrêter uu salut souriant à une personne qui n'était
pas madame Bailleul. Celle-ci alors entr'ouvrit la persienne qui l'abritait, et
à travers le treillis aperçut à une fenêtre du rez-de-chaussée
sa fille, qui se retira presque aussitôt, quoique rien ne l'eût avertie
de l'espèce d'espionnage dont elle était l'objet. Madame Bailleul,.
de son côté, fit un mouvement pour quitter la fenêtre et heurta
son mari, qui, sans qu'elle l'eût entendu venir, s'était placé
derrière elle et n'avait rien perdu de cette scène.
Eh bien ! m'étais-je trompé ! dit celui-ci en hochant mystérieusement
la tête ; elle l'attend à la fenêtre pour le voir plus tôt.
A peine descendu de voiture, les voilà en tête à tête
; car n'aie pas peur qu'ils viennent ici ; elle sait que nous y sommes.
Oserait-elle le recevoir ? demanda madame Bailleul d'une voix sourde.
Je ne dis pas cela ; mais le jardin est grand.
Chaudieu n'y est-il pas ?
Il est dans le potager, où il s'extermine à mettre en couleur
ses treillages. Pauvre garçon ! ça ne rêve que pêches
de Montreuil et chasselas de Fontainebleau, et pendant ce temps-là cette
évaporée d'Adolphine... Tu peux être tranquille, ils se garderont
bien d'aller de son côté. Si nous descendions ? Au lieu de répondre,
madame Bailleul fixa les yeux sur le parquet de l'air le plus sombre.
N'es-tu pas d'avis que nous descendions au jardin ? reprit au bout d'un
instant l'honnête vieillard, inquiet du danger que lui paraissait courir
son gendre.
Vous allez rester ici, répondit impérieusement la mère
d'Adolphine, qui sembla s'éveiller d'un songe pénible et prendre
un parti décisif ; je vous répète que ceci me regarde et
qu'il ne vous convient pas de vous en mêler. Surtout, sous aucun prétexte,
ne sortez du salon avant mon retour.
Mais au moins... donne-moi le journal, se hasarda à dire le mari
bien discipliné, en jetant un regard de concupiscence sur le Constitutionnel
que sa femme froissait convulsivement depuis le commencement de cet entretien.
On sait que dans les ménages où le pouvoir est tombé en quenouille,
le droit de décacheter le journal et de le lire avant personne appartient
sans conteste à l'épouse. Madame Bailleul exerçait impitoyablement
cette prérogative, dont son mari, garde national fervent et électeur
plein de patriotisme, souffrait plus que de tout autre abus, mais souffrait avec
soumission, selon sonhabitude. En cette occasion, la politique fit silence dans
le cur de la femme courroucée, qui, sans mot dire et par une condescendance
inouïe, jeta sur une table le journal qu'elle n'avait lu qu'à moitié.
Merci, ma chère amie ! s'écria le vieillard en s'élançant
avidement sur la feuille qu'il convoitait depuis longtemps ; et sans songer davantage
à la coquetterie de sa fille ou aux infortunes probables de son gendre,
il s'enfonça voluptueusement dans la lecture d'un de ces articles indigestes
qu'en style de presse on appelle des tartines, mais que les amateurs du genre
avalent toujours, bien ou malbeurrés, avec le plus estimable appétit
: le père de famille avait fait place au citoyen ! Avant qu'il eût
posé ses lunettes sur son nez, madame Bailleul était sortie du salon
et descendue au jardin. D'après ce que venait de lui dire son mari et sa
propre perspicacité, elle devina qu'elle trouverait ceux qu'elle cherchait
à l'extrémité d'une allée tortueuse et ombragée
que terminait un berceau de feuillage d'où l'il pouvait suivre les
capricieux détours de la Seine. Ce lieu éloigné de la maison
et protégé contre les regards indiscrets par d'épais, massifs
convenait en effet mieux que tout autre à un entretien confidentiel. Au
lieu de s'y rendre par l'allée ordinaire, madame Bailleul prit un petit
sentier qui la conduisit jusqu'au berceau sans que les personnes qui s'y trouvaient
eussent pu l'entendre ou la voir. En approchant, elle redoubla de précautions
pour ne faire aucun bruit, et se mit à marcher, nous n'osons dire à
pas de loup, puisqu'il s'agit, d'une femme. Après quelques instants de
cette manuvre sournoise, elle se plaça derrière un frêne
énorme qu'entourait un fourré d'arbustes et devant lequel se trouvait
un banc rustique, occupé en ce moment même, par madame Adolphine
Chaudieu et M. Gustave Laboissière. Trois pas séparaient à
peine .madame Bailleul des deux interlocuteurs ; quoiqu'ils parlassent à
demi-voix, elle pouvait les entendre, et ce fut avec une émotion que n'eût
pas suffisamment expliquée la sollicitude maternelle qu'elle prêta
l'oreille à leur conversation.
II
Madame Adolphine Chaudieu était une jolie brune de vingt-trois ans
et ressemblait à sa mère autant que le comportait la différence
de leur âge. A l'arc à peine courbé de ses noirs sourcils,
à l'accentuation aquiline de son nez, aux fermes contours de sa bouche,
et surtout à l'assurance de son regard, on devinait que cette attrayante
personne n'était nullement disposée à laisser tomber en désuétude
l'usage qui, dans sa famille, attribuait aux femmes le pouvoir souverain. La conduite
de ses parents à son égard et le contraste de leur caractère
avaient produit les fruits qu'on 'en devait attendre. A la faiblesse de son père
elle répondait par d'irrespectueux caprices ; à la sévérité
de sa mère elle opposait une subordination maussade : aimant l'un sans
le craindre et craignant l'autre sans l'aimer.
Quant à son mari, depuis cinq mois Adolphine n'avait pas encore trouvé
l'occasion d'entamer avec lui un de ces débets décisifs qui, en
ménage, répondent à ce qu'on nomme dans le régime
constitutionnel, une question de cabinet. Provisoirement, elle exerçait
le pouvoir ainsi que iont la plupart des nouvelles mariées dans la période
de la lune de miel. Pour rendre cet empire définitif et immuable, elle
comptait sur deux choses : sa volonté premièrement, et puis l'inerte
bonhomie de Benoît Chaudieu, qui, de tout point, se montrait le digne gendre
de son beau-père. De part et d'autre, c'était même complaisance,
même abnégation, même docilité. Jeune homme et vieillard
semblaient également nés pour être les très-humbles
serviteurs de leurs femmes.
En se mariant, madame Chaudieu s'était attendue à une lutte et
non à cette soumission spontanée. Déterminée à
vaillamment combattre pour la victoire, elle éprouva une surprise mêlée
d'embarras lorsqu'elle la vit remportée sans coup férir. Devant
la passive obéissance de son marî, à quoi lui servaient ses
préparatifs de combat, caprices, bouderïes, airs impérieux,
cajoleries insinuantes, sourires irrésistibles, larmes dramatiques, crises
nerveuses et tant d'autres excellents tours de gibecière qu'elle aurait
devinés d'instinct si l'exemple de sa mère ne les lui eût
dès longtemps enseignés ? Madame Chaudieu fut donc contrainte de
remettre en magasin, sauf à y recourir à la première alerte,
son matériel de guerre ; mais ce ne fut pas sans un peu de ce dépit
que ressent un habile ingénieur lorsqu'au moment de faire jouer ses batteries
de siège il entend la chamade sur le rempart ennemi. Peut-être faut-il
attribuer en partie au désuvrement où tomba pendant quelque
temps l'imagination d'Adolphine l'attraction dangereuse que ne tarda pas à
exercer sur elle l'écueil couvert de fleurs où vont se briser tant
de fidélités conjugales.
Toutes les fois qu'une jeune femme trouve la vie monotone et se plaint de la
longueur des journées, il se rencontre immanquablement un homme sensible
qui s'impose pour tâche de la réconcilier avec l'existence. En cette
occasion le réconfortateur fut d'autant plus prompt à entrer en
scène qu'il était déjà dans la coulisse. Reçu
depuis longtemps chez M. Bailleul sur le pied d'ami, Gustave Laboissière
se trouva tout naturellement introduit dans la maison de Chaudieu. Soit qu'ayant
eu le désir d'épouser Adolphine, ainsi que l'assurait madame Bailleul,
il conservât un tendre penchant pour la jeune femme, soit qu'un motif moins
sentimental déterminât sa conduite, il entreprit sans retard ce diabolique
labeur que les poètes nomment amour et les moralistes adultère.
Le personnage avait toutes les qualités requises pour accomplir cette uvre
de ténèbres. Agréable sans être beau, suppléant
au mérite par le jargon, adroit jusqu'à la déloyauté,
hardi jusqu'à l'effronterie, carrément posé dans le monde
par plusieurs duels heureux dont il ne demandait qu'à augmenter le chiffre
; en un mot spadassin d'esprit comme de cur, il était assuré
de réussir près de beaucoup de femmes qui, à l'exemple de
madame de Sévigné, aiment assez les grands coups d'épée.
Adolphine n'était pas exempte de cette faiblesse. Lorsqu'on parlait en
sa présence des affaires dont M. Laboissière s'était victorieusement
tiré avec l'insolente bravoure d'un duelliste, elle sentait un petit frisson
qui ne lui déplaisait pas ; et quand elle le voyait ensuite empressé,
tendre et soumis, c'était avec un secret orgueil qu'elle jouissait de cette
transformation. Involontairement elle prêtait une oreille complaisante aux
bêlements amoureux de ce loup, pour elle seule changé en agneau.
Il n'est pas de femme qui n'eût aimé à faire filer Hercule,
et les hommes entreprenants se soumettent volontiers à cette frivole exigence
d'une vanité qui les sert. Laboissière filait donc aux pieds de
la moderne Omphale, à peu près discrètement il est vrai,
et avec une partie des précautions commandées par la prudence. Il
se cachait beaucoup de madame Bailleul pour un motif qui sera expliqué
plus tard ; un peu du mari, et encore croyait-il lui faire trop d'honneur : quant
à M. Bailleul, il avait ses raisons pour le croire aveugle ; aussi ne s'en
défiait-il guère plus que de la, table au thé ou du piano
du salon. Probablement le séducteur avait peu médité sur
l'Évangile ; il ne se rappelait point que tel qui ne voit pas une poutre
dans son il aperçoit le moindre fétu dans la prunelle du voisin.
Des divers prolégomènes que nous venons d'exposer succinctement,
il résulte qu'au moment où commence ce récit il existait
entre M. Gustave Laboissière et madame Adolphine Chaudieu une intrigue
encore au berceau, mais née viable, à laquelle l'un d'eux au moins
souhaitait longue et prospère existence. Laboissière, et c'était
son métier, n'épargnait rien pour nourrir cet enfant, le développer,
le fortifier et lui faire prendre la robe virile. Nous ne devons pas nous dissimuler
qu'à l'instant où madame Bailleul se glissait à portée
de l'entendre, il pouvait sans trop de fatuité se livrer à l'espoir
du succès.
Je vous en supplie, accordez-moi l'entretien que je ous demande, disait-il
avec l'accent pathétique particulier aux solliciteurs.
Vous n'y songez pas, répondait Adolphine en effeuillant une rose
d'un air distrait ; quelle idée auriezvous de moi si je consentais à
une pareille extravagance ?
Aimez-vous mieux que je me passe de votre consentement ?
Vous n'oseriez pas, dit la jeune femme en hochant la tête par manière
de défi.
Sur mon âme, j'oserai, reprit Laboissière du ton le plus résolu
; à minuit sonnant je serai sous votre fenêtre.
Vous escaladerez donc le mur ?
Ce serait une bagatelle. Mais à quoi bon une escalade quand on peut
entrer par la porte ?
Quelle porte ?
Celle du potager.
Et qui vous l'ouvrira ? dit Adolphine avec un sourire moqueur...
Ceci, répondit froidement Laboissière en tirant une clef
de sa poche.
La clef qui a disparu depuis quelque temps et que nous croyions perdue
!
Vous voyez qu'elle ne l'est pas pour tout le monde.
C'est donc vous qui l'avez prise ?
Moi-même.
Mais c'est un trait de voleur.
Non, c'est une ruse d'amoureux.
Et vous comptez vous en servir ?
Pas plus tard qu'aujourd'hui. Madame Chaudieu haussa les épaules.
Cela est si absurde, dit-elle, que je ne daigne pas me fâcher.
Je crains beaucoup votre colère, mais elle ne changerait rien à
ma détermination.
Eh bien, entêté, fou et voleur que vous êtes, supposons
que vous ayez réellement l'audace de vous introduire' dans le jardin :
savez-vous qui vous y trouverez ?
Turc, dit Laboissière.
Oui, Turc, et vous pouvez vous estimer heureux s'il ne fait qu'aboyer.
L'autre soir il a failli dévorer un ouvrier.
Vous oubliez que c'est moi qui l'ai donné. Turc est un chien discret
et'intelligent, incapable de faire de la peine à son ancien maître.
Il ne soufflera pas.
Est-ce dans cette intention que vous nous en avez fait cadeau ? demanda
la jeune femme en réprimant un sourire.
Dans quelle autre ? répondit Laboissière d'un ton léger
; quand je vous dis que je prévois tout, et que, pour la prudence, j'ai
soixante ans ! Le silence dura un instant. En proie à l'émotion
la plus poignante, madame Bailleul eut pourtant la force de se contenir, La respiration
suspendue et l'il étincelant de fureur, elle se pencha, pour mieux
entendre, contre, l'arbre qui favorisait sa curiosité.
Vous voilà donc dans le jardin, reprit Adolphine m effeuillant de
plus belle la fleur qu'elle tenait à la main ; au lieu de vous mettre en
pièce comme ce serait son devoir, ce traître de Turc passe à
l'ennemi. Après !
Je m'avance à pas discrets, comme un sylphe, comme une ombre ; au
bout d'une minute je suis devant votre fenêtre, et votre chambre est au
rez-de-chaussée.
Après ? répéta madame Chaudieu avec un redouble ment
de persiflage. Laboissière lui prit doucement les mains en dépit
d'une légère résistance.
Après ? dit-il alors d'une voix pressante et en s'hlcîinant
peu à peu comme s'il eût voulu se mettre à genoux. Ecoutez,
et dites ensuite si je suis trop présomptueux. Autrefois, en Espagne les
belles senoras échappaient soth vent à la surveillance des duègnes
; et le soif, bien tard, quand tout dort excepté l'amour, derrière
quelque fenêtre basse et grillée elles ne refusaient pas de se laisser
entrevoir par leurs esclaves : serez-vous plus cruelle ?
Ma fenêtre est basse, en eflet, mais elle n'est pas grillée,
repartit malicieusement Adolphine.
N'y a-t-il pas une persienne ?
Cela ne vaut pas des barreaux,
Qu'avez-vous à craindre ?
Ce que j'ai à craindre d'un voleur ! la question es plaisante. Allons,
rendez-moi cette clef.
Jamais ; et puisque vous me traitez de voleur, sachez ? que, pour le bonheur
de vous voir un instant, j'en puis employer l'industrie. Une persienne et une
fenêtre ne sont pas aussi difficiles à ouvrir du dehors que vous
le croyez peut-être.
De mieux en mieux ! je vois que vous avez juré de m'empêcher
de dormir, et je suis sûre de rêver escalade, effraction, assassinat
; au moindre bruit je me figurerai qu'une bande de brigands se précipite
dans ma chambre.
Ce bruit, à minuit vous l'entendrez.
Et si d'autres que moi l'entendent ? dit Adolphine d'un ton sérieux
en regardant fixement Laboissière.
Ce sera un malheur qu'il dépend de vous d'éviter.
Comment ? Ne me menacez-vous pas de briser la fenêtre ?
On ne brise pas une fenêtre entrouverte, répondit la jeune
homme à demi-voix. Madame Chaudieu dégagea ses mains, et se leva
brusquement.
A quoi bon vouloir vous faire entendre raison, dit-elle ; il est évident
que vous avez perdu la tête. Le regard dont furent accompagnées ces
paroles contrastait si singulièrement avec leur dureté, qu'en se
levant à son tour Laboissière fut pris de cette envie de chanter
qu'éprouvent et satisfont les coqs victorieux. Il se contint toutefois,
sachant bien que les femmes ne supportent pas qu'on prenne gaiement ce qu'elles
traitent au sérieux.
Il faut rentrer, dit alors Adolphine ; on doit savoir que vous êtes
arrive, et peut-être remarquerattron notre absence.
Qui donc ? J'ai aperçu votre mari grimpé sur une échelle
devant sa treille, et c'est une occupation trop inté ressante pour qu'il
songe à autre chose ; quant à votre pèrey n'est-ce pas l'heure
où il a la permission de lire son journal ?
C'est ma mère que je crains.
Bah ! fit Laboissière avec tïn vrié caustique, je parié
qu'en ce moment elle met son rougé ; il y en a pour jusqu'à dîner.
En se voyant traitée avec tant d'irrévérence, madame Bailleul,
dont la colère avait atteint son paroxisme, frissonna, comme une tigresse
blessée, dans le feuillage où elle se tenait tapie. Elle fit un
mouvement pour s'élancer sur l'homme qui venait de la tourner en ridicule
et qui avait envers elle d'autres torts que cette impertinence. La passion la
poussait, la réflexion la retint.
Je me vengerai, se dit-elle, mais le moment n'est pas venu. Tandis que
madame Chaudieu et Laboissière s'éloignaient lentement et en s'arrêtant
à chaque pas, comme font les jeunes gens qui ne sont pas las d'être
ensemble, madame Bailleul, la tête presque égarée, prit au
hasard un sentier qui, après quelques détours, la conduisit près
de la maison. Devant la porte elle aperçut son mari, vers qui elle se précipita
soudain au pas de course, comme marchent les zouaves contre lès réguliers
d'Abd-el-Kader.
Que venez-vous faire ici ? lui dit-elle d'une voix qui semblait mordre
: ne vous à vais-je pas prié de rester au salon ?
Ah ! mon Dieu, ma bonne amie, qu'as-tu donc ? demanda le bonhomme effrayé
; te voilà toute cramoisie : on dirait d'un coup de sang.
Ne voyez-vous pas que c'est mon rouge ? reprit madame Bailleul avec un
éclat de rire sauvage.
Ton rouge ?
Oui, je mets du rouge ! des cheveux aussi, sans doute ! ... Que sait-on
! peut-être un faux râtelier ! continua-t-elle en grinçant
les dents de manière à les pulvériser si elles fussent sorties
des ateliers de Désirabole. M. Bailleul crut sa femme atteinte de la fièvre
chaude, accident que rendait assez vraisemblable l'emportement dont elle donnait
des preuves journalières. Fort ému de cette idée, il regardait
autour de lui avec une inquiétude croissante, lorsqu'un secours inattendu
vint lui rendre quelque assurance. C'était Adolphine et Laboissière,
qui, après avoir pris ce qu'on appelle le chemin des écoliers, s'étaient
enfin décidés à regagner le logis. Ils approchèrent,
sans rien comprendre à la pantomime du brave homme, qui de loin leur adressait
des signaux, comme un navire en détresse, et bientôt ils se trouvèrent
près des deux époux. A leur aspect, madame Bailleul, par un sublime
effort, refoula jusqu'au fond de son cur l'ouragan près d'en sortir.
Elle mit sur le compte d'une migraine son teint enflammé, et' attribua
l'altération de ses traits à une mauvaise nuit. Les aboiements de
Turc l'avait empêchée de dormir : si elle était maussade,
c'est qu'elle souffrait ; et la faute en devait être imputée à
ce maudit Turc. Elle dit cela d'un ton naturel et poussa l'héroïsme
jusqu'à sourire en adressant la parole à l'homme qui l'avait mortellement
outragée.
Pauvre amie ! se dit son mari dans la bonté de son âme, elle
a mal dormi, et c'est pour cela qu'elle a l'humeur un peu irritable depuis le
matin. Laboissière, de son côté, remplit son rôle avec
une aisance parfaite et se conduisit en homme décidé à plaire
à tout le monde. A M. Bailleul, qui avait des fonds placés sur l'État,
il parla de la bourse et du cours des rentes. Il raconta la pièce nouvelle
du Théâtre-Français à madame Bailleul, qui ordinairement
affectait pour les conversations littéraires le goût dont se tauguent
volontiers les femmes d'une instruction douteuse. Enfin, dans son désir
de se concilier la faveur générale, il alla jusqu'à s'enquérir
du maître du logis, à qui personne ne pensait ; car il est deux espèces
d'êtres dont on ne s'occupe guère, les absents et les maris : à
ce double titre, Benoît Chaudieu jusqu'alors avait été l'objet
du plus profond oubli.
Où donc est le seigneur châtelain ? demanda tout à
coup Laboissière ; j'ai une lettre pour lui.
Une lettre ! dit Adolphine, de qui donc ?
Je ne sais pas. C'est votre portier qui me l'a remise.
Notre portier ?
Oui, madame, en venant ici j'ai passé devant votre logis, et j'ai
demandé si l'on avait quelque chose à vous faire parvenir. Vous
voyez que la précaution n'était pas inutile.
C'est bien ça, pensa M. Bailleul avec mécontentement ; on
fait l'obligeant, on rend de petits services : si ce pauvre Chaudieu n'ouvre pas
les yeux, il faudra nécessairement que je m'en mêle.
Ton mari doit être au potager, dit à sa fille madame Bailleul
; depuis deux jours il n'a que ses treillages en tête. Nous pourrions aller
de ce côté.
Je suis à vos ordres, mesdames, fit Laboissière, qui concilia
l'amour et l'étiquette en offrant le bras à la mère tandis
qu'il lançait une illade à la fille. Ils se dirigèrent
tous quatre vers le potager, qui occupait la partie de l'enclos la plus éloignée
de la maison et que masquaient habilement plusieurs massifs d'arbustes. Le premier
objet qu'ils aperçurent en y arrivant fut Benoît Chaudieu perché
au sommet d'une échelle double, tout contre le mur de clôture et
à quelques pas de la petite porte dont Laboissière avait dérobé
la clef. Ce mur, exposé au midi, était revêtu d'un treillage
dont les carrés inférieurs commençaient à être
escaladés par les pampres d'une vigne nouvellement plantée. C'est
la mise en couleur de ce treillage qui depuis deux jours occupait le maître
du logis, à l'exclusion apparente de tout autre soin. Pour remplir avec
plus d'aisance son métier de peintre amateur, Chaudieu avait posé
sur un prunier fourchu sa redingote, son gilet et sa cravate. Ainsi débarrassé
de la partie la plus gênante de ses vêtements, le front protégé
contre le soleil par un chapeau de paille à larges bords et les manches
de sa chemise retroussées jusqu'au coude, un pinceau d'une main et de l'autre
un seau de fer-blanc rempli de couleur, il s'escrimait si vigoureusement que sous
ses doigts le bois verdissait à vue d'il. Ses facultés semblaient
tellement absorbées par ce travail mécanique, si propre pourtant
à reposer l'intelligence, que le quatuor qui venait lui rendre visite était
arrivé jusqu'au pied de l'échelle avant qu'il eût fait mine
de l'apercevoir.
III
Si d'irrécusables exemples prouvent que les soins du jardinage et en
général les travaux champêtres n'ont rien d'incompatible avec
le repos plein de dignité qui convient à la vieillesse des hommes
illustres, en revanche il est difficile d'imaginer sans dérision un membre
actif de là société, un citoyen valide, un jeune Parisien
surtout, bucoliquement occupé à émonder ses pommiers ou à
arroser ses laitues. L'inquiétude d'esprit, la sève fiévreuse,
l'ambition sans frein qui tourmentent la génération actuelle l'ont
tellement éloignée des murs pastorales, que toute réminiscence
de l'âge d'or paraît ridicule. Passé ce premier sentiment de
moquerie, on ne pouvait guère refuser le mérite de la singularité
à Benoît Chaudieu grimpé sur son échelle et barbouillant
ingénument son treillage comme s'il n'eût existé en France
ni journaux, ni chemins de fer, ni bateaux à vapeur, ni sociétés
en commandite, ni gouvernement constitutionnel.
L'extérieur du mari d'Adolphine répondait assez bien à
la naïveté rustique de son travail. C'était un jeune homme
de vingt-huit ans environ, grand et taillé en force ; mais là s'arrêtaient
ses avantages physiques. Ce qu'on pouvait dire de mieux de sa figure, c'est qu'elle
annonçait une conscience tranquille et une santé parfaite ; du reste,
ni régularité ni distinction dans les traits. Des cheveux châtains
et plats, peu de barbe, des yeux gris manquant de vivacité, un large visage
hâlé par le soleil, composaient un ensemble tout à fait dépourvu
de ce caractère dédaigneusement pensif et sentimentalement féroce
qu'aujourd'hui les jeunes gens paraissent regarder comme le type de la beauté
masculine et qu'il est assez facile d'acquérir, pourvu que le ciel vous
ait créé convenablement pâle et barbu. L'expression permanente
et l'on pourrait dire immuable de la physionomie de Chaudieu était cette
tranquillité voisine de l'assoupissement qui peut également indiquer
l'absence des idées ou leur concentration. Ajoutons que si Gall eût
palpé cette tête insignifiante que la nature semblait avoir destinée
aux épaules d'un maçon ou d'un épicier, il y aurait trouvé,
selon toute probabilité, la protubérance de l'entêtement aussi
magnifiquement développée que puisse l'offrir crâne breton.
Benoît Chaudieu était de Nantes.
En arrivant près du travailleur, les quatre autres personnages parurent
éprouver simultanément un sentiment d'ironie qu'ils ne se communiquèrent
point, mais qu'exprimèrent d'une manière diverse leurs physionomies.
Laboissière sourit d'un air narquois ; M. Bailleul haussa les épaules
avec mauvaise humeur ; Adolphine poussa un de ces soupirs-bâillements que
provoque chez certaines femmes aimables la présence de leur mari ; enfin,
après avoir examiné un instant son gendre comme si elle eût
espéré le faire dégringoler de l'échelle par l'effet
seul de son regard, madame Bailleul lui cria d'une voix aigre :
C'est une plaisanterie sans doute ! il est impossible que vous ne nous
ayez pas vus. Chaudieu tourna la tête et abaissant les yeux sur le groupe
arrêté au-dessous de lui :
Serviteur, dit-il, puis il se remit à l'ouvrage.
Vous ne voyez donc pas M. Laboissière ? reprit madame Bailleul d'un
ton équivalent à l'ordre de descendre.
Pardonnez-moi, mais je ne fais pas de façons avec lui, et il me
permettra de finir ma tâche. ;
Certainement, dit Laboissière en ricanant, on ne doit ; jamais déranger
les artistes. Si je ne me trompe, c'est de ; la peinture à fresque.
Descendez donc, Chaudieu, dit à son tour M. Bailleul ; voici une
lettre pour vous.
Une lettre ? répéta Chaudieu en tournant de nouveau la tête.
De Marseille, réponditLaboissière qui en même temps
tira la lettre de sa poche.
Ah ! ah ! de Marseille, s'écria le mari d'Adolphine d'un ton singulier
; et c'est vous qui me l'apportez ? Sans en dire davantage, il mit son pinceau
dans le seau à couleur, qu'il laissa suspendu à un des échelons,
et descendit ensuite avec la tranquillité qui caractérisait tous
ses mouvements ; arrivé à terre, il prit la lettre que lui présentait
Laboissière, en regarda l'adresse attentivement, et la mit dans sa poche
sans l'ouvrir.
Vous n'êtes pas plus curieux que cela ? lui dit son beau-père.
Je sais ce que c'est, répondit-il laconiquement en prenant ses vêtements
sur l'arbre où il les avait posés.
Maintenant, reprit-il d'un air de bonhomie quand il eut remis sa redingote,
j'espère que vous allez venir voir mes asperges.
Ne voilà -t-il pas une belle merveille que vos asperges ! répondit
dédaigneusement madame Bailleul en lui tournant le dos. Adolphine imita
ponctuellement sa mère et autant en fit M. Bailleul de peur d'être
grondé s'il encourageait par la moindre condescendance la passion potagère
de son gendre. Laboissière seul, soumis aux obligations de son métier
de séducteur, consentit à aller voir les asperges, et, pour ne pas
faire à demi les choses, il les trouva fort belles. Cette récréation
prise, l'amant et le mari regagnèrent la maison, où le dîner
ne tarda pas à être servi. Malgré le peu d'empressement qu'il
avait montré pour connaître le contenu de la lettre qui venait de
lui être remise, Chaudieu la lut à l'écart avant de se mettre
à table. A la vue d'un papier qui s'y trouvait inclus, sa figure, d'ordinaire
impassible, exprima une vive satisfaction ; mais lorsqu'il rejoignit les autres
convives, toute trace de cette émotion avait disparu. Après dîner,
madame Bailleul, qui surprenait à chaque instant quelque nouveau signe
d'intelligence entre sa fille et Laboissière, craignit de ne pouvoir rester
maîtresse d'ellemême plus longtemps. Intérieurement exaspérée
par ses efforts pour se contraindre, elle s'éloigna de peur d'éclater,
et se retira dans sa chambre en prétextant un redoublement de migraine.
Le plus ou plutôt le seul contrarié de ce départ fut Laboissière,
qui, ne soupçonnant pas le ressentiment furieux que lui avait voué
depuis quelques heures madame Bailleul, comptait sur elle pour la conclusion de
son emprunt de dix mille francs. Il attendit quelque temps, espérant qu'elle
reparaîtrait avant qu'il partît lui-même. A la fin il comprit
qu'il fallait renoncer à cette médiation ; et comme il avait un
intérêt puissant à terminer l'affaire au plus tôt, il
prit le parti de s'adresser directement à M. Bailleul.
A propos, lui dit-il d'un air dégagé après l'avoir
conduit à l'écart, madame Bailleul vous a-t-elle dit que je tirais
sur vous sans façon une nouvelle lettre de change de dix mille francs ?
Elle m'en a parlé ce matin, répondit le vieillard, dont le
front se rembrunit.
Puis-je compter sur les fonds pour après-demain ? A cette question,
formulée avec autant d'aisance que s'il eut été question
du prêt d'une pièce de cent sous, M. Bailleul demeura un instant
le nez baissé et la bouche close.
Écoutez, mon cher Laboissière, diï-il enfin avec un
embarras visible ; je ne demande pas mieux qu'à vous rendre service, mais
le cas est délicat, fort délicat. Il n'y a pas moyen de discuter
avec madame Bailleul : ce n'est pas que je lui adresse un reproche, c'est une
femme du plus grand mérite ; mais elle a un sang terrible : à la
moindre contradiction, son système nerveux s'irrite ; et moi, de peur de
compromettre sa santé, je cède. Je suis sûr que sa migraine
actuelle résulte de la petite conversation que nous avons eue ce matin
au sujet de ces dix mille francs.
Pensez-vous que cet argent coure des risques entre mes mains ? demanda
Laboissière avec le superbe sourire qu'eût pu se permettre en pareil
cas un des rois de la finance.
Je ne dis pas cela : s'il était à moi, vous l'auriez déjà
; mais il est à ma fille, et j'en dois compte à mon gendre.
Je suis sûr que M. Chaudieu n'aurait aucune objection à faire
contre un placement qui, au mérite de produire un intérêt
double du taux ordinaire, réunit tant d'autres avantages. Songez que mes
bateaux trans-atlantiques...
Eh bien ! faisons une chose, interrompait M. Bailleul avec l'empressement
d'un homme qui entrevoit enfin le moyen de sortir d'une position épineuse
; rapportons nous-en à la décision de Chaudieu : s'il consent, c'est
chose convenue ; s'il dit non, rien de fait. Mais, dans ce dernier cas, promettez-moi
de prendre sur vous la non-conclusion de cette affaire et de parler en ce sens
à madame Bailleul. Ce n'est pas que je la craigne ; mais ce sang bouillant
la rend si malheureuse que je désire éviter tout ce qui pourrait
la contrarier. Laboissière comprit qu'il n'obtiendrait pas une meilleure
composition du bonhomme, à qui l'absence de sa femme fendait une espèce
dé libre arbitre ; et, comme tous les grands politiques, il accepta franchement
la nécessité. Un instant après, M. Bailleul accostait avecun
enjouement fort mal exécuté son gendre, qui depuis quelque temps
était retourné au potager, où il se promenait d'un air pensif.
Eh bien, mon garçon, dit le vieillard en l'arrêtant tout à
coup au passage, quand finirons-nous cette treille ?
Demain, j'espère, répondit Chaudieu, qui pensait à
autre chose.
Savez-vous que vous maniez le pinceau en maître ! je suis sûr
que, si vous aviez voulu, vous auriez fait des tableaux.
C'est possible.
Voilà de la vigne qui produira des chasselas dont je ne donne pas
ma part au chat, poursuivit M. Bailleul en affectant de se pourlécher d'avance.
En parlant de chats, il faudra que j'installe des souricières le
long de cette treille.
Et vos asperges monstres, quand nous en ferez-vous manger ? L'accent et
la pantomime dubéau-père étaient si accorts, si affectueux,
si flatteurs, que le gendre, peu accoutumé à pareille prévenance,
s'arrêta net, et le regarda en face.
Vous n'êtes pas venu me trouver, lui dit-il, pour me parler raisins
et asperges. Qu'avez-vous à me dire ? Interpellé d'une manière
si précise, M. Bailleul renonça au préambule insinuant par
lequel il avait espéré de se concilier l'approbation de son gendre.
Mon cher Chaudieu, vous avez raison, dit-il en s'efforçant de vaincre la
timidité qui semblait près de lui paralyser la langue, laissons
là vos asperges et vos raisins : nous leur dirons deux mots plus tard,
mais en ce moment parlons d'affaires. Savez-vous que je vous dois quarante mille
francs, et qu'aux termes de votre contrat de mariage j'aurais dû vous les
payer il y a deux mois !
Je sais cela, répondit Chaudieu de l'air endormi qui lui était
habituel.
Eh bien, mon cher ami, voici ce qui est arrivé, poursuivit le père
d'Adolphine, qui s'arma de toute sa fermeté ; vous savez peut-être
que notre ami Laboissière est à la tête d'une magnifique entreprise,
de bateaux inexplosibles, destinés à créer un service régulier
entre la France et l'Amérique ?
Je sais cela.
Cette entreprise offrant un placement de fonds excessivement avantageux,
il a pris fantaisie à votre belle-mère de profiter d'une occasion
unique dans les fastes de l'industrie ; et, continua le vieillard d'une voix étranglée,
comme nous n'avons de comptant que les fonds destinés à la dot d'Adolphine,
ma femme a cru, et moi aussi, que vous ne trouveriez pas mauvais que nous prissions
sur cet argent la somme nécessaire à ce placement. Nous avons donc
acquis pour dix mille francs d'actions dans l'entreprise des inexplosibles-trans-atlantiques.
»...
Je sais cela, répéta pour la troisième fois Benoît
Chaudieu avec le calme le plus imperturbable.
Ah çà, vous savez donc tout ? dit M. Bailleul, qui commençait
à respirer plus librement.
Tout, c'est trop dire.
Mais qui a pu vous apprendre que j'ai placé dix mille francs dans
l'entreprise de Laboissière ?
Laboissière lui-même, qui, pour me démontrer l'excellence
de sa spéculation, n'a pas cru pouvoir me' citer une coopération
plus honorable et plus influente à mon égard que la vôtre.
Il vous a donc aussi demandé de l'argent ?
Si je vous comprends bien, vous ne seriez pas fâché de retirer
le vôtre ? dit Chaudieu en évitant une réponse directe.
C'est-à-dire, repartit M. Bailleul avec une recrudescence d'embarras,
voici ce dont il s'agit : votre belle-mère s'est tellement engouée
de ces bateaux qu'elle voudrait que nous prissions de nouveau pour dix mille francs
d'actions ; et comme nous serions obligés d'affecter encore à ce
placement une partie de la somme que je vous dois, elle a pensé que vous
consentiriez à en recevoir provisoirement l'intérêt au lieu
du capital. Le vieillard aspira une prise de tabac afin de se donner une contenance,
tandis qu'il attendait avec anxiété la réponse de son gendre.
Celui-ci réfléchit un instant de l'air d'un homme qui pèse
attentivement le pour et le contre d'une proposition.
Je n'ai aucune objection à faire contre cet arrangement, dit-il
enfin.avec son flegme accoutumé.
Ainsi vous m'autorisez à terminer avec Laboissière.
Mieux que cela. J'ai moi-même une cinquantaine de mille francs disponibles,
qui, chez mon notaire, ne me rapportent que le cinq ; je veux profiter de l'occasion
pour en tirer un meilleur intérêt, et je vais proposer à Laboissière
de les. prendre en même temps que vos fonds. à€ cette ouverture
imprévue, M. Bailleul, dont le front s'était tout à fait
éclairci, parut surpris désagréablement et redevint soucieux.
Diable, dit-il, vous allez rondement en affaires. La résolution,
cependant mériterait qu'on y réfléchit ; cinquante mille
francs ! c'est une somme, et vous savez qu'il n'est pas prudent de mettre tous
ses ufs dans le même panier.
D'abord ces cinquante mille francs ne sont pas tous mes ufs, et puis,
d'après ce que vous venez de me dire, le panier est solide.
Sans doute... la spéculation se présente sous des apparences
magnifiques ; mais...
Mais ?
Dans votre position, il me semble qu'un bon placement sur première
hypothèque, quoique rapportant un moindre intérêt...
Permettez, mon cher beau-père : ou vous croyez l'affaire bonne,
et alors pourquoi m'en détourner ; ou vous la croyez mauvaise, et en ce
cas pourquoi vous y engager vous-même ? M. Bailleul n'essayapasde répondre.
Au fond, le vieillard, prudent jusqu'à la timidité, avait fort peu
de goût pour les aventures industrielles. En fait de fortune, il n'estimait
complètement que la propriété territoriale, et encore faisait-il
une grande différence entre le sol et les bâtiments. Une maison peut
brûler, disait-il, un champ ne brûle pas. La modique inscription qu'il
possédait sur le grand-livre lui occasionnait à chaque baisse des
anxiétés dont il avait plus d'une fois résolu de s'affranchir
en convertissant ses rentes en immeubles ; à plus forte raison ses actions
de la. compagnie Laboissière troublaient-elles son repos, et, sans la despotique
impulsion de sa femme, il ne se fût jamais décidé à
les acquérir. Participant à contre-cur et par obéissance
maritale à une entreprise dont lés résultats lui semblaient
incertains, quoiqu'en qualité d'actionnaire il les proclamât infaillibles,
M. Bailleul vit à regret son gendre prêt à s'embarquer à
sa suite sur les inexplosibles transatlantiques ; mais il fut réduit au
silence par l'argument sans réplique de ce dernier. Supposer une différence
entre leur position c'eût été reconnaître la dépendance
de la sienne ; or, le vieillard, assez faible pour porter un collier de servage,
n'était pas assez humble pour montrer volontairement son cou pelé.
Voilà un pauvre garçon qui va faire une sottise, se dit-il
; et cela grâce au fol engouement de madame Bailleul pour cette maudite
spéculation, car il est évident qu'il n'y eût pas songé
sans cela. Je voudrais que celui qui a invente la vapeur fût aux cinq cents
diables. Tandis que Chaudieu et son beau-père conversaient ainsi en se
promenant dans le potager, Laboissière, à qui la retraite de madame
Bailleul laissait le champ libre, n'essaya pas de se rapprocher d'Adolphine, qui
depuis quelque temps était montée au salon. En ce moment les préoccupations
dé l'homme d'affaires étouffaient en lui les sentiments de l'amoureux,
et ce fut avec l'émotion d'un joueur engagé dans une partie sérieuse,
qu'après avoir attendu pendant une demi-heure le retour de ses hôtes
il les aperçut se dirigeant vers lui à travers le jardin. Pour les
accueillir, il composa sa physionomie et redoubla d'aplomb.
Il paraît que la discussion a été vive, dit-il avec
un rire d'insouciance. M. Bailleul a l'air d'un orateur rappelé à
l'ordre. Eh bien ! boule noire ou boule blanche ?
Boule blanche, répondit le vieillard en se prêtant à
cette plaisanterie.
Ainsi M. Chaudieu accède à notre petit arrangement.
A une -condition, dit froidement le mari d'Adolphine.
Voyons cette condition, reprit le spéculateur, dont la satisfaction
se trouva suspendue.
C'est qu'indépendamment des actions prises par mon beau-père,
vous m'en remettrez à moi personnellement pour une cinquantaine de mille
francs. En voyant tomber inopinément dans sa toile cette nouvelle mouche
dodue et succulente, l'araignée industrielle éprouva un frisson
de plaisir qu'elle eut peine à dissimuler ; elle y parvint toutefois, et,
comble de l'art ! au lieu de laisser parler son appétit, elle réussit
à manifester une sorte de satiété dédaigneuse.
Cinquante mille francs, dites-vous ! Je ne sais pas si cela sera facile,
et je suis fâché que .vous ne m'en ayez pas parlé plus tôt.
Comment, est-ce que toutes les actions sont placées ? demanda M.
Bailleul ; cependant vous avez été le premier à m'en offrir.
Ceci est un cas particulier, répondit Laboissière sans se
déferrer ; d'ailleurs, il y a toujours moyen ds s'entendre. Il reste, en
effet, fort peu d'actions ; mais quand je devrais entamer celles qui sont affectées
à ma gérance, il n'est rien que je ne fasse pour être agréable
à M. Chaudieu. Vous avez dit soixante mille francs ?
Cinquante mille.
Soixante, en y ajoutant les dix mille de M. Bailleul. Eh bien, voyons !
prenons un rendez-vous pour arranger cela. Demain vous convient-il ?
J'allais vous le proposer, répartit Chaudieu ; demain je dois aller
à Paris, à une heure serez-vous libre ?
Parfaitement.
En ce cas, à une heure je serai chez vous, argent en poche. Mes
fonds sont prêts chez mon notaire, et je n'aurai qu'à les y prendre.
C'est convenu, dit l'homme aux bateaux inexplosibles en contenant une joie
féroce. A une heure. Peu de temps après, Laboissière, au
moment de remonter dans son cabriolet, s'inclinait devant madame Chaudieu et lui
jetait tout bas cet autre mot qui dans les drames et les romans joue un beaucoup
plus grand rôle que dans la vie réelle :
A minuit !
IV
Après le départ de Laboissière, aucun incident ne rompit
la monotonie habituelle de la soirée. Madame Bailleul ne reparut pas, et
vers dix heures. chacun se retira. Peu à peu le silence s'établit
dans la maison, où l'on pouvait croire tout le monde endormi, lorsque onze
heures sonnèrent. Mais, en ce moment, la porte d'une chambre s'ouvrit silencieusement
au premier étage, et une femme en sortit un flambeau à la main,
bourgeoise contrefaçon de lady Macbeth, à cela près qu'elle
était parfaitement éveillée. Cette apparition, quoique assez
matérielle, descendit au rezde-chaussée sans faire plus de bruit
qu'une ombre ; là, elle traversa la salle à manger, puis un petit
corridor, et se trouva devant une porte dont elle tourna le bouton si prestement
que la rapidité de ce tour de main rendit la serrure muette. A cette brusque
invasion, Adolphine, qui de son côté n'avait gardé de dormir,
retint à peine un cri d'èffrôi ; car, menacée d'un
siège et prêté sans doute à le soutenir héroïquement,
elle ne s'attendait pas à se voir attaquée de l'intérieur
de la maison. En reconnaissant sa mère, dont la figure fortement éclairée
par le bougeoir offrait une expression sombre et sévère, elle passa
de cette frayeur puérile à une inquiétude plus sérieuse
quoique encore indéterminée.
C'est vous, maman, dit-elle en se levant précipitamment, qu'est-il
donc arrivé ? est-ce que vous êtes malade ? Le premier regard de
madame Bailleul s'était porté vers la fenêtre, mais les rideaux
fermés ne lui permirent pas d'en constater l'état.
Avez-vous besoin de quelque chose ? reprit la jeune femme troublée
de cette silencieuse pantomime ; voulezvous que j'aille appeler Madelaine ?
Il est inutile d'éveiller personne, répondit gravement madame
Bailleul ; ce que je viens te dire ne doit être entendu que de toi seule.
Viens.
Où ? demanda madame Chaudieu de plus en plus inquiète.
Dans ma chambre ; nous-serons mieux qu'ici. Adolphine s'empressa d'obéir
; car la présence d'un tiers dans son appartement, à une heure si
rapprochée de l'instant fixé par Laboissière, pouvait amener
une catastrophe. Ce péril évité, la scène plus ou
moins désagréable dont elle se sentait menacée lui parut
de peu d'importance. Décidée à la subir avec une soumission
exemplaire, puisque l'approche de minuit commandait d'abréger, elle marcha
résolument sur les pas de sa mère. En rentrant dans son appartement,
madame Bailleul referma la porte et se plaça ensuite en face d'Adolphine
qu'elle considéra un instant fixement de l'air d'un juge qui va procéder
à l'interrogatoire d'un criminel.
En vérité, maman, dit'madame Chaudieu avec un sourire contraint,
si vous continuez de me regarder ainsi, je vais croire que je suis redevenue petite
fille et que vous allez m'envoyer en pénitence dans le cabinet noir.
Adolphine, répondit solennellement madame Bailleul, plût à
Dieu que vos fautes fussent de celles auxquelles suffit le châtiment qu'on
inflige à l'enfance ; mon cur en ce moment ne serait pas navré
de douleur, car en vous punissant je pourrais vous estimer encore !
Ma mère ! ... s'écria la jeune femme poussée à
son tour au langage pathétique par l'emphatique sévérité
des paroles qu'elle venait d'entendre.
Oui, je suis votre mère, et c'est là mon tourment ! Votre
bonne mère, entendez-vous, en dépit des chagrins dont vous m'abreuvez
! votre pauvre mère, qui, au lieu de voir en vous, comme elle l'avait espéré,
son orgueil et sa joie, n'y trouve plus qu'un sujet de tristesse et de honte !
Oh ! oui, je suis votre mère, votre malheureuse mère ! Quoique cette
apostrophe comportât une explosion de sensibilité, elle fut prononcée
d'un ton beaucoup plus irrité qu'attendri. A la fin, cependant, madame
Bailleul crut devoir porter son mouchoir à ses yeux ; mais elle eût
pu se dispenser de ce geste dramatique, ses paupières étant narfaitement
sèches.
Qu'ai-je donc fait pour que vous me traitiez ainsi ? s'écria Adolphine,
qui, malgré ses efforts pour paraître calme, commençait à
éprouver une vive inquiétude.
Ce que vous avez fait, malheureuse ! reprit madame Bailleul, dont le regard
semblait vouloir dévorer la jeune femme ; vous osez demander ce que vous
avez fait ? Me croyez-vous aveugle ? Pensez-vous qu'on puisse tromper une mère
comme on troupe un mari ? Je sais tout ; tout, vous dis-je. Voilà donc
le fruit de mes soins et de mes leçons ! voilà la récompense
de ma tendresse ! Après cinq mois de mariage seulement, oublier ses devoirs
! violer ses serments ! trahir un honnête homme, car votre mari est un honnête
homme et vous n'avez rien à lui reprocher ! Ah ! c'est affreux !
Je ne vous comprends pas, balbutia madame Chaudieu en détournant
involontairement ses yeux d'ordinaire si fermes.
Ah ! vous ne me comprenez pas ! Eh bien ! je vais me faire comprendre.
Un homme sans principes et sans honneur, un homme indigne et infâme, M.
Laboissière, est votre amant.
C'est faux ! s'écria énergiquement Adolphine. Madame Bailleul
laissa éclater un rire insultant.
C'est faux, dites-vous ? Aujourd'hui peut-être ; mais demain, si
je n'étais pas là pour vous sauver malgré vous, serait-ce
faux encore ? Est-il faux que cet homme ait la clé du potager ? est-il
faux que cette nuit même, dans .quelques instants, il doit se trouver sous
votre fenêtre ? Est-ce faux, cela ? répondez. En voyant son secret
à . la merci de sa mère, Adolphine perdit toute assurance, et, comme
elle l'avait dit en riant, sembla redevenir petite fille. Le front baissé
et les joues couvertes de rougeur, elle demeura muette en ayant l'air d'attendre
la sentence qui devait la punir. Après un instant de silence madame Bailleul,
qui semblait jouir du trouble d'Adolphine, reprit la parole avec un redoublement
d'autorité.
Demain nous reparlerons de cela ; en ce moment, j'ai un devoir plus pressant
à remplir. Vous allez rester ici et m'y attendre.
Où donc allez-vous ? demanda timidement la jeune femme.
Recevoir cet homme, dit avec un accent tragique madame Bailleul.
Quoi, vous voulez...
Je le veux ; ainsi, pas d'observations !
Mais, c'est impossible... dit Adolphine en se précipitant vers la
porte. Madame Bailleul prévoyait sans doute ce mouvement, car, saisissant
sa fille par le bras avec une incroyable promptitude, elle la repoussa jusqu'au
milieu de la chambre. Je vous ordonne de rester ici, lui dit-elle en même
temps d'un ton qui n'admettait ni résistance ni réplique. Avant
que la jeune femme fût sortie de la stupeur où l'avait plongée
ce geste violent, madame Bailleul s'élança hors de la chambre, ferma
la porte à double tour, et, par surcroît de précaution, emporta
la clé. Elle redescendit alors à l'appartement de sa fille, et son
premier soin en y entrant fut d'examiner la fenêtre. Selon son attente,
elle la trouva entr'ouverte ainsi que la persienne.
Tout était déjà prêt ! se dit-elle ; et, sans
rien changer à un arrangement qui attestait la prudence de son auteur plutôt
que sa rigidité, elle fit retomber les rideaux, éteignit le bougeoir
et ne laissa qu'une lampe allumée ; encore en tourna-t-elle le bouton de
manière à diminuer la lueur le plus possible. Elle s'assit alors
dans te coin le plus obscur de cette chambre à peine éclairée
et y demeura les yeux fixés sur la pendule, immobile et attentive comme
le chasseur qui guette une proie. Une demi-heure qui lui parut un demi-siècle
se passa de la sorte. Pendant ce temps, à l'étage supérieur
avait lieu une autre scène qui devait compliquer plus tard cette situation
passablement embrouillée déjà. Depuis qu'il s'était
retiré dans sa chambre, Benoît Chaudieu, au lieu de prendre du repos
n'avait pas cessé de se promener de long en large, de l'air d'un homme
qui rumine un projet sérieux. De temps en temps il examinait le papier
qu'il avait trouvé dans la lettre timbrée de Marseille, et en comparait
les caractères avec l'écriture de plusieurs billets épars
sur son bureau. Il se frottait alors les mains avec une satisfaction silencieuse
et recommençait sa promenade. Après avoir continué pendant
près de deux heures ce méditatif exercice, il s'arrêta, se
parlant à lui-même :
Si j'agis sans prévenir personne, se dit-il, ce procédé
paraîtra inconvenant pour ne pas dire brutal. On m'accusera de dissimulation,
de défiance, de manque d'égards ; et je ne veux motiver aucun de
ces griefs. Ma belle-mère est la tête forte de la famille, c'est
elle qu'il faut avertir ; et cela dès ce soir, car je serai parti demain
matin avant qu'elle soit levée. Elle se couche fort tard, et malgré
l'heure avancée, je ne la dérangerai pas. Chaudieu exécuta
sans délai sa résolution. Quelques minutes avant minuit il sortit
de sa chambre, et se dirigea vers celle de sa belle-mère. Arrivé
à la porte, il y frappa discrètement ; mais la prisonnière
dont cet incident accrut l'inquiétude, se garda de répondre.
C'est moi, dit-il à demi-voix après avoir frappé de
nouveau ; veuillez m'ouvrir, j'ai quelque chose d'important à vous dire.
En reconnaissant la voix de son mari, Adolphine passa de l'anxiété
à la frayeur, et au lieu d'ouvrir, elle retint son souffle.
Elle est déjà endormie, murmura Chaudieu contrarié
de ce côntre-témps. Sur le point de se retirer, il appliqua machinalement
son il au trou de la serrure ; et comme la clef avait été
emportée par madame Bailleul, il put apercevoir la lumière dans
l'intérieur de la chambre. Cette découverte le fit changer d'idée.
Si elle était couchée, il n'y aurait pas de lumière,
pensa-t-il, car elle n'en garde jamais, même quand elle est malade, et elle
n'a pas l'habitude de lire au lit. Elle ne dort donc pas. Mais alors, elle me
répondrait ; puisqu'elle ne le fait pas, c'est qu'elle est sortie. A pareille
heure où peut-elle être ? Chez M. Bailleul ! Non, se dit le jeune
mari en souriant irrévérencieusement de cette supposition. Chez
safille alors ? C'est probable, ou plutôt c'est évident ; elle ne
peut être que là . Eh bien, tant mieux ; il aurait fallu avoir également
une explication avec Adolphine, je ferai d'une pierre deux coups. Il descendit
aussitôt au rez-de-chaussée et prit le chemin de l'appartement de
sa femme. Sans remarquer cette circonstance, qui eût suffi pour éveiller
les soupçons d'un jaloux, il en profita à son insu et arriva au
fond du corridor sans que le moindre bruit eût trahi son approche. Déjà
il posait la main sur le bouton de la serrure, lorsqu'une voix d'homme qu'il ne
s'attendait nullement à entendre en pareil lieu, arrêta ce mouvement.
Surpris à l'improviste par une aventure qui s'annonçait si mal pour
un mari, Chaudieu, au lieu de céder à un emportement irréfléchi,
se conduisit avec une tranquillité sournoise plus redoutable peut-être
; il souffla prudemment le bougeoir qu'il tenait à la main et colla son
oreille contre la porte, dont le peu d'épaisseur lui permettait de tout
entendre. Dès les premiers mots, il reconnut la voix de sa belle-mère,
ainsi que celle de Laboissière, et comprit qu'Adolphine n'était
pas dans la chambre. Cette absence, quoiqu'il ne pût se l'expliquer, calma
ses appréhensions sans modérer sa curiosité. Jamais drame
à succès n'eut un auditeur plus attentif que Benoît Chaudieu
écoutant à travers une porte l'orageux entretien dont les détails
vont donner à ce récit une allure nouvelle.
V
Gustave Laboissière avait montré cette exactitude qui, dit-on,
est la politesse des rois et que les amants observent toujours scrupuleusement,
à un premier rendez-vous ; à minuit moins cinq minutes il était
à la porte du potager, à minuit précis il arrivait devant
la chambre d'Adolphine, après s'être amicalement débarrassé
de Turc, qui semblait n'avoir été mis en faction dans le jardin
que pour en faire les honneurs à son ancien maître, et dont la conduite
fut un_modèle de discrétion et de savoir-vivre. Quoique la nuit
fût très-sombre, le coureur d'aventures ne commit aucune méprise
et devina plutôt qu'il ne la vit la fenêtre par où il comptait
s'introduire dans le logis. D'une main prudente il interrogea la persienne, et
la tira en dehors sans éprouver de résistance ; il poussa ensuite
la fenêtre avec non moins de précaution et de succès : le
passage ouvert, l'escalade n'était qu'un jeu. D'un seul élan Laboissière
franchit le dernier obstacle et se trouva dans l'intérieur de la chambre
; refermant alors persienne et fenêtre, il entr'ouvrit les rideaux.
Chère Adolphine, je suis donc près de vous ! dit-il amoureusement
à la vue d'une forme confuse assise dans un des coins de l'appartement.
Il n'obtint pas de réponse ; mais, vu les circonstances, ce silence ne
lui sembla pas désespérant : il s'avança donc vers la personne
qu'il prenait pour madame Chaudieu. A son approche, cette femme se leva brusquement
et, se précipitant vers la lampe, d'un tour de doigt en fit jaillir un
flot de lumière. Aussitôt, par un mouvement qui eût produit
quelque effet sur un théâtre de mélodrame, elle se posa en
face de Laboissière et lui présenta en pleine clarté un visage
bien connu dont la vue, malgré l'assurance du personnage, l'arrêta
net à distance plus que respectueuse.
Ce n'est point Adolphine, dit madame Bailleul après un instant d'examen
foudroyant d'une part et de l'autre ahuri ; c'est moi, homme sans âme et
sans honneur ! En se voyant dans une si meurtrière embuscade, un .amoureux
vulgaire eût perdu la tête ; mais Laboissière était
au-dessus de toute émotion puérile. La première stupéfaction
passée, il recouvra son aplomb et soutint courageusement le regard indigné
de la mère d'Adolphine.
Bonsoir, madame, dit-il avec une aisance insolente ; à l'éclat
de vos yeux, je vois avec plaisir que votre migraine est passée.
Monstre ! fit madame Bailleul d'une voix profonde. Le jeune homme ôta
son chapeau et s'inclina d'un air respectueux.
Ingrat ! perfide ! misérable ! continua-t-elle avec un redoublement
de fureur. A chaque épithète de cette litanie, Laboissière,
au lieu de répondre, renouvela son salut.
Va-nu-pieds ! s'écria enfin madame Bailleul exaspérée
par cette impertinence.
Ici je me permettrai de vous faire observer que la passion vous égare,
dit l'homme à bonne fortune en souriant ironiquement ; un va-nu-pieds n'a
pas de voiture, et mon cabriolet est à la porte.
Grâce aux dupes qui en paient les frais, et dont j'ai fait partie
trop longtemps.
Vous nous calomniez tous deux, madame : vous avez trop d'esprit pour être
une dupe, et je n'en ai pas assez.
Pour être un fripon ? Pardonnez-moi ; vous en avez deux fois plus
qu'il n'en faut. Mais une qualité vous manque.
Laquelle, s'il vous plaît ?
La prudence. Vous auriez dû prévoir qu'il y avait quelque
danger pour vous à faire de moi une ennemie, une mortelle et implacable
ennemie.
Madame, vous plairait-il de vous asseoir ? dit Laboissière avec
le sang-froid le plus irritant ; je prévois que notre conversation sera
aussi longue qu'elle est déjà intéressante ; et pour ma part,
je n'aime pas à parler debout. Sans attendre l'autorisation qu'il semblait
solliciter, il se laissa tomber dans un fauteuil et s'appuya contre le dossier
en croisant les jambes aussi familièrement que s'il eût été
seul et chez lui. Au lieu de suivre cet exemple, madame Bailleul se redressa dramatiquement,
comme pour protester par la majesté de son maintien contre un pareil mépris
des convenances.
Maintenant, madame, reprit Laboissière, je suis prêt à
dialoguer avec vous jusqu'à la consommation des siècles. D'après
le jeu fort expressif de votre physionomie, je devine que vous éprouvez
en ce moment des sensations excessivement tragiques ; si vous preniez la peine
de m'en expliquer la cause, peut-être parviendrais-je à calmer votre
courroux.
Vous êtes ici, et vous me demandez la cause de mon indignation !
s'écria madame Bailleul avec un accent plein d'amertume.
Ah ! je comprends, répondit Gustave, ma présence dans cette
chambre est un crime irrémissible ; mais peutêtre trouveriez-vous
excusable que je fusse là -haut. En parlant de la sorte il montra du doigt
le plafond qui, d'un étage à l'autre, séparait la chambre
d'Adolphine de celle de sa mère. A cette brutale et cruelle récrimination,
madame Bailleul se couvrit le visage de ses deux mains.
J'ai mérité cet Outrage, dit-elle d'un air morne, mais un
homme d'honneur me l'eût épargné.
L'honneur convient aux femmes au moins autant qu'aux hommes, reprit durement
Laboissière ; n'oubliez pas que tous ces grands mots sont des armes à
deux tranchants et qu'à les manier imprudemment on risque de se couper.
Au fait, que signifie cette scène ? à quel propos vous trouvez-vous
ici et où voulez-vous en venir ? Madame Bailleul, si impérieuse
à l'égard de son mari, de sa fille et de son gendre, semblait perdre
insensiblement toute énergie en face de cet homme à qui sa faiblesse
avait donné des droits dont il usait sans pitié.
Vous aimez Adolphine, dit-elle d'une voix à peine distincte.
A qui la faute ? répliqua-t-il laconiquement.
Vous l'avouez ! s'écria-t-elle avec un frémissement convulsif.
Malgré moi, je vous le jure. Je ne demanderais pas mieux que de
vous tromper ; mais à cette heure, dans ce lieu et pris au piège
que vous m'avez tendu, le moyen d'imaginer un mensonge qui ait le sens commun
! Je conviens donc ingénument de ma faute, mais sans en accepter toute
la responsabilité ; car il est juste qu'une partie retombe sur vous.
Sur moi ?
Sur vous-même. Vous m'accusez, souffrez donc que je me justifie.'Depuis
trois ans que je suis dans vos fers, qui m'a conseillé de paraître
amoureux de votre fille afin de détourner les soupçons dé
votre mari ? N'est-ce pas vous, madame ? Le conseil était excellent et
je l'ai suivi à la lettre. Qu'est-il arrivé ? Une chose fort simple
et que vous auriez dû prévoir : à force de jouer le rôle
que vous m'aviez imposé, j'y ai pris goût ; et par des gradations
qu'il est inutile de détailler, ce goût m'a conduit où vous
voyez.
Ainsi, vous osez dire que vous l'aimez ! reprit madame Bailleul en tourmentant
dans sa main un couteau à couper le papier qu'elle avait pris machinalement
sur la table.
Par bonheur pour moi ce n'est pas un poignard, dit Laboissière avec
un sourire sardonique. Par une furie soudaine, la femme trahie prit à deux
mains l'instrument de nacre, le brisa et jeta les débris aux pieds de son
parjure amant.
Le poignard est une bien médiocre vengeance, dit-elle alors, il
tue trop vite.
Nous avons le poison lent, répondit Gustave d'un ton de persiflage.
:
Malgré tout votre esprit, vous n'apprendrez pas à une femme
à se venger. Fiez-vous à la haine que je vous ai vouée depuis
ce matin. Ni poignard, ni poison ; mais la ruine, la honte, la misère !
Vous voyez ce couteau, avant un mois, je vous aurai brisé comme lui. Laboissière
ramassa les deux morceaux de nacre et les regarda un instant avec une affectation
d'inquiétude.
Savez-vous que vous me faites peur ? dit-il. Serais-je, sans m'en douter,
aussi cassant que cela !
Kiez, reprit madame Bailleul d'un ton sinistre, riez en attendant que vous
fassiez rire les autres.
Si je ris, madame, c'est par politesse et pour rendre à vos plaisanteries
les honneurs qu'elles méritent.
Mes plaisanteries ?
Quel autre nom puis-je donner à vos menaces ? vous n'exigez pas
sans doute que je les prenne au sérieux ?
Elles sont sérieuses pourtant ! dit la femme outragée.
En ce cas, ayez la bonté de les formuler un peu plus clairement.
Pour vous plaire, je vais trembler de tous mes membres ; mais encore voudrais-je
savoir pourquoi. Madame Bailleul laissa tomber sur son ancien amant un regard
pesant où étincelait la haine qui succède souvent aux passions
coupables et qui en est la plus impitoyable punition.
Parce que j'ai été faible, vous m'avez crue aveugle, dit-elle
d'une voix lente ; parce que vingt foisvous avez éprouvé mon dévouement,
vous m'avez refusé toute intelligence. Habitué à la tromperie,
vous n'avez vu dans votre bienfaitrice... Ne vous récriez pas ; c'est là
pour une femme un titre bien déplorable, et j'en rougis, mais il ne dépend
ni de vous ni de moi de le démentir... Vous n'avez vu dans votre bienfaitrice
qu'une dupe de plus. Vous n'avez pas compris qu'une femme peut aimer un homme
sans l'estimer ; apprenez-le donc, si vous l'ignorez encore. Sachez que, depuis
le jour où vous vous êtes introduit chez moi, je n'ai pas été
abusée un seul instant sur votre position. Vos spéculations commerciales,
les noms honorables que vous mettez en avant, le crédit dont vous vous
vantez, le luxe apparent qui vous entoure, chimères, mensonge, fourberie
! Vous n'êtes rien, vous n'avez rien ; je me trompe, vous avez votre industrie
: il est vrai qu'elle est de celles dont s'occupe parfois la justice.
Madame ! s'écria Laboissière en se levant avec fureur.
Rasseyez-vous, je n'ai pas tout dit, reprit madame Bailleul, à qui
l'épanchement de son courroux rendait une impérieuse énergie
; je vous connaissais donc et j'ai eu l'indignité de vous aimer. J'espère
que cette faute me sera pardonnée, car elle porte son châtiment en
ellemême. Devinant qui vous étiez, je vous ai servi avec une abnégation
sans bornes ; je me suis attelée en esclave au char de votre fortune ;
par d'infatigables efforts je vous ai créé des soutiens, j'ai donné
du crédit à vos mensonges. Pour vous j'allais compromettre notre
fortune. Déjà n'ai-je pas forcé mon mari à vous livrer
une partie de la dot de ma fille ! Aujourd'hui encore j'étais prête
à renouveler cette abominable action. Oui, abominable, car je n'ignorais
pas que vous confier cet argent c'était le jeter dans un gouffre d'où
il ne sortirait jamais. Voilà ce que j'ai fait pour vous, et voici comment
vous me récompensez ! Oh ! Dieu est juste, car j'ai été bien
coupable ! Madame Bailleul se voila de nouveau le visage de ses mains et resta
muette un instant, dans une attitude pleine d'accablement et de douleur. On oublie
quelquefois les offenses reçues, mais on pardonne rarement à ceux
qu'on a outragés. Victime d'une trahison, Laboissière eût
peut-être vu s'amollir en faveur de la coupable le dur égoïsme
de son caractère ; en présence de la femme dont il avait détruit
le repos et flétri l'existence ; il sentit se raidir dans son cur
les fibres d'une férocité bestiale...
Vous pleurez ! dit-il froidement. Dans l'intérêt de votre
beauté, et de votre teint surtout, je dois vous dire que vous avez tort.
Ah ! oui, j'oubliais mon rouge ! s'écria madame Bailleul avec un
ricanement nerveux qui ressemblait au rire de la folie. Elle pressa son mouchoir
sur ses yeux et montra ensuite à son cruel amant une figure où l'excès
de l'indignation avait ramené une sorte de calme plus effrayant que les
convulsions de la colère.
Ce que je voulais vous dire, reprit-elle, ce qu'il vous importe de savoir,
ce qui parviendra peut-être à émouvoir votre superbe courage,
c'est que, dès ce moment, je vais mettre à vous détruire
plus d'ardeur encore que je n'en ai montré pour vous servir. Du côté
da cur, vous êtes invulnérable ; car vous n'en avez point :
aussi n'est-ce pas là que je frapperai.
Est-ce ma fortune que vous menacez ? demanda Laboissière avec un
sourire insouciant.
Votre fortune ! pour que cet échafaudage menteur s'écroule,
je n'ai qu'à retirer la main.
C'est ce que vous ne ferez pas.
C'est ce qui est fait.
En vérité ?
Je vous avais promis dix mille francs pour demain.
J'y compte.
Vous avez tort, et je vous conseille de les chercher ailleurs. Laboissière
s'enfonça carrément dans son fauteuil et porta la tête encore
plus haut qu'auparavant.
Je vois avec plaisir, dit-il, que nous voici enfin dans la question. Jusqu'à
présent les'reproches, les soupirs, les sanglots, les imprécations,
les anathèmes et autres figures de rhétorique ayant exclusivement
alimenté votre éloquence, j'ai dû me contenter du rôle
passif d'auditeur ; car je me reconnais tout à fait incapable de lutter
avec vous de larmes et d'attaques de nerfs. Mais puisque la discussion véritable
et positive est enfin ouverte, vous me permettrez, je l'espère, d'y placer
mon petit mot. Veuillez donc m'accorder un instant d'attention, et, surtout, suivez
bien mon raisonnement. Laboissière fit une pause et reprit d'un air doctoral.
Je suis ici sous deux faces différentes : d'une part homme du monde,
de l'autre homme d'affaires, Sous le premier point de vue, j'ai des torts envers
vous et je les reconnais. Traitez-moi de perfide et d'ingrat, appelez-moi don
Juan et Lovelace, ce sera bien dit. Faites mieux : poignardez-moi, je n'aurai
que ce que je mérite. Vous voyez qu'il est impossible de s'exécuter
plus complètement. C'est toujours l'homme du monde qui parle. Quant à
l'homme d'affaires, c'est autre chose. Sous ce dernier aspect, je décline
formellement votre juridiction et je ne vous reconnais aucun droit sur mon portefeuille.
En un mot, j'établis une distinction rigoureuse entre le spéculateur
et l'amant ; et je soutiens que ce n'est pas au premier d'expier les fautes du
second. L'argument me semble d'une logique un peu serrée et voici la conclusion
que j'en tire. Demain, M. Chaudieu doit venir chez moi pour prendre, au nom de
votre mari et au sien, des actions dans mes bateaux. Vous aurez la bonté
de ne vous opposer en aucune façon à la conclusion de cette affaire.
Chaudieu n'ira pas ! interrompit énergiquement madame Bailleul.
Il viendra, reprit avec assurance le spéculateur.
Je le lui défendrai.
Et moi, je vous défends de lui dire un seul mot à ce sujet
! En prononçant ces insolentes paroles, Laboissière s'était
levé. Les bras croisés sur la poitrine, la tête fièrement
jetée en arrière, il foudroya d'un regard la femme qui, oubliant
qu'elle avait été faible, osait maintenant lui résister.
Vous m'entendez, continua-t-il d'un ton despotique, je vous défends
de parler de mes affaires à votre gendre, à votre mari, à
qui que ce soit au monde, et malheur à vous si vous désobéissez
! Tout à l'heure vous parliez de mon imprudence, que dire de la vôtre
! avez-vous donc tout oublié ? Ma fortune, dites-vous, est dans votre main
; votre honneur n'est-il pas dans la mienne ? Frappez, et je frappe ; si vous
brisez, je brise : nous verrons qui s'entendra mieux à faire une ruine.
Cette réputation conservée intacte à force d'hypocrisie,
ignorez-vous que je n'ai qu'un mot à dire pour la mettre en poussière
? Et, ce mot, me supposez-vous assez de vertu pour le taire, si la première
vous m'attaquez ? Ah ! je suis un chevalier d'industrie ! fort bien, mais qu'êtez-vous
donc vous-même ?
Une femme bien malheureuse ! dit madame Bailleul avec un sourd gémissement.
Il sera temps de parler de vos malheurs lorsque du rang de femme vertueuse,
de mère de famille respectable, je vous aurai fait descendre à la
place qui vous convient.
Cela n'est pas en votre pouvoir.
Puisque vous manquez de mémoire, je vous rappellerai que j'ai le
bonheur de posséder quelques-uns de vos autographes : quarante-trois lettres
ni plus ni moins.
Vous ne les avez pas brûlées, ainsi que vous l'avez juré
sur votre honneur ! s'écria madame Bailleul en pâlissant. Laboissière
partit d'un rire ironique. !
Sur mon honneur ! dit-il ; mais, selon vous, je n'en ai point : comment
donc avez-vous pu vous fier à ce serment ? Non, madame, je n'ai point commis
la sottise de détruire votre correspondance ; l'événement
prouve si j'ai eu tort. Vos lettres, d'ailleurs, ne sont pas de celles qu'on brûle
; et si jamais le grand jour de la publicité luit pour elles, je ne doute
pas qu'elles n'obtiennent un fort beau succès littéraire.
Je ne vous connaissais pas encore, dit la mère d'Adolphine,qui se
laissa tomber sur un fauteuil, brisée en apparence par cette dernière
menace et hors d'état de se débattre plus longtemps. Laboissière
garda un instant le silence comme pour lui laisser le temps de se remettre et
de répondre. Voyant qu'elle persistait dans sa muette et douloureuse attitude,
il s'approcha de la glace, passa la main dans ses cheveux, lissa ses moustaches,
rétablit la régularité de sa cravate et finitjmr regarder
les aiguilles de la pendule.
Déjà une heure, dit-il. Comme le temps passe vite près
de vous ! Allons, il faut être raisonnable : j'ai beaucoup à travailler
ce matin ; et vous-même, avec votre migraine, vous avez tort de veiller
si tard. Adieu donc et sans rancune. Vous vous rappelez mon ultimatum ; la paix
ou la guerre, à votre choix. Pour moi, je préfère la paix
; et ce sera toujours à regret que je ferai de la peine à une femme.
M. Chaudieu m'a promis d'être chez moi à une heure. S'il ne vient
pas ou si quelque chose dans sa conduite m'apprend que vous avez parlé,
il est bien entendu que la petite correspondance sentimentale fera son office.
En attendant, permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit. Laboissière
adressa un salut dérisoire à la femme qu'il venait d'accabler, puis
il s'approcha delà fenêtre. Au moment de disparaître derrière
le rideau, il se retourna.
A propos, dit-il, je me souviens que je dîne chez vous après
demain. Je serai exact, et j'espère que le petit nuage d'aujourd'hui ne
vous empêchera pas de m'accueillir avec la gracieuse bienveillance que vous
m'avez toujours accordée. Madame Bailleul ne répondit rien, elle
était anéantie. Après lui avoir lancé un dernier regard
de domination et de défi, Laboissière souleva le rideau. Un instant
après, le bruit presque imperceptible de la fenêtre et de la per
; sienne annonça qu'il s'éloignait sans accident.
VI
Dans son entretien avec Laboissière, madame Bailleul venait de subir
l'humiliation qu'ont toujours à redouter les femmes dont la conduite n'a
pas été sans reproche. Insultée par un homme pour qui l'amour
n'avait jamais été qu'une spéculation, il lui fallait dévorer
cet outrage ; heureuse encore s'il n'eût pas été le prélude
d'autres tortures non moins cruelles. Elle se voyait à la merci d'un être
sans principes, sans générosité, sans pitié. A. l'âge
où la considération devient si nécessaire aux femmes, elle
se trouvait menacée du mépris public : épouse, elle avait
un pardon à demander à son mari ; mère, et c'était
là son plus affreux châtiment, elle était exposée à
rougir devant sa fille ! Après le départ de l'homme qui s'était
plu à lui navrer le cur, elle demeura longtemps immobile à
la place où il l'avait laissée. Affaissée sur son siège,
comme pourrait l'être un criminel au sortir de la question, la tête
débilement inclinée, les bras tendus le long du corps, l'il
morne et hagard, elle repassait dans son esprit les détails de la lutte
où elle avait été si brutalement vaincue. Parfois elle se
figurait qu'elle avait rêvé cette scène outrageante, et par
un sursaut violent elle essayait de se délivrer de son cauchemar : mais
secouer sa torpeur, c'était recouvrer la lucidité de l'intelligence
; et la vérité alors lui apparaissait clans toute sa menaçante
laideur. A la fin les premiers frissons de la fièvre dissipèrent
de leur haleine glaciale la somnolente souffrance où semblait s'engourdir
madame Bailleul. Elle se leva brusquement, promena autour d'elle un regard plein
d'angoisse, et, serrant son châle sur ses épaules avec un frémissement
douloureux, elle sortit de la chambre. En traversant le corridor, rien ne l'avertit
que sa honte avait eu un témoin : Benoît Chaudieu s'était
éloigné sans laisser de traces de sa présence. Elle trouva
toutes les portes ouvertes, ainsi qu'elle les avait laissées en descendant,
et aucun incident ne contraria son retour ; mais à peine fut-elle entrée
dans sa chambre que ses forces épuisées l'abandonnèrent tout
à coup, et qu'elle se laissa tomber sur une chaise. Adolphine, qui depuis
près de trois heures était en proie aux plus mortelles inquiétudes,
avait fini par se coucher à demi sur une causeuse ; lorsqu'elle vit s'ouvrir
la porte de sa prison, elle ne fit pas un mouvement, ne prononça pas une
parole, et attendit dans un recueillement hautain l'explication orageuse que rendaient
probable les événements accomplis. La mère et la fille demeurèrent
quelque temps en face l'une de l'autre, également immobiles et silencieuses.
A leur attitude, on aurait pu les croire endormies si elles n'eussent échangé
par intervalles de sombres regards. Quoique Adolphine n'eût jamais soupçonné
la faiblesse de sa mère, un secret pressentiment lui disait qu'elle trouverait
en elle un juge sévère et partial. De son côté, madame
Bailleul, malgré l'instinct puissant de la maternité, ne pouvait
s'empêcher de voir danslabelle et jeune femme assise devant elle la cause
première de ses chagrins ; par moments elle oubliait sa fille pour ne plus
apercevoir que sa rivale, et alors ses yeux dardaient un long regard de haine,
qui portait le trouble et la crainte au cur d'Adolphine. Ce silence obstiné
de part et d'autre devenait à chaque instant plus pénible ; madame
Chaudieu, par lassitude plus que par déférence, se décida
la première à le rompre.
M'est-il permis maintenant de descendre à ma chambre ? dit-elle
d'un ton sec qui contrastait avec la soumission apparente de ces paroles. Une
de ces idées absurdes que la jalousie seule peut concevoir traversa l'esprit
de madame Bailleul
S'il n'était pas parti ! se dit-ellesi, maintenant que j'ai quitté
cette chambre, il allait y revenir !
J'attends vos ordres, reprit Adolphine en voyant que sa mère ne
lui répondait pas. Madame Bailleul la regarda d'un air défiant.
Vous savez que je suis malade, lui dit-elle, ne sauriez-vous veiller une
nuit près de votre mère souffrante ?
Quand on est malade, on se couche ; répondit madame Chaudieu d'un
ton maussade.
C'est ce que je vais faire, dit madame Bailleul en se levant avec effort.
Elle fit quelques pas, agitée d'un frissonnement fiévreux. Quoique
l'amour filial n'eût pas jeté dans son cur des racines très-profondes,
Adolphine, en remarquant la démarche chancelante de sa mère, ne
put se défendre d'une inquiétude qui lui inspira de plus affectueux
sentiments.
Comme vous tremblez ! dit-elle en s'approchant pour la soutenir. Rasseyez-vous.
Je vais éveiller Madeleine, elle saura mieux que moi ce qu'il faut faire.
Vous avez réellement la fièvre.
Cela ne sera rien, et je n'ai besoin de 'personne, répondit d'un
ton glacial madame Baillenl, qui se coucha sans permettre que sa fille lui aidât
à se déshabiller. Adolphine retourna s'asseoir sur la causeuse,
et les deux femmes passèrent ainsi le reste de la nuit sans qu'une seule
parole fût prononcée de nouveau. Entre ces deux êtres si étroitement
unis, par la nature, un mur d'airain s'était élevé depuis
quelques heures. Au tranchant d'une rivalité, à peine découverte
d'une part et encore ignorée de l'autre, les liens du sang semblaient près
de se rompre. Dans cette chambre triste et muette, où l'inquiétude
et le chagrin veillaient en présence, il n'y avait plus une mère
et sa fille : il y avait deux femmes, deux rivales, deux ennemies. Aux premières
lueurs de l'aube, madame Bailleul sentit se dissiper l'appréhension que
lui avait causée un instinct jaloux.
Vous devez être fatiguée, dit-elle à Adolphine ; il
faut aller vous coucher. Moi-même, je vais tâcher de dormir. Madame
Chaudieu ne se fit pas répéter cet ordre, et elle se retira dans
sa chambre, sans espoir d'y trouver le sommeil, mais avec l'espèce de soulagement
qui suit l'exécution d'une corvée fatigante. Quelques heures plus
tard, M. Bailleul, en entrant chez sa femme, resta frappé de stupeur à
la vue des ravages de sa figure.
Je viens d'apprendre qu'Adolphine as passé la nuit près de
toi, dit-il d'un ton pénétré : pourquoi ne m'avoir pas envoyé
chercher ? je t'aurais veillée, moi ; je suis plus fort qu'elle, Ce reproche
affectueux irrita la malade au lieu de la toucher. Elle, qui depuis la veille
avait dû supporter en silence tant d'outrages, fut instantanément
rendue, par le seul aspect de son mari, à sa nature emportée et
violente. Le souffre-douleur parut arriver tout exprès pour recevoir l'orage
qui n'attendait qu'une occasion d'éclater.
C'est vous qui m'avez rendue malade par votre entêtement, répondit-elle
avec brusquerie ; c'est cette sotte discussion d'hier qui m'a donné la
fièvre. Vous voilà content maintenant !
Mais, ma chère amie, dit humblement M. Bailleul, tu ne te rappelles
donc pas que j'en ai passé par où tu as voulu ? Laboissière
aura aujourd'hui les dix mille francs. A ce nom redouté, madame Bailleul
éprouva un frémissement.
Qui vous a dit de vous dessaisir si vite de cet argent ? reprit-elle après
avoir dompté son émotion.
Toi-même, si j'ai bonne mémoire, répliqua le mari surpris
d'une pareille demande.
Je ne vous en ai pas dit un mot ; il n'a pas été question
de l'époque de ce placement, et voilà comment vous interprétez
toujours mes paroles de travers !
Rien n'est fait encore, s'écria le bonhomme à qui souriait
la perspective de soustraire ses dix mille francs aux chances de la spéculation
des bateaux inexplosibles : si tu as changé d'avis, tu n'as qu'un mot à
dire ; et je vais écrire à Laboissière, afin qu'il ne compte
pas sur notre argent.
Qui vous parle de cela ? dit d'un air sombre madame Bailleul, qui se rappela
les menaces de son amant.
Tu sais bien que pour ma part j'aimerais autant à garder nos fonds
: voilà Chaudieu qui s'est mis dans la tête de prendre pour cinquante
mille francs d'actions ; et à ce compte, avant un an, toute notre fortune
sera entre les mains de Laboissière. Ce n'est point que je me défie
de lui, mais on ne doit jamais mettre tous ses ufs...
Chaudieu lui achète des actions ! s'écria madame Bailleul
en se mettant brusquement sur son séant.
Pour cinquante mille francs. Est-ce qu'il ne te l'a pas dit ?
Quand a lieu cet achat ?
Aujourd'hui, Chaudieu va partir.
Va le chercher ; qu'il vienne sur le champ, reprit madame Bailleul d'un
ton si vif que son mari, au lieu d'obéir, resta devant le lit bouche béante.
Vous voilà encore ? reprit-elle en lui lançant un regard
qui ressemblait à un coup de fouet.
J'y vais, ne te fâche pas, répondit M. Bailleul, qui s'empressa
de sortir.
Que Chaudieu vienne seul, lui cria-t-elle au moment où il refermait
la porte. Pendant les neuf ou dix minutes qui s'écoulèrent entre
le départ de son mari et l'arrivée de sori gendre, madame Bailleul
interrogea d'un regard effaré mais clairvoyant les profondeurs de l'abîme
où elle était tombée. Elle se vit perdue si elle n'en sortait
pas avant qu'il se fût refermé sur elle, et, n'ayant pas le choix
des moyens de salut, elle prit un de ces partis violents que la nécessité
inspire souvent et que justifie quelquefois le succès.
Maintenant je lis dans l'âme de ce misérable, se ditelle ;
l'argent, voilà son dieu ! en s'adressant à mon cur, c'est
à notre fortune qu'il en voulait : aujourd'hui qu'il croit pouvoir me dicter
des lois et me contraindre à signer notre ruine, cette dépouille
ne lui suffit plus ; il lui faut, celle de mon gendre. Adolphine lui sert d'instrument
comme je lui en ai servi moi-même. Pauvre folle, qui se croit aimée
! M'aimait-il, moi ? Si ces lettres restent en son pouvoir, nous sommes perdus.
Armé de ce poignard, il est sûr de mon obéissance. Entre la
misère et la honte quelle femme hésiterait ? Il me faut ces lettres
à tout prix, dût-il en coûter, non pas de l'or, mais du sang
! Les femmes ne se battent guère, aussi traitent-elles fort lestement une
matière que prennent au sérieux aujourd'hui les hommes les plus
braves. Telle, qu'une piqûre d'épingle ferait tomber en faiblesse,
trouverait fort ridicule qu'une poitrine masculine éprouvât quelque
répugnance à servir de fourreau à une épée.
Cet héroïsme en jupon tourne d'autant plus à la crânerie
qu'il est moins exposé à se voir mis à l'épreuve ;
à ses yeux un duel est un expédient infaillible, un moyen de procédure
péremptoire et, sauf l'antiphrase, une panacée omnipotente. Madame
Bailleul partageait cette opinion, plus répandue qu'on ne pense parmi les
aimables personnes de son sexe. Pour elle Alexandre coupant le nud gordien
était le type d'après lequel on doit se conduire dans les affaires
difficiles, embrouillées et périlleuses. Ne pouvant appliquer elle-même
à son embarras présent ce système tranchant et expéditif,
elle imagina d'agir par procuration. La nécessité plus que la préférence
fixa son choix sur son gendre. Elle en faisait peu d'état, mais à
quel autre confier une mission si délicate ? D'ailleurs le temps pressait,
et il n'y avait pas un instant à perdre. Elle se détermina donc
à s'adresser à Chaudieu. Dans son esprit la chose allait d'elle-même
; rien de plus praticable que le moyen : quant au résultat, elle pouvait
gagner et n'avait rien à perdre ; sa position étant arrivée
à ce terme critique où le mal n'empire plus, tant il est accompli.
En quelques minutes madame Bailleul fit son plan, et décida que son
gendre se battrait avec Laboissière. Ses lettres à ce dernier seraient
l'enjeu du combat. Elle avait vu dans quelques romans les choses se passer ainsi.
Le ciel, selon toute apparence, protégerait la bonne cause ; et Laboissière,
blessé, restituerait la correspondance dont il menaçait de faire
un usage odieux. Que si, par une chance funeste, son champion était vaincu,
ce malheur n'ajouterait rien au danger qu'elle redoutait, et d'ailleurs à
quoi bon cette prévoyance ? L'homme qui se noie ne saisit-il pas la première
corde qu'on lui jette, sans calculer si elle est assez forte pour le soutenir
? Au jeu dont elle allait mêler les cartes, madame Bailleul risquait de
faire tuer son ancien amant ; mais la blessure qu'elle en avait reçue saignait
trop cruellement pour qu'elle reculât devant l'idée d'une vengeance
extrême. La
Rochefoucauld a dit que, si on juge de l'amour par la plupart de ses effets,
il ressemble plus à la haine qu'à l'amitié. Cette réflexion,
dont la justesse est souvent contestée pendant la bonace, acquiert une
vérité saisissante après un de ces orages qui éclatent
souvent sur les passions mourantes et leur épargnent par un coup de foudre,
les langueurs de l'agonie ; de l'amour frappé au cur, la haine s'échappe
alors comme l'air sort d'une outre crevée. Ce que certaines liaisons galantes
renferment d'inimitiés, de rancunes, de mépris, de dégoûts
mutuels, est une chose incompréhensible pour quiconque ignore les bizarres
contradictions de la nature humaine. La coupe amoureuse est d'or : le poison ne
s'y voit pas ; mais il la remplit peu à peu, et à la première
goutte de trop, il déborde. Or entre une femme de quarante-cinq ans et
un homme de trente-deux ans il est impossible que la goutte de trop se fasse longtemps
attendre ; et, en effet, elle venait de tomber.
En ce moment donc, madame Bailleul, détestant Laboissière au
moins autant qu'elle l'avait aimé, s'inquiétait peu du danger qu'il
pourrait courir. Par instants même, il lui semblait, tant l'amour propre
offensé devient féroce, qu'elle le verrait avec quelque plaisir
expirant à ses pieds comme Monaldeschi aux genoux de Christine, et lui
demandant grâce sans l'obtenir. Restait à considérer le sentiment
particulier de Benoît Chaudieu, qui, peut-être, montrerait peu d'ardeur
à s'approprier la querelle d'autrui ; ceci semblait d'une importance si
secondaire à madame Bailleul, qu'elle ne daigna pas même s'en préoccuper.
Dans ses idées de belle-mère, un gendre était un, meuble
peu agréable à l'il mais utile en ménage et d'un usage
journalier ; meuble de chair et d'os propre à une foule d'emplois domestiques,
à découper à table, par exemple, à porter le châle
ou la pelisse, à faire avancer la voiture, à donner le bras, à
lire le journal à haute voix, à compléter la partie de whist
ou de boston : voilà pour le courant. Dans les circonstances exceptionnelles,
il pouvait aspirer à de plus hautes destinées : en cas de disette
pécuniaire, il lui était permis de prêter de l'argent ; et
si quelque ennemi discourtois se présentait, il avait le droit de lui couper
la gorge en risquant la sienne propre pour la plus grande gloire de la famille.
Il aurait fallu certes, que Benoît Chaudieu eût l'humeur bien difficile
pour ne pas remplir avec amour les devoirs de son état. Madame Bailleul
était sans inquiétude à cet égard, et ce fut avec
l'espèce de calme qu'inspire la conception d'un projet infaillible qu'elle
attendit l'arrivée de son champion. Chaudieu ne tarda pas à se présenter.
Son maintien était placide, sa physionomie insouciante, et toute sa personne
offrait plus encore que de coutume l'expression endormie qui en était le
caractère distinctif. Tandis qu'il approchait sans montrer beaucoup d'empressement,
madame Bailleul l'examina d'un il fixe et scrutateur, comme don Diègue
dut regarder son fils au moment de lui dire :
... Rodrigue, as-tu du cur ?
Vous avez des commissions à mé donner pour Paris ? demanda
Chaudieu en s'arrêtant à quelques pas du lit.
Je veux vous parler de choses plus sérieuses, répondit madame
Bailleul avec gravité ; mais avant tout, jurez-moi sur l'honneur de ne
révéler à personne cet entretien : à qui que-ce soit,
entendez-vous ? pas même à votre femme.
La recommandation est inutile, je sais qu'on ne doit dire aux femmes que
ce que l'on veut perdre.
Ah, ce sont là vos principes ! dit la mère d'Adolphine, surprise
de cette réponse, qui constrastait avec la mansuétude conjugale
de son gendre.
C'est un dicton de Bretagne, répliqua Benoît Chaudieu. Le
visage bruni et osseux du jeune mari prit une expression de fermeté froide
dont madame Bailleul demeura singulièrement frappée ; elle crut
voir son gendre pour la première fois, et, songeant au rôle dont
elle voulait le charger, elle augura bien de ce symptôme d'énergie.
Écoutez-moi, reprit-elle d'un ton solennel, et pesez chacune de
mes paroles. Lorsque votre mère vivait encore, si quelqu'un l'avait offensée,
ne l'auriez-vous pas défendue ? n'auriez-vous pas employé à
la protéger ou à la venger tout ce que le ciel vous a donné
de force et de courage ?
J'aurais fait mon devoir, répondit Chaudieu.
Vous avez eu le malheur de perdre votre mère, poursuivit madame
Bailleul avec une sorte d'attendrissement ; mais votre mariage vous en a donné
une seconde qui, sans se comparerà celle que vous pleurez, s'efforce du
moins de la remplacer autant qu'il dépend d'elle, en vous portant l'attachement
le plus sincère. Benoît Chaudieu regarda sa belle-mère d'un
air qui disait clairement : Je ne savais pas que je vous fusse si cher ; puis
il s'inclina sans prononcer une parole.
Après les liens du sang, qui passent avant tout, continua madame
Bailleul dont le débit devenait oratoire, en est-il de plus sacrés
que ceux qui résultent d'une alliance mutuellement heureuse et honorable
? Mon mari et moi nous vous regardons comme notre fils, et je suis certaine qu'au
besoin vous sauriez remplir les devoirs qu'un pareil titre impose.
J'ose le croire, répondit Chaudieu d'un ton modeste.
Et moi j'en suis sûre, car vous êtes un homme d'honneur, un
homme de cur, un digne Breton ; c'est tout dire.
L'enfant de la Bretagne accueillit ce compliment par un second salut non
moins silencieux et non moins ambigu que le premier.
Si donc je vous disais : Chaudieu, un homme m'a outragée gravement,
profondément, mortellement ; il est mon ennemi, de lui j'ai tout à
craindre : mon mari est un vieillard, je n'ai pas de fils et je ne suis qu'une
femme ; vous seul pouvez me défendre, et de vous seul j'attends secours
et protection :
que feriéz-vous alors, mon ami ? dites-le-moi. Benoît Chaudieu
leva le nez au plafond, et croisa les mains sur son ventre en faisant tourner
ses pouces.
Ce que je ferais ? Je n'en sais trop rien, dit-il d'un air circonspect
après avoir réfléchi un instant ; il me semble, que c'est
à -vous de me dire ce que vous voudriez que je fisse.
Comment ! vous êtes un homme et vous ne savez que répondre
à une pareille,question î s'écria madame Bailleul, à
qui la pantomime fort peu chevaleresque de son gendre agaça subitement
les nerfs ; je vous parle d'un outrage impardonnable, d'un danger sérieux,
d'une question de vie et de mort, et vous me demandez ce qu'il faut faire ! mais
vous n'y pensez pas ou plutôt vous ne m'avez pas comprise.
Pas tout à fait, vépondit Chaudieu avec le plus grand sang-froid
; les Bretons sont de braves gens, ainsi que vous aviez la bonté de le
dire tout à l'heure, mais on leur reproche d'avoir la tête dure,
et sous ce rapport je fais honneur à mon pays. Si vous parliez plus clairement,
peutêtre parviendrais-je à vous comprendre.
Si l'on vous donnait un soufflet, que feriez-vous ? dit d'un ton bref la
mère d'Adolphine.
J'en rendrais deux, répondit le Breton. i
Vous provoqueriez en duel l'homme qui vous aurait frappé. Eh bien
! je viens de vous prouver, qu'en vertu des liens qui nous unissent, votre honneur
et le mien sont solidaires. Vous êtes insulté dans ma personne. Comprenez-vous
maintenant ?
Je crois qu'en effet je commence à deviner : vous voulez que je
me batte. A ce sujet j'ai une petite observation à vous soumettre.
Je vous écoute, dit madame Bailleul dont le visage se rembrunit.
Il y a deux mois environ, reprit Chaudieu toujours flegmatique, nous étions
dans le salon, vous, ma femme et moi. J'étais sur le canapé, où
vous me croyiez endormi, et vous causiez ensemble près du piano. Vous disiez
à Adolphine : Tu prétends que ton mari a peu d'esprit et n'est pas
aimable, c'est vrai ; mais en revanche il n'a ni énergie, ni caractère,
ni volonté, et voilà l'essentiel. Tu le pétriras comme une
cire molle. Mieux vaut un sot qu'on mène par le bout du nez qu'un beau
parleur qui vous gouverne.
Je n'ai pas dit cela, interrompit la belle-mère de Benoît
en rougissant jusqu'aux oreilles.
Je vous demande pardon, vous l'avez dit. Il résulte de vos propres
paroles que je suis un homme sans énergie ni caractère,et dès
lors vous me permettrez de trouver étonnant que vous me proposiez aujourd'hui
un rôle qui exige impérieusement l'une et l'autre de ces qualités.
Madame Bailleul se mordit les lèvres et maudit intérieurement son
imprudence.
Éluder n'est pas répondre, dit-elle au bout d'un instant.
Vous voulez une réponse, la voici, repartit Chaudieu sans s'émouvoir
: Depuis cinq mois que je suis marié, j'ai accepté la position que
vous m'avez faite. Je n'aurais pas mieux demandé que d'être le maître
dans mon ménage, mais vous avez pensé que ce serait d'un mauvais
exemple. Ma femme me mène, selon vos instructions. A votre tour vous menez
ma femme. Ainsi donc, en définitive, c'est vous qui êtes la maîtresse.
C'est à peine si j'ai le droit d'inviter un ami à dîner ;
les domestiques vous regardent quand je leur commande quelque chose ; on a bousculé
la maison et le jardin sans me consulter ; enfin, je suis un zéro. C'est
bon, je ne me plains pas. Mais, puisque j'ai les charges, je trouve équitable
d'avoir les bénéfices. Si j'étais le maître au logis,
si j'avais l'autorité d'un chef de famille, et que vous vinssiez me dire
: « Mon gendre, telle chose arrive, ça regarde les hommes, »
je me dirais : « Ceci est de mon département, » et j'agirais
en conséquence ; mais, puisque c'est la quenouille qui gouverne, que la
quenouille combatte, je ne m'en mêle pas.
Oh ! que je vous avais bien jugé ! dit madame Bailleul d'un ton
d'ironie méprisante, que vous êtes bien l'homme faible et vulgaire
que du premier coup d'il j'avais deviné !
Le tome deux de M. Bailleul, n'est-il pas vrai ?
Sortez, monsieur, répliqua-t-elle les yeux étincelants de
courroux, je ne souffrirai jamais qu'en ma présence, vous insultiez votre
beau-père. Chaudieu s'inclina pour la troisième fois.
Vous n'avez pas autre chose à me dire ? demanda-t-il ensuite avec
une imperturbable sérénité qui redoubla l'irritation de son
interlocutrice.
Sot et poltron ! dit-elle entre les dents, mais de manière à
être entendue.
Ça va souvent de compagnie, comme vieille et coquette, répondit
le jeune homme qui, cette réplique lâchée, se dirigea vers
la porte. Madame Bailleul fit un mouvement violent comme si elle eût été
tentée de se jeter à bas du lit pour courir sus à l'insolent,
mais elle retomba aussitôt sur l'oreiller en balbutiant des paroles entrecoupées.
Tandis que dans un éloquent soliloque elle accablait de son indignation
la lâcheté des hommes en général et l'ingratitude des
gendres en particulier, Chaudieu regagna la salle à manger où il
avait commencé de déjeuner solitairement quand son beau-père
était venu le chercher. Il se remit à table aussitôt, se coupa
une copieuse tranche de jambon de Bayonne, remplit son verre jusqu'au bord, et
continua son repas avec un appétit inébranlable. Au moment où
il laissait tomber dans sa tasse de café trois ou quatre morceaux de sucre,
M. Bailleul ouvrit la porte de la salle à manger et s'avança d'un
air mystérieux.
Hé bien, qu'y a-t-il de nouveau ? demanda ce dernier ; que voulait
vous dire ma femme ?
Elle m'a parlé de ses actions Laboissière, répondit
Chaudieu en se versant un petit verre de rhum.
J'en étais sûr. Est-ce qu'elle a changé d'avis ?
Rien n'est changé, et, aussitôt après mon déjeuner,
je pars pour Paris. A propos, avez-vous ici les dix actions que vous avez prises
il y a quelques mois ?
Je les ai précisément sur moi, dit M. Bailleul en tirant
un portefeuille de sa poche.
Voilà une écritoire sur la petite table, reprit Chaudieu
; ayez, je vous prie la bonté d'endosser ces actions à mon ordre
; je les prends à compte des quarante mille francs que vous me devez. Le
vieillard s'empressa d'ouvrir son portefeuille et d'en tirer les dix morceaux
de papier dont il ne demandait pas mieux que d'être débarrassé
; mais au moment de tremper la plume dans l'encre une réflexion l'arrêta,
et il resta la main suspendue sur l'écritoire.
Ah çà, c'est convenu avec madame Bailleul ? dit-il en regardant
son gendre.
Sans doute, répondit Chaudieu ; ma belle-mère et moi nous
sommes d'accord sur tous les points. Signez donc vite ; il est déjà
tard, et je dois être à une heure chez Laboissière. Tranquillisé
par l'assurance qu'il venait de recevoir, M. Bailleul écrivit les endossements
sans nouvelle difficulté.
Voilà, dit-il, quand il eut fini ; ce n'est donc plus que trente
mille francs que nous vous devons. Et maintenant, mon cher Chaudieu, croyez-moi,
réfléchissez encore avant de rien conclure avec Laboissière
: c'est un malin ; il est plus fort que vous, diantrement plus fort ! Il va vous
promettre le Pérou ; ne vous laissez pas entortiller. A votre place, je
prendrais de nouveaux renseignements sur ces bateaux. Qui vous presse, après
tout ? C'est que, cinquante mille francs, c'est un joli denier, et, comme on dit,
ça ne se trouve point tous les jours dans le pas d'un cheval.
Soyez tranquille, répondit Benoît Chaudieu avec un sourire
ironique ; je vois bien que vous avez peu de confiance en mon esprit, mais je
ne suis peut-être pas aussi bête que j'en ai l'air. Sans attendre
la réponse de son beau-père, il sortit de la salle à manger
; dix minutes après il était sur la route de Paris, et, au moment
où une heure sonnait à la Bourse, il entrait chez Laboissière,
qui avait établi son domicile rue Neuve-Vivienne, au centre du quartier
industriel.
VII
Sans être vaste, l'appartement de Laboissière avait une apparence
brillante et semblait indiquer le séjour d'un homme riche. Les meubles
offraient cette somptuosité qui frappe l'il plus qu'elle ne le satisfait,
et qu'affectionne par calcul au moins autant que par mauvais goût une certaine
classe de gens d'affaires. Pour beaucoup de spéculateurs, en effet, un
mobilier fastueux est un appeau qui attire dansle filet les oisillons sans cervelle.
Laboissière s'était conformé aux usages de ses confrères.
Il était si splendidement logé que dans son cabinet le client le
plus circonspect, l'actionnaire le plus rébarbatif sentaient peu à
peu s'évanor.ir leur défiance et finissaient par se la reprocher.
Dans une chanson connue, un de nos poètes remercie son habit ; Laboissière
aurait dû adresser à son mobilier des remerciments analogues, car
il lui devait en réalité une bonne partie de son crédit.
Malgré la scène de la nuit précédente, qui ne lui
avait permis de rentrer qu'à trois heures du matin, le spéculateur
s'était assis-à son bureau longtemps avant midi ; ainsi que tous
les hommes déterminés à réussir, il savait au besoin
se passer de sommeil. Une robe de chambre de soie brochée verte, un pantalon
à pieds de cachemire blanc, des pantoufles de maroquin, rouge et une sorte
de calotte chinoise à dessins fantastiques lui composaient un négligé
du matin qui, au temps où les hommes d'affaires étaient généralement
voués au noir, eût paru manquer de gravité ; mais, pour la
finance à éperons d'aujourd'hui, un pareil costume n'avait rien
que d'ordinaire et d'accepté.
La littérature et l'industrie se partageaient fraternellement un corps
de bibliothèque dont le cabinet était garni dans tout son pourtour,
sauf l'espace qu'occupaient plusieurs bustes de bronze posés sur des socles
dans les intervalles des armoires. Vis-à-vis des fenêtres, les uvres
des meilleurs écrivains français et étrangers remplissaient
les rayons et, au moindre sourire du soleil, ils resplendissaient glorieusement
dans leurs éclatantes reliures. En face de la cheminée, de grands
casiers montant jusqu'à la corniche du plafond offraient à l'il
d'innombrables cartons peints en vert et rangés par ordre alphabétique.
Peut-être que, si l'on en eût interrogé du doigt quelques-uns,
la majorité aurait sonné creux ; mais les étiquettes explicites
et détaillées dont ils étaient couverts sans exception ne
permettaient pas qu'on s'arrêtât à une supposition si malveillante.
La plupart des affaires dont s'occupe le commerce dans les cinq parties du
monde se trouvaient dénommées dans ces inscriptions orgueilleuses
: Chemins de fer de Belgique et de France, canaux, mines d'asphalte, gaz Manby-Wilson,
tissu Maberly, bateaux à vapeur, achats de terrains, emprunt romain,-emprunt
d'Haïti, lots d'Autriche, différés d'Espagne anciens et nouveaux,
en un mot toutes les sacrosaintes litanies de la Bourse ; pour lire de suite sans
suffocation cette épouvantable kyrielle, il fallait un gosier d'agent de
change. Nous donnerons une idée suffisante du magnifique aplomb qui avait
présidé à la rédaction de ce catalogue en disant que
le carton qui occupait la dernière place d'après la loi alphabétique
portait pour étiquette ces mots écrits en gros caractères
: Zemble (Nouvelle). Compagnie de défrichement.
Sur une table ronde, au milieu du cabinet, se déroulait négligemment,
parmi d'autres papiers, un plan représentant sous leurs différents
aspects, extérieur et intérieur, les inexplosibles-transatlantiques.
Il est vrai que ces paquebots, fort joliment coloriés d'ailleurs, n'existaient
réellement qu'en peinture, et qu'aucun des bâtiments qu'ils représentaient
n'avait encore paru sur le chantier. Mais la race des actionnaires ressemble à
certains rois des contes de fées : sur la foi d'un portrait, elle se prend
facilement de passion pour de belles princesses inconnues, pourvu que le pinceau
de l'artiste n'ait ménagé ni l'or ni les diamants. Et quel fabricant
de prospectus économise en pareil cas ? Les inexplosibles-transatlantiques
avaient si bonne mine sur le papier, que, rien qu'à les regarder, on se
sentait pris du désir d'en devenir co-propriétaire. Déjà
plus d'un souscripteur près de qui avait échoué toute autre
séduction s'était rendu aux promesses de ce spécimen fallacieux
; aussi le fondateur de l'entreprise n'avait-il garde de négliger un si
utile auxiliaire.
A l'un des bouts du bureau où écrivait Laboissière, un
grand portefeuille de maroquin rouge à fermoir d'acier bâillait en
forme d'éventail et entr'ouvrait une douzaine de pochettes, plus ou moins
remplies, où l'il, au milieu de carrés de papiers d'une valeur
problématique, pouvait entrevoir quelques billets de banque. L'exhibition
de ces valeurs n'était pas fortuite : c'était une seconde amorce
à souscripteurs, d'un effet presque certain ; car, en affaires, l'argent
attire l'argent par un magnétisme irrésistible et pour ainsi dire
fatal.
On voit que le loup-cervier, expression consacrée, n'avait pas
oublié l'herbe fraîche qui devait affriander le mouton dont il attendait
la visite. Celui-ci, comme nous l'avons dit, fut exact au rendez-vous. A une heure
précise il fit son entrée dans l'antre industriel, d'où ses
semblables sortaient rarement la toison sauve. Lorsque la porte s'ouvrit, Laboissière
baissa le nez sur son bureau en affectant la préoccupation profonde qui
est la coquetterie des hommes de cabinet ; il conserva un instant cette attitude
sans paraître avoir entendu l'annonce du domestique, et leva enfin sur Chaudieu
un regard distrait.
Ah ! pardon, dit-il sans quitter sa place ; je suis si occupé que
je ne vous voyais pas. Veuillez vous asseoir. Vous permettez que j'achève
cette lettre ?
Faites, je ne suis pas pressé, répondit Chaudieu en prenant
un fauteuil. Laboissière écrivit quelques lignes, et relevant la
tête de nouveau :
Tenez, dit-il négligemment, il doit y avoir là, je ne sais
où, le plan de nos bateaux. Jetez-y un coup-d'il pendant que j'achève
mon courrier ; vous prendrez une idée de leur construction. Chaudieu s'approcha
de la table et considéra sans mot dire la portraiture des inexplosibles-transatlantiques.
Maintenant je suis à vos ordres, reprit un instant après
Laboissière en pliunt la lettre quelconque qu'il venait d'écrire
; mais, avant de parler d'affaires, dites-moi comment on va chez vous. Ces dames
se portent bien ?
Ma belle-mère est souffrante, répondit Chaudieu d'un ton
naturel.
Elle aura passé une mauvaise nuit ?
Je le crois. Laboissière dissimula un sourire sardonique, et, laissant
là les souffrances de madame Bailleul, il passa sans transition à
Un sujet beaucoup plus intéressant pour lui.
Comme je vous le disais hier, reprit-il en s'étendant avec aisance
dans son fauteuil, les actions des inexplosibles s'enlèvent étonnamment
; il était temps de vous y prendre ; quelques jours encore, et il eût
été trop tard. L'affaire s'annonce sous de brillants auspices, et
tout nous présage le plus beau succès. Maispeut-être serez-vous
bien aise d'avoir ; quelques renseignements sur le but, les moyens d'exécution
et les résultats probables de l'entreprise ? Benoît Chaudieu fit
une inclination de tête en signe d'affirmation.
En deux mots voici la chose, continua Laboissière d'un ton dogmatique.
Comparativement aux prodiges accomplis en Amérique et aux efforts récents
de l'Angleterre, la navigation à la vapeur est encore chez nous au berceau.
A cet égard, l'infériorité de notre belle patrie est incontestable.
Remédier à un état de choses aussi fâcheux sous le
rapport commercial qu'au point de vue politique, ce serait à coup sûr
rendre au pays un éminent service ; et je ne crois pas me faire illusion
en affirmant que le seul moyen d'obtenir un pareil résultat est la création
d'un service régulier de paquebots à vapeur entre la France et l'Amérique.
Observez que je n'entends pas une spéculation mesquine, je parle d'une
opération à large base ; vous comprenez ?
Votre large base, c'est, je suppose, beaucoup d'argent ? dit Chaudieu de
l'air modeste d'un écolier qui soumet une observation à son professeur.
Sans aucun doute. Le nerf de la guerre est aussi celui de l'industrie ;
mais quelle différence dans le résultat ! La guerre détruit,
le commerce multiplie. Ici, nous semons de l'argent pour récolter de l'or.
Anticipons de quelques instants ; supposons notre compagnie en pleine activité.
Nous avons créé entre Bordeaux et les points principaux de l'Amérique,
New-York, le Mexique, les Antilles, Rio-Janeiro, une communication régulière,
rapide, sûre et économique. Régulière : cela se conçoit
de soi-même ; il ne s'agit que d'établir un nombre suffisant de bateaux.
Rapide : il vous sera démontré que nous gagnons deux lieues par
heure. Sûre : ainsi que leur nom l'indique, nos bâtiments sont à
l'abri de toute explosion, l'appareil se submergeant en cas d'accident. Économique
enfin, et ceci est le point capital : nous supprimons le charbon.
Vous supprimez le charbon ! interrompit le futur actionnaire en ouvrant
de grands yeux.
Nous supprimons le charbon, reprit Laboissière avec un sourire de
supériorité ; vous me permettrez de ne pas vous dire en ce moment
par quoi nous le remplaçons : c'est le secret de l'entreprise, c'est la
force vive au moyen de laquelle nous sommes sûrs d'anéantir tout
essai de concurrence. Qu'il vous suffise de savoir que le problème des
voyages de long cours est désormais résolu pour les bâtiments
à vapeur. Là était en effet la difficulté. Le charbon
prenant une place énorme, il y avait dans beaucoup de cas impossibilité
de s'approvisionner pour toute la durée du voyage. Or, l'Océan n'est
pas une route de poste où l'on puisse établir à volonté
des relais. Cet obstacle n'existe plus, grâce à notre combustible,
qui est destiné à opérer une révolution dans tout
le système. Sans que je m'explique davantage, vous devez pressentir les
conséquences incalculables de l'application d'un nouveau moteur qui assure
les conditions les plus essentielles du succès : accroissement de la vitesse
et économie dans la dépense. Benoît Chaudieu inclina de nouveau
la tête en homme qui n'a rien à répliquer.
Il n'est pas nécessaire d'être commerçant pour comprendre
cela, poursuivit Laboissière avec ce redoublement d'assurance qu'inspire
toujours à un orateur l'attention approbatrice de son auditoire ; c'est
clair comme deux et deux font quatre, c'est simple comme bonjour. Dans un commerce
tel que celui des deux mondes, trois choses sont à considérer :
la marchandise, le tarif, le transport ; il ne dépend pas de nous de réduire
les frais d'achat et de douane : mais peu importe, puisqu'en obtenant une économie
notable sur le transport, nous arrivons à un bénéfice certain.
L'augmentation de célérité est aussi un point capital, surtout
pour les objets de luxe et de fantaisie soumis aux caprices de la mode, et qui
occupent une place si importante dans nés exportations. Songez que les
modes de Maurice Beauvais et d'Humann, les nouveautés de Delisle et de
Gagelin, les objets d'art de Susse arriveront à New-York en vingt jours,
y compris le voyage de Paris à Bordeaux.
Vingt jours seulement !
C'est calculé ! Vous concevez qu'arrivant les premiers et pouvant
livrer à meilleur marché, les spéculateurs qui adopteront
notre entreprise n'ont à craindre de concurrence sérieuse sur aucune
place. Dès lors la fortune des inexplosibles est' assurée. Rien
à craindre non plus des ports qui voudraient lutter contre Bordeaux. Notre
combustible leur casse bras et jambes. Du premier coup, nous tuons Nantes.
Diable ! fit Chaudieu ; moi qui suis Nantais !
Allons donc ! vous voulez rire avec votre patriotisme de clocher. La patrie
c'est le pays où l'on dîne. Nous tuons Marseille.
Marseille aussi ?
Ou du moins nous le réduisons à un rôle secondaire.
Qu'il éreinte Trieste, permis à lui ; mais nous lui défendons
de nous faire concurrence. A Marseille l'Égypte, l'Orient, la Méditerranée
; à Bordeaux les Antilles, l'Amérique, l'Océan. Nous tuons
le Havre.
Vous tuez donc tout le monde ?
Mon cher, en toutes choses, politique, guerre ou industrie, les principes
peuvent se réduire à un seul : tuer aujourd'hui afin de n'être
pas tué demain. Le monde n'est-il pas un éternel antagonisme ? Dans
un duel, fou qui tire en l'air. Supposons que vous s Vouliez sur les denrées
coloniales. Lorsque, par le fait de nos paquebots, vous pourrez réduire
le prix du sucre de la Martinique de quinze ou vingt centimes par kilogramme,
hésiterez-vous parce que ce rabais porterait un coup fatal à l'industrie
des départements du Nord ? Pas si sot, n'est-il pas vrai ? Votre bénéfice
d'abord, et tant pis pour la betterave !
Vous avez raison, tant pis pour la betterave !
Je vous explique l'affaire en grand, et je supprime une foule de considérations
qui toutes ont leur importance. La colonisation de la Guyane, par exemple ! On
dépense un argent fou pour l'Algérie, et l'insuffisance du système
de navigation actuel fait négliger un terrain précieux qui, pour
prospérer n'attend que des travailleurs. La Guyane sera les Indes de la
France, dès qu'on en saura tirer parti ; mais ceci rentre dans le domaine
de l'économie politique, et nous autresnousnedevonsnousoccuperquedenotreintérêtprivé.
Sous ce rapport la compagnie fait grandement les choses ; dix pour cent d'intérêt
garanti aux actionnaires, plus le dividende, qui, d'après les estimations
les plus modérées ; ne peut, dans aucun cas, rester au-dessous de
ce chiffre En tout, vingt à vingt-cinq pour cent ; c'est assez joli !
Ce n'est pas joli, c'est magnifique ! répliqua Chaudieu d'un air
convaincu. D'après ce que vous venez de me dire, je vois que votre entreprise
ne peut manquer d'obtenir le plus grand succès ; c'est une véritable
bonne fortune que d'être appelé à y prendre part. Laboissière
respira fortement, comme fait un coureur en arrivant au but. Il vit par anticipation
une agréable liasse de billets de banque passant de la poche du candide
actionnaire dans la rouge gueule du grand portefeuille, qui semblait bâiller
d'impatience, et, sans s'arrêter davantage aux fioritures de la discussion,
il attaqua la strette finale en termes précis et concluants.
Nous disons donc, reprit-il, que vous prenez des actions pour cinquante
mille francs ?
Pardon, nous ne disons pas ça du tout, répondit Chaudieu
avec le plus grand flegme.
Il me semblait cependant que vous-même hier vous aviez fixé
ce chiffre.
Hier, oui.
Vous avez changé d'avis ?
D'avis, non, mais de langage.
Expliquons-nous, voulez-vous plus d'actions, ou vous en faut-il moins ?
Ni plus ni moins.
Qu'est-ce à dire ?
C'est-à-dire pas du tout. Cette conclusion était si imprévue
que, malgré l'empire sur lui-même dont l'avait doué la pratique
des intrigues industrielles, Laboissière ne put réprimer un soubresaut.
Mais le premier moment de surprise passé, il se remit aussitôt, composa
son visage et fixa sur son interlocuteur un il pénétrant.
Il paraît que la nuit a porté conseil, lui dit-il avec une
inflexion de voix ironique.
Justement, la nuit a porté conseil.
Et sans doute, continua Laboissière, dont le regard semblait s'aiguiser
à mesure qu'il parlait, madame Bailleul n'est pas étrangère
à votre changement de résolution ?
Madame Bailleul y est complètement étrangère. Le spéculateur
désappointé se mordit les moustaches et fronça les sourcils.
C'est ce dont je m'assurerai, dit-il à demi-voix, mais avec un accent
farouche. Chaudieu n'eut pas l'air de remarquer ce qu'avait d'offensant pour lui
le doute par lequel étaient accueillies ses paroles, et il se contenta
de répondre :
Gomme il vous plaira.
Puisqu'à vingt-quatre heures de distance vous passez du blanc au
noir, n'en parlons plus, reprit Laboissière en souriant impertinemment
pour cacher son dépit ; mais alors puis-je savoir ce qui me procure l'honneur
de votre visite ?
Deux motifs, répondit Benoît Chaudieu avec un sang-froid inaltérable.
Voici le premier : Il y a trois mois, M. Bailleul a pris pour dix mille francs
d'actions dans votre entreprise de bateaux. Ces actions m'appartiennent aujourd'hui,
car mon beau-père vient de m'en transférer la propriété
par voie d'endossement. Ainsi que je vous l'ai dit, je ne veux plus m'associer
à cette affaire ; et puisqu'elle est dans l'état le plus florissant,
je pense que vous ne ferez aucune difficulté pour reprendre mes dix actions
au prix d'émission.
Vous dites ? fit Laboissière en examinant l'homme qui lui adressait
cette proposition inouïe, avec l'étonnement curieux que cause l'aspect
d'un animal monstrueux et phénoménal.
Je dis que j'ai les dix actions dans mon portefeuille, et que j'aperçois
dans le vôtre un plus grand nombre de billets de banque ; ainsi, rien de
plus facile que cetéchange. Laboissière se renversa sur le dossier
de son fauteuil, comme pour donner un libre cours au rire homérique dont
il semblait ne pouvoir contenir les éclats.
Mon cher monsieur Chaudieu, dit-il après avoir repris haleine, je
savais bien que vous étiez un charmant garçon, peintre en treillage
fort distingué, jardinier plein de mérite, et, je suppose, joueur
de dominos de la première force ; mais j'étais loin de soupçonner
tous vos talents. Savez-vous bien que vous entendez à ravir la bouffonnerie
et la mystification ? Quel dommage que vous ne soyez pas au théâtre
! Dans les rôles d'Arnal vous obtiendriez un succès fou. Benoît
Chaudieu sourit paisiblement.
Nous reviendrons à nos dix mille francs tout à l'heure, répondit-il
; maintenant vous plaît-il que je vous explique le second motif de ma visite
?
Parbleu ! je vous en prie ; les occasions de rire sont si rares ! J'espère
que vous aurez suivi la loi de progession, et que le numéro deux est au
moins aussi divgrtissant que le numéro un.
Vous allez en juger, dit Chaudieu, dont la physionomie impassible contrastait
avec l'hilarité factice du faiseur d'affaires ;
vous êtes détenteur de quarante-trois lettres qui vous ont
été écrites par madame Bailleul : c'est la restitution de
ces lettres que je vous demande en second lieu. Laboissière s'élança
de son fauteuil comme bondit une bête fauve à l'aspect du gibier
sur qui elle a compté pour dîner.
Voilà donc le mot de l'énigme ! s'écria-t-il avec
une satisfaction furibonde ; j'étais sûr que madame Bailleul avait
passé par là ! pauvre femme ! Ah ! on veut la guerre ? on l'aura.
Il se rassit, et sa figure décomposée par la colère prit
soudain, comme par enchantement, l'expression froidement hautaine qu'imposent
à leur physionomie les gens querelleurs lorsque d'aventure ils se trouvent
provoqués.
Monsieur Chaudieu, dit-il, votre première réclamation m'a
semblé une plaisanterie sans importance, et je me suis contenté
d'en rire ; mais je me vois forcé de prendre au sérieux vos dernières
paroles. Peut-être n'avez-vous pas suffisamment réfléchi aux
conséquences de la mission dont vous a chargé madame Bailleul.
Madame Bailleul ne m'a chargé d'aucune mission 7.
Ce n'est pas elle qui vous a parlé de ces lettres ?
En aucune manière.
Qui donc alors ?
Vous me permettrez de ne pas répondre à cette question.
Vous me permettrez à mon tour de penser ce qu'il me plaira de votre
silence, mais pas de difficultés sur ce zoint : j'accepte sans la discuter
votre déclaration. Vous agissez, dites-vous, en votre nom personnel ?
Oui.
En ce cas, voici ma réponse : Quoique vous soyez le gendre de madame
Bailleul, je ne vous reconnais pas le droit d'intervenir sans son autorisation
dans une affaire qui n'intéresse qu'elle seule. Je vous refuse donc les
lettres que vous réclamez. Quant à votre autre demande, je vends
des actions et n'en achète pas.
Je m'attendais à ce double refus, répondit Chaudieu, aussi
ai-je pris mes mesures pour déterminer votre consentement.
En vérité ! et quelles sont ces mesures
Vous allez les connaître si vous voulez bien m'accorder quelques
minutes d'attention.
Comment donc ! mais je vous écouterai s'il le faut d'ici à
ce soir. Je suis trop curieux de voir comment vous vous y prendrez pour me faire
dire oui quand j'ai dit non. L'odeur du tabac vous incommode-t-elle ?
Pas du tout, dit Chaudieu. Laboissière alluma un cigare, croisa
symétriquement les pans de sa robe de chambre, se renversa dans son fauteuil
par une secousse qui le fit rouler en arrière, et posa ses deux talons
sur le bureau. Dans cette attitude abandonnée il souffla au plafond une
bouffée de tabac et dit ensuite avec un sourire impertinent :
Maintenant, mon cher monsieur, vous pouvez commencer à votre tour
: je suis tout yeux et tout oreilles.
VIII
Benoît Chaudieu examina un instant l'homme à spéculations,
dont le cigare officiait si vigoureusement qu'on eût dit, sur une petite
échelle, de la cheminée d'un bateau à vapeur ; puis il prit
la parole d'une voix calme et posée.
Tout à l'heure, dit-il, lorsque vous avez développé
vos théories industrielles, vous avez cru parler à un homme tout
à fait étranger à ce sujet : vous vous êtes trompé.
Sans être à votre hauteur, je ne suis pas complètement ignorant
en matière commerciale ; et Cela par une bonne raison. Il y a quatre ans,
j'étais l'associé d'une maison de commission où il se faisait
un assez grand nombre d'affaires : la maison Roux, Jaubert et Cornu., de la rue
Cléry. Un mouvement de Laboissière fit reculer son fauteuil, et
ses pieds, perdant le point d'appui que leur offrait le bureau, tombèrent
sur le parquet.
Un jour, continua Chaudieu en regardant fixement son auditeur, c'était
le trente avril mil huil cent trente-deux, un individu se présenta à
la caisse pour toucher le montant d'un billet tiré sur nous par la maison
Rhul et Dentzel, de Strasbourg, Le spéculateur baissa les yeux involontairement,
et son regard rampa çà et là, comme une couleuvre qui a envie
de mordre, mais qui n'ose lever la tête.
Quoiqu'on n'eût reçu aucun avis de nos correspondants, le
billet fut payé, car il offrait toutes les apparences de la régularité.
Il était faux cependant. A la première explication nous en eûmes
la preuve. C'était bien un mandat de la maison Rhul et Dentzel ; il en
portait le timbre, mais la signature était contrefaite. On fit des recherches
pour découvrir le faussaire. Les soupçons de nos correspondants
se portèrent à l'instant même sur un jeune homme qui, après
avoir travaillé quelque temps dans leurs bureaux, en avait été
renvoyé depuis peu, prévenu déjà de plusieurs infidélités
graves. Ce jeune homme s'appelait Chabaud, mais il avait encore un autre nom...
Vous laissez s'éteindre votre cigare. Laboissière, dont la respiration
semblait suspendue depuis un. instant, aspira violemment le petit rouleau de tabac
qu'il gardait dans le coin de ses lèvres ; mais il était trop tard
: aucune fumée n'en sortit.
En dépit d'une triple contrefaçon, reprit le narrateur, il
demeura certain que le corps du mandat, la signature Rhul et Dentzel, et l'acquit
du porteur désigné sous la nom de Frédéric Bonnet,
était de la même main ; et en comparant ce faux billet avec plusieurs
papiers de Chabaud, il fut facile de reconnaître l'identité de l'écriture.
Evidemment Chabaud, qui connaissait parfaitement la signature de la maison où
il travaillait, avait rempli ce mandat et d'autres peut-être, dont il lui
était facile de s'emparer ; puis, à Paris, il était venu
lui-même en réclamer le payement à l'aide d'un faux nouveau.
On prit des renseignements à l'adresse indiquée parle soi-disant
Bonnet ; aucun individu de ce nom n'existait dans la maison. La trace du faussaire
semblait donc perdue. Bientôt le mouvement des affaires fit oublier cet
événement ; on porta en perte la somme payée et l'on n'y
pensa plus. Deux personnes cependant avait vu Chabaud au moment où il s'était
présenté rue Cléry : l'un était le caissier, M. Blanquart,
aujourd'hui employé au trésor ; l'autre était un des associés
de la maison, qui par hasard se trouvait à la caisse, et qui à travers
le guichet avait aperçu et regardé, de manière à pouvoir
le reconnaître par la suite, le porteur de la fausse lettre de change. Cet
associé, c'était moi. Le spéculateur se croisa les bras sur
la poitrine par un geste convulsif et broya le cigare éteint, qu'il avait
machinalement gardé entre ses dents.
Ce soi-disant Bonnet, continua Chaudieu toujours impassible, ce Chabaud,
qui a encore un autre nom, ce. faussaire enfin, c'était vous. Laboissière
avait rassemblé toute son énergie pour recevoir ce coup de massue
aussi prévu qu'inévitable. Dans un transport d'indignation qui eût
pu abuser un il peu clairvoyant, il s'élança de son fauteuil
; et arrêtant sur. son accusateur un regard terrible :
C'est une infâme calomnie ! s'écria-t-il ; c'est un abominable
mensonge, et votre vie me répondra de cet outrage !
Je ne le crois pas, mais avant tout laissez-moi achever. Je n'ai pas à
m'occuper ni de ce que vous avez fait depuis le trente avril mil huit cent trente-deux,
ni de la manière dont vous vous êtes introduit chez mon beau-père,
un an environ après cette époque. Les accidents d'une vie comme
la vôtre pourraient nous faire perdre de vue notre sujet. D'ailleurs il
est inutile de remonter plus haut que mon mariage, puisqu'auparavant je ne vous
avais vu qu'une seule fois. Lorsque j'épousai mademoiselle Bailleul, dont
je ne connaissais la famille que depuis fort peu de temps, vous étiez à
Bordeaux sous le prétexte d'y créer votre compagnie de bateaux à
vapeur. Je ne vous rencontrai donc chez mon beau-père qu'après votre
retour. J'ai une excellente mémoire, votre figure me frappa tout de suite,
mes souvenirs se réveillèrent, et bientôt je vous reconnus.
Atroce mensonge, vous dis-je !
Je vous reconnus si bien, que dès ce moment je ne conservai pas
le moindre doute. Votre nom confirmait le témoignage de votre visage. Messieurs
Rhul et Dentzel nous avaient appris que l'individu qu'ils soupçonnaient
se nommait André-Louis-Gustave Chabaud Laboissière. A Strasbourg
on vous appelait Chabaud tout court ; mais, jugeant sans doute ce nom hors de
service, vous l'aviez quitté à Paris pour prendre celui de Laboissière,
comme dans une bataille on abandonne un cheval tué sous soi pour en monter
un autre moins endommagé.
Vous avez raison, interrompit l'industriel d'une voix altérée
; continuez vos insultes : quand vous aurez fini, nous en réglerons le
compte.
Si je n'avais écouté que ma conviction, je vous aurais démasqué
à l'instant même, reprit Chaudieu sans paraître ému
de cette menace ; mais je n'ai pas l'habitude d'agir légèrement,
et je résolus de ne parler qu'après avoir acquis une certitude irréfragable.
Depuis deux ans j'avais quitté la maison Roux et Jaubert, qui elle-même
s'était transportée à Marseille. J'écrivis aussitôt
à Francis Jaubert, qui devait avoir conservé dans ses papiers la
fausse lettre de change. Il était en Italie, et, en son absence, on ne
put m'envoyer ce que je demandais. Près de cinq mois se sont passés
ainsi, pendant lesquels, fidèle à ma résolution, j'ai dû
recevoir chez moi, à ma table, un individu dont la famille de ma femme
s'était engouée, sans se douter que l'homme qu'elle accueillait
si bien n'était qu'un escroc.
Misérable ! s'écria Laboissière en se précipitant
sur le narrateur. Chaudieu saisit au vol la main qui descendait sur sa joue, et,
sans riposter au coup dont il avait été menacé, il se contenta
de contraindre son adversaire à se rasseoir, après lui avoir tenaillé
le poignet de manière à lui ôter l'envie de tenter les chances
du pugilat.
Encore un instant de patience, dit-il en même temps ; je termine.
La lettre que j'attendais pour vous faire connaître sous votre véritable
jour est enfin arrivée hier, et c'est vous-même qui avez eu la complaisance
de me l'apporter. Francis Jaubert, de retour de son voyage, m'envoie le billet
en question avec tous les renseignements utiles pour la condamnation du faussaire.
Ce billet, je l'ai là, dans mon portefeuille ; et si vous n'obtenez pas
de moi que je vous le remette, je vous préviens qu'en sortant d'ici j'irai
le déposer au parquet du procureur du roi. Abasourdi comme un renard pris
au piège, Laboissière garda pendant quelques instants un morne silence.
Quel prix mettez-vous à ce papier ? dit-il enfin d'un ton sinistre.
Dix de ces billets de banque en échange de mes dix actions, et les
quarante-trois lettres de madame Bailleul pour la lettre de change. Le spéculateur
étendit la main vers son portefeuille et tira dix billets de mille francs
parmi les effets sans valeur. Se levant ensuite, il ouvrit son bureau et y prit
un petit coffret d'où il tira une liasse de lettre.
Vous permettez que je compte ? dit Chaudieu en saisissant cette volumineuse
correspondance.
Laboissière sourit amèrement en homme qui a dévoré
trop d'outrages pour s'irriter d'une marque de défiance.
Quarante-trois, c'est bien cela, dit le gendre de madame Bailleul après
avoir compté attentivement les lettres. Maintenant ayez, je vous prie,
la bonté de mettre ce paquet sous enveloppe et d'y apposer votre cachet.
Pourquoi cette précaution ? demanda Laboissière en prenant
sur le bureau un grand feuillet de papier.
Je ne veux pas que madame Bailleul puisse supposer qu'avant de rentrer
dans ses mains, ces lettres ont été exposées un seul instant
à être lues par moi. Sans faire d'observation sur un procédé
dont la délicatesse le touchait fort peu, l'ancien amant de la femme de
quarante-cinq ans enveloppa la correspondance amoureuse, et la cacheta, conformément
à l'invitation qu'il venait de recevoir. Il joignit ensuite à ce
paquet les dix billets de banque et présenta le tout à Chaudieu,
qui dans ce temps avait tiré de son portefeuille les actions des inexplosibles
et le faux billet à ordre. L'échange s'opéra sans qu'une
seule parole fût prononcée de part et d'autre. Tandis que le mari
d'Adolphine empochait tranquillement correspondance et billets de banque, Laboissière
contemplait d'un air sombre le papier que le soin de sa sûreté l'avait
contraint de racheter à tout prix ; après l'avoir examiné
avec une attention scrupuleuse, il alluma une bougie et approcha de la flamme
la lettre de change, dont il ne resta bientôt qu'une pellicule noirâtre
qu'il écrasa sur le parquet comme si le feu ne lui eût pas semblé
un destructeur suffisant. En voyant la preuve de son crime anéantie, Laboissière
laissa échapper de ses lèvres un râle sourd, semblable au
grondement du loup prêt à mordre ; il releva ensuite la tête
par un mouvement résolu, et fixa sur l'homme dont il ne craignait plus
la dénonciation un regard où éclatait la fureur qu'il avait
contenue jusqu'alors.
Avant que vous sortiez dit-il d'une voix stridente, nous avons un dernier
arrangement à prendre. Quelles sont vos armes ? Chaudieu sourit paisiblement.
Je m'attendais à cette provocation, répliqua-t-il, mais vous
auriez pu vous en dispenser, car mon intention n'est pas d'y répondre.
Vous refusez de vous battre ?
Je refuse de me battre.
Et vous croyez que je ne vous y forcerai pas ! s'écria Laboissière
avec un accent sardonique. Vous m'avez insulté mortellement, et vous prétendez
que je subisse cet outrage sansen obtenir une réparation éclatante
! Vous êtes fou, mon cher ! Nous nous battrons, non pas bientôt, non
pas demain, mais aujourd'hui même. Exécutez-vous donc de bonne grâce
et sur le champ, si vous ne voulez pas que je vous inflige le châtiment
des lâches.
Je ne vous conseille pas de répéter le geste que vous vous
êtes permis tout à l'heure ; je pourrais être moins patient
la seconde fois que la première, et vous envoyer dans la rue sans passer
par l'escalier. Vous logez au troisième étage, et le saut vous serait
malsain. A ces mots, Chaudieu posa négligemment sur ses genoux deux larges
mains hâlées par le travail champêtre, dont les doigts noueux
semblaient de force à décorner un buf. Cette pantomime expressive
modéra la furie du provocateur, qui, voyant que les chances de la lutte
étaient contre lui, se croisa dédaigneusement les bras.
Je vous parle en gentleman, dit-il avec un sourire de mépris, et
vous me répondez en crocheteur !
Un crocheteur vaut bien un gentleman qui fait des faux. :
Écoutez-moi, reprit Laboissière pâle de rage : ici,
nous sommes seuls ; et puisque vous n'avez pas de cur, c'est inutilement
que je vous frapperais au visage. Trêve donc pour aujourd'hui ; mais la
première fois que nous nous rencontrerons en public, ne me laissez pas
approcher à portée de ma canne : car, sur mon honneur, où
que je vous trouve, je vous la brise sur la figure. Nous verrons alors si vous
refuserez encore de vous battre.
Je vous battrai, mais nous ne nous battrons pas, dit Chaudieu avec le plus
grand flegme : si vous n'étiez qu'un duelliste, je pourrais commettre la
folie de jouer ma vie contre la vôtre, malgré l'inégalité
des chances ; mais vous êtes un fripon, et je ne connais aucune loi ni aucun
préjugé qui puisse m'obliger à faire votre partie.
Vous voulez donc que je vous assassine ! s'écria Laboissière
exaspéré par un refus si outrageusement motivé.
Ceci ne m'inquiète pas, repartit Chaudieu en souriant ironiquement.
Appeler sur le terrain un adversaire dont on connaît les habitudes pacifiques,
lorsqu'on a soi-même dix ans de salle et qu'à trente pas on fait
mouche un coup sur deux, cela n'exige pas un héroïsme extraordinaire
; mais pour assassiner un homme il faut quelque courage, et quoique déjà
vous ayez affronté les galères, je ne vous crois pas disposé
à braver la guillotine. Chaudieu se leva, prit son chapeau, qu'en entrant
il avait posé sur une table, et sans saluer le maître du logis il
se dirigea lentement vers la porte. Au moment où il l'ouvrait, Laboissière,
sortant de sa stupeur, se précipita vers lui.
A demain, dit-il d'une voix rauque et entrecoupée ; je dîne
chez votre beau-père et vous y serez. Là, en présence de
votre famille, je vous souffletterai et je vous cracherai au visage ; j'en fais
ici le serment par les cinq cent mille démons de l'enfer. Et ne comptez
pas sur vos poings de portefaix, je serai armé ; et au premier geste je
vous saigne.
Merci de l'avertissement, dit Chaudieu avec insouciance.
A demain ! répéta Laboissière d'un ton qui annonçait
l'implacable détermination de faire prendre à sa honte un bain de
sang.
IX
Après avoir quitté Laboissière, Benoît Chaudieu
retourna aussitôt à sa maison de campagne et, en arrivanï, son
premier soin fut de monter au petit salon dont nous avons déjà parlé.
Il y trouva son beau-père assis devant une table à jeu momentanément
changée en bureau, et où le bonhomme avait déjà écrit
plusieurs lettres. Madame Bailleul, à demi renversée sur les coussins
d'un canapé, gardait une attitude immobile où se trahissait l'abattement
; sur sa figure soucieuse, dix années semblaient avoir pris leurs ébats
depuis la veille.
A la vue de son gendre, M. Bailleul se leva précipitamment.
Enfin,vous voilà ! dit-il d'un air effaré ; il faut avouer
que vous êtes un joli garçon !
Qu'y a-t-il donc ? demanda Chaudieu.
Il y a qu'avant, de partir pour Paris vous m'avez fait endosser mes actions
en me disant que c'était convenu avec madame Bailleul, et que maintenant
c'est moi qu'on querelle ; comme si j'avais pu deviner que vous preniez ça
sous votre bonnet ! Ma chère amie, je veux qu'il s'explique devant toi,
continua-t-il en s'adressant à sa femme.
Chaudieu, je vous somme de répondre : m'avez-vous dit que c'était
une affaire arrangée avec madame Bailleul ?
Je vous l'ai dit, répondit le jeune homme.
Vous osez soutenir que je vous ai parlé de cela ! s'écria
madame Bailleul en rougissant de courroux.
Vous ne m'en avez pas dit un mot, dit Chaudieu d'un ton léger. Les
deux époux échangèrent un regard d'étonnement et examinèrent
ensuite leur gendre avec une curiosité mêlée d'inquiétude.
Il aura déjeuné une seconde fois à Paris, pensa le vieillard,
et ce renard de Laboissière l'aura grisé pour le plumer plus facilement.
Me ferez-vous l'honneur de m'expliquer ce que cela signifie ? demanda madame
Bailleul, qui, en parlant des affaires qui concernaient aussi son mari, s'exprimait
toujours à la première personne du singulier.
Avec plaisir, répliqua Chaudieu : je ne pouvais disposer de ces
actions qu'en en devenant propriétaire, et pour faire approuver cette mesure
par mon beau-père, le meilleur moyen était de lui parler en votre
nom.
Vous avez disposé de ces actions ? s'écria M. Bailleul d'un
ton d'anxiété.
J'ai pris cette licence, dit Chaudieu en riant.
C'est le vin qui lui donne cet aplomb, se dit le vieillard ; jamais je
ne l'ai vu comme ça.
Finissons-en, s'il vous plaît, reprit madame Bailleul avec un accent
sévère qui aurait fait frissonner son mari s'il en eût'été
l'objet ; avez-vous quelque raison qui vous empêche de me dire ce que vous
avez fait de ces actions ?
Pas la moindre, répondit Chaudieu ; on dit que la nuit porte conseil
; les observations de mon beau-père sur le peu de solidité de certaines
entreprises industrielles m'ont paru fort justes ce matin, quoique hier j'eusse
refusé de m'y soumettre. Au lieu de prendre de nouvelles actions, j'ai
donc rendu à M. Laboissière les anciennes.
Il les a reprises ? s'écrièrent à la fois les deux
époux.
Sans doute : en voici le capital. Chaudieu tira de sa poche les dix billets
de banque et les jeta sur la table de jeu. M. Bailleul étendit prestement
la main vers le précieux paquet, comme un chat jette sa patte sur une souris.
Vous avez tiré votre argent des griffes de Laboissière, s'écria-t-il
le front rayonnant de joie, et il n'a pas fait de difficultés ?
Si fait ; mais nous avons fini par nous accorder. Voilà donc vos
dix mille francs ; s'il vous convient de me les laisser à compte de la
dot d'Adolphine, je les garderai ; si vous aimez mieux me donner le tout ensemble,
ce sera comme il vous plaira.
Nous arrangerons ça, dit M. Bailleul, qui en voyant que sa femme
gardait le silence n'osa prendre sur lui de rien décider. Avant tout, mon'cher
Benoît, il faut que je vous demande pardon d'une mauvaise pensée
qui m'était venue tout à l'heure. Ne m'étais-je pas figuré
qu'à Paris vous aviez fait des sottises et que vous vous étiez laissé
entortiller par ce beau parleur de Laboissière, tandis qu'au contraire
il paraît que c'est vous qui l'avez roulé un peu proprement. Ah ça,
est-ce que par hasard vous seriez un finaud avec votre air de sainte Nitouche
? Le bonhomme, que les billets de banque mettaient en belle humeur, s'aperçut
tout à coup que sa satisfaction n'avait pas été sanctionnée
par la puissance domestique à laquelle il était soumis ; cette idée
lui ferma la bouche, et il tourna vers sa femme un regard timide comme pour s'excuser
de la liberté qu'il venait de prendre et demander la permission d'être
content. Depuis l'explication donnée par Chaudieu, madame Bailleul n'avait
pas prononcé une parole, mais ses yeux étaient restés fixés
sur son gendre avec un mélange d'étonnement, de curiosité
et d'inquiétude. Le silencieux appel de son mari la tira de la méditation
observatrice où elle paraissait absorbée.
Avez-vous fini d'écrire vos lettres ? lui dit-elle avec une indifférence
affectée.
Il n'y a plus qu'à mettre les adresses, répondit M. Bailleul.
Je m'en charge. Pendant ce temps, allez dire à Pierre qu'il s'apprête
; il faut qu'il les porte à Paris sur le champ.
C'est donc une. circulaire ? dit Chaudieu en regardant les feuillets de
papier dispersés sur le tapis vert.
Vous savez que nous devions avoir demain une dizaine de personnes à
dîner à Paris, répondit M. Bailleul ; mais ma femme étant
souffrante, nous contremandons les invitations.
Je vous ai prié d'aller chercher Pierre, reprit la maîtresse
au logis.
J'y vais, ma bonne amie, répondit le mari débonnaire en s'empressant
d'obéir. Dès que son mari fut sorti, madame Bailleul vint s'asseoir
devant la table à jeu sans paraître accorder aucune attention à
son gendre. Après avoir écrit deux ou trois adresses, elle laissa
tomber sur lui un regard distrait et lui dit du même ton que si elle eût
parlé du soleil ou de la pluie :
Vous avez donc vu M. Laboissière ?
Je sors de chez lui, répondit Chaudieu avec une égale affectation
d'insouciance.
Quand vous lui avez proposé ce remboursement, il n'a pas fait d'objections
?
Je les ai levées.
Ne pouvez-vous me dire par quel moyen ?
Qu'importe le moyen, quand la fin est obtenue ! Madame Bailleul baissa
le nez sur la table et écrivit encore une ou deux adresses.
Il n'a été question entre vous que de ces actions ?, reprit-elle
en cherchant à dissimuler son agitation.
Nous avons encore parlé d'autres choses.
Ah ! ... Mais rien d'important sans doute... rien qui vaille la peine que
vous m'en parliez ? Chaudieu contempla un instant sa belle-mère, dont la
figure, en dépit de ses efforts pour se contraindre, trahissait une appréhension
violente. Il eut pitié de cette angoisse, et, tirant de sa poche les lettres
qui devaient la calmer, il les plaça sur la table sans prononcer un seul
mot.
Madame Bailleuil, étonnée, prit le paquet. N'y voyant pas d'adresse,
elle regarda le cachet et reconnut aussitôt le chiffre de Laboissière.
A cette vue elle poussa un cri étouffé et arracha l'enveloppe avec
l'avidité d'une tigresse qui éventré sa proie. Les lettres
s'éparpillèrent sur la table. En les apercevant, en se voyant sauvée,
l'épouse coupable rougit et pâlit tour à tour. Un instant
elle fut près de perdre connaissance, mais son énergique naturel
la soutint. Bientôt sa contenance se raffermit, des éclairs jaillirent
de ses yeux ; puis tout à coup, par un mouvement irrésistible, elle
se leva, prit les deux mains de son gendre et les étreignit convulsivement
dans les siennes.
Vous êtes mon sauveur, et je vous dois plus que la vie, lui dit-elle
d'une voix tremblante d'émotion.
Cachez cela, votre mari va rentrer, répondit Chaudieu avec le sang-froid
qui ne l'abandonnait jamais. Madame Bailleul rassembla les lettres, mais, au moment
de les serrer dans sa poche, elle s'arrêta frappée d'une crainte
nonvelle et se mit à les compter.
C'est inutile, lui dit son gendre, elles y sont toutes.
Toutes ?
Il y en a quarante-trois.
Vous les avez comptées ? dit-elle avec une sorte de confusion.
Comptées seulement ; ce cachet vous atteste que cette indispensable
précaution prise, ma curiosité n'est pas allée plus loin.
Vous êtes le meilleur et le plus généreux des hommes
! Je ne me pardonnerai jamais la manière dont je vous ai traité
ce matin. J'avais douté de vous au moment même où vous me
rendiez un service que je voudrais payer de mon sang.
Vous pouvez vous acquitter à bien meilleur marché, dit Chaudieu..
Oh ! parlez ! s'écria madame Bailleul, dont le caractère
hargneux et dominateur semblait complètement transformé par la reconnaissance.
Je vois que vous allez déjà mieux ; vous passerez une bonne
nuit, et demain vous serez tout à fait bien portante. Faites-moi le plaisir
de donner votre dîner. Madame Bailleul prit les lettres qui devaient contremander
les invités et les déchira sans la moindre hésitation.
Ceci est un enfantillage, dit-elle ensuite ; demandez moi un service sérieux
; enfin donnez-moi l'occasion de vous prouver que si j'ai quelquefois l'humeur
difficile, du moins je ne suis pas une ingrate.
Voici Pierre, dit M. Bailleul en entrant inopinément dans le salon.
Le vieillard s'arrêta déconcerté à l'aspect des lettres
qu'il avait passé deux heures à rédiger et dont les fragments
soulevés par le courant d'air de la porte voltigeaient çà
et là sur le parquet.
Tu les as trouvées mal écrites, dit-il en regardant sa femme
d'un air dolent ; j'y avais pourtant mis tous mes soins.
Qui vous parle de cela ? repartit madame Bailleul, qui, envers son mari,
reprit son ton habituel ; j'ai changé d'avis, le dîner aura lieu.
Mais, ma bonne amie, permets-moi de te faire observer que, dans ton état
d'indisposition, c'est une imprudence.
Je vais mieux.
Tu le crois, mais au fond...
Je vous dis que je vais mieux.
Je serais ravi que cela fût vrai, mais il me paraît impossible...
Mon Dieu, monsieur Bailleul, si vous avez juré de me faire retomber
malade, vous n'avez qu'à continuer ainsi. Je vous répète
que je suis guérie, que je me porte à merveille et que notre dîner
de demain ne sera pas remis d'un seul jour. Maintenant voulez-vous me faire le
plaisir de dire à Pierre que nous partirons pour Paris ce soir à
sept heures, et qu'il tienne la voiture prête ? M. Bailleul trouva inutile
d'essayer une plus longue opposition, et il sortit aussitôt pour faire exécuter
le contre-ordre qu'il venait de recevoir.
Maintenant que nous sommes tranquilles, dit la femme de quarante-cinq ans,
dont la curiosité s'était allumée à mesure que s'éteignait
sa terreur, racontez-moi ce qui s'est passé entre vous et cet homme ; dites-moi
par quel sortilège vous avez dompté ce caractère insolent
et impitoyable.
A quoi bon s'appesantir sur des détails qui réveilleraient
en vous de pénibles souvenirs ? répondit Chaudieu avec gravité
; qu'il ne soit jamais question entre nous de ce qui vient de se passer. Pour
moi, dès à présent, je ne m'en souviens plus. Vous êtes
la mère de ma femme ; à ce titre, ainsi que vous le disiez ce matin,
je vous dois affection et respect ; le reste ne me regarde pas. L'essentiel c'est
que nous voilà débarrassés d'un homme dangereux à
plus d'un titre. Un gendre rancunier se fût vengé peut-être
des mauvais procédés de madame Bailleul en lui jetant sans miséricorde
cette phrase accablante : « Celui que vous aimiez a mérité
les galères ! » Chaudieu, avec la générosité
qui est le partage des caractères fortement trempés, évita
toute allusion qui eût pu redoubler l'humiliation de sa belle-mère.
Tout est fini, j'espère, reprit madame Bailleul le front couvert
de rougeur ; il était invité pour demain, mais bien certainement
il ne viendra pas.
Il viendra, dit Chaudieu.
Il oserait ! s'écria la femme désabusée, qui pour
triompher d'un effroi soudain eut besoin de se rappeler qu'elle n'avait plus rien
à craindre de son indigne amant
Il osera, car ce n'est pas l'audace qui lui manque. Mais rassurez-vous,
je serai là . Recevez-le donc comme de coutume, et quoi qu'il arrive, ne
vous effrayez de rien ; je prends tout sur moi. Depuis une demi-heure à
peine, les manières de la bellemère et du gendre à l'égard
l'un de l'autre avaient subi la plus brusque métamorphose. Chaudieu, qui
la veille encore semblait regarder la subordination comme son état naturel,
parlait maintenant avec l'accent absolu d'un homme décidé à
prévaloir, quel que soit l'obstacle qu'il rencontre. De son côté,
madame Bailleul, qui ne souffrait guère la contradiction et qui exigeait
de tous les membres de sa famille une obéissance passive, madame Bailleul
pour la première fois écoutait avec déférence l'opinion
d'autrui et pliait devant une volonté dont elle n'avait jamais soupçonné
l'existence. Ce fait seul constituait une véritable révolution domestique,
et il était impossible que le pouvoir menacé de déchéance
ne s'aperçut pas du péril où il se trouvait engagé.
Subjuguée jusqu'alors par la force des circonstances, dominée par
ses propres impressions, madame Bailleul fut frappée à la fin de
l'assurance avec laquelle s'exprimait son gendre. Un peu surprise déjà,
elle lui jeta un regard perçant, et trouva dans ses yeux une énergie
si froide, sur son front une résolution si tenace, que subitement elle
éprouva une émotion analogue à celle d'un nageur novice qui,
après s'être ébattu quelque temps au milieu d'une eau dormante,
' perd pied tout à coup et se sent attiré dans un abîme inconnu.
En vérité, dit-elle avec un sourire contraint, vous ne doutez
de rien aujourd'hui, et j'ai peine à vous reconnaître, vous d'ordinaire
si réservé, si paisible, si doux.
Si poule mouillée ! n'est-ce pas ? répondit Chaudieu d'un
ton passablement ironique.
Je n'ai pas dit cela.
Mais vous le pensez, ce qui revient au même. Que voulez-vous, ma
chère belle-mère, les jours se suivent et ne se ressemblent pas.
Le caractère ne change pas ainsi d'une minute à l'autre.
Aussi le mien n'a-t-il nullement changé : je suis aujourd'hui ce
que j'étais hier.
Une énigme ! car vous avez beau dire, il y a deux hommes en vous
; votre regard, Votre voix, votre maintien, tout me semble nouveau. Oui, une étrange
énigme !
Êtes-vous très-curieuse d'en connaître le mot ?
Je suis une femme, répondit madame Bailleul en essayant de dissimuler
par un sourire la vague anxiété dont elle ne pouvait se défendre.
Et moi, je suis un homme, dit Chaudieu de l'air le plus grave, je suis
un homme, et non un automate, comme vous l'avez cru jusqu'à présent
: voilà toute l'énigme. Maintenant que vous me connaissez, ma conduite
depuis cinq mois vous paraît sans doute étrange : deux mots vont
l'expliquer. Je ne suis ni un héros, ni un savant ; j'ai peu d'esprit et
point de talents, mais du moins je suis un honnête homme, ami de la justice
et esclave du devoir. En me mariant, j'ai cru prendre un engagement sérieux
; j'ai résolu de faire un bon ménage, de rendre ma femme heureuse
et de bien vivre avec sa famille. Mais mon mariage avait été si
rapidement conclu par mon oncle que je vous connaissais à peine. Vous avez
provoqué cette explication, veuillez donc excuser ma franchise. Mes dispositions
affectueuses ne reçurent ni de vous ni d'Adolphine l'accueil qu'elles méritaient
peut-être. Je ne dis rien de mon beau-père, le meilleur des hommes
! Mais vous, de qui dépendait surtout la réalisation de mes projets
de bonheur domestique, vous m'avez refusé tout appui. Ni mes attentions,
ni mes égards, ni ma complaisance, n'ont trouvé grâce devant
vous, et ma femme a scrupuleusement réglé sa conduite sur la vôtre.
Les torts de votre femme ne me regardent pas, dit madame Bailleul, qui
n'avait pas écouté sans confusion ces reproches légitimes.
Les torts d'une fille ne regardent pas sa mère ! s'écria
Chaudieu. Pourquoi donc alors la loi rend-elle les parents responsables des fautes
de leurs enfants ? Sans l'exemple qu'elle avait sous les yeux ; Adolphine se fût
maintenue dans la soumission qu'elle me doit, et je ne serais pas forcé
maintenant de l'y faire rentrer. Oui, ses défauts sont votre ouvrage, et
c'est ce qui me rend indulgent envers elle. Une semaine après mon mariage,
je savais à quoi m'en tenir, et si je n'avais écouté que
mon amour-propre, j'aurais remis sur le champ toute chose à sa place. Mais
j'ai voulu que, dans une affaire si délicate, aucun tort ne pût m'être
imputé. J'ai donc soumis mon caractère, peu endurant de sa nature,
à l'épreuve la plus difficile. Je me suis prescrit six mois entiers
de patience, d'abnégation, d'obéissance, de domesticité enfin,
et ce mot n'est que juste, me disant que si, pendant ce temps, je ne réussissais
pas à fléchir par ces humbles moyens votre humeur despotique, j'aurais
alors le droit, chèrement acquis, d'opposer ma fermeté à
votre violence. De ces six mois, cinq sont écoulés aujourd'hui,
et les circonstances qui ont amené cette discussion me dispensent d'attendre
la fin du sixième. Dès à présent, nous entrons dans
un ordre de choses nouveau.
Est-ce une rupture ? demanda madame Bailleul, tout étourdie de ce
qu'elle venait d'entendre. Au moment où vous venez de me rendre un service
inappréciable, manquerez-vous de générosité en vous
brouillant avec moi à propos de quelques malentendus si faciles à
réparer ?
Ce ne sera une rupture que si vous la proclamez vous même. Vous êtes
ma belle-mère, et je connais les devoirs que ce titre m'impose ; vous trouverez
toujours chez moi les attentions, les prévenances, les égards qui
vous sont dus ; mais le gouvernement de ma maison est un soin dont je désire
m'acquitter moi-même. Je vous supplie donc très humblement de vouloir
bien vous rappeler que dorénavant il n'y a plus ici qu'un seul maître,
moi ! Benoît Chaudieu salua sa belle-mère avec une politesse sérieuse
et sortit du salon sans lui donner le temps de répliquer. En toute autre
circonstance, madame Bailleul se fût cramponnée désespérément
au pouvoir qui lui était arraché d une manière si imprévue,
mais elle se trouvait dans une de ces positions compromises où toute résistance
est impossible. Elle amena donc son pavillon sans même essayer un simulacre
de combat, humiliation inouïe que lui fit supporter en silence cette considération
toute-puissante, la nécessité. Cependant la restauration de l'autorité
maritale n'était accomplie qu'à moitié ; restait à
ranger à la soumission une charmante femme de vingt-trois ans ; rude entreprise
! diront tous ceux qui en ont tenté de semblables. Ainsi, Benoît
Chaudieu n'avait pas encore gagné sa journée, et, remportât-il,
avant le soir, une victoire complète, ce triomphe était menacé
d'un lendemain. Laboissière, cet implacable spadassin, qui avait déjà
tué trois hommes en duel, ne s'était-il pas juré à
lui-même, par le serment le plus effroyable, de changer ce trio funèbre
en quatuor, au moyen de l'odieux honnête homme qui possédait le secret
de son ignominie ?
X
Six heures et demie du soir venaient de sonner aux pendules de l'appartement
qu'occupaient monsieur et madame Bailleul, dans la rue Vendôme. Tous les
convives, un seul excepté, se trouvaient réunis dans le salon ;
à part la maîtresse de la maison et sa fille, il n'y avait parmi
eux aucune femme : c'étaient, pour la plupart, d'anciens amis de M. Bailleul,
appartenant à cette classe estimable qui, au milieu du tourbillon parisien,
conserve, au fond du Marais, les habitudes pacifiques et routinières de
l'ancienne bourgeoisie ; race curieuse à étudier, et dont les joueurs
de billard ou de domino du café Turc offrent un échantillon assez
pittoresque. En regard de ces honnêtes rentiers, deux ou trois hommes plus
jeunes, et de qui les manières annonçaient des murs moins
patriarcales, composaient Une minorité qui, selon l'usage, suppléait
au nombre par le mouvement et la loquacité. Ces représentants de
la France moderne, avaient d'ordinaire la meilleure part aux bonnes grâces
de madame Bailleul, qui, comme presque toutes les femmes sur le retour, trouvait
les vieillards insupportables et réservait ses sympathies à la jeunesse.
Mais, en ce moment, la belle-mère de Chaudieu était hors d'état
de faire des frais d'amabilité pour personne ; un malaise croissant donnait
à son maintien et à ses moindres gestes quelque chose de contraint
et d'inquiet ; ses yeux allaient fréquemment de la pendule à la
porte du salon, et, deux ou trois fois, le bruit de la sonnette, qui semblait
indiquer l'arrivée du convive retardataire, la fit tressaillir de dépit
en elle-même. Le dîner avait été indiqué pour
six heures précises, et les invités, gens réglés et
méthodiques, commençaient à trouver l'attente longue. La
conversation languissait insensiblement, malgré les efforts de Chaudieu
pour la soutenir, car l'appétit est silencieux et mélancolique.
M. Bailleul, qui, depuis quelque temps, ne disait mot et semblait rouler dans
sa tête un projet extraordinaire, prit à la fin sa détermination
et s'approcha de sa femme.
Ma bonne amie, lui dit-il à demi-voix, il est près de sept
heures ; sans doute Laboissière ne viendra pas, et d'ailleurs nous ne nous
gênons point avec lui. Ne penses-tu pas qu'il serait convenable de faire
servir : Le bruit de la sonnette qui, au même instant, retentit avec force,
empêcha madame Bailleul de répondre, et lui causa un frémissement
aussitôt réprimé. Cette fois, non-seulement ses regards, mais
ceux de la réunion tout entière se dirigèrent vers la porte,
qui s'ouvrit bientôt à la satifaction générale des
invités.
M. Laboissière, dit un domestique. Autrefois, aux jours de combat,
les jeunes gentilshommes de la maison du roi mettaient leurs plus beaux justaucorps,
leurs plus riches dentelles, leurs perruques les plus galantes ; l'homme aux spéculations
équivoques, dont le physique et les manières n'eussent pas déparé
une compagnie de mousquetaires, semblait avoir voulu pratiquer, autant qu'il était
en son pouvoir, les préceptes de cette coquetterie martiale. Jamais son
costume, toujours soigné jusqu'à la fatuité, n'avait offert
des détails plus recherchés ; ce n'étaient que boutons de
brillants, chaîne d'or, bagues de prix. Pour venir dîner au Marais,
cette terre classique dès bottes à semelles de liège et des
socques articulés, il avait mis des souliers vernis et des bas à
jour. Dans ce brillant équipage, Laboissière resplendissait lui-même
si superbement, qu'on eût été embarrassé de décider
si c'étaient les vêtements qui paraient l'homme ou l'homme qui parait
les vêtements. Sa chevelure, naturellement bouclée et d'un blond
fauve à reflets de cuivre, avait un faux air de la crinièredu lion,
tandis que ses moustaches presque rouges et aiguisées de pommade rappelaient,
par leur saillie en retroussïs, les crocs du sanglier. Son front menaçait
le plafond, son pas ébranlait le parquet, son sourire équivalait
à une insulte, son regard semblait un soufflet. De même que les gens
du peuple ont des habits pour les jours ordinaires et d'autres habits pour les
dimanches, Laboissière, industriel par état et bretteur par tempérament,
changeait de peau selon l'occurrence ; après une semaine laborieuse, consacrée
à des spéculations plus ou moins loyales, il s'était endimanché
ce jour-là en duelliste, dans la ferme résolution de faire le lundi
au bois de Boulogne. Le loup-cervier, plus que jamais digne de ce titre, alla
droit à madame Bailleul, devant laquelle il s'inclina, en mettant dans
son salut toute l'insolence que peut comporter cette marque de respect ; il jeta
au maître du logis un bonjour non moins impertinent, et arrêta sur
Adolphine un regard d'intelligence qui la fit rougir. Il promena ensuite les yeux
autour du salon, et chercha la victime qu'il s'était promis d'immoler,
au plus tard, le lendemain. Chaudieu, le dos tourné, causait dans l'embrasure
d'une fenêtre ; en l'apercevant, Laboissière raidit les jarrets,
porta la tête en arrière et prit l'attitude d'un coq de combat dressé
sur ses ergots ; ainsi posé, d'un bout du salon à l'autre ; il interpella
son ennemi d'un ton si haut et en termes si imprévus, qu'au premier mot
toutes les conversations particulières cessèrent.
Je trouve bien surprenant, monsieur Chaudieu, dit-il au milieu du silence,
que vous vous permettiez d'être ici, sachant que j'y devais venir ! Je vous
ai défendu hier de paraître dorénavant dans le même
lieu que moi ; puisque vous avez si peu de mémoire, ma cravache vous en
donnera. Un murmure de stupeur et d'improbation accueillit cette provocation inouïe.
Les convives, qui ne songeaient qu'à bien dîner, perdirent momentanément
l'appétit ; Adolphine et sa mère se levèrent, pâles
toutes deux et glacées de terreur ; M. Bailleul, qui ne manquait de fermeté
que vis-à vis de sa femme, se dirigea d'un air indigné vers l'homme
qui l'offensait si gravement en choisissant sa maison pour le théâtre
d'un pareil scandale ; mais il fut retenu par quelques-uns de ses amis,
qui, par prudence, l'empêchèrent de se commettre, lui, vieillard,
avec un homme de trente ans connu pour ne rien respecter. Au milieu de l'émoi
général, l'insulté seul avait conservé son sang-froid.
Il attendit patiemment que Laboissière eût achevé son allocution,
et lui adressa ensuite un signe de main qui pouvait se traduire par ces mots :
Dans un moment je suis à vous. S'adressant alors aux jeunes gens qui venaient
de causer avec lui, il leur dit à demivoix : y
Monsieur Ruault, monsieur Milange, et.vous, Boyer, ayez la complaisance
de m'accompagner ; Boyer, dites à Joliat, qui est près du piano,
que je le mets aussi en réquisition. Après avoir choisi pour témoins
de la scène qui allait avoir lieu les quatre hommes les plus jeunes de
la réunion, Chaudieu fit quelques pas vers Laboissière et lui dit
avec calme :
Monsieur, voilà un drame trop chaudement attaqué pour qu'il
soit possible d'en laisser languir l'intérêt ; mais ce salon, fort
bien choisi pour l'exposition, ne saurait convenir au dénouement. Veuillez
me suivre jusqu'à l'antichambre.
Jusqu'en Chine ! jusqu'en enfer ! s'écria le duelliste qui se dirigea
vers la porte d'un air triomphant. Quelques-uns des convives essayèrent
d'intervenir, mais les adversaires s'ouvrirent le passage sans écouter
leurs paroles de conciliation. Au moment de sortir Chaudieu se retourna.
Que cela ne vous empêche pas de faire servir le dîner, cria-t-il
à sa belle-mère ; nous en avons pour cinq minutes tout au plus.
A ces mots, il ferma la porte, et rejoignit son antagoniste et les témoins,
qui s'étaient arrêtés dans l'antichambre, d'où ils
avaient renvoyé les domestiques.
Messieurs, s'écria Boyer, avant d'aller plus loin, il me semble...
Boyer, pas un mot de plus, interrompit Chaudieu. Vous, messieurs, faites-moi
le plaisir de vous ranger dans les embrasures des fenêtres et de laisser
le théâtre libre pour les acteurs. Ceci est une tragi-comédie
que je vous expliquerai tout à l'heure ; ce dont je vous prie en ce moment,
c'est d'y assister en silence et sans l'interrompre. Le mari d'Adolphine parlait
d'un ton si absolu, que les quatre jeunes gens obéirent machinalement.
Pendant ce temps, Laboissière avait pris position au milieu de l'antichambre,
et y restait immobile, les bras croisés sur la poitrine, le défi
dans les yeux, le dédain aux lèvres, provoquant et superbe comme
le tenant d'un tournoi. Chaudieu, les voyant placés selon son désir,
reprit la parole d'une voix ferme.
Cet homme, que vous connaissez tous de réputation, dit-il en montrant
son adversaire, veut me forcer de me battre avec lui. S'il n'était qu'un
duelliste, je lui accorderais cet honneur, en usant de mon droit d'offensé
pour régler les conditions du combat : nous nous battrions à bout
portant, un seul pistolet chargé. Je me battrais donc avec un duelliste,
mais je n'accepte pas le cartel d'un fripon.
Vous êtes un infâme calomniateur ! s'écria l'industriel,
à qui la destruction de sa fausse lettre de change avait rendu toute son
insolence.
Cependant, reprit l'insulté, sans s'arrêter à cette
interruption, il ne me semble pas juste qu'un honnête homme se laisse impunément
offenser par un escroc. J'ai prévenu, hier, M. Laboissière, qu'à
la première offense le châtiment ne se ferait pas attendre. Vous
venez d'être témoins de l'outrage, soyez-le maintenant de la correction.
Par un mouvement prompt comme l'éclair, Chaudieu s'arma d'un maître
jonc, laissé dans un coin de l'antichambre par un des rentiers du Marais,
et qui se rencontrait là tout à point, comme se trouve dans la coulisse
le bâton dont se sert Scapin pour battre Géronte.
Chaudieu ! y pensez-vous ! s'écrièrent les témoins,
qui se précipitèrent vers lui pour le retenir.
Arrière ! dit-il vivement, en les écartant par un moulinet
qui eût suffi pour constater son origine bretonne ; ne voyezvous pas que
monsieur a pris ses mesures et qu'il est en 'état de se défendre
?
Tous les yeux se portèrent sur Laboissière, qui avait déployé
subitement ses bras croisés jusqu'alors ; dans sa main droite brillait
un stylet qu'il venait de prendre dans la poche de son habit. A cette vue l'anxiété
des assistants redoubla, et deux d'entre eux se glissèrent vers le duelliste
dans l'intention de le désarmer ; mais il déjoua cette manuvre
en reculant jusqu'à ce qu'il se trouvât adossé à l'un
des angles de l'antichambre.
Champ libre, messieurs ! dit-il alors d'une voix éclatante.
Oui, champ libre ! répéta Chaudieu. Il veut un duel ; ceci
en est un, et les arrhes ne peuvent être mieux choisies. Le poignard convient
à la main d'un faussaire comme le bâton à ses épaules.
A ces mots, sans écouter ses amis, qui n'osant plus essayer de le retenir
de force, cherchaient à l'arrêter par leurs remontrances, il marcha
sur Laboissière.
Je vous prends tous à témoin que je suis attaqué et
forcé de me défendre, dit celui-ci, en se mettant en garde dans
une attitude appropriée à ce duel singulier, le bras gauche en avant
et arrondi à hauteur de tête, de manière à parer le
premier coup, le stylet fortement serré dans la main droite et prêt
à la riposte. Les deux ennemis restèrent un instant immobiles, à
trois pas de distance, les yeux l'un sur l'autre et mutuellement attentifs à
leurs moindres mouvements.
Coup pour coup ! fit Laboissière en voyant le bras de son adversaire
levé. Il n'eut pas le.temps d'en dire davantage ni d'exécuter la
riposte qu'il méditait. Après avoir, dans un tournoiement si rapide
que l'il ne pouvait le suivre, menacé à deux reprises la tête
du belliqueux industriel, l'arme du Breton décrivit subitement un demi
cercle en sens contraire, frappa, de bas en haut, Laboissière au poignet
droit, et lui fit sauter de la main le stylet. Chaudieu se précipita aussitôt
sur son adversaire désarmé, le saisit au collet, le tira au milieu
de l'antichambre par une secousse vigoureuse, et lui appliqua lestement sur les
épaules une demi-douzaine de coups de canne.
Il ne s'agit pas de vous assommer, mais de vous corriger, lui dit-il alors
en le lâchant brusquement. Si la leçon ne suffit pas, je suis à
vos ordres pour une seconde. Laboissière avait vu dix fois la pointe d'une
épée à quelques pouces de sa poitrine ou le canon d'un pistolet
braqué sur lui, et jamais dans ces différentes rencontres, sa fermeté
ne s'était démentie ; mais, en ce moment, l'humiliation à
laquelle il n'avait pu se soustraire parut avoir brisé toute son énergie.
Pris d'un vertige soudain, il sentit ses genoux se dérober sous lui et
gagna d'un pas mal assuré une banquette sur laquelle il se laissa tomber
à demi mort de honte et de rage. Si expéditive qu'eût été
l'exécution que nous venons de décrire, les témoins choisis
par Chaudieu n'y avaient pas assisté seuls. Le champ de bataille, il est
vrai, avait été scrupuleusement respecté, car le poignard
de l'un des combattants et la manière toute bretonne dont l'autre jouait
du bâton rendaient prudents les plus hardis ; mais à toutes les portes
de l'antichambre se pressaient les figures curieuses ou effrayées des convives
et des domestiques. M. Bailleul, sa femme, Adolphine même n'avaient pas
perdu un seul détail de cette scène tragi-comique. L'émotion
universelle, était si forte, qu'un instant après le dénouement,
le silence de l'immobilité régnait encore. Chacun, parent ou étranger,
maître ou valet, restait à sa place, l'il fixe et la bouche
béante, comme si sa civ riosité n'eût pas été
complètement assouvie. Quelques-uns même, à qui Laboissière
avait déplu par ses manières impertinentes, semblaient avoir pris
goût à la chose, et peu s'en fallut que deux ou trois ne criassent
: Bis !
Messieurs, dit alors Chaudieu, en s'adressant à la galerie, la pièce
est jouée ; ce que nous avons de mieux à faire maintenant, c'est
d'aller nous mettre à table. Pierre, continua-t-il en appelant son domestique,
donnez à M. Laboissière son chapeau et le reconduisez jusqu'à
la rue. M. Guichard, poursuivit-il en s'adressant au plus considérable
des convives, veuillez offrir le bras à madame Bailleul et nous montrer
le chemin de la salle à manger ; voilà trop longtemps qu'on nous
fait attendre un mauvais dîner. Benoît Chaudieu, qui jusqu'alors n'avait
jamais eu voix consultative dans la maison de sa belle-mère, se vit obéi
avec une ponctualité merveilleuse ; tant il est vrai que toute victoire,
même une victoire à coups de poing, grandit dans l'esprit des autres
celui qui la remporte. Laboissière, littéralement ivre de l'affront
qu'il avait reçu, se laissa expulser sans essayer la moindre résistance,
et se trouva un instant après sur le pavé de la rue Vendôme,
ne sachant s'il était bien éveillé ou si le plus épouvantable
cauchemar était venu s'accroupir sur lui pendant son sommeil. A la fin
il pencha pour cette dernière opinion.
De tels outrages à moi ! se dit-il avec une méprisante incrédulité
; à moi, qui ai tué trois hommes en duel et qui en ai blessé
quatre ! Allons donc ! j'aurai trop bu à dîner et je fais un mauvais
rêve ; il est évident que je suis gris, et même je me suis
déjà laissé tomber, car j'ai le poignet droit horriblement
foulé. Pendant ce temps, les autres personnages de ce récit faisaient
leur entrée dans la terre promise de la salle à manger. Dans le
salon, par où il fallait passer, Chaudieu retint en arrière les
convives dont il avait réclamé l'assistance.
Messieurs de la jeune France, laissez passer les anciens, leur dit-il en
souriant ; j'ai encore un mot à vous dire. Les quatre témoins se
groupèrent avec empressement autour de lui.
Messieurs, reprit-il d'un ton sérieux, j'ai dit tout à l'heure
quelle raison m'empêchait et m'empêchera toujours de me battre avec
monsieur Laboissière. J'ignore si cette explication vous a paru satisfaisante.
Le duel a des maximes tellement rigoureuses que peut-être un refus qui me
semble, à moi, légitime, vous paraît, à vous, contraire
aux rigides principes de l'honneur. S'il en est ainsi, ce dont je serais désolé,
voici ce que je dois vous dire : vous êtes ici quatre hommes pour qui je
professe la plus sincère estime et dont l'approbation m'est trop précieuse
pour qu'il me soit possible de m'en passer. Si donc l'un ou plusieurs d'entre
vous, interprétant mal ma conduite, me font l'injure de croire que je recule
devant un duel, je les supplie de vouloir bien s'expliquer à cet égard
afin que je leur prouve qu'ils se sont trompés. D'un mouvement unanime
les quatre jeunes gens tendirent la main à Chaudieu, et ils serrèrent
cordialement la sienne l'un après l'autre.
Vous vous moquez de nous, lui dit M. Ruault ; à votre place j'en
aurais fait tout autant. Je n'ai pas besoin de connaître votre grief contre
Laboissière pour savoir que c'est un vrai chevalier d'industrie.
Vous avez, ma foi, fort bien fait de lui frotter les oreilles, ajouta M.
Milange ; cela le rendra peut-être moins insolent.
Parbleu, mon cher, dit à son tour M. Joliat, chétif personnage
d'environ cinq pieds de haut, on a beau dire, la vigueur physique est une belle
chose. Il paraît qu'en Bretagne on n'y va pas de main morte.
Ce qu'il y a de certain, fit Boyer, c'est que voilà le terrible
spadassin coulé bas. Du diable ! s'il ose reparaître chez Tortoni.
Ainsi donc, messieurs, vous m'approuvez tous ? demanda Chaudieu.
Parfaitement, complètement, entièrement, répondirent-ils
tous quatre à la fois.
En ce cas, à table. Le dîner se ressentit du hors-d'uvre
étrange qui l'avait précédé. Les convives les mieux
disposés à y faire honneur avaient perdu une partie de leurs moyens,
et l'on eût dit que la canne du Breton retentissait encore au fond de chaque
estomac. Mais si l'appétit languit, la conversation, en revanche, fut bruyante
; les prouesses industrielles de Laboissière en firent à peu près
tous les frais. Chacun dit son mot, même les plus circonspects. Le spéculateur
duelliste, qui jusqu'alors, grâce à ce dernier titre, s'était
vu redouté de ses dupes et avait joui d'une sorte d'inviolabilité,
fut l'objet des accusations les plus sanglantes, et, il faut le dire, les plus
justifiées. Le bâton avait rompu le prestige de l'épée.
Parmi les plus paisibles rentiers de la société il ne s'en trouvait
pas un seul qui ne se promît d'assommer la race spadassine, pour peu que
l'occasion s'en présentât. Avant la fin du repas, le bandeau qui
avait trop longtemps couvert les yeux d'Adolphine était entièrement
déchiré. Laboissière n'était plus pour elle qu'un
aventurier démasqué ; les deux femmes, la rougeur sur le front et
la confusion dans le cur, rendaient grâce au ciel, l'une de n'être
pas restée, l'autre de n'être pas tombée à la merci
d'un pareil homme. Après dîner, les convives ne tardèrent
pas à se retirer ; au moment où les derniers prenaient leurs chapeaux,
Chaudieu s'approcha de sa belle-mère et lui dit à l'oreille :
Éloignez votre mari, je désire parler un instant à
ma femme devant vous seule.
Mon ami, dit aussitôt madame Bailleul à son époux,
puisque ces messieurs s'en vont, voudrais-tu avoir la complaisance d'aller jusque
chez le pharmacien, qui ne m'a pas encore envoyé mes pilulles :
Ma bonne amie, répondit le bonhomme, je te ferai observer qu'il
est dix heures passées ; il me semble qu'un domestique pourrait bien...
Je crains une méprise et je ne me fie qu'à toi. D'ailleurs,
que Pierre t'accompagne. Habitué à l'obéissance passive,
M. Bailleul partit aussitôt pour exécuter cette corvée de
confiance. Quand tous les personnages inutiles furent sortis, Chaudieu vint se
placer en face des deux femmes.
Ma chère Adolphine, dit-il d'un ton affectueux et grave, j'ai eu
hier une explication avec ta mère ; elle voudra bien t'en faire part, car
je n'aime pas les redites. Aujourd'hui je me contenterai det'adresser un petit
avertissement que les circonstances rendent indispensable. Je ne suis pas beau,
je n'ai ni un esprit transcendant ni une amabilité séduisante :
voilà mon opinion sur moi-même ; la tienne est un peu sévère
: je sais que tu me trouves positivement laid, sot et ennuyeux.
Benoît, pouvez-vous dire cela ! s'écria la jeune femme, déconcertée
d'un pareil préambule.
Je ne demanderais pas mieux que de te plaire, reprit-il froidement ; mais
puisque la nature m'a refusé les dons qui pourraient m'obtenir ta tendresse,
je suis forcé 3e renoncer aux privilèges de l'amant et de me contenter
des droits du mari. Ces droits, continua-t-il d'une voix tranchante, je saurai
les faire respecter. Je ne reviendrai pas sur le passé, mais je dois te
dire, pourtant, que ta conduite à l'égard de ce Laboissière
a été légère et inconvenante ; j'excuse une première
imprudence, j'aurais moins d'indulgence pour la seconde et je ne pardonnerais
jamais une faute. C'est à toi maintenant de décider si tu veux la
paix ou la guerre ; mais réfléchis avant de choisir. Tu viens de
voir que je sais châtier un insolent ; ne me force pas de t'apprendre que
je sais aussi punir une coupable. Foudroyée par cette sévère
allocution, Adolphine essaya d'une voix émue quelques paroles de justification
que son mari interrompit brusquement.
Pas un mot de plus, dit-il, je sais à quoi m'en tenir ; tu es avertie
; comme tu agiras, j'agirai. Mets ton chapeau ; nous ayons trois lieues à
faire avant d'arriver chez nous. Je vais voir si notre voiture est là .
Mon Dieu ! qu'est-ce que cela signifie ! s'écria madame Chaudieu
quand son mari fut sorti du salon.
Cela signifie, répondit madame Bailleul, qu'avec son air de bonhomie
il nous a jouées toutes deux. Le mouton est un loup, et maintenant au lieu
de songer à le tondre, prends garde à ses dents.
Il m'a fait une peur horrible. Avez-vous remarqué son regard pendant
qu'il me parlait ! il y a de l'Othello dans ces yeux-là .
Un vrai loup, te dis-je. Ainsi, mon enfant, plus de coquetterie et surtout
pas de sottises, il ne ferait de toi qu'une bouchée.
Vous croyez qu'il serait capable...
De tout ; rien n'est pire que ces eaux dormantes ; d'ailleurs tu viens
de le voir à l'uvre. Adolphine éprouva un léger frisson
qui parcourut ses blanches épaules, et elle respira avec force comme si
elle eût déjà senti sur sa bouche l'oreiller de Desdemona.
Un quart d'heure après, les deux époux étaient partis pour
leur maison de campagne. Après avoir médité les projets les
plus sanguinaires, Gustave Laboissière comprit qu'avec un adversaire déterminé
à refuser tout cartel et doué de la vigueur d'Hercule, la seule
vengeance possible était l'assassinat ; mais, ainsi que Chaudieu l'avait
prévu, l'homme qu'un faux n'avait pas effrayé recula devant un crime
dont l'enjeu eût été sa tête. L'aventure, dont les détails
amplifiés, selon l'usage, s'étaient répandus dès le
lendemain parmi ses connaissances, lui rendit insupportable le séjour de
Paris, d'où certaines considérations de prudence lui conseillaient
d'ailleurs de s'absenter. Le spéculateur duelliste dévora son humiliation,
et avala, pour la faire passer, tout ce qu'il put accrocher çà et
là d'espèces sonnantes ; puis, sans crier gare, il transporta ses
pénates à Bruxelles, refuge ordinaire des aventuriers de son espèce.
Il faut être juste pour tout le monde ; nous ajouterons donc que Gustave
Laboissière a laissé à Paris de nombreux regrets, aux personnes
dont il a emporté l'argent. Corrigée par la leçon qu'elle
venait de recevoir, et, de plus, avertie par quelques cheveux gris du départ
définitif des amours, madame Bailleul, après la fugue de Laboissière,
se réveilla dévote un beau matin. C'est assez dire que le collier
de son mari s'est resserré d'un cran et que la laisse s'est raccourcie
à proportion. A la réforme de sa femme, le bonhomme a gagné
deux jours de maigre par semaine et la messe à entendre le dimanche. Best
superflu d'ajouter qu'il s'acquitte de ces devoirs nouveaux avec la soumission
dont il ne s'était jamais départi auparavant ; il est cependant
un plaisir profane dont le retranchement lui laisse un regret quotidien : c'est
la lecture de son journal favori, auquel madame Bailleul l'a pieusement désabonné
; par bonheur, la rue Vendôme n'est pas loin du café Turc, et, ma
foi, le vieillard, n'en dites rien à sa femme, poussa quelquefois la hardiesse
jusqu'à faire l'école buissonnière dans ce respectable établissement.
Sans avoir conçu pour son mari une de ces romanesques passions que la vie
du ménage éteint souvent et ne détermine jamais, Adolphine
s'est attachée à lui, depuis que deux enfants, gage de concorde,
sont venus cimenter leur union. D'ordinaire, la maternité endort la coquetterie
; madame Chaudieu a subi à son insu cette salutaire influence ; près
de ces blonds chérubins, qui la regardent en souriant, elle a senti s'amortir
peu à peu le goût des émotions dangereuses. Ses enfants sont
ses anges gardiens ; d'ailleurs son mari suffirait à cet office, car il
veille, et la jeune femme ne se laisse plus prendre à son air endormi.
Elle le craint ; or, pour certaines natures nerveuses, chez qui l'imagination
parle plus haut que le cur, la crainte est un frein dont l'emploi est excusable,
quand il est justifié par la nécessité ; sans doute l'amour
seul vaudrait mieux ; mais pour citer une seconde fois Larochefoucauld, à
qui l'on doit revenir souvent lorsqu'on veut rester dans le vrai ;
« Il en est du véritable amour comme de l'apparition des esprits
: tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu. »
Grâce à sa patiente et conciliante fermeté, Benoît
Chaudieu a écarté de son toit domestique tous les éléments
d'orage et de discorde. Plein d'égards pour la famille à laquelle
il s'est allié, mari affectueux sans faiblesse, absolu sans tyrannie, il
est le maître chez lui, chose rare ! il est aimé et considéré
de son beau-père, chose plus rare ! enfin il vit en parfaite harmonie avec
sa belle-mère chose si rare que nous n'ajouterons pas un mot, de cette
assertion phénoménale.
Charles de Bernard (1804-1850).
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