D.R. BELAIR - RTMKB

 

 

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MAXIMES ET PENSÉES

 

MAXIMES GÉNÉRALES

PAR

NICOLAS CHAMFORT

 

Les maximes, les axiomes sont, ainsi que les abrégés, l'ouvrage des gens d'esprit qui ont travaillé, ce semble, à l'usage des esprits médiocres ou paresseux. Le paresseux s'accommode d'une maxime qui le dispense de faire lui-même les observations qui ont mené l'auteur de la maxime au résultat dont il fait part à son lecteur. Le paresseux et l'homme médiocre se croient dispensés d'aller au delà, et donnent à la maxime une généralité que l'auteur, à moins qu'il ne soit lui-même médiocre (ce qui arrive quelquefois), n'a pas prétendu lui donner. L'homme supérieur saisit tout d'un coup les ressemblances, les différences qui font que la maxime est plus ou moins applicable à tel ou tel cas, ou ne l'est pas du tout. Il en est de cela comme de l'histoire naturelle, où le désir de simplifier a imaginé les classes et les divisions. Il a fallu avoir de l'esprit pour les faire ; car il a fallu rapprocher et observer des rapports : Mais le grand naturaliste, l'homme de génie voit que la nature prodigue des êtres individuellement différens, et voit l'insuffisance des divisions et des classes qui sont d'un si grand usage aux esprits médiocres ou paresseux ; on peut les associer : c'est souvent la même chose, c'est souvent la cause et l'effet.

La plupart des faiseurs de recueils de vers ou de bons mots ressemblent à ceux qui mangent des cerises ou des huîtres, choisissant d'abord les meilleures et finissant par tout manger.

Ce serait une chose curieuse qu'un livre qui indiquerait toutes les idées corruptrices de l'esprit humain, de la société, de la morale, et qui se trouvent développées ou supposées dans les écrits les plus célèbres, dans les auteurs les plus consacrés ; les idées qui propagent la superstition religieuse, les mauvaises maximes politiques, le despotisme, la vanité de rang, les préjugés populaires de toute espèce. On verrait que presque tous les livres sont des corrupteurs, que les meilleurs font presque autant de mal que de bien.

On ne cesse d'écrire sur l'éducation, et les ouvrages écrits sur cette matière ont produit quelques idées heureuses, quelques méthodes utiles, ont fait, en un mot, quelque bien partiel. Mais quelle peut être, en grand, l'utilité de ces écrits, tant qu'on ne fera pas marcher de front les réformes relatives à la législation, à la religion, à l'opinion publique ? L'Éducation n'ayant d'autre objet que de conformer la raison de l'enfance à la raison publique relativement à ces trois objets, quelle instruction donner, tant que ces trois objets se combattent ? En formant la raison de l'enfance, que faites-vous que de la préparer à voir plutôt l'absurdité des opinions et des moeurs consacrées par le sceau de l'autorité sacrée, publique, ou législative ; par conséquent, à lui en inspirer le mépris ?

C'est une source de plaisir et de philosophie, de faire l'analyse des idées qui entrent dans les divers jugemens que portent tel ou tel homme, telle ou telle société. L'examen des idées qui déterminent telle ou telle opinion publique, n'est pas moins intéressant, et l'est souvent davantage.

Il en est de la civilisation comme de la cuisine. Quand on voit sur une table des mets légers, sains et bien préparés, on est fort aise que la cuisine soit devenue une science ; mais quand on y voit des jus, des coulis, des pâtés de truffes, on maudit les cuisiniers et leur art funeste : à l'application.

L'homme, dans l'état actuel de la société, me paraît plus corrompu par sa raison que par ses passions. Ses passions (j'entends ici celles qui appartiennent à l'homme primitif) ont conservé, dans l'ordre social, le peu de nature qu'on y retrouve encore.

La Société n'est pas, comme on le croit d'ordinaire, le développement de la Nature, mais bien sa décomposition et sa refonte entière. C'est un second édifice, bâti avec les décombres du premier. On en retrouve les débris, avec un plaisir mêlé de surprise. C'est celui qu'occasionne l'expression naïve d'un sentiment naturel qui échappe dans la société ; il arrive même qu'il plaît davantage, si la personne à laquelle il échappe est d'un rang plus élevé, c'est-à-dire plus loin de la Nature. Il charme dans un Roi, parce qu'un roi est dans l'extrémité opposée. C'est un débris d'ancienne architecture dorique ou corinthienne, dans un édifice grossier et moderne.

En général, si la société n'était pas une composition factice, tout sentiment simple et vrai ne produirait pas le grand effet qu'il produit : il plairait sans étonner ; mais il étonne et il plaît. Notre surprise est la satire de la société, et notre plaisir est un hommage à la nature.

Des fripons ont toujours un peu besoin de leur honneur, à peu près comme les espions de police, qui sont payés moins cher quand ils voient moins bonne compagnie.

Un homme du peuple, un mendiant, peut se laisser mépriser, sans donner l'idée d'un homme vil, si le mépris ne paraît s'adresser qu'à son extérieur : mais ce même mendiant qui laisserait insulter sa conscience, fût-ce par le premier souverain de l'Europe, devient alors aussi vil par sa personne que par son état.

Il faut convenir qu'il est impossible de vivre dans le monde, sans jouer de tems en tems la comédie. Ce qui distingue l'honnête homme du fripon, c'est de ne la jouer que dans les cas forcés, et pour échapper au péril ; au lieu que l'autre va au-devant des occasions.

On fait quelquefois dans le monde un raisonnement bien étrange. On dit à un homme, en voulant récuser son témoignage en faveur d'un autre homme : C'est votre ami. Eh ! morbleu, c'est mon ami, parce que le bien que j'en dis est vrai, parce qu'il est tel que je le peins. Vous prenez la cause pour l'effet, et l'effet pour la cause. Pourquoi supposez-vous que j'en dis du bien, parce qu'il est mon ami ? et pourquoi ne supposez-vous pas plutôt qu'il est mon ami, parce qu'il y a du bien à en dire ?

Il y a deux classes de moralistes et de politiques, ceux qui n'ont vu la nature humaine que du côté odieux ou ridicule, et c'est le plus grand nombre : Lucien, Montaigne, La Bruyère, La Rochefoucauld, Swift, Mandeville, Helvétius, etc. : ceux qui ne l'ont vue que du beau côté et dans ses perfections ; tels sont Shaftersbury et quelques autres. Les premiers ne connaissent pas le palais dont ils n'ont vu que les latrines. Les seconds sont des enthousiastes qui détournent leurs yeux loin de ce qui les offense, et qui n'en existe pas moins. Est in medio verum.

Veut-on avoir la preuve de la parfaite inutilité de tous les livres de morale, de sermons, etc. ? Il n'y a qu'à jeter les yeux sur le préjugé de la noblesse héréditaire. Y a-t-il un travers contre lequel les philosophes, les orateurs, les poètes, aient lancé plus de traits satyriques, qui ait plus exercé les esprits de toute espèce, qui ait fait naître plus de sarcasmes ? Cela a-t-il fait tomber les présentations, la fantaisie de monter dans les carrosses ? Cela a-t-il fait supprimer la place de Cherin ?

Au théâtre, on vise à l'effet ; mais ce qui distingue le bon et le mauvais poète, c'est que le premier veut faire effet par des moyens raisonnables ; et, pour le second, tous les moyens sont excellens. Il en est de cela comme des honnêtes gens et des fripons, qui veulent également faire fortune : les premiers n'emploient que des moyens honnêtes, et les autres, toutes sortes de moyens.

La philosophie, ainsi que la médecine, a beaucoup de drogues, très peu de bons remèdes, et presque point de spécifiques.

On compte environ cent cinquante millions d'âmes en Europe, le double en Afrique, plus du triple en Asie ; en admettant que l'Amérique et les Terres Australes n'en contiennent que la moitié de ce que donne notre hémisphère, on peut assurer qu'il meurt tous les jours, sur notre globe, plus de cent mille hommes. Un homme qui n'aurait vécu que trente ans, aurait [encore] échappé environ mille quatre cents fois à cette épouvantable destruction.

J'ai vu des hommes qui n'étaient doués que d'une raison simple et droite, sans une grande étendue ni sans beaucoup d'élévation d'esprit ; et cette raison simple avait suffi pour leur faire mettre à leur place les vanités et les sottises humaines, pour leur donner le sentiment de leur dignité personnelle, leur faire apprécier ce même sentiment dans autrui. J'ai vu des femmes à peu près dans le même cas, qu'un sentiment vrai, éprouvé de bonne heure, avait mises au niveau des mêmes idées. Il suit de ces deux observations que ceux qui mettent un grand prix à ces vanités, à ces sottises humaines, sont de la dernière classe de notre espèce.

Celui qui ne sait point recourir à propos à la plaisanterie, et qui manque de souplesse dans l'esprit, se trouve très souvent placé entre la nécessité d'être faux ou d'être pédant : alternative fâcheuse à laquelle un honnête homme se soustrait, pour l'ordinaire, par de la grâce et de la gaîté.

Souvent une opinion, une coutume commence à paraître absurde dans la première jeunesse ; et en avançant dans la vie, on en trouve la raison ; elle paraît moins absurde. En faudrait-il conclure que de certaines coutumes sont moins ridicules ? On serait porté à penser quelquefois qu'elles ont été établies par des gens qui avaient lu le livre entier de la vie, et qu'elles sont jugées par des gens qui, malgré leur esprit, n'en ont lu que quelques pages.

Il semble que, d'après les idées reçues dans le monde et la décence sociale, il faut qu'un prêtre, un curé croie un peu pour n'être pas hypocrite, ne soit pas sûr de son fait pour n'être pas intolérant. Le grand-vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l'évêque rire tout à fait, le cardinal y joindre son mot.

La plupart des nobles rappellent leurs ancêtres, à peu près comme un Cicerone d'Italie rappelle Cicéron.

J'ai lu, dans je ne sais quel voyageur, que certains sauvages de l'Afrique croient à l'immortalité de l'âme. Sans prétendre expliquer ce qu'elle devient, ils la croient errante, après la mort, dans les broussailles qui environnent leurs bourgades, et la cherchent plusieurs matinées de suite. Ne la trouvant pas, ils abandonnent cette recherche, et n'y pensent plus. C'est à peu près ce que nos philosophes ont fait, et avaient de meilleur à faire.

Il faut qu'un honnête homme ait l'estime publique sans y avoir pensé, et, pour ainsi dire malgré lui. Celui qui l'a cherchée donne sa mesure.

C'est une belle allégorie, dans la bible, que cet arbre de la science du bien et du mal qui produit la mort. Cet emblême ne veut-il pas dire que lorsqu'on a pénétré le fond des choses, la perte des illusions amène la mort de l'âme, c'est-à-dire, un désintéressement complet sur tout ce qui touche et occupe les autres hommes ?

Il faut qu'il y ait de tout dans le monde ; il faut que, même dans les combinaisons factices du système social, il se trouve des hommes qui opposent la Nature à la Société, la vérité à l'opinion, la réalité à la chose convenue. C'est un genre d'esprit et de caractère fort piquant, et dont l'empire se fait sentir plus souvent qu'on ne croit. Il y a des gens à qui on n'a besoin que de présenter le vrai, pour qu'ils y courent avec une surprise naïve et intéressante. Ils s'étonnent qu'une chose frappante (quand on sait la rendre telle) leur ait échappé jusqu'alors.

On croit le sourd malheureux dans la société. N'est-ce pas un jugement prononcé par l'amour-propre de la société qui dit : cet homme-là n'est-il pas trop à plaindre de n'entendre pas ce que nous disons ?

La pensée console de tout, et remédie à tout. Si quelquefois elle vous fait du mal, demandez-lui le remède du mal qu'elle vous a fait, et elle vous le donnera.

Il y a, on ne peut le nier, quelques grands caractères dans l'histoire moderne ; et on ne peut comprendre comment ils se sont formés : ils y semblent comme déplacés ; ils y sont comme des cariatides dans un entresol.

La meilleure philosophie, relativement au monde, est d'allier, à son égard, le sarcasme de la gaîté avec l'indulgence du mépris.

Je ne suis pas plus étonné de voir un homme fatigué de la gloire, que je ne le suis d'en voir un autre importuné du bruit qu'on fait dans son antichambre.

J'ai vu, dans le monde, qu'on sacrifiait sans cesse l'estime des honnêtes gens à la considération, et le repos à la célébrité.

Une forte preuve de l'existence de Dieu, selon Dorilas, c'est l'existence de l'homme, de l'homme par excellence, dans le sens le moins susceptible d'équivoque, dans le sens le plus exact, et, par conséquent, un peu circonscrit, en un mot, de l'homme de qualité. C'est le chef-d'oeuvre de la Providence, ou plutôt le seul ouvrage immédiat de ses mains. Mais on prétend, on assure qu'il existe des êtres d'une ressemblance parfaite avec cet être privilégié. Dorilas a dit : est-il vrai ? quoi ! même figure ! même conformation extérieure ! Eh bien, l'existence de ces individus, de ces hommes (puisqu'on les appelle ainsi), qu'il a niée autrefois ; qu'il a vue, à sa grande surprise, reconnue par plusieurs de ses égaux ; que, par cette raison seule, il ne nie plus formellement ; sur laquelle il n'a plus que des nuages, des doutes bien pardonnables, tout-à-fait involontaires ; contre laquelle il se contente de protester simplement par des hauteurs, par l'oubli des bienséances, ou par des bontés dédaigneuses ; l'existence de tous ces êtres, sans doute mal définis, qu'en fera-t-il ? Comment l'expliquera-t-il ? Comment accorder ce phénomène avec sa théorie ? Dans quel système physique, métaphysique, ou, s'il le faut, mythologique, ira-t-il chercher la solution de ce problème ? Il réfléchit, il rêve, il est de bonne foi ; l'objection est spécieuse ; il en est ébranlé. Il a de l'esprit, des connaissances ; il va trouver le mot de l'énigme ; il l'a trouvé, il le tient ; la joie brille dans ses yeux. Silence. On connaît, dans la théorie Persane, la doctrine des deux principes, celui du bien et celui du mal. Eh quoi ! vous ne saisissez pas ? Rien de plus simple. Le génie, les talens, les vertus, sont des inventions du mauvais principe, d'Orimane, du Diable, pour mettre en évidence, pour produire au grand jour certains misérables, plébéiens reconnus, vrais roturiers, ou à peine gentilshommes.

Combien de militaires distingués, combien d'officiers généraux sont morts, sans avoir transmis leurs noms à la postérité : en cela moins heureux que Bucéphale, et même que le dogue espagnol Bérécillo, qui dévorait les Indiens de Saint-Domingue et qui avait la paie de trois soldats !

On souhaite la paresse d'un méchant et le silence d'un sot.

Ce qui explique le mieux comment le malhonnête homme, et quelquefois même le sot, réussissent presque toujours mieux, dans le monde, que l'honnête homme et que l'homme d'esprit, à faire leur chemin : c'est que le malhonnête homme et le sot ont moins de peine à se mettre au courant et au ton du monde, qui, en général, n'est que malhonnêteté et sottise, au lieu que l'honnête homme et l'homme sensé, ne pouvant pas entrer sitôt en commerce avec le monde, perdent un tems précieux pour la fortune. Les uns sont des marchands qui, sachant la langue du pays, vendent et s'approvisionnent tout de suite ; tandis que les autres sont obligés d'apprendre la langue de leurs vendeurs et de leurs chalands, avant que d'exposer leur marchandise, et d'entrer en traité avec eux : souvent même ils dédaignent d'apprendre cette langue, et alors ils s'en retournent sans étrenner.

Il y a une prudence supérieure à celle qu'on qualifie ordinairement de ce nom : l'une est la prudence de l'aigle, et l'autre, celle des taupes. La première consiste à suivre hardiment son caractère, en acceptant avec courage les désavantages et les inconvénients qu'il peut produire...

Pour parvenir à pardonner à la raison le mal qu'elle fait à la plupart des hommes, on a besoin de considérer ce que ce serait que l'homme sans sa raison. C'était un mal nécessaire.

Il y a des sottises bien habillées, comme il y a des sots très bien vêtus.

Si l'on avait dit à Adam, le lendemain de la mort d'Abel, que dans quelques siècles il y aurait des endroits où, dans l'enceinte de quatre lieues carrées, se trouveraient réunis et amoncelés sept ou huit cent mille hommes, aurait-il cru que ces multitudes pussent jamais vivre ensemble ? Ne se serait-il pas fait une idée encore plus affreuse de ce qui s'y commet de crimes et de monstruosités ? C'est la réflexion qu'il faut faire, pour se consoler des abus attachés à ces étonnantes réunions d'hommes.

Les prétentions sont une source de peines, et l'époque du bonheur de la vie commence au moment où elles finissent. Une femme est-elle encore jolie au moment où sa beauté baisse ? ses prétentions la rendent ou ridicule ou malheureuse : dix ans après, plus laide et vieille, elle est calme et tranquille. Un homme est dans l'âge où l'on peut réussir et ne pas réussir auprès des femmes ; il s'expose à des inconvéniens, et même à des affronts : il devient nul ; dès lors plus d'incertitude, et il est tranquille. En tout, le mal vient de ce que les idées ne sont pas fixes et arrêtées. Il vaut mieux être moins et être ce qu'on est, incontestablement. L'état des ducs et pairs, bien constaté, vaut mieux que celui des princes étrangers, qui ont à lutter sans cesse pour la prééminence. Si Chapelain eût pris le parti que lui conseillait Boileau, par le fameux hémistiche : Que n'écrit-il en prose ? il se fût épargné bien des tourmens, et se fût peut-être fait un nom, autrement que par le ridicule.

N'as-tu pas honte de vouloir parler mieux que tu ne peux ? disait Sénèque à l'un de ses fils, qui ne pouvait trouver l'exorde d'une harangue qu'il avait commencée. On pourrait dire de même à ceux qui adoptent des principes plus forts que leur caractère : n'as-tu pas honte de vouloir être philosophe plus que tu ne peux ?

La plupart des hommes qui vivent dans le monde, y vivent si étourdiment, pensent si peu, qu'ils ne connaissent pas ce monde qu'ils ont toujours sous les yeux. Ils ne le connaissent pas, disait plaisamment M. de B., par la raison qui fait que les hannetons ne savent pas l'histoire naturelle.

En voyant Bacon, dans le commencement du seizième siècle, indiquer à l'esprit humain la marche qu'il doit suivre pour reconstruire l'édifice des sciences, on cesse presque d'admirer les grands hommes qui lui ont succédé, tels que Boyle, Locke, etc. Il leur distribue d'avance le terrain qu'ils ont à défricher ou à conquérir. C'est César, maître du monde après la victoire de Pharsale, donnant des royaumes et des provinces à ses partisans ou à ses favoris.

Notre raison nous rend quelquefois aussi malheureux que nos passions ; et on peut dire de l'homme, quand il est dans ce cas, que c'est un malade empoisonné par son médecin.

Le moment où l'on perd les illusions, les passions de la jeunesse, laisse souvent des regrets ; mais quelquefois on hait le prestige qui nous a trompés. C'est Armide qui brûle et détruit le palais où elle fut enchantée.

Les médecins et le commun des hommes ne voient pas plus clair les uns que les autres dans les maladies et dans l'intérieur du corps humain. Ce sont tous des aveugles ; mais les médecins sont des quinze-vingts qui connaissent mieux les rues, et qui se tirent mieux d'affaire.

Vous demandez comment on fait fortune. Voyez ce qui se passe au parterre d'un spectacle, le jour où il y a foule ; comme les uns restent en arrière, comme les premiers reculent, comme les derniers sont portés en avant. Cette image est si juste que le mot qui l'exprime a passé dans le langage du peuple. Il appelle faire fortune, se pousser. Mon fils, mon neveu se poussera. Les honnêtes gens disent, s'avancer, avancer, arriver, termes adoucis, qui écartent l'idée accessoire de force, de violence, de grossièreté, mais qui laissent subsister l'idée principale.

Le monde physique paraît l'ouvrage d'un être puissant et bon, qui a été obligé d'abandonner à un être malfaisant l'exécution d'une partie de son plan. Mais le monde moral paraît être le produit des caprices d'un diable devenu fou.

Ceux qui ne donnent que leur parole pour garant d'une assertion qui reçoit sa force de ses preuves, ressemblent à cet homme qui disait : j'ai l'honneur de vous assurer que la terre tourne autour du soleil.

Dans les grandes choses, les hommes se montrent comme il leur convient de se montrer ; dans les petites, ils se montrent comme ils sont.

Qu'est-ce qu'un philosophe ? C'est un homme qui oppose la nature à la loi, la raison à l'usage, sa conscience à l'opinion, et son jugement à l'erreur.

Un sot qui a un moment d'esprit, étonne et scandalise, comme des chevaux de fiacre au galop.

Ne tenir dans la main de personne, être l'homme de son coeur, de ses principes, de ses sentimens : c'est ce que j'ai vu de plus rare.

Au lieu de vouloir corriger les hommes de certains travers insupportables à la Société, il aurait fallu corriger la faiblesse de ceux qui les souffrent.

Les trois-quarts des folies ne sont que des sottises.

L'opinion est la reine du monde, parce que la sottise est la reine des sots.

Il faut savoir faire les sottises que nous demande notre caractère.

L'importance sans mérite obtient des égards sans estime.

Grands et petits, on a beau faire, il faut toujours se dire comme le fiacre aux courtisanes, dans le moulin de Javelle : Vous autres et nous autres, nous ne pouvons nous passer les uns des autres.

Quelqu'un disait que la Providence était le nom de baptême du hasard : quelque dévot dira que le hasard est un sobriquet de la Providence.

Il y a peu d'hommes qui se permettent un usage vigoureux et intrépide de leur raison, et osent l'appliquer à tous les objets dans toute sa force. Le temps est venu où il faut l'appliquer ainsi à tous les objets de la morale, de la politique et de la société, aux rois, aux ministres, aux grands, aux philosophes, aux principes des sciences, des beaux-arts, etc. : sans quoi, on restera dans la médiocrité.

Il y a des hommes qui ont le besoin de primer, de s'élever au-dessus des autres, à quelque prix que ce puisse être. Tout leur est égal, pourvu qu'ils soient en évidence sur des tréteaux de charlatan ; sur un théâtre, un trône, un échafaud, ils seront toujours bien, s'ils attirent les yeux.

Les hommes deviennent petits en se rassemblant ; ce sont les diables de Milton, obligés de se rendre pygmées, pour entrer dans le Pandœmonion.

On anéantit son propre caractère dans la crainte d'attirer les regards et l'attention ; et on se précipite dans la nullité, pour échapper au danger d'être peint.

L'ambition prend aux petites âmes plus facilement qu'aux grandes, comme le feu prend plus aisément à la paille, aux chaumières qu'aux palais.

L'homme vit souvent avec lui-même, et il a besoin de vertu ; il vit avec les autres, et il a besoin d'honneur.

Les fléaux physiques, et les calamités de la nature humaine ont rendu la société nécessaire. La société a ajouté aux malheurs de la nature. Les inconvéniens de la société ont amené la nécessité du gouvernement, et le gouvernement ajoute aux malheurs de la société. Voilà l'histoire de la nature humaine.

La fable de Tantale n'a presque jamais servi d'emblême qu'à l'avarice. Mais elle est, pour le moins, autant celui de l'ambition, de l'amour de la gloire, de presque toutes les passions.

La nature en faisant naître à la fois la raison et les passions, semble avoir voulu, par le second présent, aider l'homme à s'étourdir sur le mal qu'elle lui a fait par le premier ; et en ne le laissant vivre que peu d'années après la perte de ses passions, semble prendre pitié de lui, en le délivrant bientôt d'une vie qui le réduit à sa raison, pour toute ressource.

Toutes les passions sont exagératrices ; et elles ne sont des passions , que parce qu'elles exagèrent.

Le philosophe qui veut éteindre ses passions, ressemble au chimiste qui voudrait éteindre son feu.

Le premier des dons de la nature est cette force de raison qui vous élève au-dessus de vos propres passions et de vos faiblesses, et qui vous fait gouverner vos qualités mêmes, vos talens et vos vertus.

Pourquoi les hommes sont-ils si sots, si subjugués par la coutume ou par la crainte de faire un testament, en un mot, si imbéciles, qu'après eux ils laissent aller leurs biens à ceux qui rient de leur mort, plutôt qu'à ceux qui la pleurent ?

La nature a voulu que les illusions fussent pour les sages comme pour les fous, afin que les premiers ne fussent par trop malheureux par leur propre sagesse.

À voir la manière dont on en use envers les malades dans les hôpitaux, on dirait que les hommes ont imaginé ces tristes asiles, non pour soigner les malades, mais pour les soustraire aux regards des heureux, dont ces infortunés troubleraient les jouissances.

De nos jours, ceux qui aiment la nature sont accusés d'être romanesques.

Le théâtre tragique a le grand inconvénient moral de mettre trop d'importance à la vie et à la mort.

La plus perdue de toutes les journées est celle où l'on n'a pas ri.

La plupart des folies ne viennent que de sottise .

On fausse son esprit, sa conscience, sa raison, comme on gâte son estomac.

Les lois du secret et du dépôt sont les mêmes.

L'esprit n'est souvent au coeur que ce que la bibliothèque d'un château est à la personne du maître.

Ce que les poètes, les orateurs, même quelques philosophes nous disent sur l'amour de la gloire, on nous le disait au collège, pour nous encourager à avoir les prix. Ce que l'on dit aux enfans pour les engager à préférer à une tartelette les louanges de leurs bonnes, c'est ce qu'on répète aux hommes pour leur faire préférer à un intérêt personnel les éloges de leurs contemporains ou de la postérité.

Quand on veut devenir philosophe, il ne faut pas se rebuter des premières découvertes affligeantes qu'on fait dans la connaissance des hommes. Il faut, pour les connaître, triompher du mécontentement qu'ils donnent, comme l'anatomiste triomphe de la nature, de ses organes et de son dégoût, pour devenir habile dans son art.

En apprenant à connaître les maux de la nature, on méprise la mort ; en apprenant à connaître ceux de la société, on méprise la vie.

Il en est de la valeur des hommes comme de celle des diamans, qui, à une certaine mesure de grosseur, de pureté, de perfection, ont un prix fixe et marqué ; mais qui, par delà cette mesure, restent sans prix, et ne trouvent point d'acheteurs.

En France, tout le monde paraît avoir de l'esprit, et la raison en est simple : comme tout y est une suite de contradictions, la plus légère attention possible suffit pour les faire remarquer et rapprocher deux choses contradictoires. Cela fait des contrastes tout naturels, qui donnent à celui qui s'en avise l'air d'un homme qui a beaucoup d'esprit. Raconter, c'est faire des grotesques. Un simple nouvelliste devient un bon plaisant, comme l'historien, un jour, aura l'air d'un auteur satyrique.

Le public ne croit point à la pureté de certaines vertus et de certains sentimens ; et, en général, le public ne peut guère s'élever qu'à des idées basses.

Il n'y a pas d'homme qui puisse être, à lui tout seul, aussi méprisable qu'un corps. Il n'y a point de corps qui puisse être aussi méprisable que le public.

Il y a des siècles où l'opinion publique est la plus mauvaise des opinions.

L'espérance n'est qu'un charlatan qui nous trompe sans cesse. Et pour moi, le bonheur n'a commencé que lorsque je l'ai eu perdue. Je mettrais volontiers sur la porte du paradis le vers que le Dante a mis sur celle de l'enfer :

Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate.

L'homme pauvre, mais indépendant des hommes, n'est qu'aux ordres de la nécessité. L'homme riche, mais dépendant, est aux ordres d'un autre homme ou de plusieurs.

L'ambitieux qui a manqué son objet, et qui vit dans le désespoir, me rappelle Ixion mis sur la roue pour avoir embrassé un nuage.

Il y a, entre l'homme d'esprit, méchant par caractère, et l'homme d'esprit, bon et honnête, la différence qui se trouve entre un assassin et un homme du monde qui fait bien des armes.

Qu'importe de paraître avoir moins de faiblesses qu'un autre, et donner aux hommes moins de prises sur vous ? Il suffit qu'il y en ait une, et qu'elle soit connue. Il faudrait être un Achille sans talon, et c'est ce qui paraît impossible.

Telle est la misérable condition des hommes, qu'il leur faut chercher, dans la société, des consolations aux maux de la nature ; et, dans la nature, des consolations aux maux de la société. Combien d'hommes n'ont trouvé, ni dans l'une ni dans l'autre, des distractions à leurs peines !

La prétention la plus inique et la plus absurde en matière d'intérêt, qui serait condamnée avec mépris, comme insoutenable, dans une société d'honnêtes gens choisis pour arbitres, faites-en la matière d'un procès en justice réglée. Tout procès peut se perdre ou se gagner, et il n'y a pas plus à parier pour que contre : de même toute opinion, toute assertion, quelque ridicule qu'elle soit, faites-en la matière d'un débat entre des partis différens dans un corps, dans une assemblée, elle peut emporter la pluralité des suffrages.

C'est une vérité reconnue que notre siècle a remis les mots à leur place ; qu'en bannissant les subtilités scolastiques, dialecticiennes, métaphysiques, il est revenu au simple et au vrai, en physique, en morale et en politique. Pour ne parler que de morale, on sent combien ce mot, l'honneur, renferme d'idées complexes et métaphysiques. Notre siècle en a senti les inconvéniens ; et, pour ramener tout au simple, pour prévenir tout abus de mots, il a établi que l'honneur restait dans toute son intégrité à tout homme qui n'avait point été repris de justice. Autrefois ce mot était une source d'équivoques et de contestations : à présent, rien de plus clair. Un homme a-t-il été mis au carcan ? n'y a-t-il pas été mis ? voilà l'état de la question. C'est une simple question de fait, qui s'éclaircit facilement par les registres du greffe. Un homme n'a pas été mis au carcan : c'est un homme d'honneur, qui peut prétendre à tout, aux places du ministère, etc. ; il entre dans les corps, dans les académies, dans les cours souveraines. On sent combien la netteté et la précision épargnent de querelles et de discussions, et combien le commerce de la vie devient commode et facile.

L'amour de la gloire, une vertu ! Étrange vertu que celle qui se fait aider par l'action de tous les vices ; qui reçoit pour stimulans l'orgueil, l'ambition, l'envie, la vanité, quelquefois l'avarice même ! Titus serait-il Titus, s'il avait eu pour ministres Séjan, Narcisse et Tigelin ?

La gloire met souvent un honnête homme aux mêmes épreuves que la fortune ; c'est-à-dire, que l'une et l'autre l'obligent, avant de le laisser parvenir jusqu'à elles, à faire ou souffrir des choses indignes de son caractère. L'homme intrépidement vertueux les repousse alors également l'une et l'autre, et s'enveloppe ou dans l'obscurité ou dans l'infortune, et quelquefois dans l'une et dans l'autre.

Celui qui est juste au milieu, entre notre ennemi et nous, nous paraît être plus voisin de notre ennemi : c'est un effet des lois de l'optique, comme celui par lequel le jet d'eau d'un bassin paraît moins éloigné de l'autre bord que de celui où vous êtes.

L'opinion publique est une juridiction que l'honnête homme ne doit jamais reconnaître parfaitement, et qu'il ne doit jamais décliner.

Vain veut dire vide ; ainsi, la vanité est si misérable, qu'on ne peut guère lui dire pis que son nom. Elle se donne elle-même pour ce qu'elle est.

On croit communément que l'art de plaire est un grand moyen de faire fortune : savoir s'ennuyer est un art qui réussit bien davantage. Le talent de faire fortune, comme celui de réussir auprès des femmes, se réduit presque à cet art-là.

Il y a peu d'hommes à grand caractère qui n'aient quelque chose de romanesque dans la tête ou dans le coeur. L'homme qui en est entièrement dépourvu, quelque honnêteté, quelque esprit qu'il puisse avoir, est, à l'égard du grand caractère, ce qu'un artiste, d'ailleurs très-habile, mais qui n'aspire point au beau idéal, est à l'égard de l'artiste, homme de génie, qui s'est rendu ce beau idéal familier.

Il y a de certains hommes dont la vertu brille davantage dans la condition privée, qu'elle ne le ferait dans une fonction publique. Le cadre la déparerait. Plus un diamant est beau, plus il faut que la monture soit légère. Plus le chaton est riche, moins le diamant est en évidence.

Quand on veut éviter d'être charlatan, il faut fuir les tréteaux ; car si l'on y monte, on est bien forcé d'être charlatan, sans quoi l'assemblée vous jette des pierres.

Il y a peu de vices qui empêchent un homme d'avoir beaucoup d'amis, autant que peuvent le faire de trop grandes qualités.

Il y a telle supériorité, telle prétention qu'il suffit de ne pas reconnaître pour qu'elle soit anéantie ; telle autre qu'il suffit de ne pas apercevoir, pour la rendre sans effet.

Ce serait être très-avancé dans l'étude de la morale, de savoir distinguer tous les traits qui différencient l'orgueil et la vanité. Le premier est haut, calme, fier, tranquille, inébranlable ; la seconde est vile, incertaine, mobile, inquiète et chancelante. L'un grandit l'homme, l'autre le renfle. Le premier est la source de mille vertus ; l'autre, celle de presque tous les vices et tous les travers. Il y a un genre d'orgueil dans lequel sont compris tous les commandemens de Dieu ; et un genre de vanité qui contient les sept péchés capitaux.

Vivre est une maladie, dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures ; c'est un palliatif : la mort est le remède.

La nature paraît se servir des hommes pour ses desseins, sans se soucier des instrumens qu'elle emploie ; à peu près comme les tyrans, qui se défont de ceux dont ils se sont servis.

Il y a deux choses auxquelles il faut se faire, sous peine de trouver la vie insupportable : ce sont les injures du temps et les injustices des hommes.

Je ne conçois pas de sagesse sans défiance. L'écriture a dit que le commencement de la sagesse était la crainte de Dieu ; moi, je crois que c'est la crainte des hommes.

Il y a certains défauts qui préservent de quelques vices épidémiques : comme on voit, dans un temps de peste, les malades de fièvre-quarte échapper à la contagion.
(NDLA : Fièvre quarte Lat. Quartus, quatrième. Fièvre intermittente avec une périodicité de quatre jours dont deux jours d'apyrexie, caractéristique du paludisme à Plasmodium malariæ.)

Le grand malheur des passions n'est pas dans les tourmens qu'elles causent ; mais dans les fautes, dans les turpitudes qu'elles font commettre, et qui dégradent l'homme. Sans ces inconvéniens, elles auraient trop d'avantage sur la froide raison, qui ne rend point heureux. Les passions font vivre l'homme ; la sagesse le fait seulement durer.

Un homme sans élévation ne saurait avoir de bonté ; il ne peut avoir que de la bonhomie.

Il faudrait pouvoir unir les contraires : l'amour de la vertu avec l'indifférence pour l'opinion publique, le goût du travail avec l'indifférence pour la gloire, et le soin de sa santé avec l'indifférence pour la vie.

Celui-là fait plus, pour un hydropique, qui le guérit de la soif, que celui qui lui donne un tonneau de vin. Appliquez cela aux richesses.

Les méchans font quelquefois de bonnes actions. On dirait qu'ils veulent voir s'il est vrai que cela fasse autant de plaisir que le prétendent les honnêtes gens.

Si Diogène vivait de nos jours, il faudrait que sa lanterne fût une lanterne sourde.

Il faut convenir que, pour être heureux en vivant dans le monde, il y a des côtés de son âme qu'il faut entièrement paralyser.

La fortune et le costume qui l'entoure font de la vie une représentation au milieu de laquelle il faut qu'à la longue l'homme le plus honnête devienne comédien malgré lui.

Dans les choses, tout est affaires mêlées, dans les hommes, tout est pièces de rapport. Au moral et au physique, tout est mixte : rien n'est un, rien n'est pur.

Si les vérités cruelles, les fâcheuses découvertes, les secrets de la société, qui composent la science d'un homme du monde parvenu à l'âge de quarante ans, avaient été connues de ce même homme, à l'âge de vingt, ou il fût tombé dans le désespoir, ou il se serait corrompu, par lui-même, par projet ; et cependant on voit un petit nombre d'hommes sages parvenus à cet âge-là, instruits de toutes ces choses et très éclairés, n'être ni corrompus ni malheureux. La prudence dirige leurs vertus à travers la corruption publique ; et la force de leur caractère, jointe aux lumières d'un esprit étendu, les élève au-dessus du chagrin qu'inspire la perversité des hommes.

Voulez-vous voir à quel point chaque état de la société corrompt les hommes ? Examinez ce qu'ils sont, quand ils en ont éprouvé plus longtems l'influence, c'est-à-dire dans la vieillesse. Voyez ce que c'est qu'un vieux courtisan, un vieux prêtre, un vieux juge, un vieux procureur, un vieux chirurgien, etc.

L'homme sans principes est aussi ordinairement un homme sans caractère ; car s'il était né avec du caractère, il aurait senti le besoin de se créer des principes.

Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue, est une sottise ; car elle a convenu au plus grand nombre.

L'estime vaut mieux que la célébrité ; la considération vaut mieux que la renommée, et l'honneur vaut mieux que la gloire.

C'est souvent le mobile de la vanité qui a engagé l'homme à montrer toute l'énergie de son âme. Du bois ajouté à un acier pointu fait un dard ; deux plumes ajoutées au bois font une flèche.

Les gens faibles sont les troupes légères de l'armée des méchans. Ils font plus de mal que l'armée même ; ils infestent et ils ravagent.

Il est plus facile de légaliser certaines choses que de les légitimer.

Célébrité : l'avantage d'être connu de ceux qui ne vous connaissent pas.

On partage avec plaisir l'amitié de ses amis pour des personnes auxquelles on s'intéresse peu soi-même ; mais la haine, même celle qui est la plus juste, a de la peine à se faire respecter.

Tel homme a été craint pour ses talens, haï pour ses vertus, et n'a rassuré que par son caractère. Mais combien de temps s'est passé avant que justice se fît !

Dans l'ordre naturel comme dans l'ordre social, il ne faut pas vouloir être plus qu'on ne peut.

La sottise ne serait pas tout-à-fait la sottise, si elle ne craignait pas l'esprit. Le vice ne serait pas tout-à-fait le vice, s'il ne haïssait pas la vertu.

Il n'est pas vrai (ce qu'a dit Rousseau après Plutarque) que plus on pense, moins on sente ; mais il est vrai que plus on juge, moins on aime. Peu d'hommes vous mettent dans le cas de faire exception à cette règle.

Ceux qui rapportent tout à l'opinion ressemblent à ces comédiens qui jouent mal pour être applaudis, quand le goût du public est mauvais : quelques-uns auraient le moyen de bien jouer si le goût du public était bon. L'honnête homme joue son rôle le mieux qu'il peut, sans songer à la galerie.

Il y a une sorte de plaisir attaché au courage qui se met au-dessus de la fortune. Mépriser l'argent, c'est détrôner un roi ; il y a du ragoût.

Il y a un genre d'indulgence pour ses ennemis, qui paraît une sottise plutôt que de la bonté ou de la grandeur d'âme. M. de C. me paraît ridicule par la sienne. Il me paraît ressembler à Arlequin, qui dit : « Tu me donnes un soufflet ; eh bien ! je ne suis point encore fâché. » Il faut avoir l'esprit de haïr ses ennemis.

Robinson dans son île, privé de tout, et forcé aux plus pénibles travaux pour assurer sa subsistance journalière, supporte la vie, et même goûte, de son aveu, plusieurs momens de bonheur. Supposez qu'il soit dans une île enchantée, pourvue de tout ce qui est agréable à la vie, peut-être le désoeuvrement lui eût-il rendu l'existence insupportable.

Les idées des hommes sont comme les cartes et autres jeux. Des idées que j'ai vu autrefois regarder comme dangereuses et trop hardies, sont depuis devenues communes, et presque triviales, et ont descendu jusqu'à des hommes peu dignes d'elles. Quelques-unes de celles à qui nous donnons le nom d'audacieuses seront vues comme faibles et communes par nos descendans.

J'ai souvent remarqué dans mes lectures, que le premier mouvement de ceux qui ont fait quelque action héroïque, qui se sont livrés à quelque impression généreuse, qui ont sauvé des infortunés, couru quelque grand risque et procuré quelque grand avantage, soit au public, soit à des particuliers ; j'ai, dis-je, remarqué que leur premier mouvement a été de refuser la récompense qu'on leur en offrait. Ce sentiment s'est trouvé dans le coeur des hommes les plus indigens et de la dernière classe du peuple. Quel est donc cet instinct moral qui apprend à l'homme sans éducation que la récompense de ses actions est dans le coeur de celui qui les a faites ? Il semble qu'en nous les payant, on nous les ôte.

Un acte de vertu, un sacrifice ou de ses intérêts ou de soi-même, est le besoin d'une âme noble : l'amour-propre d'un coeur généreux est, en quelque sorte, l'égoïsme d'un grand caractère.

La concorde des frères est si rare que la fable ne cite que deux frères amis ; et elle suppose qu'ils ne se voyaient jamais, puisqu'ils passaient tour à tour de la terre aux champs élysées, ce qui ne laissait pas d'éloigner tout sujet de dispute et de rupture.

Il y a plus de fous que de sages ; et dans le sage même, il y a plus de folie que de sagesse.

Les maximes générales sont, dans la conduite de la vie, ce que les routines sont dans les arts.

La conviction est la conscience de l'esprit.

On est heureux ou malheureux par une foule de choses qui ne paraissent pas, qu'on ne dit point et qu'on ne peut dire.

Le plaisir peut s'appuyer sur l'illusion ; mais le bonheur repose sur la vérité : il n'y a qu'elle qui puisse nous donner celui dont la nature humaine est susceptible. L'homme heureux par l'illusion, a sa fortune en agiotage ; l'homme heureux par la vérité, a sa fortune en fonds de terre, et en bonnes constitutions.

Il y a, dans le monde, bien peu de choses sur lesquelles un honnête homme puisse reposer agréablement son âme ou sa pensée.

Quand on soutient que les gens les moins sensibles sont, à tout prendre, les plus heureux, je me rappelle le proverbe indien : « Il vaut mieux être assis que debout, être couché qu'assis ; mais il vaut mieux être mort que tout cela. »

L'habileté est à la ruse, ce que la dextérité est à la filouterie.

L'entêtement représente le caractère, à peu près comme le tempérament représente l'amour.

Amour, folie aimable ; ambition, sottise sérieuse.

Préjugé, vanité, calcul : voilà ce qui gouverne le monde. Celui qui ne connaît pour règles de sa conduite, que raison, vérité, sentiment, n'a presque rien de commun avec la société. C'est en lui-même qu'il doit chercher et trouver presque tout son bonheur.

Il faut être juste avant d'être généreux, comme on a des chemises avant d'avoir des dentelles.

Les Hollandais n'ont aucune commisération de ceux qui font des dettes. Ils pensent que tout homme endetté vit aux dépens de ses concitoyens, s'il est pauvre, et de ses héritiers, s'il est riche.

La fortune est souvent comme les femmes riches et dépensières, qui ruinent les maisons où elles ont apporté une riche dot.

Le changement de modes est l'impôt que l'industrie du pauvre met sur la vanité du riche.

L'intérêt d'argent est la grande épreuve des petits caractères ; mais ce n'est encore que la plus petite pour les caractères distingués ; et il y a loin de l'homme qui méprise l'argent à celui qui est véritablement honnête.

Le plus riche des hommes, c'est l'économe : le plus pauvre, c'est l'avare.

Il y a quelquefois, entre deux hommes, de fausses ressemblances de caractère, qui les rapprochent et qui les unissent pour quelque temps. Mais la méprise cesse par degrés, et ils sont tout étonnés de se trouver très écartés l'un de l'autre, et repoussés, en quelque sorte, par tous leurs points de contact.

N'est-ce pas une chose plaisante de considérer que la gloire de plusieurs grands hommes soit d'avoir employé leur vie entière à combattre des préjugés ou des sottises qui font pitié et qui semblaient ne devoir jamais entrer dans une tête humaine ? La gloire de Bayle, par exemple, est d'avoir montré ce qu'il y a d'absurde dans les subtilités philosophiques et scolastiques qui feraient lever les épaules à un paysan du Gâtinais, doué d'un grand sens naturel ; celle de Locke, d'avoir prouvé qu'on ne doit point parler sans s'entendre, ni croire entendre ce qu'on n'entend pas ; celle de plusieurs philosophes, d'avoir composé de gros livres contre des idées superstitieuses qui feraient fuir, avec mépris, un sauvage du Canada ; celle de Montesquieu, et de quelques auteurs avant lui, d'avoir (en respectant une foule de préjugés misérables) laissé entrevoir que les gouvernans sont faits pour les gouvernés, et non les gouvernés pour les gouvernans. Si le rêve des philosophes qui croient au perfectionnement de la société, s'accomplit, que dira la postérité de voir qu'il ait fallu tant d'efforts pour arriver à des résultats si simples et si naturels ?

Un homme sage en même tems qu'honnête se doit à lui-même de joindre à la pureté qui satisfait sa conscience, la prudence qui devine et prévient la calomnie.

Le rôle de l'homme prévoyant est assez triste ; il afflige ses amis, en leur annonçant les malheurs auxquels les expose leur imprudence. On ne le croit pas ; et, quand ces malheurs sont arrivés, ces mêmes amis lui savent mauvais gré du mal qu'il a prédit, et leur amour-propre baisse les yeux devant l'ami qui devait être leur consolateur, et qu'ils auraient choisi s'ils n'étaient pas humiliés en sa présence.

Celui qui veut trop faire dépendre son bonheur de sa raison, qui le soumet à l'examen, qui chicane, pour ainsi dire, ses jouissances, et n'admet que des plaisirs délicats, finit par n'en plus avoir. C'est un homme qui, à force de faire carder son matelas, le voit diminuer, et finit par coucher sur la dure.

Le temps diminue chez nous l'intensité des plaisirs absolus, comme parlent les métaphysiciens ; mais il paraît qu'il accroît les plaisirs relatifs ; et je soupçonne que c'est l'artifice par lequel la nature a su lier les hommes à la vie, après la perte des objets ou des plaisirs qui la rendaient le plus agréable.

Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa propre sensibilité, on s'aperçoit qu'il faut vivre au jour le jour, oublier beaucoup, enfin, éponger la vie, à mesure qu'elle s'écoule.

La fausse modestie est le plus décent de tous les mensonges.

On dit qu'il faut s'efforcer de retrancher tous les jours de nos besoins. C'est surtout aux besoins de l'amour-propre qu'il faut appliquer cette maxime : ce sont les plus tyranniques et qu'on doit le plus combattre.

Il n'est pas rare de voir des âmes faibles qui, par la fréquentation avec des âmes d'une trempe plus vigoureuse ; veulent s'élever au-dessus de leur caractère. Cela produit des disparates aussi plaisans que les prétentions d'un sot à l'esprit.

La vertu, comme la santé, n'est pas le souverain bien. Elle est la place du bien, plutôt que le bien même. Il est plus sûr que le vice rend malheureux, qu'il ne l'est que la vertu donne le bonheur. La raison pour laquelle la vertu est le plus désirable, c'est parce qu'elle est ce qu'il y a de plus opposé au vice.

Nicolas Chamfort, Biographie

 


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