ORAISON FUNÈBRE
DE LOUIS DE BOURBON,
PRINCE DE
CONDÉ,
PREMIER
PRINCE DU SANG.
par
BOSSUET Jacques-Bénigne,
surnommé « l'Aigle de Meaux ».
Dominus tecum,
virorum fortissime... Vade in hac fortitudine tua... Ego ero tecum.
Le Seigneur est avec vous, ô
le plus courageux de tous les hommes. Allez avec ce courage dont vous êtes
rempli. Je serai avec vous. (Aux Juges, VI, 12, 14, 16.)
Monseigneur,
Au moment que j'ouvre la bouche
pour célébrer la gloire immortelle de Louis de Bourbon, Prince de Condé, je
me sens également confondu, et par la grandeur du sujet, et s'il m'est permis
de l'avouer, par l'inutilité du travail. Quelle partie du monde habitable
n'a pas ouï les victoires du Prince de Condé et les merveilles de sa vie ?
On les raconte partout : le François qui les vante n'apprend rien à l'étranger
; et quoi que je puisse aujourd'hui vous en rapporter, toujours prévenu par
vos pensées, j'aurai encore à répondre au secret reproche que vous me ferez,
d'être demeuré beaucoup au-dessous. Nous ne pouvons rien, faibles orateurs,
pour la gloire des âmes extraordinaires : le Sage a raison de dire que « leurs
seules actions les peuvent louer (Prov., XXXI, 31.) : » toute autre
louange languit auprès des grands noms ; et la seule simplicité d'un récit
fidèle pourrait soutenir la gloire du Prince de Condé. Mais en attendant que
l'histoire, qui doit ce récit aux siècles futurs, le fasse paraître, il faut
satisfaire, comme nous pourrons, à la reconnaissance publique et aux ordres
du plus grand de tous les rois. Que ne doit point le royaume à un Prince qui
a honoré la Maison de France, tout le nom français, son siècle et pour ainsi
dire l'humanité toute entière ? Louis le Grand est entré lui-même dans ces
sentiments. Après avoir pleuré ce grand homme, et lui avoir donné par ses
larmes au milieu de toute sa Cour, le plus glorieux éloge qu'il put recevoir,
il assemble dans un temple si célèbre ce que son royaume a de plus auguste
pour y rendre des devoirs publics à la mémoire de ce Prince ; et il veut que
ma faible voix anime toutes ces tristes représentations et tout cet appareil
funèbre. Faisons donc cet effort sur notre douleur. Ici un plus grand objet,
et plus digne de cette chaire, se présente à ma pensée. C'est Dieu qui fait
les guerriers et les conquérants. « C'est vous, lui disait David, qui avez
instruit mes mains à combattre, et mes doigts à tenir l'épée (Benedictus
Dominus Deus meus, qui docet manus meas ad prælium. Psalm., CXLIII,
1.). » S'il inspire le courage, il ne donne pas moins les autres grandes qualités
naturelles et surnaturelles, et du cœur et de l'esprit. Tout part de sa puissante
main : c'est lui qui envoie du ciel les généreux sentiments, les sages conseils
et toutes les bonnes pensées. Mais il veut que nous sachions distinguer entre
les dons qu'il abandonne à ses ennemis, et ceux qu'il réserve à ses serviteurs.
Ce qui distingue ses amis d'avec tous les autres, c'est la piété : jusqu'à
ce qu'on ait reçu ce don du ciel, tous les autres non-seulement ne sont rien,
mais encore tournent en ruine à ceux qui en sont ornés. Sans ce don inestimable
de la piété, que serait-ce que le Prince de Condé avec tout ce grand cœur
et ce grand génie ? Non, mes Frères, si la piété n'avait comme consacré ses
autres vertus, ni ces princes ne trouveraient aucun adoucissement à leur douleur,
ni ce religieux pontife aucune confiance dans ses prières, ni moi-même aucun
soutien aux louanges que je dois à un si grand homme. Poussons donc à bout
la gloire humaine par cet exemple : détruisons l'idole des ambitieux ; qu'elle
tombe anéantie devant ces autels. Mettons ensemble aujourd'hui, car nous le
pouvons dans un si noble sujet, toutes les plus belles qualités d'une excellente
nature ; et à la gloire de la vérité, montrons dans un Prince admiré de tout
l'univers que ce qui fait les héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu'au
comble : valeur, magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur : vivacité,
pénétration, grandeur et sublimité de génie, voilà pour l'esprit, ne seraient
qu'une illusion, si la piété ne s'y était jointe : et enfin, que la piété
est le tout de l'homme. C'est, Messieurs, ce que vous verrez dans la vie éternellement
mémorable de très-haut et très-puissant Prince Louis de Bourbon, Prince de
Condé, premier Prince du sang.
Dieu nous a révélé que lui seul
il fait les conquérants, et que seul il les fait servir à ses desseins. Quel
autre a fait un Cyrus, si ce n'est Dieu, qui l'avait nommé deux cents ans
avant sa naissance dans les oracles d'Isaïe ? Tu n'es pas encore, lui disait-il,
« mais je te vois, et je t'ai nommé par ton nom : tu t'appelleras Cyrus: je
marcherai devant toi dans les combats : à ton approche je mettrai les rois
en fuite : je briserai les portes d'airain : c'est moi qui étends les deux,
qui soutiens la terre, qui nomme ce qui n'est pas comme ce qui est : » (Hæc
dict Dominus Christo meo Cyro, cujus apprehendi dexteram...: Ego ante te ibo,
et gloriosos terræ humiliabo : porta æeras conteram, et vectes
ferreos nconfringam...; ut scias quia egoDominus, qui voco nomen tuum... Vocavi
te nomine tuo... accinxite, et non cognovisti me... Ego Dominus, et non est
alter, formans lucem, et creans tenebras, faciens pacem et creans malum :
ego Dominus, faciens omnia hæc . Isaïe, XLV, 1, 2, 3, 4, 5,
6, 7) c'est-à-dire c'est moi qui fais tout, et moi qui vois dès l'éternité
tout ce que je fais. Quel autre a pu former un Alexandre, si ce n'est ce même
Dieu, qui en a fait voir de si loin et par des figures si vives l'ardeur indomptable
à son prophète Daniel ? « Le voyez-vous, dit-il, ce conquérant ; avec quelle
rapidité il s'élève de l'occident comme par bonds, et ne touche pas à terre
? » (Veniebat ab Occidente super facem totius terræ, et non tangebat
terram. Dan., VIII, 5) Semblable dans ses sauts hardis et dans
sa légère démarche à ces animaux vigoureux et bondissants, il ne s'avance
que par vives et impétueuses saillies, et n'est arrêté ni par montagnes ni
par précipices. Déjà le roi de Perse est entre ses mains : « A sa vue il s'est
animé : efferatus est in eum ; » dit le Prophète (Cucuritt ad eum
in impetu fortitudinis suæ ; cumque appropinquasset prope arietem, efferatus
est in eum, et percussit arietem... Cumque eum misisset in terram, conculcavit,
et nemo quibat liberare arietem de manu ejus. Dan., VIII, 6, 7) ; « il
l'abat, il le foule aux pieds : nul ne le peut défendre des coups qu'il lui
porte, ni lui arracher sa proie. » A n'entendre que ces paroles de Daniel,
qui croiriez-vous voir, Messieurs, sous cette figure, Alexandre ou le Prince
de Condé ? Dieu donc lui avait donné cette indomptable valeur pour le salut
de la France durant la minorité d'un Roi de quatre ans. Laissez-le croître
ce Roi chéri du ciel ; tout cédera à ses exploits : supérieur aux siens comme
aux ennemis, il saura tantôt se servir, tantôt se passer de ses plus fameux
capitaines ; et seul sous la main de Dieu, qui sera continuellement à son
secours, on le verra l'assuré rempart de ses États. Mais Dieu avait
choisi le duc d'Anguien (Enghien) pour le défendre dans son enfance. Aussi
vers les premiers jours de son règne, à l'âge de vingt-deux ans, le Duc conçut
un dessein où les vieillards expérimentés ne purent atteindre : mais la victoire
le justifia devant Rocroy. L'armée ennemie est plus forte, il est vrai : elle
est composée de ces vieilles bandes valonnes, italiennes et espagnoles, qu'on
n'avait pu rompre jusqu'alors. Mais pour combien fallait-il compter le courage
qu'inspirait à nos troupes le besoin pressant de l'État, les avantages
passés, et un jeune Prince du sang qui portait la victoire dans ses yeux ?
Don Francisco de Mellos l'attend de pied ferme ; et sans pouvoir reculer,
les deux généraux et les deux armées semblent avoir voulu se renfermer dans
des bois et dans des marais pour décider leur querelle, comme deux braves,
en champ clos. Alors, que ne vit-on pas ? Le jeune Prince parut un autre homme.
Touchée d'un si digne objet, sa grande âme se déclara toute entière : son
courage croissait avec les périls, et ses lumières avec son ardeur. A la nuit
qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine il
reposa le dernier : mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille
d'un si grand jour et dès la première bataille, il est tranquille ; tant il
se trouve dans son naturel : et on sait que le lendemain à l'heure marquée
il fallut réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous
comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort ? Aussitôt qu'il eut porté de
rang en rang l'ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps
pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier le
François à demi vaincu, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter partout
la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses
coups. Restait cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, dont les
gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui
sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout
le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le
jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants : trois fois
il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu'on voyait porté dans
sa chaise, et malgré ses infirmités montrer qu'une âme guerrière est maîtresse
du corps qu'elle anime. Mais enfin, il faut céder. C'est en vain qu'à travers
des bois avec sa cavalerie toute fraîche, Bek précipite sa marche pour tomber
sur nos soldats épuisés : le Prince l'a prévenu : les bataillons enfoncés
demandent quartier : mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc
d'Anguien (Enghien) que le combat. Pendant qu'avec un air assuré il s'avance
pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci toujours en garde craignent
la surprise de quelque nouvelle attaque : leur effroyable décharge met les
nôtres en furie : on ne voit plus que carnage : le sang enivre le soldat jusqu'à
ce que le grand Prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides
brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de
pardonner. Quel fut alors l'étonnement de ces vieilles troupes et de leurs
braves officiers, lorsqu'ils virent qu'il n'y avait plus de salut pour eux
qu'entre les bras du vainqueur ? De quels yeux regardèrent-ils le jeune Prince,
dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait
de nouvelles grâces ? Qu'il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte
de Fontaines ! Mais il se trouva par terre, parmi ces milliers de morts dont
l'Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le Prince, qui lui
fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroy, en devait achever
les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage
de beaucoup d'autres. Le prince fléchit le genou, et dans le champ de bataille
il rend au Dieu des armées la gloire qu'il lui envoyait. Là on célébra Rocroy
délivré, les menaces d'un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence
affermie, la France en repos ; et un règne qui devait être si beau, commencé
par un si heureux présage. L'armée commença l'action de grâces ; toute la
France suivit : on y élevait jusqu'au ciel le coup d'essai du duc d'Anguien
(Enghien) : c'en serait assez pour illustrer une autre vie que la sienne :
mais pour lui, c'est le premier pas de sa course.
Dès cette première campagne,
après la prise de Thionville digne prix de la victoire de Rocroy, il passa
pour un capitaine également redoutable dans les sièges et dans les batailles.
Mais voici dans un jeune Prince victorieux quelque chose qui n'est pas moins
beau que la victoire. La Cour qui lui préparait à son arrivée les applaudissements
qu'il méritait, fut surprise de la manière dont il les reçut. La Reine régente
lui a témoigné que le Roi était content de ses services. C'est dans la bouche
du souverain la digne récompense de ses travaux. Si les autres osaient le
louer, il repoussait leurs louanges comme des offenses ; et indocile à la
flatterie, il en craignait jusqu'à l'apparence. Telle était la délicatesse,
ou plutôt telle était la solidité de ce Prince. Aussi avait-il pour maxime
: écoutez, c'est la maxime qui fait les grands hommes : que dans les grandes
actions il faut uniquement songer à bien faire, et laisser venir la gloire
après la vertu. C'est ce qu'il inspirait aux autres, c'est ce qu'il suivait
lui-même. Ainsi la fausse gloire ne le tentait pas : tout tendait au vrai
et au grand. De là vient qu'il mettait sa gloire dans le service du Roi et
dans le bonheur de l'État : c'était là le fond de son cœur ; c'étaient
ses premières et ses plus chères inclinations. La Cour ne le retint guère,
quoiqu'il en fût la merveille. Il fallait montrer partout, et à l'Allemagne
comme à la Flandre, le défenseur intrépide que Dieu nous donnait. Arrêtez
ici vos regards. Il se prépare contre le Prince quelque chose de plus formidable
qu'à Rocroy ; et pour éprouver sa vertu, la guerre va épuiser toutes ses inventions
et tous ses efforts. Quel objet se présente à mes yeux ? Ce n'est pas seulement
des hommes à combattre ; c'est des montagnes inaccessibles ; c'est des ravines
et des précipices d'un côté ; c'est de l'autre un bois impénétrable, dont
le fond est un marais ; et derrière des ruisseaux, de prodigieux retranchements
: c'est partout des forts élevés, et des forêts abattues qui traversent des
chemins affreux : et au dedans, c'est Merci avec ses braves Bavarois enflés
de tant de succès et de la prise de Fribourg ; Merci qu'on ne vit jamais reculer
dans les combats ; Merci que le Prince de Condé et le vigilant Turenne n'ont
jamais surpris dans un mouvement irrégulier, et à qui ils ont rendu ce grand
témoignage, que jamais il n'avait perdu un seul moment favorable, ni manqué
de prévenir leurs desseins, comme s'il eût assisté à leurs conseils. Ici donc
durant huit jours et à quatre attaques différentes, on vit tout ce qu'on peut
soutenir et entreprendre à la guerre. Nos troupes semblent rebutées autant
par la résistance des ennemis que par l'effroyable disposition des lieux ;
et le Prince se vit quelque temps comme abandonné. Mais comme un autre Machabée,
« son bras ne l'abandonna pas, et son courage irrité par tant de périls vint
à son secours (Salvavit mihi brachium meum, et indignalio mea ipsa auxiliata
est mihi. Isaïe, LXIII, 5.1). » On ne l'eut pas plutôt vu pied à
terre forcer le premier ces inaccessibles hauteurs, que son ardeur entraîna
tout après elle. Merci voit sa perte assurée ; ses meilleurs régiments sont
défaits ; la nuit sauve les restes de son armée. Mais que des pluies excessives
s'y joignent encore, afin que nous ayons à la fois, avec tout le courage et
tout l'art, toute la nature à combattre : quelque avantage que prenne un ennemi
habile autant que hardi, et dans quelque affreuse montagne qu'il se retranche
de nouveau ; poussé de tous côtés, il faut qu'il laisse en proie au duc d'Anguien
(Enghien) , non-seulement son canon et son bagage, mais encore tous les environs
du Rhin. Voyez comme tout s'ébranle. Philisbourg est aux abois en dix jours
malgré l'hiver qui approche : Philisbourg qui tint si longtemps le Rhin captif
sous nos lois, et dont le plus grand des rois a si glorieusement réparé la
perte. Worms, Spire, Mayence, Landau, vingt autres places de nom ouvrent leurs
portes. Merci ne les peut défendre, et ne paraît plus devant son vainqueur
: ce n'est pas assez ; il faut qu'il tombe à ses pieds, digne victime de sa
valeur : Nordlingue en verra la chute : il y sera décidé qu'on ne tient non
plus devant les Français en Allemagne qu'en Flandre, et on devra tous ces
avantages au même Prince. Dieu, Protecteur de la France, et d'un Roi qu'il
a destiné à ses grands ouvrages l'ordonne ainsi.
Par ces ordres tout paraissait
sûr sous la conduite du duc d'Anguien (Enghien) : et sans vouloir ici achever
le jour à vous marquer seulement ses autres exploits, vous savez parmi tant
de fortes places attaquées, qu'il n'y en eut qu'une seule qui pût échapper
ses mains ; encore releva-t-elle la gloire du Prince. L'Europe qui admiraient
la divine ardeur dont il était animé dans les combats, s'étonna qu'il en fût
le maître ; et dès l'âge de vingt-six ans, aussi capable de ménager ses troupes
que de les pousser dans les hasards, et de céder à la fortune que de la faire
servir à ses desseins. Nous le vîmes partout ailleurs comme un de ces hommes
extraordinaires qui forcent tous les obstacles. La promptitude de son action
ne donnait pas le loisir de la traverser. C'est là le caractère des conquérants.
Lorsque David, un si grand guerrier, déplora la mort de deux fameux capitaines
qu'on venait de perdre, il leur donna cet éloge : « Plus vites que les aigles,
plus courageux que les lions. » (Aquilis velociores, leonibus fortiores.
II Reg., I, 23.) C'est l'image du Prince que nous regrettons. Il paraît
en un moment comme un éclair dans les pays les plus éloignés. On le voit en
même temps à toutes les attaques, à tous les quartiers. Lorsqu'occupé d'un
côté, il envoie reconnaître l'autre, le diligent officier qui porte ses ordres
s'étonne d'être prévenu, et trouve déjà tout ranimé par la présence du Prince
: il semble qu'il se multiplie dans une action : ni le fer ni le feu ne l'arrêtent.
Il n'a pas besoin d'armer cette tête qu'il expose à tant de périls ; Dieu
lui est une armure plus assurée : les coups semblent perdre leur force en
l'approchant, et laisser seulement sur lui des marques de son courage et de
la protection du ciel. Ne lui dites pas que la vie d'un premier prince du
Sang si nécessaire à l'État, doit être épargnée : il répond qu'un prince
du Sang, plus intéressé par sa naissance à la gloire du Roi et de la Couronne,
doit dans le besoin de l'État être dévoué plus que tous les autres
pour en relever l'éclat. Après avoir fait sentir aux ennemis durant tant d'années
l'invincible puissance du Roi, s'il fallut agir au dedans pour la soutenir,
je dirai tout en un mot, il fit respecter la Régente : et puisqu'il faut une
fois parler de ces choses dont je voudrais pouvoir me taire éternellement,
jusqu'à cette fatale prison il n'avait pas seulement songé qu'on put rien
attenter contre l'État ; et dans son plus grand crédit, s'il souhaitait
d'obtenir des grâces, il souhaitait encore plus de les mériter. C'est ce qui
lui faisait dire : je puis bien ici répéter devant ces autels les paroles
que j'ai recueillies de sa bouche, puisqu'elles marquent si bien le fond de
son cœur : il disait donc, en parlant de cette prison malheureuse, qu'il y
était entré le plus innocent de tous les hommes, et qu'il en était sorti le
plus coupable. « Hélas ! poursuivait-il, je ne respirais que le service
du Roi et la grandeur de l'État ! » On ressentait dans ses paroles
un regret sincère d'avoir été poussé si loin par ses malheurs. Mais sans vouloir
excuser ce qu'il a si hautement condamné lui-même, disons, pour n'en parler
jamais, que comme dans la gloire éternelle les fautes des saints pénitents,
couvertes de ce qu'ils ont fait pour les réparer et de l'éclat infini de la
divine miséricorde, ne paraissent plus : ainsi dans des fautes si sincèrement
reconnues, et dans la suite si glorieusement réparées par de fidèles services,
il ne faut plus regarder que l'humble reconnaissance du Prince qui s'en repentit,
et la clémence du grand Roi qui les oublia.
Que s'il est enfin entraîné dans
ces guerres infortunées, il y aura du moins cette gloire, de n'avoir pas laissé
avilir la grandeur de sa maison chez les étrangers. Malgré la majesté de l'Empire,
malgré la fierté d'Autriche et les couronnes héréditaires attachées à cette
maison, même dans la branche qui domine en Allemagne ; réfugié à Namur, soutenu
de son seul courage et de sa seule réputation, il porta si loin les avantages
d'un Prince de France et de la première Maison de l'univers, que tout ce qu'on
put obtenir de lui, fut qu'il consentît de traiter d'égal avec l'Archiduc,
quoique frère de l'Empereur et fils de tant d'empereurs, à condition qu'en
lieu tiers ce prince ferait les honneurs des Pays-Bas. Le même traitement
fut assuré au duc d'Anguien (Enghien) , et la Maison de France garda son rang
sur celle d'Autriche jusque dans Bruxelles. Mais voyez ce que fait faire un
vrai courage. Pendant que le Prince se soutenait si hautement avec l'Archiduc
qui dominait, il rendait au roi d'Angleterre et au duc d'York, maintenant
un roi si fameux, malheureux alors, tous les honneurs qui leur étaient dus
; et il apprit enfin à l'Espagne trop dédaigneuse, quelle était cette majesté
que la mauvaise fortune ne pouvait ravir à de si grands princes. Le reste
de sa conduite ne fut pas moins grand. Parmi les difficultés que ses intérêts
apportaient au traité des Pyrénées, écoutez quels furent ses ordres
; et voyez si jamais un particulier traita si noblement ses intérêts. Il mande
à ses agents dans la conférence qu'il n'est pas juste que la paix de la chrétienté
soit retardée davantage à sa considération : qu'on ait soin de ses amis ;
et pour lui, qu'on lui laisse suivre sa fortune. Ah ! quelle grande victime
se sacrifie au bien public ! Mais quand les choses changèrent, et que l'Espagne
lui voulut donner ou Cambrai et ses environs, ou le Luxembourg, en pleine
souveraineté, il déclara qu'il préférait à ces avantages et à tout ce qu'on
pouvait jamais lui accorder de plus grand : quoi ? son devoir et les bonnes
grâces du Roi. C'est ce qu'il avait toujours dans le cœur ; c'est ce qu'il
répétait sans cesse au duc d'Anguien (Enghien) . Le voilà dans son naturel
: la France le vit alors accompli par ces derniers traits, et avec ce je ne
sais quoi d'achevé que les malheurs ajoutent aux grandes vertus : elle le
revit dévoué plus que jamais à l'État et à son Roi. Mais dans ses premières
guerres il n'avait qu'une seule vie à lui offrir : maintenant il en a une
autre qui lui est plus chère que la sienne. Après avoir à son exemple glorieusement
achevé le cours de ses études, le duc d'Anguien (Enghien) est prêt à le suivre
dans les combats. Non content de lui enseigner la guerre comme il a fait jusqu'à
la fin par ses discours, le Prince le mène aux leçons vivantes et à la pratique.
Laissons le passage du Rhin, le prodige de notre siècle et de la vie de Louis
le Grand. A la journée de Senef, le jeune Duc, quoiqu'il commandât, comme
il avait déjà fait en d'autres campagnes, vient dans les plus rudes épreuves
apprendre la guerre aux côtés du Prince son père. Au milieu de tant de périls
il voit ce grand Prince renversé dans un fossé, sous un cheval tout en sang.
Pendant qu'il lui offre le sien et s'occupe à relever le Prince abattu, il
est blessé entre les bras d'un père si tendre, sans interrompre ses soins,
ravi de satisfaire à la fois à la piété et à la gloire. Que pouvait penser
le Prince, si ce n'est que pour accomplir les plus grandes choses, rien ne
manquerait à ce digne fils que les occasions ? Et ses tendresses se redoublaient
avec son estime.
Ce n'était pas seulement pour
un fils , ni pour sa famille, qu'il avait des sentiments si tendres. Je l'ai
vu, et ne croyez pas que j'use ici d'exagération : je l'ai vu vivement ému
des périls de ses amis : je l'ai vu simple et naturel, changer de visage au
récit de leurs infortunes, entrer avec eux dans les moindres choses comme
dans les plus importantes ; dans les accommodements calmer les esprits aigris
avec une patience et une douceur qu'on n'aurait jamais attendue d'une humeur
si vive ni d'une si haute élévation. Loin de nous les héros sans humanité.
Ils pourront bien forcer les respects et ravir l'admiration, comme font tous
les objets extraordinaires ; mais ils n'auront pas les cœurs. Lorque Dieu
forma le cœur et les entrailles de l'homme, il y mit premièrement la bonté
comme le propre caractère de la nature divine, et pour être comme la marque
de cette main bienfaisante dont nous sortons. La bonté devait donc faire comme
le fond de notre cœur, et devait être en même temps le premier attrait que
nous aurions en nous-mêmes pour gagner les autres hommes. La grandeur qui
vient par-dessus, loin d'affaiblir la bonté, n'est faite que pour l'aider
à se communiquer davantage, comme une fontaine publique qu'on élève pour la
répandre. Les cœurs sont à ce prix : et les grands dont la bonté n'est pas
le partage, par une juste punition de leur dédaigneuse insensibilité, demeureront
privés éternellement du plus grand bien de la vie humaine, c'est-à-dire des
douceurs de la société. Jamais homme ne les goûta mieux que le Prince dont
nous parlons : jamais homme ne craignit moins que la familiarité blessât le
respect. Est-ce là celui qui forçait les villes, et qui gagnait les batailles
? Quoi ! il semble avoir oublié ce haut rang qu'on lui a vu si bien défendre
! Reconnaissez le héros, qui toujours égal à lui-même, sans se hausser pour
paraître grand, sans s'abaisser pour être civil et obligeant, se trouve naturellement
tout ce qu'il doit être envers tous les hommes : comme un fleuve majestueux
et bienfaisant, qui porte paisiblement dans les villes l'abondance qu'il a
répandue dans les campagnes en les arrosant ; qui se donne à tout le monde,
et ne s'élève et ne s'enfle que lorsqu'avec violence on s'oppose à la douce
pente qui le porte à continuer son tranquille cours. Telle a été la douceur,
et telle a été la force du Prince de Condé. Avez-vous un secret important,
versez-le hardiment dans ce noble cœur : votre affaire devient la sienne par
la confiance. Il n'y a rien de plus inviolable pour ce Prince que les droits
sacrés de l'amitié. Lorsqu'on lui demande une grâce, c'est lui qui paraît
l'obligé ; et jamais on ne vit de joie ni si vive ni si naturelle que celle
qu'il ressentait à faire plaisir. Le premier argent qu'il reçut d'Espagne
avec la permission du Roi, malgré les nécessités de sa maison épuisée fut
donné à ses amis, encore qu'après la paix il n'eût rien à espérer de leur
secours ; et quatre cent mille écus distribués par ses ordres firent voir,
chose rare dans la vie humaine, la reconnaissance aussi vive dans le Prince
de Condé que l'espérance d'engager les hommes l'est dans les autres. Avec
lui la vertu eut toujours son prix. Il la louait jusque dans ses ennemis.
Toutes les fois qu'il avait à parler de ses actions, et même dans les relations
qu'il en envoyait à la Cour, il vantait les conseils de l'un, la hardiesse
de l'autre, chacun avait son rang dans ses discours ; et parmi ce qu'il donnait
à tout le monde, on ne savait où placer ce qu'il avait fait lui-même. Sans
envie, sans fard, sans ostentation, toujours grand dans l'action et dans le
repos, il parut à Chantilly comme à la tête des troupes. Qu'il embellît cette
magnifique et délicieuse maison, ou bien qu'il munît un camp au milieu du
pays ennemi, et qu'il fortifiât une place ; qu'il marchât avec une armée parmi
les périls, ou qu'il conduisît ses amis dans ses superbes allées au bruit
de tant de jets d'eau qui ne se taisaient ni jour ni nuit : c'était toujours
le même homme, et sa gloire le suivait partout. Qu'il est beau, après les
combats et le tumulte des armes, de savoir encore goûter ces vertus paisibles
et cette gloire tranquille qu'on n'a point à partager avec le soldat non plus
qu'avec la fortune : où tout charme, et rien n'éblouit : qu'on regarde sans
être étourdi ni par le son des trompettes, ni par le bruit des canons, ni
par les cris des blessés : où l'homme paraît tout seul aussi grand, aussi
respecté que lorsqu'il donne des ordres, et que tout marche à sa parole !
Venons maintenant aux qualités
de l'esprit ; et puisque pour notre malheur, ce qu'il y a de plus fatal à
la vie humaine, c'est-à-dire l'art militaire, est en même temps ce qu'elle
a de plus ingénieux et de plus habile, considérons d'abord par cet endroit
le grand génie de notre prince. Et premièrement, quel général porta jamais
plus loin sa prévoyance ? C'était une de ses maximes, qu'il fallait craindre
les ennemis de loin, pour ne les plus craindre de près et se réjouir à leur
approche. Le voyez-vous comme il considère tous les avantages qu'il peut ou
donner ou prendre ? avec quelle vivacité il se met dans l'esprit en un moment
les temps, les lieux, les personnes, et non-seulement leurs intérêts et leurs
talents, mais encore leurs humeurs et leurs caprices ? Le voyez-vous comme
il compte la cavalerie et l'infanterie des ennemis , par le naturel des pays
ou des princes confédérés ? Rien n'échappe à sa prévoyance. Avec cette prodigieuse
compréhension de tout le détail et du plan universel de la guerre, on le voit
toujours attentif à ce qui survient : il tire d'un déserteur, d'un transfuge,
d'un prisonnier, d'un passant, ce qu'il veut dire, ce qu'il veut taire, ce
qu'il sait, et pour ainsi dire ce qu'il ne sait pas ; tant il est sûr dans
ses conséquences. Ses partis lui rapportent jusqu'aux moindres choses : on
l'éveille à chaque moment ; car il tenait encore pour maxime qu'un habile
capitaine peut bien être vaincu, mais qu'il ne lui est pas permis d'être surpris.
Aussi lui devons-nous cette louange, qu'il ne l'a jamais été. A quelque heure
et de quelque côté que viennent les ennemis, ils le trouvent toujours sur
ses gardes, toujours prêt à fondre sur eux et à prendre ses avantages : comme
une aigle qu'on voit toujours, soit qu'elle vole au milieu des airs, soit
qu'elle se pose sur le haut de quelque rocher, porter de tous côtés des regards
perçants, et tomber si sûrement sur sa proie, qu'on ne peut éviter ses ongles
non plus que ses yeux. Aussi vifs étaient les regards, aussi vite et impétueuse
était l'attaque, aussi fortes et inévitables étaient les mains du Prince de
Condé. En son camp on ne connaît point les vaines terreurs, qui fatiguent
et rebutent plus que les véritables. Toutes les forces demeurent entières
pour les vrais périls : tout est prêt au premier signal ; et comme dit le
Prophète, « toutes les flèches sont aiguisées, et tous les arcs sont tendus
(1). » (Sagittae ejus acutae, et omnes arcus ejus extenti. Isaïe,
V, 28.) En attendant on repose d'un sommeil tranquille, comme on ferait sous
son toit et dans son enclos. Que dis-je qu'on repose ? A Piéton, près de ce
corps redoutable que trois puissances réunies avaient assemblé, c'était dans
nos troupes de continuels divertissements : toute l'armée était en joie, et
jamais elle ne sentit qu'elle fût plus faible que celle des ennemis. Le Prince
par son campement avait mis en sûreté, non-seulement toute notre frontière
et toutes nos places, mais encore tous nos soldats : il veille, c'est assez.
Enfin l'ennemi décampe ; c'est ce que le prince attendait. Il part à ce premier
mouvement : déjà l'armée hollandaise avec ses superbes étendards, ne lui échappera
pas : tout nage dans le sang, tout est en proie : mais Dieu sait donner des
bornes aux plus beaux desseins. Cependant les ennemis sont poussés partout.
Oudenarde est délivrée de leurs mains : pour les tirer eux-mêmes de celles
du Prince, le ciel les couvre d'un brouillard épais : la terreur et la désertion
se met dans leurs troupes ; on ne sait plus ce qu'est devenue cette formidable
armée. Ce fut alors que Louis, qui après avoir achevé le rude siège de Besançon,
et avoir encore une fois réduit la Franche-Comté avec une rapidité inouïe,
était revenu tout brillant de gloire pour profiter de l'action de ses armées
de Flandre et d'Allemagne, commanda ce détachement qui fit en Alsace les merveilles
que vous savez ; et parut le plus grand de tous les hommes, tant par les prodiges
qu'il avait faits en personne que par ceux qu'il fit faire à ses généraux.
Quoiqu'une heureuse naissance
eût apporté de si grands dons à notre Prince, il ne cessait de l'enrichir
par ses réflexions. Les campements de César firent son étude. Je me souviens
qu'il nous ravissait, en nous racontant comme en Catalogne, dans les lieux
où ce fameux capitaine, par l'avantage des postes, contraignit cinq légions
romaines et deux chefs expérimentés à poser les armes sans combat ; ( Afranius
et Petreius, De Bello civili, lib. I. Julius Caesar.)
lui-même il avait été reconnaître les rivières et les montagnes qui servirent
à ce grand dessein : et jamais un si digne maitre n'avait expliqué par de
si doctes leçons les Commentaires de César. Les capitaines des siècles
futurs lui rendront un honneur semblable. On viendra étudier sur les lieux
ce que l'histoire racontera du campement de Piéton, et des merveilles dont
il fut suivi. On remarquera dans celui de Chatenoy l'éminence qu'occupa ce
grand capitaine, et le ruisseau dont il se couvrit sous le canon du retranchement
de Schelestadt. Là on lui verra mépriser l'Allemagne conjurée ; suivre à son
tour les ennemis, quoique plus forts, rendre leurs projets inutiles ; et leur
faire lever le siège de Saverne, comme il avait fait un peu auparavant celui
de Haguenau. C'est par de semblables coups, dont sa vie est pleine, qu'il
a porté si haut sa réputation, que ce sera dans nos jours s'être fait un nom
parmi les hommes et s'être acquis un mérite dans les troupes, d'avoir servi
sous le Prince de Condé ; et comme un titre pour commander, de l'avoir vu
faire.
Mais si jamais il parut un homme
extraordinaire, s'il parut être éclairé, et voir tranquillement toutes choses,
c'est dans ces rapides moments d'où dépendent les victoires, et dans l'ardeur
du combat. Partout ailleurs il délibère ; docile, il prête l'oreille à tous
les conseils : ici, tout se présente à la fois ; la multitude des objets ne
le confond pas ; à l'instant le parti est pris ; il commande et il agit tout
ensemble, et tout marche en concours et en sûreté. Le dirai-je ? mais pourquoi
craindre que la gloire d'un si grand homme puisse être diminuée par cet aveu
? Ce n'est plus ces promptes saillies qu'il savait si vite et si agréablement
réparer, mais enfin qu'on lui voyait quelquefois dans les occasions ordinaires
: vous diriez qu'il y a en lui un autre homme, à qui sa grande âme abandonne
de moindres ouvrages où elle ne daigne se mêler. Dans le feu, dans le choc,
dans l'ébranlement, on voit naître tout à coup je ne sais quoi de si net,
de si posé, de si vif, de si ardent, de si doux, de si agréable pour les siens,
de si hautain et de si menaçant pour les ennemis, qu'on ne sait d'où lui peut
venir ce mélange de qualités si contraires. Dans cette terrible journée où
aux portes de la ville et à la vue de ses citoyens, le Ciel sembla vouloir
décider du sort de ce Prince ; où avec l'élite des troupes il avait en tête
un général si pressant ; où il se vit plus que jamais exposé au caprice de
la fortune : pendant que les coups venaient de tous côtés, ceux qui combattaient
auprès de lui nous ont dit souvent que si l'on avait à traiter quelque grande
affaire avec ce Prince, on eût pu choisir de ces moments où tout était en
feu autour de lui : tant son esprit s'élevait alors, tant son âme leur paraissait
éclairée comme d'en haut en ces terribles rencontres : semblable à ces hautes
montagnes dont la cime au-dessus des nues et des tempêtes, trouve la sérénité
dans sa hauteur, et ne perd aucun rayon de la lumière qui l'environne. Ainsi
dans les plaines de Lens, nom agréable à la France, l'Archiduc contre son
dessein tiré d'un poste invincible par l'appât d'un succès trompeur ; par
un soudain mouvement du Prince qui lui oppose des troupes fraîches à la place
des troupes fatiguées, est contraint à prendre la fuite. Ses vieilles troupes
périssent ; son canon, où il avait mis sa confiance, est entre nos mains ;
et Bek, qui l'avait flatté d'une victoire assurée, pris et blessé dans le
combat, vient rendre en mourant un triste hommage à son vainqueur par son
désespoir. S'agit-il ou de secourir ou de forcer une ville, le Prince saura
profiter de tous les moments. Ainsi au premier avis que le hasard lui porta
d'un siège important, il traverse, trop promptement, tout un grand pays ;
et d'une première vue il découvre un passage assuré pour le secours, aux endroits
qu'un ennemi vigilant n'a pu encore assez munir. Assiège-t-il quelque place,
il invente tous les jours de nouveaux moyens d'en avancer la conquête. On
croit qu'il expose les troupes : il les ménage, en abrégeant le temps des
périls par la vigueur des attaques. Parmi tant de coups surprenants, les gouverneurs
les plus courageux ne tiennent pas les promesses qu'ils ont faites à leurs
généraux : Dunkerque est pris en treize jours au milieu des pluies de l'automne
; et ses barques si redoutées de nos alliés, paraissent tout à coup dans tout
l'océan avec nos étendards.
Mais ce qu'un sage général doit
le mieux connaître, c'est ses soldats et ses chefs. Car de là vient ce parfait
concert qui fait agir les armées comme un seul corps, ou pour parler avec
l'Écriture, « comme un seul homme : » Egressus est Israel tanquam
vir unus. (I Reg., XI, 7.). Pourquoi comme un seul homme ? Parce
que sous un même chef, qui connaît et les soldats et les chefs comme ses bras
et ses mains, tout est également vif et mesuré. C'est ce qui donne la victoire
; et j'ai ouï dire à notre grand Prince qu'à la journée de Nordlingue ce qui
l'assurait du succès, c'est qu'il connaissait M. de Turenne, dont l'habileté
consommée n'avait besoin d'aucun ordre pour faire tout ce qu'il fallait. Celui-ci
publiait de son côté qu'il agissait sans inquiétude, parce qu'il connaissait
le Prince et ses ordres toujours sûrs. C'est ainsi qu'ils se donnaient mutuellement
un repos qui les appliquait chacun tout entier à son action : ainsi finit
heureusement la bataille la plus hasardeuse et la plus disputée qui fût jamais.
C'a été dans notre siècle un
grand spectacle, de voir dans le même temps et dans les mêmes campagnes ces
deux hommes, que la voix commune de toute l'Europe égalait aux plus grands
capitaines des siècles passés : tantôt à la tête de corps séparés ; tantôt
unis plus encore par le concours des mêmes pensées que par les ordres que
l'inférieur recevait de l'autre ; tantôt opposés front à front, et redoublant
l'un dans l'autre l'activité et la vigilance : comme si Dieu, dont souvent,
selon l'Écriture, la sagesse se joue dans l'univers, eût voulu nous
les montrer en toutes les formes, et nous montrer ensemble tout ce qu'il peut
faire des hommes. Que de campements, que de belles marches, que de hardiesses,
que de précautions, que de périls, que de ressources ! Vit-on jamais en deux
hommes les mêmes vertus avec des caractères si divers, pour ne pas dire si
contraires ? L'un paraît agir par des réflexions profondes, et l'autre par
de soudaines illuminations : celui-ci par conséquent plus vif, mais sans que
son feu eût rien de précipité ; celui-là d'un air plus froid sans jamais rien
avoir de lent, plus hardi à faire qu'à parler, résolu et déterminé au dedans
lors même qu'il paraissait embarrassé au dehors. L'un, dès qu'il parut dans
les armées, donne une haute idée de sa valeur et fait attendre quelque chose
d'extraordinaire ; mais toutefois s'avance par ordre , et vient comme par
degrés aux prodiges qui ont fini le cours de sa vie : l'autre , comme un homme
inspiré , dès sa première bataille s'égale aux maîtres les plus consommés.
L'un par de vifs et continuels efforts, emporte l'admiration du genre humain,
et fait taire l'envie ; l'autre jette d'abord une si vive lumière , qu'elle
n'osait l'attaquer. L'un enfin, par la profondeur de son génie et les incroyables
ressources de son courage, s'élève au-dessus des plus grands périls, et sait
même profiter de toutes les infidélités de la fortune : l'autre, et par l'avantage
d'une si haute naissance, et par ses grandes pensées que le Ciel envoie, et
par une espèce d'instinct admirable dont les hommes ne connaissent pas le
secret, semble né pour entraîner la fortune dans ses desseins et forcer les
destinées. Et afin que l'on vît toujours dans ces deux hommes de grands caractères,
mais divers, l'un emporté d'un coup soudain meurt pour son pays, comme un
Judas le Macchabée ; l'armée le pleure comme son père , et la Cour et tout
le peuple gémit ; sa piété est louée comme son courage, et sa mémoire ne se
flétrit point par le temps : l'autre élevé par les armes au comble de la gloire
comme un David, comme lui meurt dans son lit en publiant les louanges de Dieu
et instruisant sa famille, et laisse tous les cœurs remplis tant de l'éclat
de sa vie que de la douceur de sa mort. Quel spectacle de voir et d'étudier
ces deux hommes, et d'apprendre de chacun d'eux toute l'estime que méritait
l'autre ! C'est ce qu'a vu notre siècle : et ce qui est encore plus
grand, il a vu un roi se servir de ces deux grands chefs, et profiter du secours
du Ciel ; et après qu'il en est privé par la mort de l'un et les maladies
de l'autre, concevoir de plus grands desseins, exécuter de plus grandes choses,
s'élever au-dessus de lui-même, surpasser et l'espérance des siens et l'attente
de l'univers : tant est haut son courage, tant est vaste son intelligence,
tant ses destinées sont glorieuses.
Voilà, Messieurs, les spectacles
que Dieu donne à l'univers ; et les hommes qu'il y envoie quand il y veut
faire éclater tantôt dans une nation, tantôt dans une autre, selon ses conseils
éternels, sa puissance ou sa sagesse. Car ces divins attributs parois-sent-ils
mieux dans les cieux qu'il a formés de ses doigts, que dans ces rares talents
qu'il distribue comme il lui plaît aux hommes extraordinaires ? Quel astre
brille davantage dans le firmament, que le Prince de Condé n'a fait dans l'Europe
? Ce n'était pas seulement la guerre qui lui donnait de l'éclat : son grand
génie embrassait tout ; l'antique comme le moderne, l'histoire , la philosophie
, la théologie la plus sublime, et les arts avec les sciences. Il n'y avait
livre qu'il ne lût, il n'y avait homme excellent, ou dans quelque spéculation,
ou dans quelque ouvrage, qu'il n'entretînt : tous sortaient plus éclairés
d'avec lui, et rectifiaient leurs pensées, ou par ses pénétrantes questions,
ou par ses réflexions judicieuses. Aussi sa conversation était un charme,
parce qu'il savait parler à chacun selon ses talents ; et non-seulement aux
gens de guerre de leurs entreprises, aux courtisans de leurs intérêts, aux
politiques de leurs négociations, mais encore aux voyageurs curieux de ce
qu'ils avaient découvert ou dans la nature ou dans le gouvernement ou dans
le commerce ; à l'artisan de ses inventions, et enfin aux savants de toutes
les sortes de ce qu'ils avaient trouvé de plus merveilleux. C'est de Dieu
que viennent ces dons : qui en doute ? Ces dons sont admirables : qui ne le
voit pas ? Mais pour confondre l'esprit humain qui s'enorgueillit de tels
dons, Dieu ne craint point d'en faire part à ses ennemis. Saint Augustin considère
parmi les païens tant de sages, tant de conquérants , tant de graves législateurs,
tant d'excellents citoyens, un Socrate, un Marc-Aurèle, un Scipion, un César,
un Alexandre, tous privés de la connaissance de Dieu et exclus de son royaume
éternel. N'est-ce donc pas Dieu qui les a faits ? Mais quel autre les pouvait
faire, si ce n'est celui qui fait tout dans le ciel et dans la terre ? Mais
pourquoi les a-t-il faits ? et quels étaient les desseins particuliers de
cette Sagesse profonde qui jamais ne fait rien en vain ? Ecoutez la réponse
de saint Augustin : « Il les a faits, nous dit-il, pour orner le siècle présent
: » Ut ordinem sœculi prœsentis ornaret (S. Augustin Contra Julian.,
Pelag, V, 14.). Il a fait dans les grands hommes ces rares qualités, comme
il a fait le soleil. Qui n'admire ce bel astre ? qui n'est ravi de l'éclat
de son midi, et de la superbe parure de son lever et de son coucher ? Mais
puisque Dieu le fait luire sur les bons et sur les mauvais, ce n'est pas un
si bel objet qui nous rend heureux: Dieu l'a fait pour embellir et pour éclairer
ce grand théâtre du monde. De même, quand il a fait dans ses ennemis aussi
bien que dans ses serviteurs ces belles lumières d'esprit, ces rayons de son
intelligence, ces images de sa bonté : ce n'est pas pour les rendre heureux
qu'il leur a fait ces riches présents ; c'est une décoration de l'univers,
c'est un ornement du siècle présent. Et voyez la malheureuse destinée de ces
hommes qu'il a choisis pour être les ornements de leur siècle. Qu'ont-ils
voulu ces hommes rares, sinon des louanges et la gloire que les hommes donnent
? Peut-être que pour les confondre, Dieu refusera cette gloire à leurs vains
désirs ? Non : il les confond mieux en la leur donnant, et même au delà de
leur attente. Cet Alexandre, qui ne voulait que faire du bruit dans le monde,
y en a fait plus qu'il n'aurait osé espérer. Il faut encore qu'il se trouve
dans tous nos panégyriques ; et il semble par une espèce de fatalité glorieuse
à ce conquérant, qu'aucun prince ne puisse recevoir de louanges qu'il ne les
partage. S'il a fallu quelque récompense à ces grandes actions des Romains,
Dieu leur en a su trouver une convenable à leurs mérites comme à leurs désirs.
Il leur donne pour récompense l'empire du monde, comme un présent de nul prix
: ô rois, confondez-vous dans votre grandeur : conquérants, ne vantez pas
vos victoires. Il leur donne pour récompense la gloire des hommes : récompense
qui ne vient pas jusqu'à eux ; qui s'efforce de s'attacher , quoi ? peut-être
à leurs médailles, ou à leurs statues déterrées, restes des ans et des Barbares
; aux ruines de leurs monuments et de leurs ouvrages qui disputent avec le
temps ; ou plutôt à leur idée, à leur ombre, à ce qu'on appelle leur nom.
Voilà le digne prix de tant de travaux, et dans le comble de leurs vœux la
conviction de leur erreur. Venez, rassasiez-vous, grands de la terre : saisissez-vous,
si vous pouvez, de ce fantôme de gloire, à l'exemple de ces grands hommes
que vous admirez. Dieu, qui punit leur orgueil dans les enfers, ne leur a
pas envié, dit saint Augustin, cette gloire tant désirée ; et « vains ils
ont reçu une récompense aussi vaine que leurs désirs : » Receperunt mercedem
suam, vani vanam (S. Augustin, Enarratio in Psalm. CXVIII, serm.
XII, n. 2.).
Il n'en sera pas ainsi de notre
grand Prince : l'heure de Dieu est venue , heure attendue, heure désirée,
heure de miséricorde et de grâce. Sans être averti parla maladie, sans être
pressé par le temps, il exécute ce qu'il méditait. Un sage religieux, qu'il
appelle exprès, règle les affaires de sa conscience : il obéit, humble chrétien,
à sa décision ; et nul n'a jamais douté de sa bonne foi. Dès lors aussi on
le vit toujours sérieusement occupé du soin de se vaincre soi-même, de rendre
vaines toutes les attaques de ses insupportables douleurs, d'en faire par
sa soumission un continuel sacrifice. Dieu, qu'il invoquait avec foi, lui
donna le goût de son Écriture, et dans ce livre divin la solide nourriture
de la piété. Ses conseils se réglaient plus que jamais par la justice : on
y soulageait la veuve et l'orphelin ; et le pauvre en approchait avec confiance.
Sérieux autant qu'agréable père de famille, dans les douceurs qu'il goûtait
avec ses enfants il ne cessait de leur inspirer les sentiments de la véritable
vertu ; et ce jeune Prince son petit-fils se sentira éternellement d'avoir
été cultivé par de telles mains. Toute sa maison profitait de son exemple.
Plusieurs de ses domestiques avaient été malheureusement nourris dans l'erreur,
que la France tolérait alors : combien de fois l'a-t-on vu inquiété de leur
salut, affligé de leur résistance, consolé par leur conversion ? Avec quelle
incomparable netteté d'esprit leur faisait-il voir l'antiquité et la vérité
de la religion catholique ? Ce n'était plus cet ardent vainqueur, qui semblait
vouloir tout emporter : c'était une douceur, une patience, une charité qui
songeait à gagner les cœurs, et à guérir des esprits malades. Ce sont, Messieurs,
ces choses simples, gouverner sa famille, édifier ses domestiques, faire justice
et miséricorde, accomplir le bien que Dieu veut et souffrir les maux qu'il
envoie ; ce sont ces communes pratiques de la vie chrétienne, que Jésus-Christ
louera au dernier jour devant ses saints anges et devant son Père céleste.
Les histoires seront abolies avec les empires, et il ne se parlera plus de
tous ces faits éclatants dont elles sont pleines. Pendant qu'il passait sa
vie dans ces occupations, et qu'il portait au-dessus de ses actions les plus
renommées la gloire d'une si belle et si pieuse retraite, la nouvelle de la
maladie de la duchesse de Bourbon vint à Chantilly comme un coup de foudre.
Qui ne fut frappé de la crainte de voir éteindre cette lumière naissante ?
On appréhenda qu'elle n'eût le sort des choses avancées. Quels furent les
sentiments du Prince de Condé, lorsqu'il se vit menacé de perdre ce nouveau
lien de sa famille avec la personne du Roi ? C'est donc dans cette occasion
que devait mourir ce héros ! Celui que tant de sièges et tant de batailles
n'ont pu emporter, va périr par sa tendresse ! Pénétré de toutes les inquiétudes
que donne un mal affreux, son cœur, qui le soutient seul depuis si longtemps,
achève à ce coup de l'accabler : les forces qu'il lui fait trouver, l'épuisent.
S'il oublie toute sa faiblesse à la vue du Roi qui approche de la Princesse
malade ; si transporté de son zèle et sans avoir besoin de secours à cette
fois, il accourt pour l'avertir de tous les périls que ce grand Roi ne craignait
pas, et qu'il l'empêche enfin d'avancer : il va tomber évanoui à quatre pas
: et on admire cette nouvelle manière de s'exposer pour son Roi. Quoique la
duchesse d'Anguien (Enghien) , princesse dont la vertu ne craignit jamais
que de manquer à sa famille et à ses devoirs, eut obtenu de demeurer auprès
de lui pour le soulager, la vigilance de cette Princesse ne calme pas les
soins qui le travaillent ; et après que la jeune Princesse est hors de péril,
la maladie du Roi va bien causer d'autres troubles à notre Prince. Puis-je
ne m'arrêter pas en cet endroit ? Avoir la sérénité qui reluisait sur ce front
auguste, eût-on soupçonné que ce grand Roi, en retournant à Versailles, allât
s'exposer à ces cruelles douleurs où l'univers a connu sa piété, sa constance,
et tout l'amour de ses peuples ? De quels yeux le regardions-nous, lorsqu'aux
dépens d'une santé qui nous est si chère, il voulait bien adoucir nos cruelles
inquiétudes par la consolation de le voir ; et que maître de sa douleur comme
de tout le reste des choses, nous le voyions tous les jours, non-seulement
régler ses affaires selon sa coutume, mais encore entretenir sa Cour attendrie
avec la même tranquillité qu'il lui fait paraître dans ses jardins enchantés
? Béni soit-il de Dieu et des hommes, d'unir ainsi toujours la bonté à toutes
les autres qualités que nous admirons ! Parmi toutes ses douleurs, il s'informait
avec soin de l'état du Prince de Condé ; et il marquait pour la santé de ce
Prince une inquiétude qu'il n'avait pas pour la sienne. Il s'affaiblissait
ce grand Prince, mais la mort cachait ses approches. Lorsqu'on le crut en
meilleur état, et que le duc d'Anguien (Enghien) toujours partagé entre les
devoirs de fils et de sujet, était retourné par son ordre auprès du Roi, tout
change en un moment, et on déclare au Prince sa mort prochaine. Chrétiens,
soyez attentifs, et venez apprendre à mourir ; ou plutôt venez apprendre à
n'attendre pas la dernière heure pour commencer à bien vivre. Quoi 1 attendre
à commencer une vie nouvelle, lorsqu'entre les mains de la mort, glacés sous
ses froides mains, vous ne saurez si vous êtes avec les morts ou encore avec
les vivants ! Ah ! prévenez par la pénitence cette heure de troubles
et de ténèbres. Par là sans être étonné de cette dernière sentence qu'on lui
prononça, le Prince demeure un moment dans le silence ; et tout à coup : «
O mon Dieu ! dit-il, vous le voulez , votre volonté soit faite : je me jette
entre vos bras ; donnez-moi la grâce de bien mourir.» Que désirez-vous davantage
? Dans cette courte prière, vous voyez la soumission aux ordres de Dieu, l'abandon
à sa Providence, la confiance en sa grâce, et toute la piété. Dès lors aussi,
tel qu'on l'avait vu dans tous ses combats, résolu, paisible, occupé sans
inquiétude de ce qu'il fallait faire pour les soutenir : tel fut-il à ce dernier
choc ; et la mort ne lui parut pas plus affreuse, pâle et languissante, que
lorsqu'elle se présente au milieu du feu sous l'éclat de la victoire qu'elle
montre seule. Pendant que les sanglots éclataient de toutes parts, comme si
un autre que lui en eût été le sujet, il continuait à donner ses ordres ;
et s'il défendait les pleurs, ce n'était pas comme un objet dont il fût troublé,
mais comme un empêchement qui le retardait. A ce moment, il étend ses soins
jusqu'aux moindres de ses domestiques. Avec une libéralité digne de sa naissance
et de leurs services, il les laisse comblés de ses dons, mais encore plus
honorés des marques de son souvenir. Comme il donnait des ordres particuliers
et de la plus haute importance, puisqu'il y allait de sa conscience et de
son salut éternel, averti qu'il fallait écrire et ordonner dans les formes
: quand je devrais, Monseigneur, renouveler vos douleurs et rouvrir toutes
les plaies de votre cœur, je ne tairai pas ces paroles qu'il répéta si souvent
: qu'il vous connaissait ; qu'il n'y avait sans formalités qu'à vous dire
ses intentions ; que vous iriez encore au delà et suppléeriez de vous-même
à tout ce qu'il pourrait avoir oublié. Qu'un père vous ait aimé, je ne m'en
étonne pas ; c'est un sentiment que la nature inspire : mais qu'un père si
éclairé vous ait témoigné cette confiance jusqu'au dernier soupir ; qu'il
se soit reposé sur vous de choses si importantes, et qu'il meure tranquillement
sur cette assurance, c'est le plus beau témoignage que votre vertu pourvoit
remporter ; et malgré tout votre mérite, votre Altesse n'aura de moi aujourd'hui
que cette louange.
Ce que le Prince commença ensuite
pour s'acquitter des devoirs de la religion, mériterait d'être raconté à toute
la terre : non à cause qu'il est remarquable, mais à cause pour ainsi dire
qu'il ne l'est pas, et qu'un Prince si exposé à tout l'univers ne donne rien
aux spectateurs. N'attendez donc pas, Messieurs, de ces magnifiques paroles
qui ne servent qu'à faire connaître, sinon un orgueil caché, du moins les
efforts d'une âme agitée, qui combat ou qui dissimulé son trouble secret.
Le Prince de Condé ne sait ce que c'est que de prononcer de ces pompeuses
sentences ; et dans la mort comme dans la vie, la vérité fit toujours toute
sa grandeur. Sa confession fut humble, pleine de componction et de confiance.
Il ne lui fallut pas longtemps pour la préparer : la meilleure préparation
pour celle des derniers temps, c'est de ne les attendre pas. Mais, Messieurs,
prêtez l'oreille à ce qui va suivre. A la vue du saint Viatique qu'il avait
tant désiré, voyez comme il s'arrête sur ce doux objet. Alors il se souvint
des irrévérences, dont, hélas ! on déshonore ce divin mystère. Les chrétiens
ne commissent plus la sainte frayeur dont on était saisi autrefois à la vue
du sacrifice. On dirait qu'il eût cessé d'être terrible, comme l'appelaient
les saints Pères ; et que le sang de notre victime n'y coule pas encore aussi
véritablement que sur le Calvaire. Loin de trembler devant les autels, on
y méprise Jésus-Christ présent ; et dans un temps où tout un royaume se remue
pour la conversion des hérétiques, on ne craint point d'en autoriser les blasphèmes.
Gens du monde, vous ne pensez pas à ces horribles profanations : à la mort
vous y penserez avec confusion et saisissement. Le Prince se ressouvint de
toutes les fautes qu'il avait commises ; et trop faible pour expliquer avec
force ce qu'il en sentait, il emprunta la voix de son confesseur pour en demander
pardon au monde, à ses domestiques et à ses amis. On lui répondit par des
sanglots : ah ! répondez-lui maintenant en profitant de cet exemple. Les autres
devoirs de la religion furent accomplis avec la même piété et la même présence
d'esprit. Avec quelle foi, et combien de fois pria-t-il le Sauveur des âmes,
en baisant sa croix, que son sang répandu pour lui ne le fût pas inutilement
! C'est ce qui justifie le pécheur ; c'est ce qui soutient le juste ; c'est
ce qui rassure le chrétien. Que dirai-je des saintes prières des agonisants,
où dans les efforts que fait l'Église, on entend ses vœux les plus
empressés, et comme les derniers cris par où cette sainte Mère achève de nous
enfanter à la vie céleste ? Il se les fit répéter trois fois, et il y trouva
toujours de nouvelles consolations. En remerciant ses médecins : « Voilà,
dit-il, maintenant mes vrais médecins » il montrait les ecclésiastiques
dont il écoutait les avis, dont il continuait les prières, les Psaumes toujours
à la bouche, la confiance toujours dans le cœur. S'il se plaignit, c'était
seulement d'avoir si peu à souffrir pour expier ses péchés : sensible jusqu'à
la fin à la tendresse des siens, il ne s'y laissa jamais vaincre ; et au contraire
il craignait toujours de trop donner à la nature. Que dirai-je de ses derniers
entretiens avec le duc d'Anguien (Enghien) ? Quelles couleurs assez vives
pourraient vous représenter et la constance du père, et les extrêmes douleurs
du fils ? D'abord le visage en pleurs, avec plus de sanglots que de paroles
, tantôt la bouche collée sur ces mains victorieuses et maintenant défaillantes
, tantôt se jetant entre ces bras et dans ce sein paternel, il semble par
tant d'efforts vouloir retenir ce cher objet de ses respects et de ses tendresses.
Les forces lui manquent : il tombe à ses pieds. Le Prince sans s'émouvoir,
lui laisse reprendre ses esprits : puis appelant la Duchesse sa belle-fille,
qu'il voyait aussi sans parole et presque sans vie, avec une tendresse qui
n'eut rien de faible il leur donne ses derniers ordres où tout respirait la
piété. Il les finit en les bénissant avec cette foi et avec ces vœux que Dieu
exauce ; et en bénissant avec eux, ainsi qu'un autre Jacob, chacun de leurs
enfants en particulier : et on vit de part et d'autre tout ce qu'on affaiblit
en le répétant. Je ne vous oublierai pas, ô Prince son cher neveu, et comme
son second fils, ni le glorieux témoignage qu'il a rendu constamment à votre
mérite, ni ses tendres empressements et la lettre qu'il écrivit en mourant
pour vous rétablir dans les bonnes grâces du Roi, le plus cher objet de vos
vœux ; ni tant de belles qualités qui vous ont fait juger digne d'avoir si
vivement occupé les dernières heures d'une si belle vie. Je n'oublierai pas
non plus les bontés du Roi, qui prévinrent les désirs du Prince mourant ;
ni les généreux soins du duc d'Anguien (Enghien) , qui ménagea cette grâce
; ni le gré que lui sut le Prince d'avoir été si soigneux, en lui donnant
cette joie, d'obliger un si cher parent. Pendant que son cœur s'épanche ,
et que sa voix se ranime en louant le Roi, le Prince de Conti arrive pénétré
de reconnaissance et de douleur. Les tendresses se renouvellent : les deux
Princes ouïrent ensemble ce qui ne sortira jamais de leur cœur : et le Prince
conclut, en leur confirmant qu'ils ne seraient jamais ni grands hommes, ni
grands princes, ni honnêtes gens, qu'autant qu'ils seraient gens de bien,
fidèles à Dieu et au Roi. C'est la dernière parole qu'il laissa gravée dans
leur mémoire ; c'est avec la dernière marque de sa tendresse, l'abrégé de
leurs devoirs. Tout retentissait de cris, tout fondait en larmes : le Prince
seul n'était pas ému, et le trouble n'arrivait pas dans l'asile où il s'était
mis. Ô Dieu, vous étiez sa force, son inébranlable refuge, et comme
disait David (Locutus est autem David Domino verba carminis hujus... Et
ait : Dominus petra mea, et robur meum et salvator meus. II Reg., XXII,
2, 3.), ce ferme rocher où s'appuyait sa constance ! Puis-je taire durant
ce temps ce qui se faisait à la Cour et en la présence du Roi ? Lorsqu'il
y fit lire la dernière lettre que lui écrivit ce grand homme, et qu'on y vit
dans les trois temps que marquait le Prince, ses services qu'il y passait
si légèrement au commencement et à la fin de sa vie, et dans le milieu ses
fautes dont il faisait une si sincère reconnaissance : il n'y eut cœur qui
ne s'attendrit à l'entendre parler de lui-même avec tant de modestie ; et
cette lecture suivie des larmes du Roi, fit voir ce que les héros sentent
les uns pour les autres. Mais lorsqu'on vint à l’endroit du remerciement,
où le Prince marquait qu'il mourait content et trop heureux d'avoir encore
assez de vie pour témoigner au Roi sa reconnaissance, son dévouement, et s'il
l'osait dire, sa tendresse : tout le monde rendit témoignage à la vérité de
ses sentiments ; et ceux qui l'avaient ouï parler si souvent de ce grand Roi
dans ses entretiens familiers, pouvaient assurer que jamais ils n'avaient
rien entendu ni de plus respectueux et de plus tendre pour sa personne sacrée,
ni de plus fort pour célébrer ses vertus royales, sa piété, son courage, son
grand génie, principalement à la guerre, que ce qu'en disait ce grand Prince
avec aussi peu d'exagération que de flatterie. Pendant qu'on lui rendait ce
beau témoignage, ce grand homme n'était plus. Tranquille entre les bras de
son Dieu où il s'était une fois jeté, il attendait sa miséricorde et implorait
son secours, jusqu'à ce qu'il cessa enfin de respirer et de vivre. C'est ici
qu'il faudrait laisser éclater ses justes douleurs à la perte d'un si grand
homme : mais pour l'amour de la vérité, et à la honte de ceux qui la méconnaissent,
écoutez encore ce beau témoignage qu'il lui rendit en mourant. Averti par
son confesseur que si notre cœur n'était pas encore entièrement selon Dieu,
il fallait, en s'adressant à Dieu même, obtenir qu'il nous fît un cœur comme
il le voulait, et lui dire avec David ces tendres paroles : « Ô Dieu,
créez en moi un cœur pur : » (Cor mundum crea in me, Deus. Psal. L,
12.) à ces mots le Prince s'arrête comme occupé de quelque grande pensée ;
puis appelant le saint Religieux qui lui avait inspiré ce beau sentiment :
« Je n'ai jamais douté, dit-il, des mystères de la religion, quoi qu'on ait
dit. » Chrétiens, vous l'en devez croire ; et dans l'état où il est, il ne
doit plus rien au monde que la vérité. « Mais, poursuivit-il, j'en doute moins
que jamais. Que ces vérités, continuait-il avec une douceur ravissante, se
démêlent et s'éclaircissent dans mon esprit ! Oui, dit-il, nous verrons Dieu
comme il est, face à face. » Il répétait en latin avec un goût merveilleux
ces grands mots : Sicuti est, facie ad faciem ; (Videmus nunc per
speculumtunc autem faciead faciem. I Corinth., XIII, 12 - Cum apparuerit...
videbimus eum sicuti est. I Joann., III, 2) et on ne se lassait
point de le voir dans ce doux transport. Que se faisait-il dans cette âme
? Quelle nouvelle lumière lui apparaissait ? quel soudain rayon perçoit la
nue, et faisait comme évanouir en ce moment avec toutes les ignorances des
sens, les ténèbres mêmes, si je l'ose dire, et les saintes obscurités de la
foi ? Que devinrent alors ces beaux titres dont notre orgueil est flatté ?
Dans l'approche d'un si beau jour, et dès la première atteinte d'une si vive
lumière, combien promptement disparaissent tous les fantômes du monde ! que
l'éclat de la plus belle victoire paraît sombre ? qu'on en méprise la gloire,
et qu'on veut de mal à ces faibles yeux qui s'y sont laissés éblouir !
Venez, peuples, venez maintenant
; mais venez plutôt, princes et seigneurs ; et vous qui jugez la terre, et
vous qui ouvrez aux hommes les portes du ciel ; et vous plus que tous les
autres, princes et princesses, nobles rejetons de tant de rois, lumières de
la France, mais aujourd'hui obscurcies et couvertes de votre douleur comme
d'un nuage : venez voir le peu qui nous reste d'une si auguste naissance,
de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts : voilà
tout ce qu'a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros ;
des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n'est plus ; des figures
qui semblent pleurer autour d'un tombeau, et des fragiles images d'une douleur
que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir
porter jusqu'au ciel le magnifique témoignage de notre néant : et rien enfin
ne manque dans tous ces honneurs, que celui à qui on les rend. Pleurez donc
sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité
que nous donnons aux héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez
avec tant d'ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides.
Quel autre fut plus digne de vous commander ? mais dans quel autre avez-vous
trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand capitaine, et
dites en gémissant : Voilà celui qui nous menait dans les hasards ; sous lui
se sont formés tant de renommés capitaines, que ses exemples ont élevés aux
premiers honneurs de la guerre : son ombre eût pu encore gagner des batailles
; et voilà que dans son silence son nom même nous anime, et ensemble il nous
avertit que pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux, et n'arriver
pas sans ressource à notre éternelle demeure, avec le roi de la terre il faut
encore servir le Roi du ciel. Servez donc ce Roi immortel et si plein de miséricorde,
qui vous comptera un soupir et un verre d'eau donné en son nom, plus que tous
les autres ne feront jamais tout votre sang répandu ; et commencez à compter
le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître
si bienfaisant. Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous,
dis-je, qu'il a bien voulu mettre au rang de ses amis ? Tous ensemble, en
quelque degré de sa confiance qu'il vous ait reçus, environnez ce tombeau
; versez des larmes avec des prières ; et admirant dans un si grand Prince
une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d'un héros
dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il toujours vous être
un cher entretien ; ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus : et que sa
mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d'exemple
! Pour moi, s'il m'est permis après tous les autres de venir rendre les derniers
devoirs à ce tombeau, ô Prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets,
vous vivrez éternellement dans ma mémoire : votre image y sera tracée, non
point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je ne veux rien
voir en vous de ce que la mort y efface. Vous aurez dans cette image des traits
immortels : je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la
main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C'est
là que je vous verrai plus triomphant qu'à Fribourg et à Rocroy ; et ravi
d'un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces ces belles paroles du
bien-aimé disciple : Et hæc est victoria quæ vincit mundum,
fides nostra (Joann., Ep. I, V, 4.) : « La véritable victoire , celle
qui met sous nos pieds le monde entier, c'est notre foi. » Jouissez, Prince,
de cette victoire, jouissez-en éternellement par l'immortelle vertu de ce
sacrifice. Agréez ces derniers efforts d'une voix qui vous fut connue. Vous
mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand
Prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte : heureux,
si averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration,
je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie, les restes
d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint.
Oraison funèbre prononcée
dans l'église de Notre-Dame de Paris le 10 mars 1687.
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