LES GUÊPES
PAR
ARISTOPHANE
L'AN 423 AVANT
J. C.
Traduction d'Eugène
Talbot
Cette pièce est une satire contre
la corporation des juges, et la manie des procès, qui avait été singulièrement
développée par une loi de Périclès, étendue par Cléon, et attribuant trois oboles
à chaque juge. Philocléon (qui aime Cléon) est un vieux juge maniaque,
ne rêvant que tribunaux et jugements. Son fils Bdélycléon (qui déteste Cléon)
le tient enfermé et le fait surveiller par deux esclaves. Pendant que ses gardiens
sont de faction à la porte, Philocléon essaie de s'évader par la fenêtre. Bientôt
les juges, ses confrères, travestis en guêpes, d'où le titre de la pièce, défilent
avec des lanternes pour se rendre au tribunal avant le jour. Ils veulent arracher
Philocléon aux mains de ses geôliers. Après une longue conversation, Bdélycléon
décide son père à rester chez lui pour y faire le procès du chien Labès qui a
mangé un fromage de Sicile. A la fin de la pièce nous voyons Philocléon, conseillé
par son fils, abjurer son rigorisme, devenir libertin, tapageur, aussi entêté
dans ses désordres que dans sa manie de juger.
PERSONNAGES DU DRAME
Sosias. Esclave de Philokléôn.
Xanthias. Esclave de Philokléôn.
Bdélikléôn.
Philokléôn.
Chœur de vieillards travestis en guêpes
Enfants.
Un chien.
Une boulangère.
Un accusateur.
Un coq. Personnage muet.
Une courtisane Personnage muet.
Khæréphôn. Personnage muet.
Un témoin. Personnage muet.
La scène est à Athènes, dans
la maison de Philokléôn. L'action commence au point du jour.
LES GUÊPES
SOSIAS
Holà ! hé ! Que fais-tu là, infortuné Xanthias ?
XANTHIAS
J'essaie une diversion à ma garde de nuit.
SOSIAS
Tes côtes ont donc encouru quelque grand châtiment ? Ne sais-tu pas quel animal
nous gardons là ?
XANTHIAS
Je le sais ; mais j'ai envie de dormir un peu.
SOSIAS
Cours-en donc le risque, d'autant que, moi aussi, je sens sur mes paupières se
répandre un doux sommeil.
XANTHIAS
Es-tu fou réellement, ou délires-tu comme les Korybantes ?
SOSIAS
Non, mais je suis pris d'un sommeil émanant de Sabazios.
XANTHIAS
Comme moi tu adores donc Sabazios ; car tout à l'heure a fondu en vrai Mède, sur
mes paupières, un sommeil alourdissant, et j'ai vu récemment un songe merveilleux.
SOSIAS
Et moi, vraiment, j'en ai eu un tel que je n'en vis jamais. Mais toi, parle le
premier.
XANTHIAS
Il m'a semblé voir un aigle d'une taille énorme s'abattre sur l'Agora, saisir
dans ses serres un bouclier d'airain, l'emporter jusqu'au ciel, et puis ce bouclier
tomber des mains de Kléonymos.
SOSIAS
Ce Kléonymos ne diffère donc en rien d'un logogriphe.
XANTHIAS
Pourquoi cela ?
SOSIAS
Quelqu'un des convives demandera comment le même monstre a perdu son bouclier
sur la terre, dans le ciel et dans la mer.
XANTHIAS
Hélas ! Quel malheur va-t-il m'arriver après la vue d'un pareil songe ?
SOSIAS
Ne t'inquiète pas. Il ne t'arrivera rien de terrible, j'en atteste les dieux.
XANTHIAS
C'est cependant quelque chose de terrible qu'un homme qui jette ses armes. Mais
à toi de me dire le tien.
SOSIAS
Il a de l'importance : il s'y agit du vaisseau de l'État tout entier.
XANTHIAS
Dis-moi vite le fond de cale de l'affaire.
SOSIAS
Il m'a semblé, dans mon premier sommeil, voir sur la Pnyx des moutons réunis en
séance, ayant bâtons et manteaux ; puis, au milieu de ces moutons, j'ai cru entendre
pérorer une baleine vorace, qui avait la voix d'une truie qu'on grille.
XANTHIAS
Pouah !
SOSIAS
Qu'est-ce donc ?
XANTHIAS
Finis, finis : n'en dis pas davantage. Ce songe sent une odeur puante de cuir
pourri.
SOSIAS
Cette maudite baleine avait une balance et pesait de la graisse de bœuf.
XANTHIAS
Hélas ! Malheur ! Il veut dépecer notre peau.
SOSIAS
J'ai cru voir auprès d'elle assis par terre Théoros avec une tête de corbeau.
Alors Alkibiadès me dit, en grasseyant : « Legalde Théolos ; il a la
tête d'un colbeau. »
XANTHIAS
Excellent ce grasseyement d'Alkibiadès.
SOSIAS
N'est-ce pas là un présage étrange, Théoros devenu corbeau ?
XANTHIAS
Pas du tout, au contraire, c'est fort heureux.
SOSIAS
Comment ?
XANTHIAS
Comment ? D'homme il est devenu corbeau tout à coup. N'est-ce pas un présage évident
qu'il va s'envoler de chez nous pour aller aux corbeaux ?
SOSIAS
Et je ne te donnerais pas deux oboles de récompense, à toi qui interprètes si
sagement les songes !
XANTHIAS
Attends que j'explique le sujet aux spectateurs et que je leur expose quelques
idées que voici : qu'on n'attende de nous rien de trop grand, ni un rire dérobé
à Mégara. Nous n'avons pas deux esclaves lançant aux spectateurs des noix tirées
d'une corbeille ; ni un Hèraklès frustré d'un dîner, ni Euripidès, criblé une
seconde fois de nos railleries. Et si Kléôn a brillé, grâce à la Fortune, nous
ne remettrons pas le même homme à la sauce piquante. Mais notre modeste sujet
a une intention : sans aller au delà de votre finesse, il a plus de portée qu'une
comédie banale. Nous avons un maître, qui dort là-haut, homme de mérite, sous
le toit. Il nous a donné l'ordre, à nous deux, de garder son père, enfermé là
dedans, afin qu'il ne franchisse pas la porte. Ce père est malade d'une maladie
étrange, que pas un de vous ne connaîtrait, ni ne supposerait, si vous ne l'appreniez
de nous. Devinez. Amynias, fils de Pronapos, ici présent, dit qu'il aime les dés
: ce n'est pas vrai.
SOSIAS
De par Zeus ! il juge de cette maladie d'après la sienne.
XANTHIAS
Et ce n'est pas cela : il y a bien du « philo » dans l'origine
de son mal. Mais Sosias, ici présent, dit à Derkylos qu'il est « philopot
».
SOSIAS
Pas du tout : c'est là une maladie d'honnêtes gens.
XANTHIAS
De son côté Nikostratos, du dême de Skambôn, prétend qu'il est « philothyte
» ou « philoxènos ».
SOSIAS
Par le Chien ! ô Nikostratos, il n'est pas « philoxènos »,
car Philoxènos est un prostitué.
XANTHIAS
Laissez là ces niaiseries : vous ne trouverez pas. Or, si vous désirez le savoir,
taisez-vous. Je vais vous dire tout de suite la maladie de notre maître. Il est
philhèliaste, le cher homme, comme pas un. Sa passion est de juger. Il gémit,
s'il ne se trouve pas assis au premier banc ; la nuit, il ne goûte pas un brin
de sommeil. Ferme-t-il les yeux un instant, son esprit voltige encore autour de
la klepsydre. L'habitude qu'il a de tenir les suffrages fait qu'il se réveille
en serrant ses trois doigts, comme celui qui offre de l'encens, à la nouvelle
lune. Par Zeus ! s'il voit écrit sur une porte : « Charmant Dèmos, fils
de Pyrilampès ! » il va écrire à côté : « Charmante urne aux
suffrages ! » Son coq s'étant mis à chanter le soir, il dit que pour
l'éveiller tard, il avait été gagné par l'argent des accusés. A peine a-t-il songé,
qu'il demande en criant ses chaussures ; il court au tribunal bien avant le jour,
et il s'y endort, comme un coquillage, au pied de la colonne. Sa mauvaise humeur
lui faisant inscrire contre tous la longue ligne, il sort, en manière d'abeille
ou de bourdon, les ongles enduits de cire. Ayant peur de manquer de cailloux à
suffrages, et voulant avoir de quoi juger, il entasse chez lui toute une grève.
Telle est sa manie. On le remet dans le droit chemin, mais toujours il juge de
plus belle. Voilà pourquoi nous le gardons enfermé sous les verrous, afin qu'il
ne s'échappe pas. Son fils, en effet, est désolé de cette maladie. D'abord il
le sermonna en usant de bonnes paroles, l'engageant à ne plus porter de manteau
et à ne pas s'éloigner de la porte ; mais il n'y réussit point. Ensuite, il le
baigna, le purifia : pas plus de succès. Puis il le soumit aux pratiques des Korybantes
; mais le père, muni du tambour, courut juger au Kænon. Voyant que toutes ces
initiations ne servaient de rien, il fit voile vers Ægina. Là il le fait coucher
la nuit dans le temple d'Asklèpios ; dès la pointe du jour, il paraît au barreau
du tribunal. Depuis, nous ne le laissons plus sortir. Il s'enfuit par les gouttières
et par les tuyaux. Nous, tout ce qu'il y avait de trous, nous les avons bouchés
avec du vieux linge et rendus impénétrables. Lui, en vrai geai, enfonçait des
piquets dans le mur et sautait de branche en branche. Nous, nous avons tendu des
filets tout autour de la cour, et nous montons la garde. Le nom du vieux est Philokléôn,
soit dit de par Zeus ! et celui du fils est Bdélykléôn, homme qui veut guérir
les orgueils insolents.
—————
BDÉLYKLÉÔN, à la
fenêtre
Xanthias, Sosias, dormez-vous ?
XANTHIAS
Oh ! oh !
SOSIAS
Qu'y a-t-il ?
XANTHIAS
Bdélykléôn est levé.
BDÉLYKLÉÔN
Que l'un de vous deux accoure vite ici ! Mon père est dans l'étuve, et il fouille
comme un rat qui se cache dans un trou. Toi, aie l'œil sur le tuyau, afin qu'il
ne s'échappe point par là ; et toi, colle-toi contre la porte.
XANTHIAS
C'est fait, maître.
BDÉLYKLÉÔN
Souverain Poséidôn, quel est ce bruit dans la cheminée ? Hé ! là-haut, qui es-tu
?
PHILOKLÉÔN
Je suis la fumée qui sort.
BDÉLYKLÉÔN
La fumée ? Et de quel bois es-tu donc ?
PHILOKLÉÔN
De figuier.
BDÉLYKLÉÔN
Par Zeus ! c'est la plus âcre des fumées. Mais, je t'en réponds, tu ne t'échapperas
pas. Où est le couvercle ? Rentre. Allons, je vais ajouter une traverse. Cherche
alors quelque autre machine. Vraiment, je suis malheureux comme pas un ; on va
m'appeler maintenant le fils de « l'Enfumé ». Enfant, tiens
la porte, pèse dessus ferme, vigoureusement. J'y vais venir aussi. Veille à la
serrure ; et, pour le verrou, prends garde qu'il ne ronge le fermoir.
PHILOKLÉÔN
Que faites-vous ? Ne me laisserez-vous pas aller juger, tas de coquins ? Va-t-on
absoudre Drakontidès ?
BDÉLYKLÉÔN
Cela te ferait donc beaucoup de peine ?
PHILOKLÉÔN
Oui, car le Dieu m'a répondu, un jour où je consultais l'oracle de Delphœ, que
si un accusé échappait de mes mains, je mourrais desséché.
BDÉLYKLÉÔN
Apollôn sauveur, quel oracle !
PHILOKLÉÔN
Allons, je t'en conjure, laisse-moi sortir, de peur que je ne crève.
BDÉLYKLÉÔN
Non, par Poséidôn ! Philokléôn, jamais.
PHILOKLÉÔN
Je rongerai donc le filet à belles dents.
BDÉLYKLÉÔN
A belles dents ? Mais tu n'en as pas.
PHILOKLÉÔN
Malheur ! Infortuné que je suis. Comment faire pour te tuer ? Comment ? Donnez-moi
une épée tout de suite, ou la tablette aux condamnations.
BDÉLYKLÉÔN
Cet homme va faire quelque mauvais coup.
PHILOKLÉÔN
Mais non, de par Zeus ! Je veux aller vendre mon âne tout bâté : c'est la nouvelle
lune.
BDÉLYKLÉÔN
Pourquoi n'irais-je pas le vendre, moi ?
PHILOKLÉÔN
Non ; pas comme moi.
BDÉLYKLÉÔN
Mais mieux, j'en atteste Zeus !
PHILOKLÉÔN
Voyons, amène l'âne.
XANTHIAS
Le bon prétexte qu'il a imaginé ! quelle finesse pour que tu le laisses aller
plus vite !
BDÉLYKLÉÔN
Mais il n'a rien attrapé ; j'ai éventé sa ruse. Entrons toutefois ; je vais moi-même
faire sortir l'âne, afin que le vieillard ne s'échappe pas de nouveau.
XANTHIAS
Bonne bourrique, pourquoi pleures-tu ? Parce qu'on va te vendre aujourd'hui ?
Avance plus vite. Pourquoi gémis-tu, à moins que tu ne portes quelque Odysseus
? Mais, de par Zeus ! il porte quelqu'un qui s'est glissé sous son ventre !
BDÉLYKLÉÔN
Qui cela ? Voyons !
XANTHIAS
C'est lui !
BDÉLYKLÉÔN
Qu'est-ce que c'est ? Qui es-tu, l'homme ? Dis-le nettement.
PHILOKLÉÔN
Outis, de par Zeus !
BDÉLYKLÉÔN
Outis, toi ? De quel pays ?
PHILOKLÉÔN
D'Ithakè, fils d'Apodrasippidès.
BDÉLYKLÉÔN
Outis, j'en atteste Zeus ! tu n'auras pas à te réjouir. Entraîne-le vite. Ah !
le misérable. Où s'est-il glissé ? A mes yeux, il est tout ce qu'il y a de plus
ressemblant avec l'ânon d'un témoin.
PHILOKLÉÔN
Si vous ne me laissez pas tranquille, nous plaiderons.
BDÉLYKLÉÔN
Et sur quoi notre procès ?
PHILOKLÉÔN
Sur l'ombre d'un âne.
BDÉLYKLÉÔN
Tu es un méchant sans malice et rempli d'audace.
PHILOKLÉÔN
Moi, un méchant ! Non, de par Zeus ! Tu ne sais pas maintenant tout mon mérite
; mais peut-être le sauras-tu, lorsque tu mangeras le sous-ventre du vieux juge
de l'Hèliæa.
BDÉLYKLÉÔN
Fais rentrer l'âne et toi-même dans la maison.
PHILOKLÉÔN
O juges, mes collègues, et toi, Kléôn, venez à mon aide !
BDÉLYKLÉÔN
Une fois là dedans, hurle, la porte fermée. Toi, roule un tas de pierres à l'entrée,
remets le verrou dans la traverse, et hâte-toi d'appuyer ce gros mortier contre
la poutre, pour servir de barricade.
XANTHIAS
Malheur à moi ! D'où me tombe cette motte de terre ?
BDÉLYKLÉÔN
C'est peut-être quelque rat qui te l'a jetée.
XANTHIAS
Un rat ! Non, par Zeus ! C'est cet hèliaste de gouttière, qui s'est glissé sous
les tuiles du toit.
BDÉLYKLÉÔN
Malheur à moi ! Voilà notre homme devenu moineau ! Il va s'envoler. Où est le
filet ? où est-il ? Psichtt ! psichtt ! Hé ! Psichtt !... Par Zeus ! j'aimerais
mieux garder Skiônè qu'un tel père.
XANTHIAS
Voyons, maintenant que nous l'avons chassé, et qu'il n'y a pas moyen qu'il nous
échappe furtivement, pourquoi ne dormirions-nous pas un tantinet ?
BDÉLYKLÉÔN
Mais, malheureux, dans un instant vont arriver les autres juges ses collègues,
pour appeler mon père !
XANTHIAS
Que dis-tu ? Le jour se lève à peine.
BDÉLYKLÉÔN
Par Zeus ! ils se sont levés tard aujourd'hui. C'est toujours vers le milieu de
la nuit qu'ils viennent le chercher, apportant des lanternes, et fredonnant les
chants antiques des Sidoniennes de Phrynikhos, qui leur servent à l'appeler.
XANTHIAS
Eh bien, s'il le faut, nous nous mettrons à leur lancer des pierres.
BDÉLYKLÉÔN
Mais, malheureux, cette engeance de vieux, quand on la met en colère, devient
semblable à un essaim de guêpes ! En effet, ils ont, au bas des reins, un dard
des plus aigus, dont ils piquent ; ils bondissent en criant, et ils le lancent
comme des étincelles.
XANTHIAS
Ne t'inquiète pas ! Que j'aie des pierres, et je disperserai cette guêpière de
juges...
—————
LE CHŒUR
Avance, marche ferme ! O Komias, tu traînes ? Par Zeus ! ce n'est plus comme autrefois
; tu étais une lanière à chien. Aujourd'hui Kharinadès est meilleur marcheur que
toi. O Strymodoros de Konthylè, le plus distingué de nos confrères, Evergidès
est-il ici, ou Khabès le Phlyen ? Ils y sont. Il s'y trouve aussi, appapæ, papæax
le reste de cette jeunesse, qui était avec nous à Byzantion, lorsque nous montions
la garde, moi et toi. Dans nos excursions de nuit, nous dérobâmes en secret le
pétrin de la boulangère et nous le fendîmes pour y faire cuire nos gros légumes...
Mais hâtons-nous, mes amis ; c'est aujourd'hui le tour de Lakhès : tout le monde
dit que sa ruche est pleine d'argent. Aussi Kléôn, notre soutien, nous a-t-il
enjoint hier de venir de bonne heure, avec une provision de trois jours de colère
furieuse contre l'accusé, pour le punir de ses méfaits. Hâtons-nous donc, braves
amis, avant que le jour paraisse. Marchons, et regardons bien de tous côtés avec
nos lampes, de peur que quelque pierre ne nous fasse obstacle et ne nous mette
à mal.
—————
UN ENFANT
Un bourbier, père, père ! Prends-y garde !
LE CHŒUR
Prends par terre un brin de paille et mouche la lampe.
L'ENFANT
Non ; je la moucherai bien, je pense, avec mon doigt.
LE CHŒUR
Pourquoi donc allonges-tu la mèche avec ton doigt, lorsque l'huile manque, petit
niais ? Ce n'est pas toi qui en souffres, quand il faut en payer le prix. (Il
le frappe.)
L'ENFANT
De par Zeus ! si vous nous faites encore la leçon à coups de poing, nous éteignons
les lampes, et nous retournons à la maison seuls. Alors, sans doute, au milieu
des ténèbres, privé de clarté, tu barboteras, en marchant dans la boue comme un
francolin.
—————
LE CHŒUR
Oui, j'en châtie d'autres plus grands que toi. Mais il me semble que je patauge
dans cette boue. Il n'est pas possible que d'ici à quatre jours le Dieu ne fasse
pas tomber de l'eau en abondance, tant nos lampes se couvrent de champignons.
C'est l'habitude, quand cela se produit, qu'il y ait une pluie torrentielle. Et
puis, tout ce qu'il y a de fruits encore verts a besoin d'eau et du souffle de
Boréas. Mais qu'est-il donc arrivé à notre collègue, habitant cette maison, pour
qu'il ne paraisse pas ici dans notre groupe ? On n'avait pas besoin jadis de le
remorquer : il marchait le premier de nous, en fredonnant du Phrynikhos ; car
c'est un amateur de chant. Mon avis, chers camarades, est de nous arrêter ici
et de l'appeler en chantant ; s'il entend ma musique, le plaisir l'attirera vers
la porte.
Mais pourquoi ce vieillard
ne se montre-t-il pas à nous, devant sa porte, et ne nous répond-il pas ? A-t-il
perdu ses chaussures ? ou bien s'est-il cogné l'orteil dans l'obscurité, et y
a-t-il une inflammation à la cheville du pauvre vieux ? Peut-être aussi a-t-il
une tumeur à l'aine. Il était pourtant le plus âpre de nous tous et le seul inexorable.
Si quelqu'un le suppliait, il baissait la tête, et : « Tu veux cuire
une pierre, » disait-il. Peut-être est-ce à cause de l'homme qui nous
a échappé hier par mensonges, en disant qu'il était ami d'Athènes et qu'il avait
révélé le premier les affaires de Samos : la peine qu'il en a ressentie l'aura
fait coucher avec la fièvre : car voilà l'homme.
Mais, mon bon, lève-toi,
ne te ronge pas ainsi, ne te fâche pas : il nous arrive un homme gras, un de ceux
qui ont livré la Thrakè : tu vas le condamner à mort.
Avance, enfant, avance.
—————
L'ENFANT
Voudrais-tu bien me donner, mon père, ce que je vais te demander ?
LE CHŒUR
Sans doute, mon enfant. Mais dis-moi ce que tu veux que je t'achète de beau. Je
pense que tu aimes sans doute les osselets, mon enfant.
L'ENFANT
Non, par Zeus ! J'aime mieux les figues, petit père ; c'est plus doux.
LE CHŒUR
Eh bien, non, par Zeus ! dussiez-vous aller vous pendre !
L'ENFANT
Alors, par Zeus ! je ne vous conduirai plus.
LE CHŒUR
Ainsi, avec mon chétif salaire j'ai trois choses à acheter, farine, bois et comestibles,
et tu me demandes encore des figues !
L'ENFANT
Mais, voyons, mon père, si l'arkhonte ne convoque pas tout de suite le tribunal,
où achèterons-nous à dîner ? As-tu quelque heureux espoir à nous offrir ou le
chemin sacré de Hellè ?
LE CHŒUR
Oh ! oh ! hélas ! Oh ! oh ! hélas ! J'en atteste Zeus, je ne sais pas comment
nous dînerons.
L'ENFANT
Pourquoi, malheureuse mère, m'as-tu mis au monde ?
LE CHŒUR
Pour me donner le mal de te nourrir.
L'ENFANT
O mon petit sac, tu n'es donc qu'un ornement inutile ! Hélas ! hélas ! c'est notre
lot de gémir.
—————
PHILOKLÉÔN, enfermé
et parlant à travers la porte.
Amis, il y a longtemps que je dessèche à vous entendre de cette fenêtre, mais
je ne puis chanter avec vous. Que ferai-je ? Je suis gardé par les gens qui sont
là, parce que je veux depuis longtemps aller avec vous du côté des urnes et y
faire du mal. O Zeus au tonnerre retentissant, change-moi tout de suite en fumée
ou en Proxénidès, ou en fils de Sellos, ce hâbleur. N'hésite pas, roi du ciel,
à me faire cette grâce : prends pitié de mon malheur. Que ta foudre ardente me
réduise en cendre à l'instant, et qu'ensuite ton souffle m'enlève et me jette
dans une saumure bouillante, ou bien fais de moi la pierre sur laquelle on compte
les suffrages.
LE CHŒUR
Qui donc est celui qui te retient et qui ferme la porte ? Parle ; tu t'adresses
à des amis.
PHILOKLÉÔN
C'est mon fils ; ne criez pas : il est là devant, il dort ; baissez la voix.
LE CHŒUR
Mais quelle défense, mon pauvre homme, veut-il t'imposer en agissant de la sorte
? Quel prétexte est le sien ?
PHILOKLÉÔN
Mes amis, il ne veut pas me laisser juger ni faire du mal à personne ; il est
disposé à me faire faire bonne chère, et moi, je ne veux pas.
LE CHŒUR
Les paroles audacieuses de cet infâme Dèmologokléôn sont provoquées par ce que
tu dis la vérité au sujet de la flotte. Cet homme n'aurait pas cette audace de
paroles s'il ne tramait quelque conspiration. Mais c'est le moment de chercher
quelque nouveau moyen qui, à l'insu de cet homme, te permette de descendre ici.
PHILOKLÉÔN
Quel serait-il ? Cherchez, vous. Moi, je serais prêt à tout, tant je désire parcourir
les bancs avec ma coquille.
LE CHŒUR
Y a-t-il quelque ouverture que tu puisses creuser à l'intérieur pour t'en échapper,
couvert de haillons, comme l'industrieux Odysseus.
PHILOKLÉÔN
Tout est bouché : il n'y a pas la moindre fissure par où passerait un moucheron.
Il faut donc que vous cherchiez quelque autre chose : pas de trou possible.
LE CHŒUR
Te souviens-tu comment, étant à l'armée et ayant volé quelques broches que tu
fichais toi-même dans le mur, tu en descendis très vite ? C'était à la prise de
Naxos.
PHILOKLÉÔN
Je sais. Mais à quoi bon ? Il n'y a pas en ceci la moindre ressemblance. J'étais
jeune alors, capable de voler et plein de vigueur ; personne ne me gardait, mais
il m'était permis de fuir sans crainte. Maintenant, des hommes armés, rangés sur
les routes, y font sentinelle. Deux d'entre eux sont devant ces portes, broches
en main, et m'épient comme un chat qui a volé un morceau de viande.
LE CHŒUR
Trouve donc au plus tôt quelque machine ; car voici le jour, mon doux ami.
PHILOKLÉÔN
Il n'y a donc rien de mieux pour moi que de ronger mon filet. Que Diktynna me
pardonne pour ce filet !
LE CHŒUR
C'est bien le fait d'un homme qui travaille à son salut. Allons ! joue de la mâchoire.
PHILOKLÉÔN
Voilà qui est rongé ; mais ne criez pas : veillez, au contraire, à ce que Bdélykléôn
ne s'aperçoive de rien.
LE CHŒUR
Ne crains rien mon cher, rien. S'il souffle mot, je le forcerai à se ronger le
cœur et à courir la course pour sa propre vie : il verra bien qu'il ne faut pas
fouler aux pieds les lois des deux Déesses. Attache donc une corde à la fenêtre,
entoures-en ton corps et laisse-toi descendre, l'âme remplie de la fureur de Diopithès.
PHILOKLÉÔN
Voyons donc ! Mais si ces deux hommes s'en aperçoivent, qu'ils essaient de me
repêcher et de me remonter dans la maison, que ferez-vous ? Parlez vite !
LE CHŒUR
Nous te porterons secours, faisant appel à tout notre cœur d'yeuse, si bien qu'il
sera impossible de te renfermer. Voilà ce que nous ferons.
PHILOKLÉÔN
J'agirai donc, confiant en vous. Mais retenez bien ceci : s'il m'arrive malheur,
prenez mon corps, baignez-le de vos larmes, et enterrez-le sous la barre du tribunal.
LE CHŒUR
Il ne t'arrivera rien ; sois sans crainte. Ainsi, mon cher ami, descends avec
confiance, en invoquant les dieux de la patrie.
PHILOKLÉÔN
O souverain Lykos, héros, mon voisin, tu te plais, comme moi, aux larmes éternelles
et aux gémissements des accusés, et voilà justement pourquoi tu es venu habiter
ici, afin de les entendre ; tu as voulu, seul de tous les héros, séjourner auprès
des gémissants. Aie pitié de moi, sauve aujourd'hui ton voisin. Je jure que je
ne pisserai ni ne pèterai jamais devant ta balustrade.
—————
BDÉLYKLÉÔN
Holà ! l'homme ! Éveille-toi.
XANTHIAS
Qu'y a-t-il ?
BDÉLYKLÉÔN
J'entends comme le son d'une voix.
XANTHIAS
Est-ce que le vieux se glisse quelque part ?
BDÉLYKLÉÔN
Non, de par Zeus ! mais il descend lié à une corde.
XANTHIAS
Ah ! scélérat ! que fais-tu ? Ne t'avise pas de descendre.
BDÉLYKLÉÔN
Remonte vite par l'autre fenêtre et frappe-le avec les branches sèches ; peut-être
retournera-t-il la poupe, frappé par les branches d'olivier.
PHILOKLÉÔN
A l'aide, vous tous qui devez avoir des procès cette année, Smikythiôn, Tisiadès,
Chrèmôn, Phérédipnos ! Quand donc viendrez-vous à mon secours, si ce n'est maintenant,
avant qu'on m'ait renfermé ?
LE CHŒUR
Dis-moi, que tardons-nous à mettre en mouvement cette colère qui nous prend, quand
on irrite nos essaims ? Oui, voilà, voilà que se dresse ce dard irascible, aigu,
qui nous sert à châtier. Allons, jetez vite vos manteaux, enfants, courez, criez,
annoncez ceci à Kléôn ; dites-lui de venir combattre un ennemi de la république,
qui mérite de périr, puisqu'il ose dire qu'il ne faut pas juger les procès.
BDÉLYKLÉÔN
Braves gens, écoutez la chose, et ne criez pas !
LE CHŒUR
De par Zeus ! jusqu'au ciel !
BDÉLYKLÉÔN
Je ne le lâcherai pas !
LE CHŒUR
Mais c'est affreux ; c'est une tyrannie manifeste ! ô cité de Théoros, ennemi
des dieux, et quels que soient les flatteurs qui nous gouvernent !
XANTHIAS
Par Hèraklès ! ils ont des dards. Ne les vois-tu pas, maître ?
BDÉLYKLÉÔN
Oui, c'est avec cela qu'ils ont tué en justice Philippos, fils de Gorgias.
LE CHŒUR
Et toi aussi tu en mourras ! Tournez-vous tous par ici, le dard en avant, et marchez
contre lui, serrés, en bon ordre, tout gonflés de colère et de rage, afin qu'il
sache bien plus tard de quel essaim il a irrité la colère.
XANTHIAS
Cela va être rude, de par Zeus ! si le combat s'engage : moi, je tremble de peur
à la vue de tous ces aiguillons.
LE CHŒUR
Alors, lâche cet homme ; sinon, je dis, moi, que tu envieras la peau des tortues.
PHILOKLÉÔN
Allons, juges mes collègues, guêpes au cœur dur, mettez-vous en fureur ; qu'une
partie de vous leur pique le derrière, une autre les yeux et les doigts.
BDÉLYKLÉÔN
Midas, Phryx, accourez à l'aide ; toi aussi, Masyntias ; saisissez-le et ne le
remettez aux mains de personne. Autrement, je vous mets de lourdes entraves, et
vous y jeûnerez. J'ai entendu le crépitement de nombreuses feuilles de figuier.
LE CHŒUR
Si tu ne le lâches pas, quelque chose te poindra.
PHILOKLÉÔN
O Kékrops, héros souverain à la queue de dragon, souffriras-tu que je sois ainsi
la proie d'hommes barbares, à qui j'ai appris à verser quatre mesures de larmes
par khœnix ?
LE CHŒUR
Mille maux ne viennent-ils pas fondre sur la vieillesse ? C'est évident. Voilà
deux esclaves qui retiennent de force leur vieux maître. Ils laissent dans l'oubli
du passé les peaux, les exomides (*) qu'il achetait pour eux, les casquettes de
chien, les services rendus à leurs pieds munis durant l'hiver contre le froid.
Ils n'ont ni en eux-mêmes, ni dans leurs regards le respect des chaussures d'autrefois.
(*) NDLA : Vêtement masculin constitué d'un
rectangle de tissu, primitivement en laine, employé en tunique et laissant
l'épauile droite découverte ; l'équivalent féminin
était nommé le péplos.
PHILOKLÉÔN
Tu ne me lâcheras donc pas maintenant, méchante bête ? Tu ne te rappelles plus
qu'un jour, t'ayant surpris volant du raisin, je t'attachai à un olivier et t'écorchai
si bien et si virilement que tu faisais des jaloux. Et cependant tu es un ingrat.
Mais lâchez-moi donc, toi et toi, avant que mon fils accoure.
LE CHŒUR
Vous allez être punis bel et bien de votre conduite, avant peu ; et vous connaîtrez
quel est le caractère d'hommes irascibles, justes, aux regards âcres comme le
cresson.
BDÉLYKLÉÔN
Frappe, frappe, Xanthias, chasse ces guêpes de la maison !
XANTHIAS
C'est ce que je fais.
BDÉLYKLÉÔN, à Sosias
Et toi, répands une épaisse fumée.
SOSIAS
Eh bien ! ne vous sauverez-vous pas ? Allez aux corbeaux ! Vous ne partez pas
?... Joue du bâton.
XANTHIAS
Toi, pour faire de la fumée, mets le feu à Æskhinès, fils de Sellartios. Nous
devons, avec le temps, finir par vous chasser.
BDÉLYKLÉÔN
Mais, de par Zeus ! tu ne les aurais pas facilement mis en fuite, s'ils s'étaient
trouvés nourris des vers de Philoklès.
LE CHŒUR
N'est-il pas évident pour les pauvres que la tyrannie à mon insu s'est glissée
furtivement ici ? Oui, toi, plus mauvais que le mal, émule d'Amynias le chevelu,
tu nous empêches d'exécuter les lois établies par la ville, et cela sans avoir
aucun prétexte, ni une éloquence ingénieuse, et pour commander seul.
BDÉLYKLÉÔN
N'y a-t-il pas moyen, sans bataille et sans cris aigus, d'entrer en pourparlers
et en accommodements ?
LE CHŒUR
Des pourparlers avec toi, haïsseur du peuple, ami de la monarchie, complice de
Brasidas, toi qui portes des franges de laine et qui nourris une épaisse moustache
!
BDÉLYKLÉÔN
Hé ! par Zeus ! mieux vaudrait pour moi abandonner tout à fait mon père, que de
lutter chaque jour contre des flots si orageux.
LE CHŒUR
Et pourtant tu n'en es qu'au persil et à la rue, pour nous servir d'un terme emprunté
aux marchands de vin. Maintenant, en effet, tu n'as rien à souffrir, mais tu verras
quand l'accusateur entassera contre toi ces mêmes griefs et citera tes complices.
BDÉLYKLÉÔN
Enfin, au nom des dieux, est-ce que vous n'allez pas me débarrasser de vous ?
Avez-vous résolu que moi j'éreinte et que vous soyez éreintés tout le jour ?
LE CHŒUR
Non, jamais, tant qu'il me restera le souffle, au lieu que tu aspires à nous tyranniser.
BDÉLYKLÉÔN
Comme tout est pour vous tyrannie et conspirations, quelle que soit l'affaire,
grande ou petite, mise en cause ! Pour moi, je n'ai pas entendu ce mot durant
cinquante années. Aujourd'hui, il est plus commun que le poisson salé. C'est au
point qu'il roule dans toute l'Agora. Si quelqu'un achète des orphes (*) et ne
veut pas de membrades, le marchand d'à côté, qui vend des membrades, se met à
crier : « La cuisine de cet homme m'a l'air de sentir la tyrannie. »
Un autre demande du poireau, pour assaisonner des anchois ; la marchande de légumes
le regarde de travers et lui dit : « Tu demandes du poireau, est-ce
en vue de la tyrannie ? Penses-tu qu'Athènes doive te fournir des assaisonnements
? »
(*) NDLA : Poisson du genre des spares (Sparus).
XANTHIAS
Moi, hier, j'entre chez une fille, à l'heure de midi, et je lui propose une chevauchée
; elle se fâche et elle me demande si je veux rétablir la tyrannie d'Hippias.
BDÉLYKLÉÔN
Ces propos leur sont agréables à entendre, et moi, parce que je veux arracher
mon père à ces sorties matinales de misérable calomniateur en justice, afin de
vivre une bonne vie comme Morykhos, on m'accuse d'agir en conspirateur et de songer
à la tyrannie.
PHILOKLÉÔN
Et, de par Zeus ! on a raison ; car, pour moi, je préfère au lait des poules la
vie dont tu veux aujourd'hui me priver. Je n'aime ni les raies, ni les anguilles,
mais je mangerais avec plaisir un tout petit procès, cuit sur le plat à l'étouffée.
BDÉLYKLÉÔN
Par Zeus ! tu t'es habitué à te régaler de ces affaires. Mais, si tu gardes le
silence pour écouter ce que je dis, tu reconnaîtras, je pense, que tu te trompes
du tout au tout.
PHILOKLÉÔN
Je me trompe en rendant la justice ?
BDÉLYKLÉÔN
Tu ne sens pas que tu es la risée de ces hommes auxquels tu rends une sorte de
culte, mais dont tu es l'esclave à ton insu.
PHILOKLÉÔN
Cesse de parler d'esclavage : je règne sur tous.
BDÉLYKLÉÔN
Non, pas toi ; tu n'es qu'un esclave, en croyant commander. Dis-nous, mon père,
quel honneur te revient-il des tributs de la Hellas ?
PHILOKLÉÔN
Beaucoup assurément : j'en veux faire juges les gens qui sont ici.
BDÉLYKLÉÔN
Et moi également. Laissez-le tous en liberté ; donnez-moi une épée. Si je suis
vaincu dans cette lutte de parole, je tomberai percé de cette épée. Et toi, que
je ne nomme pas, dis-moi si tu récuses l'arrêt...
PHILOKLÉÔN
Que je ne boive jamais ma part de vin pur en l'honneur du Bon Génie !
LE CHŒUR
C'est maintenant qu'il te faut tirer de notre arsenal quelque discours nouveau
; mais ne parle pas dans le sens de ce jeune homme. Tu vois quelle est pour toi
l'importance de ce combat ; c'est le tout pour le tout si, ce qu'aux dieux ne
plaise, il venait à l'emporter.
BDÉLYKLÉÔN
Qu'on m'apporte mes tablettes, et faites vite.
LE CHŒUR
Ah ! quel air tu as en donnant cet ordre !
BDÉLYKLÉÔN
J'y veux simplement écrire, pour mémoire, tout ce qu'il dira.
PHILOKLÉÔN
Mais que diriez-vous s'il triomphait dans la discussion ?
LE CHŒUR
La troupe des vieillards ne servirait plus de rien absolument. Raillés dans toutes
les rues, on nous appellerait thallophores et sacs à procès. Toi donc, qui vas
défendre notre souveraineté, déploie en ce moment tout le courage de ton éloquence.
PHILOKLÉÔN
Et d'abord, dès mon entrée en la carrière, et pour point de départ, je montrerai
que notre pouvoir ne le cède à aucune royauté. Y a-t-il quelqu'un de plus heureux,
de plus fortuné ici-bas qu'un juge, un être plus gâté et plus redoutable, et cela,
si c'est un vieillard ? Dès qu'il sort du lit, il est escorté jusqu'au tribunal
par des hommes superbes, hauts de quatre coudées. Ensuite, sur la route, je me
sens pressé par une main douce, qui a volé les deniers de l'État ; on supplie,
on s'incline, on dit d'une voix lamentable : « Aie pitié de moi, mon
père, je t'en conjure, si jamais tu as dérobé toi-même dans l'exercice de tes
fonctions ou dans les marchés pour l'approvisionnement des troupes. »
Eh bien, il ne saurait pas même que j'existe sans son premier acquittement.
BDÉLYKLÉÔN
Que cet article relatif aux suppliants soit mentionné sur mes tablettes !
PHILOKLÉÔN
Puis, lorsque j'entre, chargé de supplications et la colère calmée, je ne fais
rien de tout ce que j'ai dit ; seulement j'écoute de toutes parts les plaintes
des gens qui espèrent l'acquittement. Vois-tu ? on n'entend plus que flatteries
à l'adresse du juge. Les uns déplorent leur misère, et ajoutent des maux supposés
à ceux qui sont réels, pour les égaler aux miens ; les autres nous racontent des
histoires ou quelque trait comique d'Æsopos. D'autres lancent une raillerie pour
me faire rire et apaiser ma rigueur. Si rien de tout cela ne nous touche, ils
nous amènent aussitôt par la main leurs enfants, filles et garçons : j'écoute
; ils se prosternent et bêlent à l'unisson. Alors le père, saisi de crainte, me
supplie, comme un dieu, par pitié pour ses enfants, de lui faire remise de la
peine. « Si tu aimes la voix d'un agneau, sois sensible à la voix de
ce garçon. » Mais si j'aime la voix des petites truies, il essaie de
me toucher par celle de sa fille. Et nous, par égard pour lui, nous détendons
un peu les cordes de notre colère. N'est-ce pas là un grand pouvoir, qui permet
de dédaigner la richesse ?
BDÉLYKLÉÔN
Second point de son discours que je note : « Qui permet de dédaigner
la richesse. » Dis-moi maintenant les avantages que tu prétends tirer
de ta souveraineté sur la Hellas ?
PHILOKLÉÔN
Chargés de constater l'âge des enfants, nous avons le droit de voir leurs parties
honteuses. Qu'Œagros soit cité en justice, il ne sera pas absous avant de nous
avoir récité la plus belle tirade de Niobè. Un joueur de flûte gagne-t-il sa cause,
en reconnaissance, il se bride la joue avec sa courroie, et joue un air aux juges
à leur sortie. Si un père, en mourant, désigne par testament l'époux destiné à
sa fille, son unique héritière, nous envoyons là-bas pleurer toutes les larmes
de leur tête le testament et la coquille solennellement appliquée au cachet, et
nous donnons la fille à celui dont les prières nous ont convaincus. Avec cela,
point de comptes à rendre de nos actions : ce que n'a aucune autre magistrature.
BDÉLYKLÉÔN
Effectivement, et c'est la seule des choses que tu as dites dont je puisse te
féliciter. Mais, quand tu enlèves la coquille au cachet du testament d'une héritière,
tu commets une injustice.
PHILOKLÉÔN
De plus, quand le Conseil et le peuple sont embarrassés de juger sur quelque grave
affaire, un décret renvoie les coupables devant les juges. C'est alors qu'Euathlos
et ce grand Kolakonymos, lâcheur du bouclier, protestent qu'ils ne nous trahiront
pas et qu'ils combattront pour le peuple. Et jamais, dans l'assemblée, aucun orateur
n'a fait triompher son avis, s'il n'a dit que les tribunaux ont le droit de se
retirer, aussitôt qu'ils ont jugé une affaire. Kléôn lui-même, ce grand braillard,
ne mord pas sur nous, mais il nous garde, nous caresse de la main et nous préserve
des mouches, tandis que toi, tu n'as jamais rien fait de tout cela à ton père.
Et Théoros, quoique ce soit un homme qui n'est pas au-dessous d'Euphèmios, il
prend l'éponge dans le bassin et décrotte nos chaussures. Vois de quels biens
tu veux me priver, me dépouiller. Voilà ce que tu appelles de l'esclavage, de
la servitude, et tu prétends le prouver.
BDÉLYKLÉÔN
Parle à satiété : car un jour mettra fin à cette puissance
imposante, et tu ne seras plus qu'un derrière qui défie le bain.
PHILOKLÉÔN
Mais le plus agréable de tout cela, et que j'allais oublier, c'est quand je rentre
à la maison, rapportant mon salaire : tout le monde arrive en même temps me faire
des caresses, en raison de cet argent ; et d'abord ma fille me lave les pieds,
les parfume, se penche pour me baiser, m'appelle « son petit papa »
et, de sa langue, va pêcher le triobole. Ma femme, douce cajoleuse, m'apporte
une galette bien levée, s'assoit près de moi, et, faisant des instances : «
Mange ceci, goûte cela. » Je suis ravi, et je n'ai pas besoin de
me tourner vers toi ou vers l'intendant pour savoir quand il apportera le dîner,
en maugréant et en grommelant. D'ailleurs, s'il ne se hâte de me pétrir un gâteau,
j'ai là un rempart contre les maux, un préservatif contre les traits. Si tu ne
me verses pas à boire, j'ai apporté un vase à longues oreilles, plein de vin ;
je me penche et je bois, et lui, ouvrant la bouche pour braire, oppose au bruit
de ta coupe une grosse pétarade digne d'un bataillon. N'est-ce pas là exercer
une grande souveraineté et qui ne le cède point à celle de Zeus, moi qui entends
de moi ce que Zeus entend de lui ? Si nous sommes tumultueux, quelque passant
s'écrie : « Quel tonnerre dans le tribunal, ô Zeus souverain ! »
Si je lance l'éclair, les riches ahanent d'émoi, et ils lâchent tout sous eux
; et de même les gens tout à fait vénérables. Et toi-même, tu as grand'peur de
moi ; oui, par Dèmètèr ! tu as peur ; et moi, que je me meure, si j'ai peur de
toi.
LE CHŒUR
Non, jamais nous n'avons entendu personne parler avec tant de correction et d'intelligence.
PHILOKLÉÔN
Mais non, il se figurait qu'il vendangerait aisément une vigne abandonnée ; car
il savait toute la supériorité de mon talent.
LE CHŒUR
Comme il a tout passé en revue, sans rien omettre ! C'est au point que je grandissais
en l'entendant et qu'il me semblait juger aux Iles Fortunées, ravi de son éloquence.
BDÉLYKLÉÔN
Le voilà qui se pâme d'aise, qu'il est tout hors de lui ! Va, aujourd'hui, je
te ferai regarder les étrivières !
LE CHŒUR
Il faut que tu ourdisses toutes sortes de trames pour échapper : car il n'est
pas facile d'adoucir ma colère, quand on ne parle pas dans mon sens. C'est donc
le cas pour toi de chercher une bonne meule et toute neuve, lorsque tu vas parler,
afin d'écraser ma mauvaise humeur.
BDÉLYKLÉÔN
C'est une entreprise difficile, rude et d'une trop haute portée pour des poètes
de vendanger, de guérir une maladie ancienne et invétérée dans la cité. Cependant,
ô mon père, descendant de Kronos...
PHILOKLÉÔN
Arrête, et ne me donne plus le nom de père. Si tu ne me prouves pas, tout de suite,
que je suis esclave, rien ne m'empêchera de te faire mourir, dût-on me priver
de ma part des festins sacrés.
BDÉLYKLÉÔN
Écoute maintenant, petit papa, et détends un peu ton visage. Et d'abord calcule,
simplement, non pas avec des cailloux, mais sur tes doigts, le revenu total des
tributs payés par les villes ; compte, en outre, les cotes personnelles, les nombreux
centièmes, les prytanies, les mines, les droits des marchés et des ports, les
taxes, les confiscations : la somme de ces revenus monte à près de deux mille
talents. Compte maintenant les honoraires annuels des juges, au nombre de six
mille ; car il n'y en eut jamais davantage ici : cela nous fait cent cinquante
talents.
PHILOKLÉÔN
Ce n'est donc pas même le dixième des revenus de l'État que nous touchons pour
salaire.
BDÉLYKLÉÔN
Non, par Zeus ! Et où va donc le reste ?
PHILOKLÉÔN
A ces gens qui disent : « Je ne trahirai jamais la populace d'Athènes,
mais je combattrai toujours pour le peuple. »
BDÉLYKLÉÔN
Et toi, mon père, tu te laisses mener par eux, charmé de leurs paroles. Ils extorquent
aux villes des cinquantaines de talents, les effrayant de leurs menaces et de
leurs cris : « Payez le tribut, ou je tonne et je foudroie votre ville
! » Et toi tu te contentes de grignoter les résidus de ton pouvoir.
Les alliés, remarquant que le reste de la foule vit maigrement de lécher les assiettes
et de mâcher à vide, t'estiment à l'égal du suffrage de Konnos, et apportent aux
autres, en présent, terrines salées, vin, tapis, fromage, miel, sésame, coussins,
fioles, couvertures de laine, couronnes, colliers, coupes, richesse et santé.
Et toi, leur maître, pour prix de tes nombreux labeurs sur la terre et sur l'onde,
il n'y en a pas un qui te donne même une tête d'ail pour tes fritures.
PHILOKLÉÔN
Oui, par Zeus ! j'ai envoyé chercher moi-même trois gousses d'ail chez Eukharidès
; mais cette servitude où je suis, tu ne me la montres pas et tu me chagrines.
BDÉLYKLÉÔN
N'est-ce donc pas une grande servitude de voir tous ces gens-là investis des magistratures
et leurs flatteurs richement rémunérés, tandis que toi, si on te donne trois oboles,
te voilà content ? Et c'est en combattant sur mer, sur terre à la prise des villes
que tu les as gagnées, en te surmenant de fatigues. Il y a plus, et c'est ce qui
m'exaspère au plus haut point, un ordre t'oblige à te rendre à l'assemblée, parce
qu'un jeune débauché, le fils de Khæréas, aux jambes écartées, au corps balancé
d'un mouvement lascif, est venu te prescrire de juger au tribunal, le matin et
à l'heure dite, sous peine pour quiconque arrivera passé le signal, de ne pas
toucher le triobole. Et cependant lui-même il reçoit la drakhme accordée à l'accusateur,
bien qu'il soit arrivé en retard. Il partage avec quelque autre des juges, ses
collègues, le présent qu'a pu lui donner un des accusés ; puis ils s'entendent
tous deux pour arranger l'affaire, à la façon des scieurs de long, dont l'un tire
et l'autre pousse. En attendant, toi tu regardes, la bouche béante, le kolakrète,
et tu ne sais rien de ce qui s'est fait.
PHILOKLÉÔN
Eux me traiter ainsi ! Hélas ! que dis-tu ? Mon cœur est comme une mer démontée
: tu t'empares de toute mon intelligence, et je ne sais pas où tu me conduis.
BDÉLYKLÉÔN
Vois pourtant comment il t'est permis d'être riche, ainsi que tous les tiens ;
mais grâce à ces flagorneurs du peuple, tu disparais dans je ne sais quelle machine.
Maître d'une foule de villes, depuis le Pontos jusqu'à la Sardô, tu ne jouis de
rien, sinon de ce misérable salaire : c'est un flocon de laine où l'on verse avec
une parcimonie contenue, et pour que tu vives, comme qui dirait une goutte d'huile.
En effet, ils veulent que tu sois pauvre, et je te dirai pourquoi : c'est afin
que tu connaisses la main qui te nourrit, et que, si l'un d'eux t'excite en sifflant,
tu te lances d'un bond féroce sur l'ennemi. Car s'ils voulaient assurer la subsistance
du peuple, ce serait chose facile. Il y a bien mille cités qui maintenant nous
paient tribut. Si l'on enjoignait à chacune d'elles de nourrir vingt personnes,
deux myriades de nos concitoyens ne vivraient que de lièvres, la tête ceinte de
toutes sortes de couronnes, et ne boiraient que du lait pur ou bouilli, délices
dignes de notre patrie et du trophée de Marathôn. Aujourd'hui, comme des mercenaires
récoltant des olives, vous êtes à la merci de celui qui détient votre salaire.
PHILOKLÉÔN
Hélas ! quel froid de glace engourdit ma main ! Je ne puis tenir mon épée ; je
sens que je faiblis.
BDÉLYKLÉÔN
Mais lorsque ces hommes craignent pour eux-mêmes, ils vous donnent l'Eubœa, et
vous promettent la fourniture de quelque cinquante médimnes de froment ; eux qui
ne t'ont jamais rien donné, sauf, tout récemment, cinq médimnes d'orge ; et encore
tu ne les reçus qu'à grand'peine, khœnix par khœnix, et en te justifiant de l'accusation
d'être étranger. Voilà pourquoi je t'ai toujours tenu renfermé, afin de te nourrir
moi-même et de ne pas les voir rire des insolences dirigées contre toi. Et maintenant
je veux franchement te fournir tout ce que tu désires, hors le lait du kolakrète.
LE CHŒUR
Il était sage celui qui a dit : « Avant d'avoir entendu le discours
des deux parties, ne prononcez pas. » C'est toi, en effet, qui me parais
maintenant avoir largement gagné la cause. Cela fait que ma colère se calme et
que je jette ces bâtons. Et toi, notre contemporain et notre camarade, cède, cède
à ses raisons, de peur de paraître un homme atteint de folie, d'entêtement exagéré,
et intraitable. Qu'il m'eût été utile d'avoir moi-même un tuteur, un parent, pour
me remettre ainsi dans le vrai sens ! Aujourd'hui, un dieu présent vient manifestement
à ton aide dans cette occurrence ; on voit qu'il t'accorde sa faveur : accepte-la
sans attendre.
BDÉLYKLÉÔN
Oui, je le nourrirai ; je fournirai à ce vieillard tout ce qu'il lui faut, gruau
à lécher, manteau doublé, couverture, fille qui lui frottera les reins et le reste.
Mais qu'il se taise et ne souffle mot, cela ne peut me plaire.
LE CHŒUR
Il s'est remis lui-même dans le bon sens sur les points où il extravaguait : il
a reconnu tout à l'heure sa folie et il se reproche de n'avoir pas suivi tes conseils.
Maintenant peut-être va-t-il se laisser convaincre par tes observations, et avoir
la sagesse de changer de conduite en t'obéissant.
PHILOKLÉÔN
Hélas ! malheur à moi !
BDÉLYKLÉÔN
Eh bien, pourquoi cries-tu ?
PHILOKLÉÔN
Laisse-moi là toutes ces promesses ! « Ce que j'aime est là-bas, c'est
là-bas que je veux être, » où le héraut crie : « Qui donc
n'a pas voté ? Qu'il se lève ! » Que ne puis-je être debout devant les
urnes, le dernier des votants ! Hâte-toi, mon âme ! Où est mon âme ? «
Ténèbres, livrez-moi passage. » Par Hèraklès ! puissé-je arriver à temps
auprès des juges pour convaincre Kléôn de vol !
BDÉLYKLÉÔN
Allons, mon père, au nom des dieux, obéis-moi !
PHILOKLÉÔN
T'obéir ? Dis ce que tu veux, sauf une chose.
BDÉLYKLÉÔN
Laquelle ? Parle.
PHILOKLÉÔN
Ne pas juger. Hadès aura décidé de moi avant que je consente.
BDÉLYKLÉÔN
Eh bien, si tu fais ton bonheur de rendre la justice, ne sors pas d'ici, reste
chez toi et juge tes serviteurs.
PHILOKLÉÔN
Et que juger ? Tu plaisantes.
BDÉLYKLÉÔN
Tu feras tout comme là-bas. Si une servante ouvre la porte clandestinement, tu
décréteras contre elle une simple amende, absolument comme tu le faisais au tribunal.
Et tout cela se passe au mieux. Si le soleil luit dès le matin, tu jugeras au
soleil. Si la neige tombe ou s'il pleut, tu t'assiéras auprès du feu, pour instruire
l'affaire. Si tu te lèves à midi, aucun thesmothète ne t'exclura de l'enceinte.
PHILOKLÉÔN
Cela me convient.
BDÉLYKLÉÔN
Il y a plus : si un plaideur n'en finit pas, tu n'attendras pas à jeun, te rongeant
toi-même ainsi que l'orateur.
PHILOKLÉÔN
Mais comment pourrai-je bien connaître l'affaire, de même qu'auparavant, si j'ai
encore la bouche pleine ?
BDÉLYKLÉÔN
Beaucoup mieux. On dit que les juges, entourés de faux témoins, ne parviennent
à connaître les affaires qu'en ruminant.
PHILOKLÉÔN
Tu me décides. Mais tu ne me dis pas de qui je recevrai les honoraires.
BDÉLYKLÉÔN
De moi.
PHILOKLÉÔN
Bien : je serai payé à part, et non avec les autres. Car c'est un tour indigne
que m'a joué Lysistratos, ce bouffon. Dernièrement, il avait reçu une drakhme
pour nous deux. Il va faire de la monnaie au marché des poissons, et il me remet
trois écailles de mulet. Moi, je les fourre dans ma bouche, les ayant prises pour
des oboles : dégoûté par l'odeur, je les crache et je le traîne en justice.
BDÉLYKLÉÔN
Et que répliqua-t-il ?
PHILOKLÉÔN
Eh bien, il prétendit que j'avais un estomac de coq. « Tu as été vite
à digérer l'argent, » dit-il.
BDÉLYKLÉÔN
Tu vois quel avantage cela t'offre encore.
PHILOKLÉÔN
Et qui n'est pas mince du tout. Mais exécute ce que tu veux faire.
BDÉLYKLÉÔN
Attends un moment. Je vais tout apporter.
PHILOKLÉÔN
Vois la chose et comment les oracles s'accomplissent. J'avais entendu dire qu'un
jour viendrait où les Athéniens jugeraient les procès dans leurs maisons et où
chaque individu se bâtirait, dans son vestibule, un tout petit tribunal, comme
un hèkatéion, partout devant les portes.
BDÉLYKLÉÔN
Tiens, qu'en dis-tu ? Je t'apporte tout ce que je t'ai dit, et beaucoup plus même.
Voici un pot de chambre, si tu as envie d'uriner ; on va le pendre, près de toi,
à un clou.
PHILOKLÉÔN
Bonne idée, pour un vieux ! Tu as trouvé là, franchement, un utile remède à la
rétention d'urine.
BDÉLYKLÉÔN
Et puis du feu et des lentilles dessus, si tu as besoin de manger une bouchée.
PHILOKLÉÔN
Pas maladroit du tout ! Car même si j'ai la fièvre, je toucherai mon salaire.
Sans bouger d'ici je mangerai mes lentilles. Mais à quoi bon m'avez-vous apporté
cet oiseau ?
BDÉLYKLÉÔN
Afin que, si tu t'endors pendant une plaidoirie, il t'éveille de là-haut.
PHILOKLÉÔN
Je voudrais encore une chose ; car le reste me suffit.
BDÉLYKLÉÔN
Laquelle ?
PHILOKLÉÔN
Qu'on m'apportât ici la statue de Lykos.
BDÉLYKLÉÔN
La voici : on dirait le Dieu lui-même.
PHILOKLÉÔN
Souverain héros, que tu n'es guère agréable à voir !
BDÉLYKLÉÔN
C'est à nos yeux le portrait même de Kléonymos.
PHILOKLÉÔN
Tout héros qu'il est, il n'a donc pas d'armes non plus.
BDÉLYKLÉÔN
Si tu te hâtais de siéger, je me hâterais d'appeler une cause.
PHILOKLÉÔN
Appelle tout de suite ; il y a longtemps que je siège.
BDÉLYKLÉÔN
Voyons, quelle cause introduirai-je tout d'abord ? Quelle sottise a faite quelqu'un
de la maison ? Thratta ayant dernièrement laissé brûler la marmite...
PHILOKLÉÔN
Holà, arrête ! Peu s'en faut que tu ne me fasses mourir. Tu allais appeler une
cause avant d'avoir posé la balustrade : c'est la première condition de nos mystères.
BDÉLYKLÉÔN
Mais, par Zeus ! il n'y en a pas.
PHILOKLÉÔN
Eh bien, je cours, et j'en rapporte une tout de suite de la maison.
BDÉLYKLÉÔN
Ce que c'est pourtant ! Quelle force a l'habitude du local !
—————
XANTHIAS
Va-t'en aux corbeaux ! Nourrir un pareil chien !
BDÉLYKLÉÔN
Qu'y a-t-il donc ?
XANTHIAS
Ne voilà-t-il pas Labès, votre chien, qui vient d'entrer dans la cuisine et de
manger un fromage de Sikélia !
BDÉLYKLÉÔN
Voilà le premier délit à déférer à mon père. Toi, porte l'accusation.
XANTHIAS
Pas moi, de par Zeus ! mais un autre chien se porte comme accusateur, si l'affaire
est appelée.
BDÉLYKLÉÔN
Voyons, maintenant, amène-les tous deux ici.
XANTHIAS
C'est ce qu'on va faire.
BDÉLYKLÉÔN
Qu'apportes-tu là ?
PHILOKLÉÔN
La bauge aux porcs consacrés à Hestia.
BDÉLYKLÉÔN
Tu oses y porter une main sacrilège ?
PHILOKLÉÔN
Non, mais c'est en sacrifiant d'abord à Hestia, que j'écraserai quelque adversaire.
Allons, hâte-toi de les amener. Je vois déjà la peine encourue.
BDÉLYKLÉÔN
Voyons, maintenant, j'apporte les tablettes et les registres.
PHILOKLÉÔN
Ah ! tu m'assommes, tu me tues, avec tes délais. J'aurais pu tracer les mots par
terre.
BDÉLYKLÉÔN
Voici.
PHILOKLÉÔN
Appelle donc.
BDÉLYKLÉÔN
J'y suis.
PHILOKLÉÔN
Qu'est-ce d'abord, celui-ci ?
BDÉLYKLÉÔN
Aux corbeaux ! Quel ennui ! J'ai oublié d'apporter les urnes aux suffrages.
PHILOKLÉÔN
Eh bien, où cours-tu ?
BDÉLYKLÉÔN
Chercher les urnes.
PHILOKLÉÔN
Inutile : j'avais là ces vases.
BDÉLYKLÉÔN
On ne peut mieux. Nous avons tout ce qu'il nous faut, excepté pourtant la klepsydre.
PHILOKLÉÔN
Et ceci ? N'est-ce pas une klepsydre ?
BDÉLYKLÉÔN
Tu excelles à fournir les objets nécessaires et locaux. Mais qu'on se hâte d'apporter
de la maison le feu, les myrtes et l'encens, afin de commencer par invoquer les
dieux.
LE CHŒUR
Et nous, pendant les libations et les prières, nous vous dirons de bonnes paroles,
parce que de la lutte et de la dispute vous en êtes venus à une généreuse réconciliation.
BDÉLYKLÉÔN
Débutez donc par les bonnes paroles.
LE CHŒUR
O Phœbos Apollôn Pythios, bonne chance à l'affaire instruite par ce magistrat
devant sa porte ; accord entre nous tous tirés de nos erreurs ! Io Pæan !
BDÉLYKLÉÔN
O Souverain maître, mon voisin, dieu de ma rue, gardien de mon vestibule, accepte,
seigneur, ce nouveau sacrifice, que nous innovons en l'honneur de mon père. Adoucis
cette humeur trop rêche et dure comme l'yeuse, mêle à ce cœur quelques gouttes
de miel. Qu'il soit désormais doux pour les hommes, plus clément à l'accusé qu'à
l'accusateur, prêt à pleurer avec ceux qui l'implorent ; qu'il se dépouille de
son aigreur et qu'il arrache les orties de sa colère !
LE CHŒUR
Nos prières s'unissent aux tiennes, et nos chants en faveur du nouveau magistrat
s'accordent avec les paroles que tu as prononcées. Oui, tu as notre bienveillance,
depuis que nous voyons que tu aimes le peuple bien plus que ne le fait aucun des
jeunes.
BDÉLYKLÉÔN
S'il se trouve devant les portes quelque hèliaste, qu'il entre. Dès qu'on aura
commencé à parler, nous n'ouvrirons plus.
PHILOKLÉÔN
Quel est l'accusé ?
BDÉLYKLÉÔN
Celui-ci.
PHILOKLÉÔN
Quelle peine va le frapper ?
BDÉLYKLÉÔN
Écoutez l'acte d'accusation. Le soussigné chien de Kydathènè accuse Labès d'Æxonè
d'avoir seul, contre toute justice, mangé un fromage Sikélien. Peine : un collier
de figuier.
PHILOKLÉÔN
C'est-à-dire une mort de chien, une fois convaincu.
BDÉLYKLÉÔN
L'accusé Labès est ici présent.
PHILOKLÉÔN
Oh ! le vilain chien ! Quels yeux de voleur ! Comme, en serrant les dents, il
se flatte de me tromper ? Où est le plaignant, le chien de Kydathènè ?
LE CHIEN
Au ! au !
BDÉLYKLÉÔN
Le voici.
PHILOKLÉÔN
C'est un second Labès, bon aboyeur et lécheur de marmites.
BDÉLYKLÉÔN
Silence, assis ! Toi, monte à la tribune et accuse.
PHILOKLÉÔN
Voyons ; en même temps je vais me verser et boire un coup.
XANTHIAS
Vous avez entendu, citoyens juges, l'accusation que j'ai formulée contre celui-ci.
Il a commis le plus affreux des attentats contre moi et contre la marine. Il s'est
sauvé dans un coin, à la mode Sikélienne, avec un énorme fromage, dont il s'est
repu dans les ténèbres.
PHILOKLÉÔN
De par Zeus ! il est pris sur le fait. Tout à l'heure il m'a lâché un gros rot
au fromage, le coquin !
XANTHIAS
Et il ne m'a rien donné, à ma requête. Or, qui voudra vous rendre service, si
l'on ne me jette rien à moi, votre chien ?
PHILOKLÉÔN
Et il n'a rien donné ?
XANTHIAS
Rien à moi, son camarade.
PHILOKLÉÔN
Voilà un gaillard aussi bouillant que ces lentilles !
BDÉLYKLÉÔN
Au nom des dieux, mon père, ne prononce pas avant de les avoir entendus tous les
deux.
PHILOKLÉÔN
Mais, mon bon, la chose est claire ; elle crie d'elle-même.
XANTHIAS
N'allez pas l'absoudre. C'est de tous les chiens l'être le plus égoïste et le
plus glouton, lui qui, louvoyant autour d'un mortier, a dévoré la croûte des villes
!
PHILOKLÉÔN
Aussi n'ai-je pas même de quoi boucher les fentes de ma cruche.
XANTHIAS
Châtiez-le donc. Jamais une seule cuisine ne pourrait nourrir deux voleurs. Je
ne puis pourtant pas, moi, aboyer le ventre vide : aussi dorénavant je n'aboierai
plus.
PHILOKLÉÔN
Oh ! oh ! que de scélératesses il nous a dénoncées ! C'est la friponnerie faite
homme. N'est-ce pas ton avis, mon coq ? Par Zeus ! il dit que oui. Le thesmothète,
où est-il ? Ohé ! Donne-moi le pot.
BDÉLYKLÉÔN
Prends-le toi-même. Je suis en train d'appeler les témoins. Paraissez, témoins
à la charge de Labès, plat, pilon, racloire à fromage, fourneau, marmite et autres
ustensiles brûlés ! Mais pisses-tu encore ? Ne sièges-tu plus ?
PHILOKLÉÔN
C'est lui, je crois, qui va faire sous lui aujourd'hui.
BDÉLYKLÉÔN
Ne cesseras-tu pas d'être dur et intraitable pour les accusés ? Tu les déchires
à belles dents ! Monte à la tribune ; défends-toi. D'où vient ton silence ? Parle.
PHILOKLÉÔN
Mais il semble qu'il n'ait rien à dire.
BDÉLYKLÉÔN
Non pas, mais il me paraît être dans la même situation que jadis Thoukydidès accusé.
Ses mâchoires furent tout à coup paralysées. Retire-toi ; c'est moi qui présenterai
ta défense. Il est difficile, citoyens, de faire l'apologie d'un chien calomnié
; je parlerai cependant. C'est une bonne bête, et il chasse les loups.
PHILOKLÉÔN
C'est un voleur et un conspirateur.
BDÉLYKLÉÔN
Par Zeus ! c'est le meilleur des chiens d'aujourd'hui, capable de garder de nombreux
moutons.
PHILOKLÉÔN
A quoi cela sert-il, s'il mange le fromage ?
BDÉLYKLÉÔN
Oui, mais il se bat pour toi, il garde la porte, et il excelle dans tout le reste.
S'il a fait un larcin, pardonne-lui. Il est vrai qu'il ne sait pas jouer de la
kithare.
PHILOKLÉÔN
Moi, je voudrais qu'il ne sût pas lire, pour ne pas nous faire l'apologie de son
crime.
BDÉLYKLÉÔN
Écoute, juge équitable, mes témoins. Monte, racloire à fromage, et parle à haute
voix. Tu exerçais alors la charge de payeur : réponds clairement. N'as-tu pas
raclé les parts que tu avais reçues pour les soldats ? Elle répond qu'elle les
a raclées.
PHILOKLÉÔN
Mais, par Zeus ! elle ment.
BDÉLYKLÉÔN
Juge compatissant, prends pitié des malheureux. Notre Labès ne vit que de têtes
et d'arêtes de poissons ; jamais il ne demeure en place. L'autre n'est bon qu'à
garder la maison : il reste là, attendant ce qu'on apporte et en demandant sa
part ; autrement, il mord.
PHILOKLÉÔN
Ouf ! quel mal me prend qui fait que je m'attendris ? Le malaise dure, et je me
sens convaincre.
BDÉLYKLÉÔN
Ah ! je t'en conjure, pitié pour lui, mon père ! Ne le sacrifiez point. Où sont
les enfants ? Montez, malheureux ! jappez, priez, suppliez et pleurez !
PHILOKLÉÔN
Descends, descends, descends, descends !
BDÉLYKLÉÔN
Je vais descendre. Et quoique ce « descends » en ait trompé
bien d'autres, je vais pourtant descendre.
PHILOKLÉÔN
Aux corbeaux ! Ah ! ce n'est pas bon d'avoir mangé. Je viens de pleurer, et je
n'en vois pas d'autre raison que de m'être bourré de lentilles.
BDÉLYKLÉÔN
Il ne sera donc pas acquitté ?
PHILOKLÉÔN
C'est difficile à savoir.
BDÉLYKLÉÔN
Voyons, mon petit papa, tourne-toi vers de meilleurs sentiments. Prends ce suffrage
; passe, de sens rassis, du côté de la seconde urne, et absous-le, mon père.
PHILOKLÉÔN
Non, certes. Je ne sais pas jouer de la kithare.
BDÉLYKLÉÔN
Viens à l'instant, je vais t'y conduire au plus vite.
PHILOKLÉÔN
Est-ce la première urne ?
BDÉLYKLÉÔN
Oui.
PHILOKLÉÔN
J'y jette mon suffrage.
BDÉLYKLÉÔN
Il est attrapé ; il vient d'absoudre sans le vouloir.
PHILOKLÉÔN
Attends, que je verse les suffrages. Voyons l'issue du débat.
BDÉLYKLÉÔN
Le fait va le prouver. Tu es absous, Labès. Père, père, que t'arrive-t-il ?
PHILOKLÉÔN
Ah ! dieux ! vite de l'eau.
BDÉLYKLÉÔN
Reviens à toi.
PHILOKLÉÔN
Dis-moi la chose comme elle est. Est-il réellement absous ?
BDÉLYKLÉÔN
Oui, de par Zeus !
PHILOKLÉÔN
Je suis réduit à rien.
BDÉLYKLÉÔN
Pas de souci, cher père : relève-toi.
PHILOKLÉÔN
Comment, en face de moi-même, supporterai-je l'idée d'avoir absous un accusé ?
Qu'adviendra-t-il de moi ? O dieux vénérés, accordez-moi mon pardon : c'est malgré
moi que je l'ai fait : ce n'est pas mon habitude.
BDÉLYKLÉÔN
Ne te fâche pas. Moi je veux, mon père, te bien nourrir, te mener avec moi partout,
aux dîners, aux banquets, aux spectacles, de manière à passer agréablement le
reste de ta vie. Hyperbolos ne te rira plus au nez en te dupant, mais entrons.
PHILOKLÉÔN
Oui, maintenant, si bon te semble.
—————
LE CHŒUR
Oui, allez gaiement où vous voulez.
Pour vous, myriades
incalculables, les bonnes choses qu'on va vous dire maintenant, gardez-vous de
les laisser négligemment tomber par terre. C'est affaire à des spectateurs inintelligents,
et non pas à vous.
Et maintenant, peuple,
prêtez-nous attention, si vous aimez un langage sincère.
Le poète désire, à
présent, adresser des reproches aux spectateurs. Il prétend qu'on lui a fait une
injustice, à lui qui s'est souvent bien conduit envers vous, pas ouvertement sans
doute, mais en aidant secrètement d'autres poètes. Imitateur des prophéties et
des procédés d'Euryklès, il fit passer dans d'autres ventres bon nombre de ses
traits comiques. Bientôt, il affronta le risque de se montrer ouvertement et de
lui-même, prenant en mains les rênes, non plus de la bouche d'autrui, mais de
celle de ses propres muses. Porté au sommet de la grandeur, plus honoré que jamais
personne d'entre vous, il dit n'avoir pas atteint le comble, ni être gonflé d'orgueil,
ni parcourir les palestres en séducteur. Si quelque amant, mû par la haine, accourait
sur lui pour s'être raillé comiquement de ses amours, il dit qu'il n'a jamais
fléchi devant personne, gardant la ferme résolution de ne pas faire jouer aux
muses dont il s'inspire, le rôle d'entremetteuses. La première fois qu'il joua,
il n'eut pas, selon lui, à combattre des hommes, mais à s'armer du courage de
Hèraklès, pour attaquer les plus grands monstres, assaillant tout d'abord avec
vigueur la bête aux dents aiguës, dans les yeux de laquelle luisaient des rayons
terribles comme les yeux de Kynna, et dont les cent têtes étaient léchées en cercle
par des flatteurs, gémissant autour de son cou : elle avait la voix redoutable
d'un torrent qui grossit, l'odeur d'un phoque, les testicules malpropres d'une
Lamia, et le derrière d'un chameau. A la vue de ce monstre, notre poète dit que
la peur ne lui fera pas offrir des présents, mais qu'aujourd'hui encore il va
combattre pour vous. Il ajoute qu'après ce monstre, il lutta, l'an passé, contre
des dæmons sinistres, des êtres fiévreux, qui, la nuit, étranglaient les pères,
étouffaient les grands-pères, s'asseyaient à la couche de vos concitoyens inoffensifs,
les inondaient de contre-serments, de citations, de témoignages, au point qu'un
bon nombre bondissaient terrifiés chez le polémarkhe. Après avoir trouvé un tel
défenseur, un tel sauveur de ce pays, vous l'avez abandonné, l'année dernière,
lorsqu'il semait ses pensées les plus neuves, dont, faute de les bien comprendre,
vous avez arrêté la pousse. Cependant, au milieu de nombreuses libations, il atteste
Dionysos que jamais on n'entendit de meilleurs vers comiques. C'est une honte
pour vous de ne pas les avoir appréciés sur-le-champ ; mais le poète n'est pas
estimé à une moindre valeur par les hommes éclairés, quoique, devançant ses rivaux,
il ait eu son espérance brisée.
Mais, à l'avenir,
braves gens, si vous avez des poètes qui cherchent des paroles et des idées neuves,
aimez-les, favorisez-les davantage, et conservez leurs pensées : enfermez-les
dans vos coffres avec les fruits. En agissant ainsi, vos vêtements exhaleront
toute l'année une odeur de sagesse.
O nous, autrefois
vaillants dans les chœurs, vaillants dans les combats, et hommes plus vaillants
encore par ce côté seul, tout cela est passé, bien passé. Aujourd'hui la blancheur
florissante de nos cheveux surpasse celle du cygne. Toutefois il faut que de ces
restes surgisse la vigueur du jeune âge : pour moi, je suis convaincu que ma vieillesse
vaut mieux que les boucles de beaucoup de jeunes gens, que leur parure et leur
derrière élargi.
Si quelqu'un de vous,
spectateurs, à l'aspect de mon costume, s'étonne de me voir avec un corsage de
guêpe, et de ce que signifie notre aiguillon, je le lui expliquerai aisément,
quelle que soit son ignorance première. Nous sommes, nous qui avons cet appendice
au derrière, les Attiques, seuls vraiment nobles, autochthones, race la plus vaillante,
qui rendit à la ville les plus nombreux services dans les combats, quand vint
le Barbare, couvrant la ville de fumée, mettant tout en feu, et voulant nous enlever
violemment nos ruches. Aussitôt, armés de la lance et du bouclier, nous accourons
pour les combattre, le cœur enivré de colère, debout, homme contre homme, dévorant
nos lèvres de fureur, la grêle des flèches dérobant la vue du ciel. Cependant,
avec l'aide des dieux, nous les mettons en déroute vers le soir. Une chouette,
avant la bataille, avait passé au-dessus de notre armée. Puis nous les poursuivons,
les piquant comme des taons sous leurs longs vêtements, et ils s'enfuient, les
joues et les sourcils criblés de dards ; si bien que chez les Barbares, partout
et maintenant encore, on ne désigne rien de plus redoutable que la guêpe attique.
Certes alors j'étais
terrible, n'ayant peur de rien : je mis en fuite les ennemis, cinglant où il fallait
sur nos trières. Car nous n'avions pas alors le souci d'arrondir une phrase, ni
la pensée de dénoncer quelqu'un, mais le désir d'être le meilleur rameur. Aussi,
après avoir enlevé aux Mèdes un grand nombre de villes, méritions-nous de recevoir
ici les tributs, que volent les jeunes gens
Examinez-nous du haut en bas et sous tous les aspects, vous nous trouverez, pour
le caractère et pour la manière de vivre, absolument semblables aux guêpes. Et
d'abord il n'y a pas d'animal plus irritable que nous, ni plus colère, ni plus
impatient. Ensuite, toutes nos différentes occupations ressemblent à celles des
guêpes. Groupés par essaims, comme ceux des ruches, les uns d'entre nous s'en
vont chez l'arkhonte, les autres chez les Onze, d'autres à l'Odéôn : quelques-uns
serrés contre les murs, la tête baissée vers la terre, remuent à peine, comme
les chenilles dans leurs alvéoles. Pour le reste de la vie nous abondons en ressources.
En piquant un chacun, nous nous procurons de quoi vivre. Mais nous avons parmi
nous des frelons inactifs, dépourvus d'aiguillon, et qui, séjournant à l'intérieur
du logis, dévorent notre travail, sans se donner aucune peine. C'est pour nous
une chose des plus douloureuses qu'un être qui se dispense du service, nous ravisse
notre salaire, lui qui, pour la défense de ce pays, ne prend ni rame, ni lance,
ni ampoule. Il me semble, en un mot, que ceux des citoyens qui n'auront pas d'aiguillon,
ne doivent pas toucher le triobole.
—————
PHILOKLÉÔN
Jamais de la vie je ne quitterai plus ce manteau, qui seul me sauva dans la bataille
où le puissant Boréas nous fit la guerre.
BDÉLYKLÉÔN
Tu sembles n'avoir aucun souci de ton bien.
PHILOKLÉÔN
De par Zeus ! je me passe aisément des choses de luxe. Dernièrement je me régalais
d'une friture, et je payai un triobole dû au dégraisseur.
BDÉLYKLÉÔN
Fais du moins l'épreuve, puisque, une bonne fois, tu t'es livré à moi pour bien
vivre.
PHILOKLÉÔN
Que m'ordonnes-tu donc de faire ?
BDÉLYKLÉÔN
Quitte ce manteau usé et endosse cette læna en guise de manteau.
PHILOKLÉÔN
Faites donc des enfants et élevez-les : voilà le mien maintenant qui veut m'étouffer
!
BDÉLYKLÉÔN
Voyons, prends-la, mets-la, et ne dis rien.
PHILOKLÉÔN
Qu'est-ce que c'est que cette mauvaise chose, au nom de tous les dieux ?
BDÉLYKLÉÔN
Les uns l'appellent une persique, les autres une kaunakè.
PHILOKLÉÔN
Moi, je la prenais pour une couverture de Thymœtè.
BDÉLYKLÉÔN
Ce n'est pas étonnant ; tu n'es jamais allé à Sardes ; tu la connaîtrais alors,
tandis que maintenant tu ne la connais pas.
PHILOKLÉÔN
Moi ? Non, de par Zeus ! Mais cela me paraissait ressembler absolument à la casaque
pluchée de Morykhos.
BDÉLYKLÉÔN
Erreur ; c'est à Ekbatana qu'on fait ces tissus.
PHILOKLÉÔN
Est-ce qu'à Ekbatana on fait des intestins de laine ?
BDÉLYKLÉÔN
Pas du tout, mon bon ; mais chez les Barbares cette étoffe se tisse à grands frais.
Ainsi ce vêtement mange bien pour un talent de laine.
PHILOKLÉÔN
Il serait donc plus juste de l'appeler mange-laine que kaunakè.
BDÉLYKLÉÔN
Voyons, mon bon, tiens-toi et endosse-la.
PHILOKLÉÔN
Malheureux que je suis ! quelle chaleur la malpropre m'a rotée au nez !
BDÉLYKLÉÔN
Ne l'endosses-tu pas ?
PHILOKLÉÔN
Non, de par Zeus ! Mais, mon bon, si c'est indispensable, mettez-moi dans un four.
BDÉLYKLÉÔN
Allons, c'est moi qui te la passerai ; viens donc ici.
PHILOKLÉÔN
Au moins place là un croc.
BDÉLYKLÉÔN
Pour quoi faire ?
PHILOKLÉÔN
Pour me retirer avant que je sois fondu.
BDÉLYKLÉÔN
Voyons, maintenant, ôte ces maudites savates, et mets vite cette chaussure lakonienne.
PHILOKLÉÔN
Moi ? Je n'aurai jamais le cœur de mettre d'odieuses chaussures fabriquées par
des ennemis !
BDÉLYKLÉÔN
Allons, mon cher, marche hardiment sur le sol lakonien : fais vite.
PHILOKLÉÔN
C'est mal à toi de me faire le pied au pays ennemi.
BDÉLYKLÉÔN
Allons, l'autre pied !...
PHILOKLÉÔN
Impossible pour celui-là ; il a un de ses doigts qui déteste tout à fait les Lakoniens.
BDÉLYKLÉÔN
Il ne peut pas en être autrement.
PHILOKLÉÔN
Malheureux que je suis de n'avoir pas d'engelure dans ma vieillesse !
BDÉLYKLÉÔN
Finis-en de te chausser ; puis marche à la façon des riches, avec un balancement
voluptueux et efféminé.
PHILOKLÉÔN
Regarde : vois cette tournure, et juge de qui des riches ma démarche se rapproche
le plus.
BDÉLYKLÉÔN
De qui ? D'un furoncle revêtu d'ail.
PHILOKLÉÔN
Aussi ai-je envie de tortiller des fesses.
BDÉLYKLÉÔN
Voyons, maintenant, sauras-tu tenir un langage grave devant des hommes instruits
et habiles ?
PHILOKLÉÔN
Oui.
BDÉLYKLÉÔN
Que diras-tu ?
PHILOKLÉÔN
Beaucoup de choses. D'abord comment Lamia, se voyant prise, s'est mise à péter
; puis comment Kardopiôn frappa sa mère.
BDÉLYKLÉÔN
Non, pas de fables, mais des choses de la vie humaine, tels que nos sujets ordinaires
d'entretien à la maison.
PHILOKLÉÔN
Ah ! j'en sais du genre de ce qui se dit à la maison, par exemple : «
Il y avait une fois une souris et un chat. »
BDÉLYKLÉÔN
« Être sot et grossier », comme dit Théogénès au vidangeur,
en lui faisant des reproches, vas-tu parler de souris et de chats à des hommes
?
PHILOKLÉÔN
De qui faut-il donc que je parle ?
BDÉLYKLÉÔN
De personnages éminents, de tes collègues en députation Androklès et Klisthénès.
PHILOKLÉÔN
Moi ! Jamais je ne suis allé en députation, excepté à Paros, et j'ai reçu pour
cela deux oboles.
BDÉLYKLÉÔN
Eh bien, dis-nous donc comment Éphoudiôn combattit glorieusement au pankration
avec Askondas : tout vieux qu'il était et blanchi, il avait de larges reins, des
poignets, des flancs et un thorax superbes.
PHILOKLÉÔN
Assez, assez, tu ne sais ce que tu dis. A quoi bon le thorax pour se battre au
pankration ?
BDÉLYKLÉÔN
Telle est la manière de converser des sages. Mais dis-moi autre chose. Si tu étais
à boire avec des étrangers, quel est celui des actes de ta jeunesse que tu citerais
comme le plus viril ?
PHILOKLÉÔN
Le plus viril, oui, le plus viril de mes exploits, c'est d'avoir dérobé les échalas
d'Ergasiôn.
BDÉLYKLÉÔN
Tu m'assommes. Quels échalas ? Dis comment tu as poursuivi un sanglier, un lièvre,
fait la course des torches ; trouve quelque chose de très juvénile.
PHILOKLÉÔN
Ah oui ; voici quelque chose de très juvénile. C'est lorsque, encore jouvenceau,
je poursuivis le coureur Phayllos, qui m'avait insulté, et le battis de deux voix.
BDÉLYKLÉÔN
Assez. Mais place-toi sur ce lit et apprends à être un bon convive, un homme de
bonne compagnie.
PHILOKLÉÔN
Comment donc me placer ? Dis-moi vite.
BDÉLYKLÉÔN
Décemment.
PHILOKLÉÔN
Est-ce ainsi qu'il faut se placer ?
BDÉLYKLÉÔN
Pas du tout.
PHILOKLÉÔN
Comment donc ?
BDÉLYKLÉÔN
Écarte les genoux, et, à la façon des gymnastes, étends-toi avec souplesse sur
les tapisseries ; puis fais l'éloge des bronzes, regarde le plafond, admire les
tentures de la cour. Voici l'eau pour les mains ; on apporte les tables : nous
soupons ; les ablutions sont faites : nous offrons les libations.
PHILOKLÉÔN
Au nom des dieux, est-ce en rêve que nous soupons ?
BDÉLYKLÉÔN
La joueuse de flûte s'est fait entendre : les convives sont Théoros, Æskhinès,
Phanos, Kléôn, et je ne sais quel autre invité dans le voisinage de la tête d'Akestor.
Tu fais partie de la société : aie soin de bien suivre les skolies.
PHILOKLÉÔN
Très bien.
BDÉLYKLÉÔN
Dis-tu vrai ?
PHILOKLÉÔN
Comme pas un habitant de la Diakria ne les suivrait.
BDÉLYKLÉÔN
Je m'en assure. Je suis Kléôn : j'entonne le premier le skolie de Harmodios ;
tu vas suivre, toi. « Il n'y eut jamais dans Athènes... »
PHILOKLÉÔN
« Un être aussi méchant, un semblable voleur. »
BDÉLYKLÉÔN
C'est là ce que tu répondras ? Tu es un homme perdu. Il va se mettre à crier qu'il
veut te mettre à mal, te déchirer, te chasser du pays.
PHILOKLÉÔN
Et moi, s'il menace, de par Zeus ! je lui en chanterai un autre : «
Ohé ! l'homme ! dans ton désir furieux du pouvoir suprême, tu détruis la cité
qui déjà penche vers sa ruine. »
BDÉLYKLÉÔN
Et lorsque Théoros, couché aux pieds de Kléôn, lui prendra la main et chantera
: « Ami, tu connais l'histoire d'Admètos, aime donc les braves, »
par quel skolie lui répondras-tu ?
PHILOKLÉÔN
Je lui dirai avec raison : « Il ne s'agit pas de faire le renard et
d'être l'ami des deux partis. »
BDÉLYKLÉÔN
Après lui Æskhinès, fils de Sellos, continuera : « C'est un homme sage,
ami des Muses. » Il chantera : « Richesse et bien vivre à
Klitagoras et à moi, avec les Thessaliens. »
PHILOKLÉÔN
« Nous en avons beaucoup dépensé, toi et moi. »
BDÉLYKLÉÔN
Sur ce point, tu en sais convenablement. Mais allons souper chez Philoktèmôn.
Enfant, enfant, Khrysos, emporte les plats avec nous, afin de nous enivrer à notre
aise.
PHILOKLÉÔN
Pas du tout : c'est mauvais de boire. Du vin naît le bris des portes, les coups,
les pierres ; puis il faut donner de l'argent, au sortir de l'ivresse.
BDÉLYKLÉÔN
Mais non, si tu es avec des hommes bons et beaux : ils apaisent l'offensé ; ou
bien tu dis quelque mot spirituel, un joli conte à la façon d'Æsopos ou de Sybaris,
que tu as appris à table ; tu tournes la chose en plaisanterie, et il te laisse
aller.
PHILOKLÉÔN
Je vais donc apprendre beaucoup de contes, afin de n'encourir aucune peine, si
je fais mal.
BDÉLYKLÉÔN
Allons, partons : que rien ne nous retienne.
—————
LE CHŒUR
Souvent il m'a paru que de ma nature j'avais de la finesse, et de la sottise jamais.
Mais combien est supérieur Amynias, fils de Sellos, de la race de Krobylos, que
j'ai vu jadis, nanti d'une pomme et d'une grenade, manger à la table de Léogoras
; car il est aussi meurt-de-faim qu'Antiphôn. Il est allé en légation à Pharsalos
; mais là, seul, il communiquait seulement avec les pénestes (domestiques) des
Thessaliens, non moins péneste que les autres.
Bienheureux Automénès,
que nous te trouvons heureux d'avoir pour enfants de très habiles artistes ! Le
premier, ami de tout le monde, est un homme fort avisé, kithariste accompli, et
que la grâce accompagne ; le second un acteur d'un incomparable talent. Vient
ensuite Ariphradès, le plus intelligent des trois. Son père jurait qu'il n'avait
rien appris de personne, et qu'une heureuse nature lui avait spontanément enseigné
à jouer de la langue dans les lupanars qu'il hante chaque jour...
Il y en a qui ont
prétendu que je m'étais réconcilié avec Kléôn, pendant qu'il s'acharnait sur moi,
me trépignait et me lardait d'outrages. Au moment où j'étais mis en pièces, ceux
du dehors riaient, en me voyant jeter de hauts cris, n'ayant nul souci de moi,
mais seulement pour savoir si, foulé aux pieds, je lancerais quelque brocard.
Ce que voyant, je me suis adouci comme un singe. Et depuis lors : «
l'échalas manque à la vigne. »
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XANTHIAS
Heureuses les tortues d'avoir une carapace ! Trois fois heureuses de l'enveloppe
qui recouvre leurs flancs ! Avec quelle prudence et quelle ingéniosité vous avez
garni votre dos d'une écaille pour vous garantir des coups ! Moi je suis mort,
sillonné par le bâton !
LE CHŒUR
Qu'y a-t-il, enfant ? Car on a le droit d'appeler enfant, fût-il un vieillard,
quiconque reçoit des coups.
XANTHIAS
Il y a que ce n'est plus un vieillard, mais le fléau le plus hideux : il s'est
montré de beaucoup le plus pris de vin des convives, quoiqu'il y eût là Hippyllos,
Antiphôn, Lykôn, Lysistratos, Théophrastos, Phrynikhos. Il les a tous surpassés
en effronterie. Une fois gorgé de bons morceaux, il danse, il saute, il pète,
il rit, comme un ânon régalé d'orge ; puis il me rosse gaillardement, en criant
: « Enfant ! Enfant ! » Le voyant dans cet état, Lysistratos
l'apostrophe : « Tu me fais l'effet, vieillard, d'une canaille enrichie,
ou d'un baudet courant à la paille. » Et l'autre s'écrie : «
Et toi d'une sauterelle, dont le manteau est usé jusqu'à la corde, ou de Sthénélos,
dépouillé de sa garde-robe. » Chacun d'applaudir, à l'exception de Théophrastos
tout seul, qui se mord les lèvres, en homme bien appris. Le vieillard, s'adressant
à Théophrastos : « Dis-moi donc pourquoi tu fais le fier et le suffisant,
toi qui ne cesses jamais d'être le bouffon et le parasite des riches ? »
Ainsi les drape-t-il, chacun à son tour, de ses railleries grossières, débitant
les propos les plus ineptes et les plus impertinents. Quand il est bien ivre,
il rentre à la maison, et bat tous ceux qui lui tombent sous la main. Mais le
voici qui s'avance en titubant. Moi, je me sauve pour ne pas recevoir de coups.
—————
PHILOKLÉÔN
Laissez-moi ; retirez-vous. Je vais faire gémir quelqu'un de ceux qui me suivent.
Ah ! si vous ne décampez pas, gredins, je vous grille avec une torche.
BDÉLYKLÉÔN
Demain tu nous paieras cela à nous tous, malgré tes allures de jeune homme. Nous
viendrons en foule t'assigner.
PHILOKLÉÔN
Ah ! ah ! m'assigner ! Vieux jeu ! Sachez donc que je ne puis plus entendre le
mot procès. Hé ! hé ! hé ! Cela me suffit. Jetez les urnes. Tu n'es pas parti
? Où est l'hèliaste ? Disparu. Monte ici, mon petit hanneton d'or ; prends cette
corde dans ta main : tiens ferme et prends garde, car la corde est usée ! Cependant
elle ne sera pas fâchée qu'on la frotte. Vois comme je t'ai adroitement soustraite
aux procédés lesbiens des convives. Pour cela montre-toi reconnaissante envers
ma brochette. Mais tu ne le feras point, tu ne l'essaieras même pas, je le sais
: tu me tromperas, tu me riras au nez comme tu l'as déjà fait à tant d'autres.
Et pourtant si tu voulais maintenant n'être pas une méchante, je te promets, quand
mon fils sera mort, de te racheter et de t'avoir pour maîtresse, bijou mignon.
Aujourd'hui je ne dispose pas de mon bien, parce que je suis jeune et qu'on me
surveille de près. Mon cher fils m'observe, et il n'est pas commode : c'est un
homme à scier en deux un grain de cumin et à gratter des brins de cresson : aussi
a-t-il peur que je me perde ; car il n'a pas d'autre père que moi. Mais le voici
qui accourt vers toi et moi. Fais bonne contenance et prends-moi vite ces torches
: je vais lui faire un de ces tours de jeune homme comme il m'en faisait, avant
que je fusse initié à ces mystères.
—————
BDÉLYKLÉÔN
Oh ! oh ! vieux radoteur, manieur de derrières, tu désires et tu aimes, ce me
semble, les jolis cercueils ; mais, j'en jure par Apollôn, ce n'est pas impunément
que tu agiras ainsi.
PHILOKLÉÔN
Comme tu te régalerais agréablement d'un procès à la sauce piquante !
BDÉLYKLÉÔN
N'est-ce pas nous jouer d'un vilain tour que d'enlever la joueuse de flûte aux
convives ?
PHILOKLÉÔN
Quelle joueuse de flûte ? Bats-tu la campagne comme si tu sortais de la tombe
?
BDÉLYKLÉÔN
Non pas, de par Zeus ! C'est cette Dardanienne que tu as avec toi.
PHILOKLÉÔN
Pas du tout : c'est une torche qui brûle en l'honneur des dieux sur l'Agora.
BDÉLYKLÉÔN
Une torche, cette donzelle ?
PHILOKLÉÔN
Oui, une torche ! Tu ne vois pas qu'elle est de toutes les couleurs ?
BDÉLYKLÉÔN
Mais qu'est-ce qu'il y a donc de noir au milieu ?
PHILOKLÉÔN
La résine, sans doute, qui sort de la flamme.
BDÉLYKLÉÔN
Et du côté inverse n'est-ce pas un derrière ?
PHILOKLÉÔN
Non, c'est sans doute une branche de la torche qui ressort par là.
BDÉLYKLÉÔN
Que dis-tu ? Quelle branche ? Allons, viens ici.
PHILOKLÉÔN
Ah ! ah ! Que vas-tu faire ?
BDÉLYKLÉÔN
La prendre, l'emmener et te l'enlever, certain que tu es usé et impuissant à rien
faire.
PHILOKLÉÔN
Écoute-moi un instant. J'assistais aux Jeux Olympiques, lorsque Éphoudiôn combattit
glorieusement contre Askondas : il était vieux, et pourtant d'un coup de poing
le vieux renversa le jeune. Ainsi prends garde de recevoir quelques pochons sur
l'œil.
BDÉLYKLÉÔN
De par Zeus ! tu connais bien Olympia.
—————
UNE BOULANGÈRE
A moi, à l'aide, je t'en conjure au nom des dieux ! Cet homme m'a mise à mal en
me frappant avec sa torche ; il a jeté par terre dix pains d'une obole, et quatre
autres par-dessus le marché.
BDÉLYKLÉÔN
Vois-tu ce que tu as fait ? Des affaires, des procès, voilà ce que nous attire
ton ivrognerie.
PHILOKLÉÔN
Pas du tout. Des contes spirituels arrangeront tout cela. Je saurai bien me raccommoder
avec elle.
LA BOULANGÈRE
Non, non, par les deux Déesses ! tu ne te seras pas moqué impunément de Myrtia,
fille d'Ankyliôn et de Sostrata, en venant gâter ma marchandise.
PHILOKLÉÔN
Écoute, femme ; je veux te raconter une jolie histoire.
LA BOULANGÈRE
Non, de par Zeus ! mon pauvre homme !
PHILOKLÉÔN
Æsopos, un soir, revenant de souper, était poursuivi par les aboiements d'une
chienne effrontée et prise de vin. « Chienne, chienne, lui dit-il, de
par Zeus ! si tu échangeais ta méchante langue contre un morceau de pain, à mon
avis, tu me semblerais sage. »
LA BOULANGÈRE
Tu te moques de moi. Qui que tu sois, je t'assignerai devant les agoranomes pour
dommages faits à ma marchandise, et j'ai pour témoin Khæréphôn que voici.
PHILOKLÉÔN
Par Zeus ! écoute-moi donc, si je dis quelque chose qui t'agrée. Un jour Lasos
et Simonidès se faisaient concurrence. Lasos dit : « Cela m'est bien
égal. »
LA BOULANGÈRE
Vraiment, mon cher homme ?
PHILOKLÉÔN
Et toi, Khæréphôn, tu vas donc servir de témoin à une femme au teint jaune, à
une Ino, qui d'un rocher se jette aux pieds d'Euripidès ?
BDÉLYKLÉÔN
En voici un autre, qui a l'air de vouloir t'assigner : il a un témoin avec lui.
UN ACCUSATEUR
Malheureux que je suis ! Vieillard, je t'assigne pour outrage.
BDÉLYKLÉÔN
Pour outrage ? Non, non ; ne l'assigne pas, au nom des dieux ! Je te ferai en
sa place telle réparation que tu fixeras, et je t'en saurai gré.
PHILOKLÉÔN
Et moi j'entre volontiers en arrangement avec lui. Je conviens de l'avoir battu,
lapidé ; mais viens ici. T'en rapportes-tu à moi pour la somme d'argent qu'exige
l'affaire et pour rester toujours amis, ou préfères-tu la fixer ?
L'ACCUSATEUR
Dis toi-même ; car je n'ai besoin ni de procès, ni d'affaires.
PHILOKLÉÔN
Un Sybarite tombe d'un char, et peu s'en faut qu'il ne se fende très grièvement
la tête, vu qu'il n'était pas très fort en science hippique. Un de ses amis survient,
qui lui dit : « Que chacun fasse son métier ! » De même toi,
tu n'as qu'à courir chez Pittalos.
BDÉLYKLÉÔN
Rien de changé en toi, tu as toujours la même humeur.
L'ACCUSATEUR, à son témoin
Souviens-toi bien, toi, de ce qu'il a répondu.
PHILOKLÉÔN
Écoute, ne t'en va pas. Un jour, à Sybaris, une femme brise un coffret.
L'ACCUSATEUR
Je te prends à témoin.
PHILOKLÉÔN
Le coffret prend un témoin. Le Sybarite lui dit : « Par Kora, laisse
donc là tous ces témoignages, et achète des ligatures, tu feras preuve de plus
de bon sens. »
L'ACCUSATEUR
Fais l'insolent jusqu'à ce que l'arkhonte appelle l'affaire.
BDÉLYKLÉÔN
Par Dèmètèr ! tu ne resteras pas ici davantage, mais je t'enlève et je t'emporte.
PHILOKLÉÔN
Que fais-tu ?
BDÉLYKLÉÔN
Ce que je fais ? Je veux te porter d'ici dans la maison : autrement, les témoins
manqueront aux accusateurs.
PHILOKLÉÔN
Un jour Æsopos étant à Delphœ...
BDÉLYKLÉÔN
Cela m'est bien égal.
PHILOKLÉÔN
Est accusé d'avoir volé un vase consacré au Dieu. Alors il leur raconte comment
l'escarbot...
BDÉLYKLÉÔN
La peste ! tu m'assommes avec tes escarbots. (NDLA : Insecte
du genre des scarabées. Lat. Scarabaeus)
—————
LE CHŒUR
Je t'envie pour ton bonheur, vieillard. Quelle différence avec ses habitudes frugales
et son existence ! Instruit maintenant d'une manière tout autre, il va sans doute
changer de sentiment au sujet des jouissances et de la mollesse. Peut-être cependant
ne voudra-t-il pas ; car il est difficile de renoncer au naturel que l'on a toujours
eu. Bien des gens l'ont fait pourtant, et entrant dans les idées d'autrui ont
changé leurs manières. Du moins j'accorderai, avec tous les hommes sages, beaucoup
d'éloges, à cause de sa sagesse et de l'affection qu'il a pour son père, au fils
de Philokléôn. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un de plus aimable, jamais caractère
ne m'a inspiré une si folle affection et ne m'a fait m'épanouir ainsi. Sur quel
point de la discussion s'est-il laissé battre, quand il voulait ramener son père
à des façons plus honorables ?
—————
XANTHIAS
Par Dionysos ! je ne sais quel mauvais génie a tout mis sens dessus dessous dans
notre maison. A peine le vieux, après avoir bu pendant longtemps, a-t-il entendu
les sons de la flûte, que, le cœur plein de joie, il s'est mis à danser, toute
la nuit, et à reproduire la vieille chorégraphie de Thespis. Il prétend démontrer
tout de suite, en dansant, que les tragiques de nos jours sont des radoteurs.
PHILOKLÉÔN
Qui donc se tient à l'entrée du vestibule ?
XANTHIAS
Voilà le fléau qui approche.
PHILOKLÉÔN
Abaissez les barrières : voici le commencement de la figure.
XANTHIAS
C'est bien plutôt le commencement de la folie.
PHILOKLÉÔN
Elle courbe mes flancs avec violence. Comme mes narines mugissent ! Comme mes
vertèbres résonnent !
XANTHIAS
Prends de l'ellébore !
PHILOKLÉÔN
Phrynikhos est un coq qui jette l'épouvante.
XANTHIAS
Gare les coups de pied !
PHILOKLÉÔN
Sa jambe lance des ruades jusqu'au ciel : son derrière est béant.
XANTHIAS
Fais donc attention !
PHILOKLÉÔN
Maintenant les articulations de mes membres jouent avec souplesse.
XANTHIAS
Ce n'est pas bon tout cela, de par Zeus ! c'est de la folie.
PHILOKLÉÔN
Voyez, maintenant ; j'appelle et défie les antagonistes. Si quelque tragique prétend
danser avec grâce, qu'il vienne ici jouter avec moi. Y a-t-il quelqu'un ou n'y
a-t-il personne ?
XANTHIAS
Un seul que voici.
PHILOKLÉÔN
Et quel est le malheureux ?
XANTHIAS
Le second fils de Karkinos.
PHILOKLÉÔN
Je n'en ferai qu'une bouchée. Je l'anéantirai sous une emmélie de coups. En fait
de rhythme, il n'y entend rien.
XANTHIAS
Mais, malheureux, il y a un second tragique de la dynastie des Karkinos, qui se
présente : c'est le frère de l'autre.
PHILOKLÉÔN
De par Zeus ! j'en fais mon dîner.
XANTHIAS
Mais, de par Zeus ! tu n'auras que des cancres : voici encore un troisième Karkinos.
PHILOKLÉÔN
Qui est-ce qui rampe donc ainsi ? une écrevisse ou un faucheux ?
BDÉLYKLÉÔN
C'est un pinnotère (*), le plus petit de sa race, celui qui fait de la tragédie.
(*) NDLA : Mollusque de petite taille.
PHILOKLÉÔN
O Karkinos, heureux père d'une belle lignée, quelle foule de roitelets vient s'abattre
ici ! Cependant il faut jouter avec eux, infortuné ! Préparez pour eux de la saumure,
si je suis vainqueur.
LE CHŒUR
Allons ! laissons-leur à tous un peu d'espace, afin qu'ils pirouettent devant
nous, à leur aise. Voyons, enfants renommés d'un dieu marin, bondissez sur le
sable et sur le rivage de la mer stérile, frères des squilles. Agitez en rond
votre pied léger ; faites des écarts à la façon de Phrynikhos, si bien que, voyant
vos jambes en l'air, les spectateurs se récrient. Tourne, pirouette, frappe-toi
le ventre, lance ta jambe vers le ciel : devenez des toupies. Voici venir ton
illustre père, le souverain des mers, émerveillé de sa postérité, si virilement
pourvue. Mais conduisez-nous vite, si bon vous semble, jusqu'à la porte, et dansez
; car jamais personne jusqu'ici n'a vu un chœur dansant terminer une trygédie.
FIN
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