LA PAIX
PAR
ARISTOPHANE
L'AN 419 AVANT
J. C.
Traduction d'Eugène
Talbot
Le sujet de la Paix est le
même que celui des Acharniens : seulement la paix, qui dans cette comédie
n'est le vœu que d'un seul homme, est ici l'objet des désirs de tout le monde.
Le vigneron Trygée, monté sur un escarbot, arrive à la porte de l'Olympe et découvre
la Paix dans une caverne profonde où elle a été enfermée par la Guerre. Avec l'aide
de tous les hommes de bonne volonté, il la délivre. La joie et les fêtes renaissent
de toutes parts. Trygée épouse l'Abondance, compagne de la Paix, et le Chœur chante
en vers charmants les loisirs de la vie rustique.
PERSONNAGES DU DRAME
Deux Esclaves de Trygæos.
Trygæos.
Petites Filles de Trygæos.
Hermès.
La Guerre.
Le Vacarme.
Chœur de Laboureurs.
Hiéroklès, devin.
Hellènes de différentes villes. Personnages muets.
La Paix. Personnage muet.
Opôra. Personnage muet.
Théoria. Personnage muet.
Lamakhos. Personnage muet.
Un Prytane. Personnage muet.
Un Fabricant de faux.
Un Fabricant d'aigrettes.
Un Marchand de cuirasses.
Un Fabricant de trompettes.
Un Fabricant de casques.
Un Polisseur de lances.
Un Fils de Lamakhos.
Un Fils de Kléonymos.
La scène se passe d'abord devant
la maison de Trygæos, puis à la porte du Ciel, et de nouveau sur la Terre.
LA PAIX
PREMIER ESCLAVE
Apporte, apporte au plus vite de la pâtée pour l'escarbot. (NDLA
: Insecte du genre des scarabées. Lat. Scarabaeus)
SECOND ESCLAVE
Voici. Donne à ce maudit insecte ; jamais il n'aura mangé de meilleure pâtée.
PREMIER ESCLAVE
Donne-lui-en une autre, pétrie de crottin d'âne.
SECOND ESCLAVE
Voilà encore.
PREMIER ESCLAVE
Où donc est celle que tu apportais à l'instant ?
SECOND ESCLAVE
Ne l'a-t-il pas mangée ?
PREMIER ESCLAVE
Oui, de par Zeus ! il l'a roulée dans ses pattes et l'a avalée en entier. Fais-en
tout de suite beaucoup, et épaisse.
SECOND ESCLAVE
Vidangeurs, au nom des dieux, venez à mon aide, si vous ne voulez pas me voir
suffoquer.
PREMIER ESCLAVE
Encore ! Encore ! Donne-m'en d'un enfant qui sert d'hétaïre ; car l'escarbot dit
qu'il l'aime bien broyée.
SECOND ESCLAVE
Voici. Je me crois, citoyens, à l'abri d'un soupçon : on ne dira pas qu'en pétrissant
la farine, je la mange.
PREMIER ESCLAVE
Ah ! Pouah ! Apporte-m'en une autre, puis une autre, et pétris-en une autre encore.
SECOND ESCLAVE
Par Apollôn ! je ne puis : je suis incapable de supporter cette sentine.
PREMIER ESCLAVE
Je vais donc rentrer la bête et la sentine avec elle.
SECOND ESCLAVE
Et, de par Zeus ! tout cela aux corbeaux, et toi par-dessus le marché ! Que l'un
de vous me dise, s'il le sait, où je pourrai acheter un nez sans trous. Car je
ne connais pas de métier plus misérable que de pétrir de la pâtée pour la donner
à un escarbot. Un porc, quand nous allons à la selle, un chien, en avalent sans
façon. Mais celui-ci fait le fier et le dédaigneux, et il ne juge pas à propos
de manger, si je ne lui présente, comme à une femme, après avoir passé toute la
journée à la pétrir, une galette feuilletée. Mais je vais regarder s'il a fini
son repas : entr'ouvrons seulement la porte, pour qu'il ne me voie point. Courage,
ne t'arrête pas de manger, jusqu'à ce que tu en crèves sans t'en apercevoir. Comme
il se courbe, l'animal, sur sa pâtée ! On dirait un lutteur : il avance les mâchoires
; il promène de-ci de-là sa tête et ses deux pattes, à la façon de ceux qui tournent
de gros câbles pour les vaisseaux. Quelle bête hideuse, puante et vorace ! De
quelle divinité est-elle l'emblème, je ne sais. Il ne me semble pas que ce soit
d'Aphroditè, ni des Kharites, assurément.
PREMIER ESCLAVE
De qui donc ?
SECOND ESCLAVE
Il n'y a pas moyen que ce soit un présage de Zeus prêt à descendre.
PREMIER ESCLAVE
Maintenant, parmi les spectateurs, quelque jeune homme, qui se pique de sagesse,
se met sans doute à dire : « Qu'est-ce que cela ? A quoi bon l'escarbot
? » Et un Ionien, assis à ses côtés, lui répond : « Selon
moi, cela fait allusion à Kléôn, qui, sans pudeur, se nourrissait de fiente. »
Mais je rentre donner à boire à l'escarbot.
SECOND ESCLAVE
Moi, je vais expliquer le sujet aux enfants, aux jeunes gens, aux hommes faits,
aux vieillards et à tous ceux qui se croient quelque supériorité. Mon maître a
une étrange folie, non pas la vôtre, mais une folie nouvelle tout à fait. Le jour
entier, les yeux au ciel et la bouche béante, il invective contre Zeus : «
O Zeus ! dit-il, que veux-tu donc faire ? Dépose ton balai ; ne balaie pas
la Hellas. »
TRYGÆOS, hors de la scène
Ea ! Ea !
SECOND ESCLAVE
Silence ! Je crois entendre sa voix.
TRYGÆOS
O Zeus ! que veux-tu donc faire de notre peuple ? Tu ne t'aperçois pas que tu
égraines nos villes !
SECOND ESCLAVE
Voilà précisément la maladie dont je vous parlais : vous entendez un échantillon
de ses manies. Mais les propos qu'il tenait au début de son accès de bile, vous
allez les apprendre. Il se disait, ici, à lui-même : « Comment pourrais-je
aller tout droit chez Zeus ? » Puis, fabriquant de petites échelles,
il y grimpait du côté du ciel, jusqu'au moment où il se cassa la tête en dégringolant.
Mais hier, étant malheureusement sorti je ne sais où, il a ramené un escarbot,
gros comme l'Ætna, et m'a forcé d'en être le palefrenier ; puis, lui-même, le
caressant comme un poulain : « Mon petit Pègasos, dit-il, généreux volatile,
puisses-tu, dans ton essor, me conduire droit chez Zeus ! » Mais je
vais me pencher pour voir ce qu'il fait là dedans. Ah ! quel malheur ! Accourez
ici, accourez, voisins ! Mon maître s'envole là-haut, à cheval, dans les airs,
sur un escarbot !
TRYGÆOS
Tout doux, tout doux, du calme, ma monture : ne t'enlève pas fièrement d'abord
et d'une force trop confiante ; attends que tu aies sué et assoupli les forces
de tes membres par un vigoureux battement d'ailes. Ne va pas me lâcher une mauvaise
odeur, je t'en conjure : si tu le faisais, mieux eût valu rester dans notre logis.
SECOND ESCLAVE
Mon maître et seigneur, tu deviens fou !
TRYGÆOS
Silence ! silence !
SECOND ESCLAVE
Pourquoi chevauches-tu ainsi à travers les nuages ?
TRYGÆOS
C'est pour le bien de tous les Hellènes que je vole, et que je tente une entreprise
hardie et nouvelle.
SECOND ESCLAVE
Pourquoi voles-tu ? Pourquoi te mets-tu, sans cause, hors de bon sens ?
TRYGÆOS
Il nous faut des paroles de bon augure ; pas un mot défavorable, mais des cris
d'allégresse. Recommande aux hommes de se taire, de boucher les latrines et les
égouts avec des briques neuves, et de mettre une clef à leurs derrières.
SECOND ESCLAVE
Pas moyen de me taire, si tu ne dis pas où tu as l'intention de voler.
TRYGÆOS
Où veux-tu, si ce n'est chez Zeus, vers le ciel ?
SECOND ESCLAVE
Dans quelle intention ?
TRYGÆOS
Pour lui demander ce qu'il a décidé de faire de tous les Hellènes.
SECOND ESCLAVE
Et s'il ne te dit rien de catégorique ?
TRYGÆOS
Je l'accuserai de livrer la Hellas aux Mèdes.
SECOND ESCLAVE
Par Dionysos ! jamais de mon vivant !
TRYGÆOS
Il n'en peut pas être autrement.
SECOND ESCLAVE
Iou ! Iou ! Iou ! pauvres fillettes, votre père vous abandonne ; il vous laisse
seules ; il monte au ciel en cachette. Conjurez votre père, ô malheureuses enfants
!
—————
UNE FILLE DE TRYGÆOS
Mon père, mon père, est-il vrai le bruit qui court dans notre maison ? On dit
que, nous quittant pour le pays des oiseaux, tu vas chez les corbeaux et disparaître.
Y a-t-il là quelque chose de réel ? Dis-le-moi, mon père, pour peu que tu m'aimes.
TRYGÆOS
C'est à croire, mes enfants. Ce qu'il y a de certain, c'est que vous me fendez
le cœur, quand vous me demandez du pain, en m'appelant papa, et que je n'ai pas
chez moi une parcelle d'argent, ni rien du tout. Mais si je réussis, à mon retour,
vous aurez un gros gâteau et une gifle pour assaisonnement.
LA JEUNE FILLE
Mais par quel moyen feras-tu ce trajet ? Car ce n'est pas un navire qui te conduira
sur cette route.
TRYGÆOS
J'irai sur une monture ailée et non sur un vaisseau.
LA JEUNE FILLE
Et quelle idée as-tu de harnacher un escarbot pour monter chez les dieux, mon
petit papa ?
TRYGÆOS
On voit dans les fables d'Æsopos qu'il s'est trouvé le seul des animaux parvenu
chez les dieux en volant.
LA JEUNE FILLE
Tu nous racontes une fable incroyable, petit père, comme quoi un animal si puant
est allé chez les dieux.
TRYGÆOS
Il y est allé, au temps jadis, par haine de l'aigle, et pour en faire rouler les
œufs, afin de se venger.
LA JEUNE FILLE
Tu aurais dû plutôt monter le cheval ailé Pègasos ; tu aurais eu pour les dieux
un air plus tragique.
TRYGÆOS
Mais, petite sotte, il m'eût fallu double ration, tandis que tout ce que j'aurai
mangé servira de fourrage à ma monture.
LA JEUNE FILLE
Et s'il vient à tomber dans les profondeurs de la plaine liquide, comment en pourra-t-il
sortir, étant ailé ?
TRYGÆOS
J'ai un gouvernail fait pour cela, et j'en userai : mon vaisseau sera un escarbot
construit à Naxos.
LA JEUNE FILLE
Et quel port te recevra dans ton naufrage ?
TRYGÆOS
Au Piræeus, n'y a-t-il pas le port de l'Escarbot ?
LA JEUNE FILLE
Prends bien garde de chopper et de choir de là-haut ! Devenu boiteux, tu fournirais
un sujet à Euripidès, et tu deviendrais une tragédie.
TRYGÆOS
Je veillerai à tout cela. Adieu ! (Les jeunes filles s'en vont.) Et vous,
pour qui je me donne la peine de ces peines, ne pétez ni ne chiez de trois jours.
Car si, en planant au-dessus des nuages, l'escarbot flairait quelque odeur, il
me jetterait la tête en bas, et adieu mes espérances. Mais voyons, Pègasos, vas-y
gaiement ; fais résonner ton frein d'or ; mets en mouvement tes oreilles luisantes.
Que fais-tu ? que fais-tu ? Pourquoi baisses-tu ton nez du côté des latrines ?
Élance-toi hardiment de terre, déploie tes ailes rapides ; monte tout droit au
palais de Zeus ; détourne tes narines du caca, de ta pâture quotidienne. Ohé !
l'homme ! que fais-tu, toi, qui chies dans le Piræeus, près de la maison des prostituées
? Tu vas me faire tuer, tu vas me faire tuer ! Enfouis-moi cela ! Apportes-y un
gros tas de terre, plante par-dessus du serpolet et répands-y des parfums ! S'il
m'arrivait malheur, en tombant de là-haut, ma mort coûterait cinq talents à la
ville de Khios, en raison de ton derrière. Mais, au fait, j'ai grand'peur, et
je n'ai plus le mot pour rire. Ohé ! machiniste, fais attention à moi ! Je sens
déjà quelque vent rouler autour de mon nombril. Si tu n'y prends garde, je vais
faire de la pâture pour l'escarbot. Mais il me semble que je suis près des dieux,
et je vois la demeure de Zeus. Où donc est le portier de Zeus ? N'ouvrez-vous
pas ? (La scène change et représente le Ciel.)
HERMÈS
D'où me vient cette odeur de mortel ? O divin Hèraklès, qu'est-ce que cette bête
?
TRYGÆOS
Un hippokantharos.
HERMÈS
O coquin, impudent, effronté, scélérat, très scélérat, plus que très scélérat,
comment es-tu monté ici, ô scélératissime parmi les scélérats ? Quel est ton nom
? Ne le diras-tu pas ?
TRYGÆOS
Scélératissime.
HERMÈS
Quel est ton pays ? Dis-le-moi.
TRYGÆOS
Scélératissime.
HERMÈS
Quel est ton père ?
TRYGÆOS
A moi ? Scélératissime.
HERMÈS
Par la Terre ! tu es un homme mort, si tu ne me dis pas quel est ton nom ?
TRYGÆOS
Trygæos d'Athmonia, honnête vigneron, pas sykophante, ni ami des affaires.
HERMÈS
Pour quoi viens-tu ?
TRYGÆOS
Pour t'apporter des viandes.
HERMÈS
O pauvre homme, comment es-tu venu ?
TRYGÆOS
O gourmand, tu vois que je n'ai plus l'air à tes yeux d'un scélératissime. Voyons,
maintenant, appelle-moi Zeus.
HERMÈS
Ié, ié, ié ! Tu n'es pas encore près de te trouver à côté des dieux. Ils sont
partis hier : ils ont déménagé.
TRYGÆOS
Pour quel endroit de la Terre ?
HERMÈS
De la Terre, dis-tu ?
TRYGÆOS
Oui, et où cela ?
HERMÈS
Tout à fait loin ; absolument au fond de la calotte du Ciel.
TRYGÆOS
Comment alors as-tu été laissé seul ici ?
HERMÈS
Pour avoir l'œil sur le reste du mobilier des dieux, les petits pots, les tablettes,
les petites amphores.
TRYGÆOS
Et pourquoi les dieux ont-ils déménagé ?
HERMÈS
Par colère contre les Hellènes. A l'endroit où ils étaient eux-mêmes, ceux-ci
ont logé la Guerre, en vous livrant absolument à sa discrétion. Eux alors sont
allés demeurer le plus haut possible, afin de ne plus voir vos combats et de ne
plus entendre vos supplications.
TRYGÆOS
Et pourquoi nous traitent-ils ainsi ? Dis-le-moi.
HERMÈS
Parce que vous avez préféré la guerre, lorsque souvent ils vous ont ménagé la
paix. Si les Lakoniens remportaient le plus mince avantage, ils disaient : «
Par les deux Dieux, aujourd'hui les Attiques nous la paieront. »
Et s'il arrivait quelque succès à vous, Attiques, vainqueurs à votre tour, quand
les Lakoniens venaient traiter de la paix, vous disiez tout de suite : «
On nous trompe par Athèna, par Zeus, il ne faut pas s'y fier. Ils reviendront
tant que nous aurons Pylos. »
TRYGÆOS
C'est bien là le sens local de nos paroles.
HERMÈS
Aussi je ne sais si jamais vous reverrez la Paix.
TRYGÆOS
Où donc est-elle allée ?
HERMÈS
La Guerre l'a plongée dans une caverne profonde.
TRYGÆOS
Laquelle ?
HERMÈS
Là, en bas. Tu vois que de pierres elle a entassées, afin que vous ne la repreniez
jamais.
TRYGÆOS
Dis-moi, que machine-t-elle de faire contre nous ?
HERMÈS
Je ne sais, sauf une chose, c'est qu'elle a apporté hier soir un mortier d'une
grandeur énorme.
TRYGÆOS
Et que veut-elle faire de ce mortier ?
HERMÈS
Elle veut y piler les villes. Mais je m'en vais, car, si je ne m'abuse, elle est
sur le point de sortir : elle fait un vacarme là dedans !
TRYGÆOS
Malheur à moi ! Je me sauve ; car il me semble entendre moi-même le fracas du
mortier belliqueux.
—————
LA GUERRE. Elle arrive tenant
un mortier.
Ah ! mortels, mortels, mortels, infortunés, comme vous allez craquer des mâchoires
!
TRYGÆOS
Seigneur Apollôn, quelle largeur de mortier ! Que de mal dans le seul regard de
la Guerre ! Est-ce donc là ce monstre que nous fuyons, cruel, redoutable, solide
sur ses jambes ?
LA GUERRE
Ah ! Prasiæ, trois fois, cinq fois, mille fois malheureuse, la voilà perdue !
TRYGÆOS
Cela, citoyens, n'est pas encore notre affaire : le coup porte sur la Lakonie.
LA GUERRE
O Mégara, Mégara, comme tu vas être absolument broyée et mise en hachis. Babæ
! Babæax !
TRYGÆOS
Quel torrent de larmes amères chez les Mégariens !
LA GUERRE
Io ! Sikélia, toi aussi tu vas périr.
TRYGÆOS
Quelle malheureuse cité sera réduite en poudre ?
LA GUERRE
Voyons, versons aussi là dedans de ce miel attique.
TRYGÆOS
Holà ! je te conseille d'un autre miel. Celui-ci coûte quatre oboles : ménage
le miel attique.
LA GUERRE
Esclave, esclave, Vacarme !
—————
LE VACARME
Pourquoi m'appelles-tu ?
LA GUERRE
Je te ferai pleurer à chaudes larmes. Tu es donc resté sans rien faire ? A toi
ce coup de poing !
LE VACARME
Il est dur ! Hélas ! hélas ! malheureux que je suis, ô mon maître ! Est-ce qu'il
a de l'ail dans le poing ?
LA GUERRE
Cours me chercher un pilon.
LE VACARME
Mais nous n'en avons point, mon maître ; nous ne sommes emménagés que d'hier.
LA GUERRE
Eh bien, cours en chercher un chez les Athéniens, et vivement.
LE VACARME
J'y vais, de par Zeus ! et si je n'en ai pas, j'aurai à pleurer.
TRYGÆOS
Ah ! que ferons-nous, chétifs mortels ? Voyez combien est grand le péril qui nous
menace. S'il revient apportant le pilon, l'autre va piler les villes à son aise.
Par Dionysos ! qu'il périsse avant de revenir avec l'instrument !
LA GUERRE
Eh bien ?
LE VACARME
Quoi ?
LA GUERRE
Tu n'apportes rien ?
LE VACARME
Malechance ! Les Athéniens ont perdu leur pilon, ce corroyeur qui bouleversait
la Hellas.
TRYGÆOS
O Athèna, vénérable souveraine, comme cet homme a bien fait de disparaître dans
l'intérêt de la cité, avant de nous avoir servi son hachis !
LA GUERRE
Va donc en chercher un autre à Lakédæmôn, et finis vite.
LE VACARME
C'est cela, maîtresse...
LA GUERRE
Reviens au plus tôt.
TRYGÆOS
Citoyens, qu'allons-nous devenir ? Voici le grand combat ! Si quelqu'un de vous
se trouve initié aux mystères de Samothrakè, c'est le moment de souhaiter une
entorse à l'envoyé.
LE VACARME
Hélas ! hélas ! malheureux que je suis, malheureux et trois fois malheureux !
LA GUERRE
Qu'est-ce donc ? Tu n'apportes rien encore ?
LE VACARME
Les Lakédæmoniens ont aussi perdu leur pilon.
LA GUERRE
Comment, scélérat ?
LE VACARME
Du côté de la Thrakè, ils l'avaient prêté à d'autres, et ils l'ont perdu.
TRYGÆOS
Quelle chance ! quelle chance ! Peut-être que tout ira bien. Rassurez-vous, mortels
!
LA GUERRE
Prends tout cet attirail, et remporte-le. Je rentre et je vais faire moi-même
un pilon.
—————
TRYGÆOS
Voici l'instant de répéter ce que chantait Datis, en se caressant au milieu du
jour : « Quel plaisir, quel délice, quelle jouissance ! »
C'est le bon moment pour vous, hommes de la Hellas, où, délivrés des affaires
et des combats, vous allez tirer de prison la Paix, chère à tous, avant qu'un
autre pilon y mette obstacle. Allons, laboureurs, marchands, artisans, ouvriers,
métèques, étrangers, insulaires, venez ici ; peuple de partout, prenez au plus
vite pioches, leviers et câbles. Nous pouvons aujourd'hui saisir la coupe du Bon
Génie.
—————
LE CHŒUR
Que chacun coure de tout cœur et promptement à la délivrance ! O Panhellènes,
secourons-nous plus que jamais après avoir mis fin aux batailles et aux luttes
sanglantes. Car le jour a brillé ennemi de Lamakhos. Toi, s'il y a quelque chose
à faire, donne-nous des ordres ; sers-nous d'architecte : car il n'y a pas moyen,
selon moi, aujourd'hui, de reculer, avant que les leviers et les machines aient
ramené à la lumière la plus grande de toutes les déesses et la plus amie des vignes.
TRYGÆOS
Vous tairez-vous ? Que votre joie de la tournure des affaires ne réveille pas
la Guerre qui est là dedans : plus de cris !
LE CHŒUR
Nous nous réjouissons d'entendre cet édit : ce n'est plus comme de venir avec
des vivres pour trois jours.
TRYGÆOS
Prenez garde que ce Kerbéros de là-dessous ne s'emporte et ne crie, comme lorsqu'il
était ici, et ne nous empêche de ramener la Déesse.
LE CHŒUR
Non, désormais on ne nous la ravira plus, une fois qu'elle sera venue entre nos
bras. Ah ! ah ! ah !
TRYGÆOS
Vous voulez donc me tuer, vilaines gens, en ne cessant pas vos cris ? Le monstre
va s'élancer et fouler tout aux pieds.
LE CHŒUR
Qu'il bouleverse, qu'il écrase, qu'il trouble tout ; notre joie aujourd'hui ne
saurait cesser.
TRYGÆOS
O malheur ! Qu'avez-vous donc, bonnes gens ? N'allez pas, au nom des dieux, gâter
par vos danses une si belle affaire !
LE CHŒUR
Ce n'est pas que je veuille danser, mais de plaisir, et sans que je les meuve,
mes deux jambes sautillent.
TRYGÆOS
N'allons pas plus loin ; cessez, cessez de sautiller.
LE CHŒUR
Voilà, je cesse.
TRYGÆOS
Tu le dis, mais tu ne cesses pas.
LE CHŒUR
Laisse-moi donc encore esquisser un pas, et point davantage.
TRYGÆOS
Celui-là seulement, et ne dansez plus, mais pas du tout.
LE CHŒUR
Nous ne danserons plus, si nous te sommes utiles à quelque chose.
TRYGÆOS
Mais vous le voyez, vous n'avez pas encore cessé.
LE CHŒUR
De par Zeus ! nous lançons encore la jambe droite, et c'est fini.
TRYGÆOS
Je vous le permets pour que vous ne me chagriniez plus.
LE CHŒUR
Oui, mais la gauche veut nécessairement être de la partie. Je suis joyeux, je
pète, je ris, plus même que si j'avais dépouillé la vieillesse ; j'échappe au
bouclier.
TRYGÆOS
Ne vous réjouissez pas encore ; car vous ne savez ce qu'il en est précisément.
Mais quand nous la tiendrons, alors réjouissez-vous, criez, riez ! Il vous sera
permis, en effet, de naviguer, de demeurer, de faire l'amour, de dormir, de prendre
part aux panégyries et aux théories, de banqueter, de jouer au kottabe (*), de
mener une vie de Sybarite et de crier : Iou ! Iou !
(*) NDLA : Jeu qui consistait à lancer quelques gouttes
de vin dans un kottabe, vase destiné à recueillir les restes de
vin.
LE CHŒUR
Puissé-je voir un si beau jour ! J'ai enduré bien des peines et des lits de jonchée
échus à Phormiôn. Tu ne trouveras plus en moi un juge sévère, dur, intraitable,
ni d'une humeur inflexible, comme jadis ; mais tu me verras rempli de douceur,
rajeuni de plusieurs années, quand j'aurai été débarrassé des ennuis. Depuis un
temps suffisant nous nous tuons, nous nous éreintons, courant vers le Lykéion
ou hors du Lykéion, avec la lance, avec le bouclier ; mais comment te serons-nous
le plus agréables ? Voyons, parle, puisqu'une heureuse fortune t'a choisi pour
notre chef.
TRYGÆOS
Voyons un peu par quel moyen nous enlèverons ces pierres.
—————
HERMÈS
Scélérat, impudent, que prétends-tu faire ?
TRYGÆOS
Rien de mal, à la façon de Killikôn.
HERMÈS
C'est fait de toi, misérable !
TRYGÆOS
Sans doute, si le sort décide de moi ; car Hermès, je le sais, dirigera le hasard.
HERMÈS
Tu es mort, anéanti.
TRYGÆOS
Et quel jour ?
HERMÈS
Tout de suite.
TRYGÆOS
Mais je n'ai encore acheté ni orge, ni fromage, en homme qui doit mourir.
HERMÈS
Cependant tu as été gentiment frotté.
TRYGÆOS
Comment se fait-il que je n'en aie ressenti aucune jouissance ?
HERMÈS
Ignores-tu que Zeus a décrété la peine de mort contre quiconque déterrera la prisonnière
?
TRYGÆOS
Alors il est de toute nécessité que je meure ?
HERMÈS
Sois-en certain.
TRYGÆOS
Prête-moi alors trois drakhmes pour acheter un petit cochon ; car il faut que
je me fasse initier avant de mourir.
HERMÈS
O Zeus, qui fais gronder la foudre !
TRYGÆOS
Au nom des dieux, maître, ne nous dénonce pas, je t'en conjure.
HERMÈS
Je ne puis me taire.
TRYGÆOS
Je t'en prie, par les viandes que je me suis empressé de t'offrir en arrivant.
HERMÈS
Mais, animal, Zeus va m'anéantir, si je ne crie pas bien haut et si je ne révèle
tout cela.
TRYGÆOS
Ne révèle rien, je t'en supplie, mon petit Hermès... Eh bien ! vous autres, qu'est-ce
que vous faites là ? Vous restez immobiles. Malheureux ! parlez donc ; autrement,
il va tout révéler.
LE CHŒUR
Ne le fais pas, seigneur Hermès, pas du tout ! Si c'est avec plaisir que tu sais
avoir mangé le petit cochon que je t'ai offert, ne considère pas cette offre comme
de peu de valeur, dans la circonstance actuelle.
TRYGÆOS
N'entends-tu pas comme ils te flattent, souverain maître ?
LE CHŒUR
Que ta colère ne reprenne pas le dessus, devant nos supplications ; laisse-nous
délivrer la Déesse. Sois-nous favorable, ô le plus philanthrope, le plus généreux
des dieux, s'il est vrai que tu as en horreur les aigrettes et les sourcils de
Pisandros. Les victimes sacrées, les offrandes magnifiques, ô mon maître, te seront
prodiguées par nos mains, et toujours.
TRYGÆOS
Voyons, je t'en conjure, prends pitié de leurs prières : ils t'honorent mieux
que jamais.
HERMÈS
En effet, ils sont aujourd'hui plus voleurs que jamais.
TRYGÆOS
Je te dirai la chose terrible, énorme, machinée contre tous les dieux.
HERMÈS
Allons, parle : peut-être me convaincras-tu.
TRYGÆOS
La Lune et ce vaurien de Soleil conspirent depuis longtemps contre vous et veulent
livrer la Hellas aux Barbares.
HERMÈS
Et pourquoi agissent-ils ainsi ?
TRYGÆOS
Parce que, de par Zeus ! c'est à vous que nous offrons des sacrifices, tandis
que c'est à eux que sacrifient les Barbares. Aussi est-il naturel qu'ils veuillent
vous voir tous exterminés, afin de recevoir les offrandes faites aux dieux.
HERMÈS
Voilà pourquoi, depuis longtemps, ils trichent tous deux sur la durée des jours
et rognent frauduleusement de leur disque.
TRYGÆOS
Oui, de par Zeus ! Ainsi, cher Hermès, viens-nous résolument en aide et délivre
avec nous la captive. Et désormais c'est à toi, Hermès, que seront consacrées
les grandes Panathènæa et les autres fêtes en l'honneur des dieux, Mystères, Dipolia,
Adonia. Partout les villes, débarrassées de leurs maux, offriront des sacrifices
à Hermès Préservateur. Et tu auras encore bien d'autres avantages : moi, d'abord,
je te fais présent de cette coupe pour les libations.
HERMÈS
Ah ! je suis toujours sensible aux coupes d'or. A votre œuvre donc, braves gens
! Pioches en main, entrez dans la caverne, et écartez au plus vite les pierres.
LE CHŒUR
Nous y sommes ; mais toi, le plus habile des dieux, dis-nous en bon ouvrier ce
qu'il faut faire ; pour le reste, tu ne nous trouveras pas insouciants à la besogne.
TRYGÆOS
Voyons, alors ; toi, tends vite la coupe, et préludons par les libations à notre
travail, en invoquant les dieux ! Libation ! Libation ! Silence ! Par ces libations,
demandons que ce jour soit pour tous les Hellènes la source de mille biens, et
que quiconque aura bravement mis la main à ces câbles, ce même homme ne la mette
pas au bouclier.
LE CHŒUR
Oui, au nom de Zeus, et que je passe ma vie au sein de la paix, aux bras d'une
hétaïre, et tisonnant les charbons.
TRYGÆOS
Fais que celui qui aime mieux voir régner la Guerre, ne cesse jamais, ô souverain
Dionysos, de retirer de ses coudes les pointes des dards.
LE CHŒUR
Et si quelque aspirant au grade de taxiarkhe te jalouse la lumière, ô Déesse vénérable,
qu'il éprouve dans les combats le sort de Kléonymos.
TRYGÆOS
Et si un fabricant de lances ou un brocanteur de boucliers, afin de vendre davantage,
souhaite les batailles, qu'il soit pris par des voleurs et n'ait que de l'orge
à manger.
LE CHŒUR
Et si quelque aspirant au grade de stratège refuse son concours, ou qu'un esclave
se prépare à passer à l'ennemi, qu'il soit attaché à la roue et fustigé.
TRYGÆOS
A nous la bonne chance ! Iè, Pæan, iè !
LE CHŒUR
Pas de « Pæan » ! Dis seulement : « Iè ! »
TRYGÆOS
A Hermès, aux Kharites, aux Heures, à Aphroditè, au Désir !
LE CHŒUR
Et point à Arès !
TRYGÆOS
Point !
LE CHŒUR
Point à Enyalios !
TRYGÆOS
Point ! Tous, faites jouer les leviers et appliquez les câbles aux pierres.
HERMÈS
Ho ! Eia !
LE CHŒUR
Eia ! Plus fort !
HERMÈS
Ho ! Eia !
LE CHŒUR
Encore plus fort !
HERMÈS
Ho ! Eia ! Ho ! Eia !
TRYGÆOS
Mais ces hommes ne tirent pas également ! Vous n'agissez pas de concert ! Gare
à vous ! Vous gémirez, tas de Bœotiens.
HERMÈS
Eia ! encore !
TRYGÆOS
Eia ! Ho !
LE CHŒUR
Eh ! voyons ! Tirez aussi, vous deux.
TRYGÆOS
Mais je tire, je me pends à la corde ; je me couche dessus ; j'y vais de bon cœur.
LE CHŒUR
Comment se fait-il donc que la besogne n'avance pas ?
TRYGÆOS
O Lamakhos ! tu as tort de rester en dehors, assis. Nous n'avons pas besoin, brave
homme, de ta Mormô.
HERMÈS
Ces Argiens ne tirent pas non plus ; et il y a longtemps de ça ; mais ils se rient
de nos misères, et ils font leurs orges des deux côtés à la fois.
TRYGÆOS
Oui, mais les Lakoniens, mon bon, tirent en vrais hommes.
LE CHŒUR
Tu vois que ce sont exclusivement tous ceux d'entre eux qui ont en main le bois
aratoire, seuls ils ont du cœur. Mais l'armurier s'y oppose.
HERMÈS
Les Mégariens ne font pas grand'chose non plus : ils tirent toutefois, ouvrant
gloutonnement leur bouche humide, à la manière des chiens, et, de par Zeus ! mourant
d'inanition.
TRYGÆOS
Nous ne faisons rien, bonnes gens ; allons-y tous du même cœur : sachons nous
y reprendre.
HERMÈS
Ho ! Eia !
TRYGÆOS
Eia, plus fort !
HERMÈS
Ho ! Eia !
TRYGÆOS
Eia, de par Zeus !
LE CHŒUR
Nous n'avançons guère.
TRYGÆOS
N'est-ce pas affreux que les uns tirent dans un sens et les autres dans un autre
? Vous recevrez des coups, les Argiens !
HERMÈS
Eia, encore !
TRYGÆOS
Eia ! Ho !
LE CHŒUR
Il y a des mal intentionnés parmi nous.
TRYGÆOS
Vous au moins, qui avez envie de la paix, tirez vigoureusement.
LE CHŒUR
Mais il y en a qui empêchent.
HERMÈS
Citoyens de Mégara, n'irez-vous pas aux corbeaux ? Vous êtes en haine à la Déesse,
qui a bonne mémoire ; car c'est vous les premiers qui l'avez frottée d'ail. Quant
à vous, Athéniens, je vous dis de cesser de tirer maintenant de ce côté, car vous
ne faites que vous occuper de procès. Si donc vous désirez délivrer la captive,
descendez un peu vers la mer.
LE CHŒUR
Voyons, mes amis, que les laboureurs seuls saisissent les câbles.
HERMÈS
La chose est en bien meilleur train, mes amis, pour notre avantage.
LE CHŒUR
Il dit que la chose est en bon train : que chacun s'y mette donc de tout cœur.
TRYGÆOS
Ce sont les laboureurs, et pas un autre, qui avancent l'ouvrage.
LE CHŒUR
Allons, maintenant ; allons, tout le monde ! Il y a décidément de l'ensemble.
Ne nous relâchons pas pour le moment, mais tendons les muscles avec plus de vigueur.
Voilà qui est fait. Ho ! Eia ! maintenant. Ho ! Eia ! tout le monde. Ho ! Eia
! Ho ! Eia ! Ho ! Eia ! Ho ! Eia ! Ho ! Eia ! Ho ! Eia ! Ho ! Eia ! Eia ! Eia
! Eia ! tout le monde. (La Paix sort de la caverne.)
—————
TRYGÆOS
Vénérable Déesse qui donnes les raisins, quelles paroles t'adresserai-je ? Où
prendrai-je des mots de la contenance de dix mille amphores pour te les adresser
? Je n'en ai plus à la maison. Salut, Opôra ! Salut, Théoria ! Que tu as donc
un charmant visage, ô Théoria ! Quelle haleine, quelle odeur suave s'exhale de
ton sein ! C'est la senteur très douce du congé militaire et des parfums.
HERMÈS
Est-ce donc une odeur comparable à celle du sac militaire ?
TRYGÆOS
J'ai le cœur sur les lèvres devant l'affreux sac d'osier d'un très affreux ennemi
: c'est l'odeur du rot d'un mangeur d'oignon ; mais avec Opôra réceptions, Dionysia,
flûtes, tragédies, chants de Sophoklès, grives, petits vers d'Euripidès...
HERMÈS
Pleure de la calomnier : elle ne se plaît pas avec un faiseur de plaidoiries.
TRYGÆOS
Lierre, passoire pour le vin, brebis bêlantes, gorges de femmes courant aux champs,
servante prise d'ivresse, kongion renversé et mille autres bonnes choses.
HERMÈS
Tiens, maintenant, regarde comme ces villes réconciliées jasent entre elles et
rient de bonne humeur ; et cela, bien qu'affreusement meurtries, et toutes couvertes
de ventouses.
TRYGÆOS
Regarde aussi les figures des spectateurs, afin de savoir quels sont leurs métiers.
HERMÈS
Ah ! malheur ! ne vois-tu pas ce fabricant d'aigrettes qui s'arrache lui-même
les cheveux, tandis que le faiseur de hoyaux pète au nez de ce fabricant d'épées
?
TRYGÆOS
Et le fabricant de faux, ne vois-tu pas comme il se réjouit et fait la nique à
ce faiseur de lances ?
HERMÈS
Va, maintenant, ordonne aux laboureurs de se retirer.
TRYGÆOS
Écoutez, peuples. Que les laboureurs retournent au plus vite dans leurs champs,
avec leurs instruments aratoires, sans lances, sans épées, sans javelots ; car
déjà tout se remplit ici de la vieille Paix. Que chacun se rende à ses travaux
champêtres, après avoir chanté un Pæan !
LE CHŒUR
O jour désiré des gens de bien et des cultivateurs, avec quelle joie, en te revoyant,
je veux saluer mes vignes et les figuiers que je plantai dans ma jeunesse ! Le
cœur nous dit de les embrasser après un si long temps.
TRYGÆOS
Et maintenant, bonnes gens, commençons par adorer la Déesse qui nous a débarrassés
des aigrettes et des Gorgones ; ensuite nous retournerons à notre logis, chez
nous, dans nos champs, après avoir fait l'emplette de quelque bonne salaison.
HERMÈS
O Poséidôn, le beau coup d'œil que présente leur troupe, serrée comme une galette,
animée comme un banquet !
TRYGÆOS
Par Zeus ! c'est une belle chose qu'un hoyau bien emmanché ; et les fourches à
trois pointes brillent vivement au soleil. Elles nous servent à aligner comme
il faut les rangées d'arbres. Comme je souhaite depuis longtemps rentrer moi-même
dans mon champ et retourner avec ma pioche mon petit terrain ! Ah ! souvenez-vous,
mes amis, de la vie d'autrefois, que nous procurait la Déesse, cabas, figues,
myrtes, vin doux, diaprures de violettes près du puits, oliviers que nous regrettons
! En mémoire de tous ces biens, adorez aujourd'hui la Déesse !
LE CHŒUR
Salut ! Salut ! Combien nous attendrit ta venue, ô Déesse bien-aimée ! Je suis
consumé du regret de ton absence et je veux ardemment retourner aux champs. En
effet, tu étais pour nous un grand bien, ô Déesse regrettée, pour nous tous qui
menons la vie champêtre : seule, tu nous venais en aide. Nous goûtions, grâce
à toi et depuis longtemps, mille douceurs gratuites et délicieuses. Tu étais,
pour les agriculteurs, les grillades de froment et la santé. Aussi les vignes,
les jeunes figuiers, toutes les plantes sourient de joie à ton approche. (A
Hermès.) Mais où donc était-elle durant tout le temps qu'elle a passé loin
de nous ? Dis-le-nous, ô le plus bienveillant des dieux.
HERMÈS
Très sages laboureurs, écoutez bien mes paroles si vous voulez entendre comment
elle a été perdue. La première cause remonte à la disgrâce de Phidias. Ensuite
Périklès, craignant de partager le même sort, en raison de votre nature et de
votre humeur acariâtre, avant de rien éprouver de fâcheux lui-même, mit la ville
en feu. Il lance, faible étincelle, le décret de Mégara, qui allume la triste
guerre, dont la fumée fait pleurer tous les Hellènes, ceux d'ici et ceux de là-bas.
Aussitôt que s'en répand la nouvelle, la vigne craque ; le tonneau, violemment
heurté, se rue sur le tonneau : il n'y a plus personne pour arrêter le mal ; la
Paix a disparu.
TRYGÆOS
Par Apollôn ! je ne savais pas un mot de tout cela, et je n'avais pas ouï dire
que Phidias eût des attaches avec elle.
LE CHŒUR
Ni moi, jusqu'à ce moment : elle ne tenait sans doute une figure si belle que
de sa parenté avec lui. Bien des choses nous échappent.
HERMÈS
Alors, quand les villes, à vous soumises, connurent vos férocités mutuelles et
vos grincements de dents, elles mirent tout en œuvre contre vous, différant les
tributs, et elles gagnèrent à prix d'argent les principaux citoyens de la Lakonie.
Ceux-ci, honteusement avares et haïsseurs des étrangers, repoussent honteusement
la Paix et embrassent la Guerre. Cependant leurs profits sont la ruine des laboureurs.
Car bientôt des trières, parties d'ici en représailles, mangent les figues de
gens qui n'en peuvent mais.
TRYGÆOS
C'était juste pourtant ; car ils m'ont brisé un figuier noir, que j'avais planté
et élevé de mes mains.
LE CHŒUR
Oui, de par Zeus ! mon cher, c'était bien fait ; car à moi, d'un coup de pierre,
ils ont cassé un coffre qui contenait dix médimnes de froment.
HERMÈS
Alors le peuple travailleur, revenu des champs à la ville, ne s'aperçut pas qu'il
était vendu de la même manière qu'auparavant, mais n'ayant plus un pépin de raisin
et aimant les figues, il regarda du côté des orateurs. Ceux-ci, connaissant la
gêne des pauvres et leur manque d'orge, chassèrent la Déesse à coups de fourches
à deux pointes et de cris, toutes les fois qu'elle reparaissait animée de tendresse
pour ce pays. En même temps ils portaient le désordre chez les plus riches et
les plus opulents de nos alliés, accusant l'un ou l'autre d'être partisan de Brasidas.
Vous vous jetiez sur le malheureux, comme des chiens, pour le mettre en pièces.
La ville pâle, épuisée de crainte, saisissant ce que lui jetait la calomnie, en
faisait avec plaisir sa pâture. Voyant les coups que frappaient ces gens-là, les
étrangers, témoins de leurs actes, leur fermaient la bouche avec de l'or. C'est
ainsi qu'ils s'enrichirent, tandis que la Hellas se mourait à votre insu. Et la
cause de cela était un corroyeur.
TRYGÆOS
Assez, assez, seigneur Hermès, n'en parle plus ; laisse ce personnage là où il
est, sous terre : il n'est plus à nous, cet homme, il est à toi. Tout ce que tu
dirais de lui, quoique de son vivant ce fût un fourbe, un bavard, un sykophante,
un brouillon, un perturbateur, tout cela serait aujourd'hui une insulte à l'un
des tiens. Mais pourquoi gardes-tu le silence, vénérable Déesse ? Dis-le-moi.
HERMÈS
Elle ne saurait parler devant les spectateurs : elle a contre eux un trop grand
ressentiment des maux qu'elle a soufferts.
TRYGÆOS
Qu'elle te dise au moins quelques mots.
HERMÈS
Dis-moi, chère amie, quelles sont tes intentions à leur égard. Voyons, toi, qui
de toutes les femmes détestes le plus les anneaux de bouclier... Bien, j'entends.
C'est là ce que tu leur reproches ? Je comprends. Écoutez, vous autres, ce dont
elle se plaint. Elle dit qu'elle s'est présentée d'elle-même après l'affaire de
Pylos, apportant à la ville une corbeille pleine de traités, et que trois fois
elle a été repoussée par les votes de l'assemblée.
TRYGÆOS
Nous avons commis cette faute ; mais pardonne, notre esprit était alors dans les
cuirs.
HERMÈS
Voyons, maintenant, écoute la question qu'elle vient de me faire. Quel était ici
le plus malintentionné pour elle, et quel était l'ami, qui souhaitait vivement
la fin des batailles ?
TRYGÆOS
Le mieux intentionné était sans contredit Kléonymos.
HERMÈS
Quel semble donc être Kléonymos en ce qui touche à la guerre ?
TRYGÆOS
Un brave cœur ; seulement il n'est pas né du père dont il se dit le fils ; et
quand il marche en soldat, il le prouve aussitôt en jetant ses armes.
HERMÈS
Écoute encore ce qu'elle vient de me demander. Qui est-ce qui domine aujourd'hui
à la tribune de pierre de la Pnyx ? (NDLA : Colline d’Athènes
où se tenait l’assemblée des citoyens.)
TRYGÆOS
Hyperbolos y occupe le premier rang. Eh bien, Déesse, que fais-tu ? Où tournes-tu
la tête ?
HERMÈS
Elle se détourne du peuple, indignée qu'il se soit donné un si mauvais chef.
TRYGÆOS
Eh bien ! nous n'en userons plus du tout ; mais le peuple, dénué de guide, et
réduit à la nudité, s'était servi de cet homme comme d'un manteau.
HERMÈS
Elle demande quel avantage en tirera la république.
TRYGÆOS
Nous deviendrons plus éclairés.
HERMÈS
Comment ?
TRYGÆOS
Parce qu'il se trouve être fabricant de lanternes. Auparavant nous tâtonnions
les affaires dans l'obscurité ; aujourd'hui nous voterons tout à la lanterne.
HERMÈS
Oh ! oh ! quelles questions elle m'ordonne de te faire !
TRYGÆOS
Lesquelles ?
HERMÈS
Une foule de vieilleries qu'elle a jadis laissées là. Elle demande d'abord ce
que fait Sophoklès.
TRYGÆOS
Il va bien, mais il lui est arrivé quelque chose d'étrange.
HERMÈS
Quoi donc ?
TRYGÆOS
De Sophoklès il est devenu Simonidès.
HERMÈS
Simonidès ? Comment ?
TRYGÆOS
Vieux et avare, pour gagner, il naviguerait sur une claie.
HERMÈS
Et le sage Kratinos, vit-il toujours ?
TRYGÆOS
Il est mort lors de l'invasion des Lakoniens.
HERMÈS
De quel mal ?
TRYGÆOS
De quel mal ? D'une syncope. Il n'a pu supporter le chagrin de voir briser un
tonneau rempli de vin. Combien d'autres malheurs, penses-tu, ont encore affligé
la ville ? Aussi jamais, ô Déesse ! nous ne nous séparerons de toi.
HERMÈS
Eh bien ! maintenant, dans ces conditions, prends pour femme Opôra que voici.
Va vivre aux champs avec elle, et faites ensemble du raisin.
TRYGÆOS
Douce amie, viens ici et donne-moi un baiser. Crois-tu, seigneur Hermès, qu'il
m'arrive malheur si, après une longue privation, je prends mes ébats avec Opôra
?
HERMÈS
Non, à la condition que tu boives par-dessus une infusion de menthe. Mais hâte-toi
de conduire Théoria, que voici, au Conseil, dont elle était jadis.
TRYGÆOS
Bienheureux Conseil de ravoir Théoria ! Que de sauce tu vas avaler pendant trois
jours ! Combien tu vas manger de tripes cuites et de viandes ! A toi, cher Hermès,
un bon adieu !
HERMÈS
Et toi aussi, brave homme, pars joyeux et souviens-toi de moi.
TRYGÆOS
Ohé ! escarbot, à la maison, à la maison ! Revolons-y.
HERMÈS
Il n'est plus ici, mon cher.
TRYGÆOS
Où donc est-il allé ?
HERMÈS
Il s'est attelé au char de Zeus, et il porte la foudre.
TRYGÆOS
D'où le malheureux aura-t-il donc sa pâture ?
HERMÈS
Il savourera l'ambroisie de Ganymèdès.
TRYGÆOS
Et comment descendrai-je ?
HERMÈS
Sois tranquille ; très bien, du côté de la Déesse.
TRYGÆOS
Par ici, jeunes filles, suivez-moi vite ; car bon nombre de gens vous désirent
et vous attendent tête levée.
—————
PARABASE ou CHŒUR
Va donc avec joie. Pour nous, mettant ces objets entre les mains des gens de notre
suite, donnons-les-leur à garder, vu que c'est autour de la scène particulièrement
que la foule des voleurs a coutume de rôder et de faire de mauvais coups. Veillez-y
donc avec courage.
Et nous, exposons aux spectateurs
la voie que suivent nos ouvrages, et quelle en est l'intention. Il faudrait voir
fustiger par les arbitres tout poète comique qui se louerait lui-même sur la scène
dans les anapestes de sa parabase. Or, s'il est juste, fille de Zeus, d'honorer
celui qui s'est fait le meilleur et le plus habile de tous les comiques, notre
auteur croit avoir droit à de grands éloges. D'abord, il est le seul qui ait forcé
ses rivaux à cesser de rire sans cesse des haillons, et de faire la guerre aux
poux. Ces Hèraklès qui pétrissent, ces meurt-de-faim, il les a bannis et flétris
le premier ; il a mis à l'écart les esclaves fuyards, trompeurs, battus et introduits
par eux tout en larmes, à seule fin et exclusivement pour qu'un camarade se moque
de leurs coups, et leur dise : « Malheureux, qu'est-il arrivé à ta peau
? Est-ce qu'une nombreuse armée de hérissons est tombée sur tes reins et a mis
ton dos en coupe ? » Supprimant ces turpitudes, ces lourdeurs, ces bouffonneries
ignobles, il nous a créé un grand art, bâti un palais aux tours élevées, à l'aide
de belles paroles, de pensées et de plaisanteries, qui ne sentent pas l'Agora.
Jamais il n'a mis en scène de simples particuliers, ni des femmes ; mais, avec
le courage de Hèraklès, il s'est attaqué aux plus grands monstres passant à travers
les odeurs fétides des cuirs et les menaces boueuses. Oui, le premier entre tous,
je lutte contre la bête aux dents aiguës, dans les yeux de laquelle luisent des
rayons terribles comme les yeux de Kynna, et dont les cent têtes sont léchées
en cercle par des flatteurs, gémissant autour de son cou, ayant la voix redoutable
d'un torrent qui grossit, l'odeur d'un phoque, les testicules malpropres d'une
Lamia et le derrière d'un chameau. A la vue de ce monstre je n'ai pas eu peur,
mais je lui fis face, combattant sans relâche pour vous et pour les autres îles.
A vous aujourd'hui de m'en savoir gré et de vous en souvenir. Jadis, en effet,
dans la joie du succès, je n'ai point parcouru les palestres, pour corrompre les
jeunes gens, mais, emportant mon bagage, je me suis retiré tout de suite, après
avoir causé peu de chagrin, beaucoup de gaieté et fait en tout mon devoir.
Aussi dois-je avoir pour moi les
hommes et les enfants : les esclaves mêmes, nous les invitons à contribuer à notre
victoire. Car, si je suis vainqueur, chacun dira à sa table et dans les banquets
: « Offre au chauve, donne au chauve quelque friandise ; ne refuse rien
au plus noble des poètes, homme au large front. »
Muse, toi qui as repoussé la guerre,
viens te mêler aux danses avec moi, ton ami, célébrant les noces des dieux, les
festins des hommes et les banquets des Heureux : c'est de cela que, depuis longtemps,
tu as souci. Si Karkinos se présente avec son fils pour danser, ne l'admets pas,
fausse-leur compagnie ; mais songe que ce sont tous des cailles domestiques, des
danseurs au cou long et étroit, des nains, des raclures de crottes de chèvres,
des poètes à machines. Le père disait, après un succès inespéré, que son drame
fut, le soir, étranglé par un chat.
Il faut ainsi que le poète habile
chante les hymnes populaires des Kharites à la belle chevelure, lorsque l'hirondelle
printanière gazouille sur la branche, tandis que ni Morsimos, ni Mélanthios ne
trouve de chœur ; ce dernier m'a fait entendre sa voix aigre lorsque son père
et lui eurent un chœur tragique, tous deux Gorgones voraces, gourmands de raies,
harpyies, coureurs de vieilles, impurs, puant le bouc, destructeurs de poissons.
Lance sur eux un grand et large crachat, Muse divine, et viens célébrer avec moi
cette fête.
—————
TRYGÆOS
Que ce n'est guère commode d'aller tout droit chez les dieux ! Moi, j'en ai réellement
les jambes presque rompues. Je vous voyais bien petits de là-haut, et votre méchanceté,
vue du ciel, me semblait grande ; mais ici vous êtes plus méchants encore.
UN ESCLAVE
Hé ! maître, tu reviens ?
TRYGÆOS
Oui, à ce que j'ai entendu dire.
L'ESCLAVE
Que t'est-il arrivé ?
TRYGÆOS
D'avoir mal aux jambes après avoir fait un long chemin.
L'ESCLAVE
Voyons, maintenant, dis-moi...
TRYGÆOS
Quoi ?
L'ESCLAVE
As-tu vu planant en l'air un homme autre que toi ?
TRYGÆOS
Non, si ce n'est peut-être deux ou trois âmes de poètes dithyrambiques.
L'ESCLAVE
Que faisaient-elles ?
TRYGÆOS
Dans leur vol, elles rassemblaient je ne sais quels préludes lyriques, noyés dans
le vague des cieux.
L'ESCLAVE
Ce n'est donc pas vrai ce qu'on dit à propos de l'air, que nous devenons des astres
sitôt qu'on meurt ?
TRYGÆOS
Mais oui, absolument.
L'ESCLAVE
Et quel est donc l'astre qui brille maintenant ?
TRYGÆOS
Iôn de Khios ; c'est lui qui a composé, jadis, une ode, « l'Orientale
». Aussi, dès qu'il parut, tout le monde l'appela « l'Astre
oriental ».
L'ESCLAVE
Quels sont donc ces astres qui courent en laissant un sillon lumineux ?
TRYGÆOS
Ce sont des astres riches qui reviennent de souper : ils portent des falots et,
dans ces falots, du feu. Mais conduis vite cette jeune femme à la maison, nettoie
la baignoire, chauffe l'eau et prépare pour elle et pour moi le lit nuptial ;
puis, cela fait, reviens ici. Moi je vais la présenter au Conseil, en attendant.
L'ESCLAVE
Mais où as-tu pris ces femmes ?
TRYGÆOS
Où ? Dans le ciel.
L'ESCLAVE
Je ne donnerais pas des dieux un triobole, s'ils entretiennent des maîtresses,
comme nous autres mortels.
TRYGÆOS
Non pas tous, mais quelques-uns aussi là-haut, vivent de cela.
L'ESCLAVE
Eh bien ! allons, maintenant. Dis-moi, lui donnerai-je quelque chose à manger
?
TRYGÆOS
Rien : car elle ne voudra manger ni pain, ni galette. Elle est trop habituée chez
les dieux, là-haut, à lécher constamment l'ambroisie.
L'ESCLAVE
A lécher ? On va donc lui préparer cela ici !
—————
LE CHŒUR
Le bonheur, pour ce vieillard, autant du moins que j'en puis juger, est devenu
son affaire.
TRYGÆOS
Que sera-ce quand vous m'aurez vu radieux comme un nouvel époux ?
LE CHŒUR
Tu seras digne d'envie, vieillard, rajeuni et frotté d'essences.
TRYGÆOS
Je le crois. Et que sera-ce, quand, couché avec elle, je lui palperai la gorge
?
LE CHŒUR
Ton bonheur semblera au-dessus des totons de Karkinos.
TRYGÆOS
N'est-ce pas juste, moi qui, à cheval sur un escarbot, ai sauvé les Hellènes,
si bien que dans les champs tout le monde peut, à son aise, se rigoler et dormir
?
—————
L'ESCLAVE
La fille est lavée et les alentours des fesses sont en bon état. Le gâteau est
cuit, la galette de sésame pétrie, et tout le reste à l'avenant : il ne manque
plus que toi et ton ustensile.
TRYGÆOS
Allons, hâtons-nous de conduire Théoria devant le Conseil.
L'ESCLAVE
Elle ? Que dis-tu ?
TRYGÆOS
Oui, c'est Théoria que, jadis, à Braurôn, nous caressions quand nous avions un
peu bu. Sache que, pour la prendre, cela n'a pas été sans peine.
L'ESCLAVE
O mon maître, quelle régalade de serre-croupières tous les cinq ans !
TRYGÆOS
Voyons, qui de vous est honnête homme ? Qui donc ? Qui prendra sous sa garde cette
jeune fille pour la conduire au Conseil ? Holà ! toi, qu'est-ce que tu dessines
là ?
L'ESCLAVE
Moi ? Je trace le plan d'une tente pour loger, aux jeux Isthmiques, ce que la
pudeur me défend de nommer.
TRYGÆOS
Eh bien ! Personne de vous ne dit qui sera le gardien ? Viens ici, Théoria ; je
te conduis et je te place au milieu d'eux.
L'ESCLAVE
En voilà un qui fait signe !
TRYGÆOS
Qui donc ?
L'ESCLAVE
Qui ? Ariphradès : il demande instamment que tu la lui conduises.
TRYGÆOS
Non, mon cher, il fondra sur elle et en pompera le suc. Allons, toi, dépose tout
cet attirail par terre.—Conseil, Prytanes, vous voyez Théoria. Considérez quels
biens je vous apporte et je vous livre. Vous pouvez tout de suite lui lever les
deux jambes en l'air et consommer le sacrifice. Voyez comme cette cuisine est
belle, et c'est pour cela qu'elle est toute noircie : avant la guerre, le Conseil
avait là ses casseroles. En la possédant, nous pourrons, dès demain, entrer brillamment
en lice, lutter par terre, marcher à quatre pattes, la jeter sur le côté, nous
tenir à genoux, tête baissée, puis, frottés d'huile, comme au pankration, frapper
en jeune homme, fouiller et agir tout ensemble du poing et du pénis. Le troisième
jour, après cela, vous ferez l'hippodromie, cavalier serrant de près un cavalier,
attelages renversés les uns sur les autres, essoufflés, haletants, se donnant
de mutuelles secousses ; d'autres, épuisés par les courbes, tombant de leurs chars.
Mais, ô Prytanes, recevez Théoria. Tu vois avec quel empressement ce Prytane l'a
reçue. Tu ne ferais pas ainsi s'il s'agissait d'une introduction gratuite ; mais
je te verrais alléguer une transaction rétribuée.
LE CHŒUR
Certes, on est un homme utile à tous ses concitoyens, quand on est tel que toi.
TRYGÆOS
Quand vous vendangerez, vous saurez beaucoup mieux ce que je vaux.
LE CHŒUR
Mais, dès à présent, on voit bien ce que tu es : tu es un sauveur pour tous les
hommes.
TRYGÆOS
Tu le diras assurément, quand tu auras bu un pot de vin nouveau.
LE CHŒUR
Après les dieux, nous te placerons toujours au premier rang.
TRYGÆOS
Oui, vous devez beaucoup à moi, Trygæos d'Athmonia, qui ai délivré des plus grandes
peines le peuple de la ville et celui de la campagne, et réprimé Hyperbolos.
LE CHŒUR
Eh bien, que devons-nous faire à présent ?
TRYGÆOS
Quoi de mieux que de lui offrir des marmites de légumes ?
LE CHŒUR
Des marmites, comme à un chétif Hermès ?
TRYGÆOS
Eh bien, que vous en semble ? Voulez-vous un bœuf gras ?
LE CHŒUR
Un bœuf ? Pas du tout, à moins qu'il ne faille beugler au secours !
TRYGÆOS
Que diriez-vous d'un gros cochon gras ?
LE CHŒUR
Non, non !
TRYGÆOS
Pourquoi ?
LE CHŒUR
De peur des cochonneries de Théagénès.
TRYGÆOS
Que voulez-vous alors des autres offrandes ?
LE CHŒUR
Une brebis.
TRYGÆOS
Une brebis ?
LE CHŒUR
Oui, de par Zeus !
TRYGÆOS
Mais tu prononces ce mot à l'ionienne.
LE CHŒUR
C'est à dessein ; car si, dans l'assemblée, quelqu'un dit qu'il faut faire la
guerre, tous les assistants, pris de peur, bêleront à l'ionienne : «
Oï ! »
TRYGÆOS
Fort bien dit.
LE CHŒUR
C'est le moyen d'être doux. Oui, nous serons des agneaux les uns pour les autres,
et, à l'égard des alliés, beaucoup plus aimables.
TRYGÆOS
Voyons, maintenant, qu'on aille prendre vite une brebis. Moi, je préparerai l'autel
pour le sacrifice.
LE CHŒUR
Comme tout, quand la divinité le veut et que la Fortune est favorable, comme tout
marche à souhait ! Chaque chose vient à propos s'ajouter à une autre.
TRYGÆOS
C'est évident. Voici l'autel prêt à la porte.
LE CHŒUR
Hâtez-vous, maintenant que la volonté des dieux contient le souffle violent et
inconstant de la guerre ; maintenant qu'un bon génie nous ramène évidemment vers
la prospérité.
TRYGÆOS
Voici la corbeille, avec les grains d'orge, et la couronne et le couteau, ainsi
que le feu. Rien ne nous retient plus que la brebis.
LE CHŒUR
Dépêchez-vous ; car si Khæris aperçoit l'orge, il va venir, sans être appelé,
pour jouer de la flûte, et je suis sûr que, le voyant soufflant, hors d'haleine,
vous lui ferez quelque présent.
TRYGÆOS
Allons ! prends la corbeille et le bassin, et fais vite le tour de l'autel par
la droite.
L'ESCLAVE
Voilà. As-tu à me dire quelque autre chose ? J'ai fait le tour.
TRYGÆOS
Voyons. Je vais tremper ce tison dans l'eau. Toi, secoue vite. Présente maintenant
de l'orge salée ; purifie-toi ; donne-moi ce bassin et jette des grains aux spectateurs.
L'ESCLAVE
C'est fait.
TRYGÆOS
As-tu donné ?
L'ESCLAVE
Par Hermès ! si bien que parmi tout ce qu'il y a de spectateurs, il n'en est pas
un qui n'ait eu de l'orge.
TRYGÆOS
Les femmes n'en ont pas eu.
L'ESCLAVE
Mais, ce soir, les maris la leur donneront.
TRYGÆOS
Maintenant, prions. Qui est ici ? Où est la foule des gens de bien ?
L'ESCLAVE
Permets que je leur donne : car nombreuse est la foule des gens de bien.
TRYGÆOS
Tu crois donc que ce soient des gens de bien ?
L'ESCLAVE
Comment ne le seraient-ils pas, eux qui, aspergés par nous à si grande eau, sont
demeurés immobiles à la même place ?
TRYGÆOS
Mais hâtons-nous de prier.
LE CHŒUR
Prions, en effet.
TRYGÆOS
O très vénérable Reine et Déesse, respectable Paix, souveraine des Chœurs, souveraine
des mariages, reçois notre sacrifice.
LE CHŒUR
Reçois-le au nom de Zeus, ô la plus chère des déesses, et ne fais point ce que
font les femmes qui trompent leurs maris. Celles-ci, en effet, entre-bâillent
la porte et se baissent pour regarder. Si quelqu'un fait attention à elles, elles
se retirent ; et, si l'on passe, elles reviennent. N'agis pas ainsi avec nous.
TRYGÆOS
De par Zeus ! montre-toi tout entière, en honnête femme, à nous tes adorateurs,
qui, depuis treize ans, desséchons de ton absence. Fais trêve aux combats, aux
désordres, afin que nous te donnions le nom de Lysimakè. Mets fin à notre humeur
soupçonneuse, parée d'agréables dehors, qui se déchaîne en mutuels commérages.
Fais-nous goûter de nouveau, à nous autres Hellènes, le suc de la vieille amitié,
et glisser dans notre âme je ne sais quelle douceur de pardon. Fais affluer sur
notre Agora une foule de bonnes denrées, ail, concombres précoces, pommes, grenades,
mantelets pour esclaves ; qu'on voie apporter de chez les Bœotiens oies, canards,
pigeons, mauviettes ; que les anguilles du Kopaïs y viennent par panerées, et
que, serrés en rangs d'acheteurs, nous les disputions à Morykhos, à Téléas, à
Glaukétès et autres gourmands ; qu'ensuite Mélanthios, arrivant le dernier à l'Agora
pour en acheter, se lamente et s'écrie, avec sa Mèdéia : « Je
suis perdu, je suis perdu, elles m'ont échappé, cachées sous des bettes. »
Et le monde de se réjouir. Accorde, Déesse vénérable, ces bienfaits à nos prières.
L'ESCLAVE
Prends le couteau et, en bon cuisinier, égorge la brebis.
TRYGÆOS
Ce n'est pas permis.
L'ESCLAVE
Pourquoi donc ?
TRYGÆOS
La Paix ne se plaît point aux égorgements : on n'ensanglante pas son autel. Porte
la victime à l'intérieur, immole-la, et apportes-en ici les cuisses : par ce moyen
la brebis est réservée au khorège. (L'Esclave sort.)
—————
LE CHŒUR
Pour toi, qui restes ici, devant la porte, rassemble vite les branches et tous
les accessoires utiles.
TRYGÆOS
Est-ce que je ne te parais pas disposer les broussailles en vrai devin ?
LE CHŒUR
Comment ne serait-ce pas ? T'échappe-t-il rien de ce que doit savoir un habile
homme ? Ne songes-tu pas à tout ce qui est nécessaire à quelqu'un de distingué
par son esprit et par son audace féconde ?
TRYGÆOS
Le fagot allumé incommode Stilbidès. J'apporterai aussi la table, et il n'y a
pas besoin d'esclave.
LE CHŒUR
Qui donc ne louerait pas un pareil homme, qui, supportant mille maux, a sauvé
notre ville sacrée ? Jamais il ne cessera d'être un objet d'admiration pour tous.
—————
L'ESCLAVE, revenant
C'est fait. Dépose les deux cuisses que voici. Moi, je vais chercher des entrailles
et des offrandes.
TRYGÆOS
J'aurai soin de cela ; mais il fallait que tu fusses revenu.
L'ESCLAVE
Eh bien ! me voici. Est-ce qu'il te semble que j'ai tardé ?
TRYGÆOS
Maintenant, fais cuire cela bien à point. Mais un homme s'avance, couronné de
lauriers. Qui est-il ?
L'ESCLAVE
Quel air important ! C'est quelque devin.
TRYGÆOS
Eh ! non, par Zeus ! C'est Hiéroklès, un diseur de prédictions ; il est d'Oréos.
Que va-t-il dire ?
L'ESCLAVE
Il est certain qu'il va faire opposition aux traités.
TRYGÆOS
Non, mais il est venu attiré par le fumet du rôti.
L'ESCLAVE
Faisons semblant de ne pas le voir.
TRYGÆOS
Tu as raison.
—————
HIÉROKLÈS
Quel est donc ce sacrifice, et pour quel dieu ?
TRYGÆOS, bas à l'Esclave
Fais rôtir en silence ; tiens-le loin du râble.
HIÉROKLÈS
Pour qui ce sacrifice ? Ne le direz-vous pas ?
TRYGÆOS, à l'Esclave
La queue est-elle en bon état ?
L'ESCLAVE
Très bien, ô vénérable Paix chérie.
HIÉROKLÈS
Voyons maintenant les prémices, et donne-m'en un morceau.
TRYGÆOS
Il faut d'abord que ce soit mieux rôti.
HIÉROKLÈS
Mais si, vraiment, c'est rôti à point.
TRYGÆOS
Tu te mêles de bien des choses, qui que tu sois. (A l'Esclave.) Où est
la table ? Apporte les libations.
HIÉROKLÈS
La langue se coupe à part.
TRYGÆOS
Nous nous le rappelons. Mais sais-tu ce que tu devrais faire ?
HIÉROKLÈS
Si tu me le dis.
TRYGÆOS
Ne nous adresse pas un mot. Nous sacrifions à la sainte Paix.
HIÉROKLÈS
Mortels misérables et stupides !
TRYGÆOS
Tout cela sur ta tête !
HIÉROKLÈS
Vous qui, dans votre sottise, n'entendant rien à la volonté des dieux, faites
des traités, vous, hommes, avec des singes malfaisants.
TRYGÆOS
Hé ! heu ! heu !
HIÉROKLÈS
Pourquoi ris-tu ?
TRYGÆOS
Cela m'amuse, tes singes malfaisants !
HIÉROKLÈS
Faibles colombes, vous vous fiez à des renards dont les âmes sont rusées, rusés
les cœurs.
TRYGÆOS
Puissent tes poumons, ô charlatan, devenir brûlants comme ces chairs !
HIÉROKLÈS
Si les nymphes divines ne trompèrent point Bakis, ni Bakis les mortels, ni les
nymphes encore Bakis lui-même...
TRYGÆOS
Que la peste t'étouffe, si tu ne cesses de bakiser !
HIÉROKLÈS
Les destins ne permettaient pas encore de délivrer la Paix de ses liens ; mais
d'abord...
TRYGÆOS, à l'Esclave
Saupoudre cela de sel.
HIÉROKLÈS
Jamais il ne plaira aux dieux bienheureux de cesser les batailles, avant que le
loup ne s'accouple avec la brebis.
TRYGÆOS
Eh ! comment, maudit homme, le loup s'accouplerait-il avec la brebis ?
HIÉROKLÈS
Tant que la punaise, en fuyant, répandra l'odeur la plus infecte, tant que la
chienne aboyante, pressée de mettre bas, fera des petits aveugles, alors il ne
faudra point songer à la paix.
TRYGÆOS
Que fallait-il donc faire ? Ne mettre aucun terme à la guerre, tirer au sort à
qui pleurerait le plus, tandis qu'un traité nous permettait de régner ensemble
sur la Hellas ?
HIÉROKLÈS
Tu ne feras jamais que l'écrevisse marche droit.
TRYGÆOS
Tu ne souperas plus jamais au Prytanéion, et tu ne rendras plus d'oracles sur
le fait accompli.
HIÉROKLÈS
Tu ne rendras jamais lisse la peau rude du hérisson.
TRYGÆOS
Cesseras-tu enfin d'en imposer aux Athéniens ?
HIÉROKLÈS
En vertu de quel oracle avez-vous rôti des cuisses pour les dieux ?
TRYGÆOS
En vertu de celui que Homèros a exprimé dans ses beaux vers : « Quand
ils eurent chassé le nuage ennemi de la Guerre, ils embrassèrent la Paix et lui
offrirent un sacrifice. Quand les cuisses furent brûlées et qu'ils se furent repus
des entrailles, ils firent des libations avec leurs kratères. Et moi, je leur
montrais le chemin ; mais personne n'offrit au devin la coupe éclatante. »
HIÉROKLÈS
Je ne me préoccupe pas de tout cela : ce ne sont point paroles de la Sibylle.
TRYGÆOS
Mais, de par Zeus ! le sage Homèros a dit encore ces mots ingénieux : «
Il est sans phratrie, sans lois, sans foyers celui qui se plaît à la guerre
intestine en répandant l'effroi. »
HIÉROKLÈS
Prends garde que dupant ton esprit par quelque ruse, le milan ne ravisse...
TRYGÆOS, à l'Esclave
Toi, cependant, fais bien attention que cet oracle est redoutable pour les entrailles.
Verse la libation, et apporte de ces entrailles ici.
HIÉROKLÈS
Mais, s'il te semble bon, je me servirai moi-même.
TRYGÆOS
Libation ! Libation !
HIÉROKLÈS
Verse-m'en aussi, et donne-moi une part des entrailles.
TRYGÆOS
Non, cela n'agrée point encore aux dieux bienheureux ; mais d'abord buvons, nous
; et toi, va-t'en ! O vénérable Paix, reste toute ta vie au milieu de nous.
HIÉROKLÈS
Apporte la langue !
TRYGÆOS
Remporte la tienne.
HIÉROKLÈS
La libation !
TRYGÆOS, à l'Esclave
Avec la libation, prends ceci au plus vite.
HIÉROKLÈS
Personne ne me donnera d'entrailles ?
TRYGÆOS
Il nous est impossible de t'en donner « avant que le loup ne s'accouple
avec la brebis ».
HIÉROKLÈS
Je t'en prie à genoux.
TRYGÆOS
C'est en vain, mon cher, que tu supplies. « Tu ne rendrais jamais lisse
la peau rude du hérisson. » Voyons, spectateurs, régalez-vous de ces
entrailles avec nous.
HIÉROKLÈS
Et moi ?
TRYGÆOS
Mange la Sibylle.
HIÉROKLÈS
Non, par la Terre ! vous ne mangerez pas cela à vous seuls ; j'en prendrai ma
part : c'est du bien commun.
TRYGÆOS, à l'Esclave
Frappe, frappe ce Bakis.
HIÉROKLÈS
Je prends à témoin...
TRYGÆOS
Et moi aussi, que tu es un gourmand et un hâbleur. (A l'Esclave.) Frappe-le
et tiens sous le bâton cet imposteur.
L'ESCLAVE
Tiens-le donc, toi ! Moi, les peaux qu'il nous a dérobées par ruse, je vais l'en
dépouiller. Ne lâcheras-tu pas ces peaux, faiseur de sacrifices ? Entends-tu ?
Quel corbeau nous est venu d'Oréos ! Est-ce qu'il ne va pas s'envoler vite vers
Elymnion ?
—————
LE CHŒUR
Quel bonheur, quel bonheur de laisser là le casque, le fromage et les oignons
! Car je ne me plais pas aux combats, mais à boire, près du feu, avec de bons
et intimes amis, à la flamme d'un bois très sec, scié pendant l'été ; grillant
des pois sur les charbons, rôtissant des glands, et en même temps caressant Thratta,
pendant que ma femme prend son bain.
Il n'y a point de plus agréable
passe-temps, lorsque les semailles sont déjà faites, et que le Dieu les arrose,
que de dire à un voisin : « Dis-moi, que faisons-nous maintenant, ô
Komarkhidès ? » Il me plaît de boire, quand le Dieu nous fait du bien.
Allons, femme, fais cuire trois khœnix de fèves, mêles-y du froment, et sers-nous
des figues. Que Syra rappelle Manès des champs ! Il n'y a pas du tout moyen d'ébourgeonner
la vigne aujourd'hui, ni de briser les mottes ; la terre est trop humide. Qu'on
apporte de chez moi la grive et les deux pinsons : il doit y avoir aussi dans
la maison de la présure et quatre morceaux de lièvre, à moins que le chat n'en
ait volé le soir ; car il faisait je ne sais quel bruit et quel tapage dans la
maison. Enfant, apportes-en trois pour nous, et donnes-en un à ton père. Demande
à Æskhinadès des myrtes avec leurs baies : en même temps, car c'est sur le chemin,
qu'on invite Kharinadès à venir boire avec nous, tandis que le Dieu propice favorise
nos guérets. (NDLA : Terre labourée et non ensemencée.
Poétiquement, toutes terres labourables.)
Pendant que la cigale chante sa
douce chanson, il m'est doux de regarder si les vignes de Lemnos commencent à
mûrir ; car leur fruit est d'une nature précoce : j'aime à voir également grossir
la figue ; quand elle est mûre, je la mange lentement, et je m'écrie : «
Heures aimées ! » puis j'absorbe du thym broyé, et j'engraisse dans
cette saison de l'été plus que quand je vois un taxiarkhe haï des dieux, ayant
trois aigrettes et une robe de pourpre des plus voyantes, qu'il dit être une teinture
de Sardes. Mais s'il lui faut combattre, vêtu de cette robe, alors il se teint
lui-même en teinture de Kyzikos : il est le premier à fuir comme un hippalektryôn
jaune, en agitant ses aigrettes ; et moi, je reste à veiller aux filets. Lorsque
ces gens sont ici, ils font des choses intolérables, inscrivant les uns, effaçant
les autres à tort et à travers, jusqu'à deux ou trois fois. « C'est
demain le jour du départ ; » et tel ou tel n'a pas acheté de vivres
; car il ne savait rien en sortant, et, en passant près de la statue de Pandiôn,
il se voit inscrit, et, pris au dépourvu, il court versant des larmes sur sa malechance.
Voilà comment ils nous traitent, nous, hommes de la campagne, tandis que ceux
de la ville sont moins malmenés par ces déserteurs de bouclier, méprisés des dieux
et des hommes. Mais ils me la paieront si le Dieu le permet : car ils m'ont fait
bien du mal, ces lions à la maison, renards au combat.
—————
TRYGÆOS
Iou ! Iou ! Quelle foule s'est empressée au banquet nuptial ! Tiens, essuie les
tables avec cette aigrette : elle ne peut désormais servir absolument à rien.
Puis apporte les gâteaux, les grives, les nombreux plats de lièvres et les pains
d'orge.
UN FABRICANT DE FAUX
Où donc est Trygæos ? Où est-il ?
TRYGÆOS
Je fais cuire des grives.
LE FABRICANT DE FAUX
O mon cher, ô Trygæos, que de bonheurs tu nous as procurés, en ramenant la Paix
! En effet, personne auparavant n'aurait acheté une faux, même un kollybe ; aujourd'hui
je les vends cinquante drakhmes. Un autre vend trois drakhmes des tonneaux pour
la campagne. Mais, voyons, Trygæos, prends gratis parmi ces faux et ces objets
ce que tu veux : accepte-les : c'est le résultat de nos ventes et de nos bénéfices,
nous te l'apportons en présent pour tes noces.
TRYGÆOS
Eh bien ! maintenant, déposez tout cela ici, et entrez au plus vite chez moi,
pour le festin ; car voici un trafiquant d'armes, qui arrive tout chagrin.
—————
UN FABRICANT D'AIGRETTES
Hélas ! ô Trygæos, tu m'as radicalement détruit !
TRYGÆOS
Qu'est-ce donc, pauvre malheureux ? Tu ne fabriques plus d'aigrettes ?
LE FABRICANT D'AIGRETTES
Tu as ruiné mon métier et ma vie, ainsi qu'à cet infortuné polisseur de lances.
TRYGÆOS
Voyons, que faut-il que je te paie pour ces deux aigrettes ?
LE FABRICANT D'AIGRETTES
Toi-même, qu'en donnes-tu ?
TRYGÆOS
Ce que j'en donne ? J'en ai honte. Cependant, comme la fermeture a coûté beaucoup
de travail, je donnerais bien des deux, trois khœnix de figues sèches : je m'en
servirai pour nettoyer la table.
LE FABRICANT D'AIGRETTES
Allons, entre, et fais-moi apporter les figues : cela vaut encore mieux, cher
ami, que de ne recevoir rien.
TRYGÆOS
Emporte, emporte, et va-t'en aux corbeaux loin de la maison ! Elles ont perdu
leur crin, tes aigrettes, et elles ne valent rien. Je ne les achèterais pas une
figue.
—————
UN MARCHAND DE CUIRASSES
Voici une cuirasse de peau estimée deux mines, d'un excellent travail : qu'en
ferai-je, malheureux ?
TRYGÆOS
Cela ne te fera pas une grosse perte.
LE MARCHAND DE CUIRASSES
Prends-la-moi au prix coûtant.
TRYGÆOS
Il est vrai qu'elle est tout à fait commode pour s'y soulager le ventre.
LE MARCHAND DE CUIRASSES
Cesse de te moquer de moi et de ma marchandise.
TRYGÆOS
Comme ceci, au moyen de trois pierres. N'est-ce pas bien imaginé ?
LE MARCHAND DE CUIRASSES
Et comment te torcherais-tu, imbécile ?
TRYGÆOS
Comme ceci : en passant une main par l'ouverture des bras, et l'autre...
LE MARCHAND DE CUIRASSES
Quoi ! les deux mains ?
TRYGÆOS
Sans doute, de par Zeus ! pour n'être pas pris à voler en supprimant le trou du
navire.
LE MARCHAND DE CUIRASSES
Et tu chierais, assis sur un vase de dix mines ?
TRYGÆOS
Mais oui, de par Zeus ! vieux roué ! Crois-tu que je donnerais mon derrière pour
mille drakhmes ?
LE MARCHAND DE CUIRASSES
Allons, voyons, apporte l'argent.
TRYGÆOS
Mais, mon bon, elle me meurtrit le croupion. Remporte-la, je ne l'achèterai pas.
—————
UN FABRICANT DE TROMPETTES
Que faire de cette trompette que j'ai payée dernièrement soixante drakhmes de
ma poche ?
TRYGÆOS
Verse du plomb dans le creux, puis fixe en haut une baguette un peu longue, et
tu auras des kottabes en équilibre.
LE FABRICANT DE TROMPETTES
Ah ! tu veux rire !
TRYGÆOS
Alors, un autre conseil. Verse du plomb, comme je te le disais ; attaches-y des
cordes et suspends-y une balance, et tu pèseras dans le champ les figues destinées
aux esclaves.
—————
UN FABRICANT DE CASQUES
Maudit sort ! Tu me ruines, moi qui jadis ai échangé ces objets pour une mine
! Et maintenant, que faire ? Qui me les achètera ?
TRYGÆOS
Va les vendre aux Ægyptiens : ils sont commodes pour mesurer de la syrmæa. (NDLA
: Infusion de séné et de Cassia, un arbuste de la famille du mimosa, utilisée
par les Égyptiens pour l'embaumement.)
—————
UN POLISSEUR DE LANCES
Hélas ! faiseur de casques, quelle est notre misère !
TRYGÆOS
Mais il n'est pas malheureux du tout.
LE POLISSEUR DE LANCES
Comment ?
TRYGÆOS
Ces casques peuvent encore trouver qui s'en serve. Si tu as l'esprit d'y mettre
des anses, tu les vendras beaucoup plus cher que maintenant.
LE FABRICANT DE CASQUES
Allons-nous-en, polisseur de lances !
TRYGÆOS
Nullement ; je lui achèterai ses lances.
LE POLISSEUR DE LANCES
Combien en donnes-tu ?
TRYGÆOS
Si elles étaient fendues en deux, j'en prendrais, afin d'en faire des échalas,
cent pour une drakhme.
LE POLISSEUR DE LANCES
On nous insulte : allons-nous-en, mon cher, en route !
—————
TRYGÆOS
Ah ! de par Zeus ! voici les enfants qui sortent ! Ce sont les enfants des invités
: ils viennent ici pour pisser, et peut-être aussi, ce me semble, pour préluder
à leurs chants. Ce que tu as l'intention de chanter, mon enfant, commence donc
par l'essayer ici auprès de moi.
LE FILS DE LAMAKHOS
« Maintenant commençons par les jeunes. »
TRYGÆOS
Cesse de chanter les jeunes guerriers ; et cela, ô trois fois malheureux enfant,
quand règne la Paix : tu es un malappris et un vaurien.
LE FILS DE LAMAKHOS
« Lorsqu'ils furent presque à la portée les uns des autres, ils mirent
en avant les écus et les boucliers. »
TRYGÆOS
Les boucliers ! Ne vas-tu pas finir de nous rappeler le bouclier ?
LE FILS DE LAMAKHOS
« Alors ce fut à la fois un gémissement et la prière des guerriers.
»
TRYGÆOS
Le gémissement des guerriers ! Tu gémiras toi-même, par Dionysos ! si tu chantes
des gémissements, fussent-ils bombés !
LE FILS DE LAMAKHOS
Alors, que chanterai-je ? Dis-moi ce qui te fait plaisir.
TRYGÆOS
« C'est ainsi qu'ils se repaissaient de la chair des bœufs, »
et autres choses analogues. « Ils servirent un festin et tout ce qu'il
y a de plus agréable à manger. »
LE FILS DE LAMAKHOS
« Alors ils dévoraient la chair des bœufs et dételaient leurs coursiers
en sueur ; car ils étaient rassasiés de guerre. »
TRYGÆOS
A la bonne heure ! Ils étaient rassasiés de guerre, puis ils mangeaient. Chante,
chante-nous cela, comment ils mangeaient, rassasiés.
LE FILS DE LAMAKHOS
« Ils mirent leurs cuirasses après qu'ils eurent fini. »
TRYGÆOS
De bon cœur, je pense.
LE FILS DE LAMAKHOS
« Puis ils se précipitèrent des tours, et un grand cri s'éleva. »
TRYGÆOS
A toi la pire des morts, fripon d'enfant, au milieu des batailles ! Tu ne chantes
que des guerres. De qui es-tu fils ?
LE FILS DE LAMAKHOS
Moi ?
TRYGÆOS
Oui, toi, de par Zeus !
LE FILS DE LAMAKHOS
Fils de Lamakhos.
TRYGÆOS
Oh ! oh ! J'aurais été surpris, en t'écoutant, que tu ne fusses pas le fils de
quelque Boulomakhos. Loin d'ici ! Va chanter pour les porte-lances ! Où est le
fils de Kléonymos ? Chante quelque chose avant d'entrer. Toi, je le sais bien,
tu ne chanteras pas de batailles : tu es le fils d'un homme prudent.
LE FILS DE KLÉONYMOS
« Un guerrier de Saïs fait le fier avec le bouclier, armure irréprochable,
que j'ai jeté près d'un buisson, malgré moi. »
TRYGÆOS
Dis-moi, mon garçon, chantes-tu cela pour ton père ?
LE FILS DE KLÉONYMOS
« J'ai sauvé ma vie ! »
TRYGÆOS
Et tu as couvert de honte tes parents. Mais entrons. Car je sais bien que ce que
tu viens de chanter sur le bouclier, tu ne l'oublieras jamais, étant le fils d'un
tel père. Vous qui restez au festin, vous n'avez rien à faire qu'à avaler tout
cela, à dévorer, à ne pas mâcher à creux. Allez-y vaillamment et jouez des deux
mâchoires. Il ne sert de rien, mauvaises gens, d'avoir des dents blanches, si
elles ne fonctionnent pas.
LE CHŒUR
Nous y veillerons ; tu fais bien de nous parler ainsi. Mais vous, affamés de vieille
date, jetez-vous sur ce civet. Il n'arrive pas tous les jours de tomber sur des
gâteaux errants dans l'abandon. Grugez donc, ou je vous dis que bientôt vous vous
en repentirez.
Il faut prononcer des paroles de
bon augure, amener ici la mariée, apporter des torches, et engager tout le peuple
à se réjouir. Il faut maintenant que chacun remporte aux champs tous ces ustensiles,
organise des danses, fasse des libations, chasse Hyperbolos, et prie les dieux
de donner la richesse aux Hellènes, de nous accorder à tous d'amples récoltes
d'orge, puis beaucoup de vin, des desserts de figues ; de rendre nos femmes fécondes,
de nous faire recouvrer intégralement tous les biens que nous avons perdus et
de proscrire le fer étincelant.
TRYGÆOS
Viens, femme, dans notre champ, et sois pour moi une belle et bonne coucheuse.
Hymen, hyménée, ô !
LE CHŒUR
O trois fois heureux ! tu mérites les biens que tu as. Hymen, hyménée, ô ! Hymen,
hyménée, ô ! Que lui ferons-nous ? Que lui ferons-nous ? Nous la vendangerons.
Nous la vendangerons. Mais, comme c'est notre devoir, allons, conduisons-lui le
marié, mes amis. Hymen, hyménée, ô ! Hymen, hyménée, ô ! Vous habiterez ensemble
sans chagrin, sans affaires, cueillant vos figues. Hymen, hyménée, ô ! Hymen,
hyménée, ô ! Celui-ci en a de grandes et grosses ; celle-là les a douces. Hymen,
hyménée, ô ! Tu chanteras, après avoir mangé et bu beaucoup de vin : Hymen, hyménée,
ô ! Hymen, hyménée, ô !
TRYGÆOS
Vive la joie ! vive la joie ! mes amis. Et s'il en est un qui me suive, vous mangerez
des gâteaux.
FIN
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